Le Monde
Le Figaro
Libération
Sommaire des annexes

Les «nouveaux» réactionnaires:
L'Express sur le Net, dossier
«Le spleen des intellectuels français»


I - “Le rappel à l'ordre”: des intellectuels s'expliquent
28/11/2002


II - Le crépuscule de l'intellectuel cru, par Claude Allègre
25/01/2001


III - Livre: I.F. de Régis Debray
30/11/2000


IV - Régis Debray: «L'intellectuel a été piégé par le vedettariat»

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I - Réaction des «nouveaux» (ecco !)

L'Express du 28/11/2002

Manifeste pour une pensée libre

par Alain Finkielkraut, Marcel Gauchet, Pierre Manent, Philippe Muray,
Pierre-André Taguieff, Shmuel Trigano et Paul Yonnet

Les intellectuels mis en cause par l'ouvrage Le Rappel à l'ordre, de Daniel Lindenberg, s'expliquent dans L'Express

Une vieille tradition fait son retour: la liste des mal-pensants. Les temps changent, ils échapperont aux procès truqués ou à l'huile de ricin, mais la méthode reste: les dissidents raflés, surpris de se retrouver dans le même panier à salade, sont accusés de complot et un commissaire politique leur annonce le crime: «Réactionnaires!»

La liste de ceux qui affolent aujourd'hui les conformistes n'est pas longue: Gauchet, Finkielkraut, Taguieff, Manent, Yonnet, Muray, Michéa, Debray, Trigano, Ferry, Besançon. Par-delà des différences abyssales, leur trait commun est de persister à penser la réalité (dégradation de l'école, invasion du marché, asthénie démocratique, oubli du peuple). Et, quand elle entend «réel», la police de la pensée sort son «Maurras!». Et le très usé «retour des années 30». C'est aussi gros - et bête - que ça.

Le savoir-faire de ce genre de fichier (amalgame, erreurs de dates et de citations) ne retiendrait guère l'attention s'il n'était le symptôme d'un refus de débattre niché au cœur d'institutions de la pensée: éditée par un professeur au Collège de France, cette liste est dressée par un universitaire, animateur d'une revue - Esprit - qui, fatiguée d'être suspectée pour son trajet dans les années 1930 et 1940, semble avoir trouvé là son ticket d'entrée dans le club des épurateurs.

L'Express donne aujourd'hui la parole aux accusés, non pour répondre à un procédé qui ne sollicite d'ailleurs aucun débat, mais pour récuser l'intimidation des censeurs et défendre, pour tous, la liberté de penser.

par Eric Conan
Le Rappel à l'ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires
, par Daniel Lindenberg, Seuil, 96 p., 10,5 euros.

Nous venons d'apprendre, par un livre de Daniel Lindenberg, très opportunément intitulé Le Rappel à l'ordre et publié sous les auspices de Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, que nous sommes tous de fieffés réactionnaires - y a-t-il d'ailleurs des réactionnaires qui ne soient pas fieffés? - et que, charge supplémentaire, nous avons comploté pour préparer la catastrophe du 21 avril, c'est-à-dire la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour.

Cette dénonciation ignominieuse, menée avec des moyens qui rappellent les plus beaux jours du stalinisme, s'est accompagnée d'une surprise: nous retrouver ainsi réunis par le même acte d'accusation. Nous nous pensions en effet différents, par nos approches, nos conclusions, et, entre nous, les débats, contradictions, polémiques et oppositions ne manquent pas.

Nous l'avouons cependant, nous avons bien un point commun, qui nous distingue radicalement des méthodes du «rappeleur à l'ordre»: nous sommes démocrates et, comme nous aimons et respectons la démocratie, nous savons qu'elle ne cesse de s'alimenter de sa critique, qui est au cœur de son fonctionnement. La démocratie vit de sa propre remise en question, c'est d'ailleurs le critère décisif qui la différencie du totalitarisme. Nous chérissons aussi assez l'individualisme pour ne pas le concevoir comme la célébration d'une collection de clones au garde-à-vous.

Mais, si nous sommes ainsi «rappelés à l'ordre», c'est parce que nous lie un autre complot, insupportable aux idéologues: contrairement à eux, nous voulons discuter à partir de la réalité. Et discuter de la réalité. Car Le Rappel à l'ordre innove: il s'en prend aux détracteurs de l'état des choses, et non à ses partisans! Son titre est un programme: il rappelle à l'ordre les geignards, les grincheux, les mécontents, les inquiets. Tous ceux à qui l'on n'a pas su faire aimer l'an 2000 et qui souffrent du monde tel qu'il va. Dénonçant un nouvel axe du mal, c'est le conformisme qui, cette fois-ci, fait le procès de l'anticonformisme pour exorciser la réflexion et les débats qui s'imposent.

Oui, nous pensons qu'il faut analyser et discuter les insatisfactions ressenties par beaucoup de Français, qui n'ont que le suffrage universel pour les exprimer. Oui, nous nous inquiétons de l'indifférence croissante des élites abandonnant le peuple à son sort - insécurité publique et sociale - pour mieux condamner les formes que prend son désarroi. Oui, nous pensons que la promotion soixante-huitarde de la jeunesse au rang de valeur suprême est un mauvais service à lui rendre. Oui, nous refusons de voir l'école de la République abandonner les plus démunis et les enfermer dans leur condition en abjurant la culture générale et les savoirs. Oui, nous déplorons la dépolitisation des hommes encouragée par un discours des droits de l'homme enchanté de lui-même, sourd à toute idée de dette, d'obligation et de responsabilité pour le monde et qui évite de penser la géopolitique et les rapports sociaux. Oui, nous pensons que l'abandon progressif du modèle français d'intégration, fait d'exigences et de générosité, est une erreur dont les populations issues de l'immigration sont les premières victimes. Oui, nous redoutons, face à certaines prétentions islamiques, la naïveté de ceux qui dénoncent par ailleurs le retour de l'ordre moral derrière toutes interrogations sur l'omniprésence de la pornographie, tout en traitant d' «islamophobe» ceux qui critiquent la misogynie de l'intégrisme religieux musulman. Oui, nous craignons l'abandon des principes de la laïcité, dépréciés parce que leurs bienfaits pacificateurs ont fini par paraître évidents. Oui, nous osons parler d'antisémitisme ou de judéophobie quand des synagogues flambent dans le silence.

Mais, pour certains, la vérité semble insupportable. C'est pourquoi ils s'efforcent d'abord de la nier, comme l'a reconnu récemment le médiateur du Monde: «Pendant des années, Le Monde a donné l'impression de cacher une partie de la réalité pour ne pas alimenter le racisme.» Et puis, quand la réalité ne peut vraiment plus être niée, on passe au plan B: on la décrète «réactionnaire» et, avec elle, ceux qui s'en préoccupent.

De nouveaux terribles simplificateurs prennent la relève et déboulent, revolver au poing

L'effet de sidération du 21 avril, loin de les inciter à ouvrir les yeux, pousse donc une fois de plus les propagandistes du «Tout va bien» désavoués par le suffrage universel à un vieux réflexe: dénoncer les messagers de l'inquiétude. Cette chasse aux sorcières substitue la vaine agitation dénonciatrice à la difficile réflexion sur les fondements et les finalités de l'action politique dans le monde d'aujourd'hui. Attitude typique du refus de penser dont on a déjà vu les effets chez les hommes politiques. Ceux qui pensent que l'état présent de la démocratie mérite un débat peuvent avoir des vues d'avenir très différentes. Certains peuvent penser que la démocratie doit être bornée par la considération de réalités anthropologiques intransgressibles. D'autres qu'elle a besoin d'un idéal positif, d'un horizon historique nouveau. Ou la croire vouée à un éternel questionnement. Mais ils trouveraient tous absurde que, tout en se réclamant d'elle, l'on préconise un sommeil dogmatique qui lui serait fatal.

Le retour tonitruant de la catégorie de «réac» signifie que la parenthèse antitotalitaire se ferme. Croyant pouvoir faire l'économie d'une analyse de l'échec de Lionel Jospin, des militants de la bien-pensance satisfaite veulent militariser la vie de l'esprit et retrouver la chaude médiocrité de l'antifascisme stalinien et de ses mensonges. Après la guerre, rappelle François Furet dans Le Passé d'une illusion, «les communistes n'ont cessé de militer sous ce drapeau, de préférence à tout autre. Ils n'ont jamais voulu d'autre territoire à leur action que cet espace à deux dimensions ou plutôt à deux pôles, dont l'un est figuré par les “fascistes”, l'autre par eux-mêmes.» Le communisme est mort. Mais à peine a-t-on eu le temps de prendre acte de cette disparition que de nouveaux terribles simplificateurs prennent la relève et déboulent, revolver au poing, dans la vie intellectuelle pour nous marquer au fer rouge du «Ni droite ni gauche» des années 1930, c'est-à-dire, pour être clair, du fascisme français. Cette tentative de fascisation de l'inquiétude et de la pensée libre est dérisoire et monstrueuse. Nous nous honorons d'en être la cible.

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II - Une vieille lune revisitée par un vieux routard.

L'Express du 25/01/2001

Le crépuscule de l'intellectuel cru

par Claude Allègre
allegre.express@ipgp.jussieu.fr

La fin des intellectuels? La revue Le Débat, Régis Debray, tous s'y mettent pour annoncer, non pas la fin de l'Histoire, mais celle des intellectuels «gourous» de la politique. Curieuse constatation qui débute d'ailleurs par un curieux point de départ. L'acte fondateur du rôle des intellectuels en politique serait paraît-il exactement daté, grâce au fameux «J'accuse», que Zola écrivit dans L'Aurore. Voltaire, Rousseau, Condorcet, Lakanal, Monge, Berthollet, Chateaubriand, Hugo, Lamartine et d'autres encore n'auraient-ils joué aucun rôle en politique? Seraient-ils moins intellectuels que Zola?

Peu enclin à la signature de pétitions à répétition ou de déclarations fracassantes sur les horreurs commises à l'autre bout du monde, j'ai scrupule à entrer dans le débat. Surtout de manière dissonante. Car je voudrais rassurer. Non, l'intellectuel inspirateur de la politique n'est ni mort ni agonisant. Il est en mutation, voire en métamorphose. Qui nierait que les grands économistes - de Milton Friedman à Robert Solow ou James Tobin et sa fameuse taxe - inspirent au plus haut niveau les politiques? Qui nierait l'influence des sociologues les plus éminents, et notamment Michel Crozier, Alain Touraine ou François Dubet, sur les questions sociétales ou celle du philosophe Jürgen Habermas? Récemment encore, ne sont-ce pas deux articles publiés par d'éminents juristes (Georges Vedel, Guy Carcassonne et Olivier Duhamel) qui ont provoqué le référendum sur le quinquennat et l'inversion du calendrier électoral? Qui nierait même que les débats obscurs des intellectuels sur la Yougoslavie ont modifié l'attitude de l'Europe? Oui, les intellectuels continuent à inspirer ou influencer la politique.

Et c'est heureux, car l'homme politique n'a pas le temps de penser. Il agit, il réagit, il réfléchit. Il règle les affaires du monde dans les créneaux de la possibilité, il gère, il fait des «coups», il cède à la rue, il scrute les sondages d'opinion. Pris dans le tourbillon de la vie moderne et de son emploi du temps surchargé, il ne peut guère échafauder sereinement une doctrine.

L'homme politique écrit l'Histoire au jour le jour, sans avoir le temps d'en évaluer la perspective et d'en mesurer le sens historique profond.

Quant à l'intellectuel doxophile, puisque c'est de lui que l'on parle en référence à Zola, il imprègne plus que jamais les médias, quel que soit le niveau de sa réflexion ou sa qualité intellectuelle.

Alors, où est la crise? C'est d'abord le spleen d'une certaine intelligentsia parisienne dont l'expression est imprégnée de philosophes allemands, d'une culture historique et romanesque réduite mais écrite avec un grand «c» et d'un vocabulaire pédant qui constate que ce qu'écrivent ou pensent ses membres n'intéresse plus personne et, pour certains, même pas eux-mêmes.

A cette crise de l'intelligentsia microcosmique, plusieurs causes. L'effondrement du marxisme et la banalisation des idées de Freud, grâce aux progrès des neurosciences, l'ont privée de référentiel. En positif ou en négatif. Ces mentalités supportent mal de ne pas avoir de doctrines universelles ou englobantes. Certes, il existe encore quelques coelacanthes de cette période, mais ils n'intéressent plus que leurs propres groupies. L'idéologie des droits de l'homme, quelle qu'en soit la noblesse, ne peut servir de doctrine de substitution, d'où l'impasse.

La science et la technique font en outre évoluer le monde. Lorsqu'on se prive de la grille essentielle de lecture qu'elles constituent, on se met forcément dans le brouillard. Les débats d'aujourd'hui concernent la bioéthique, l'effet de serre, les OGM, l'énergie nucléaire ou non, la cognitique; comment en parler, comment les analyser quand on ignore tout des principes qui les fondent? Et pourtant, on a besoin d'une réflexion, d'une vision, qui dépasse celle des scientifiques, lesquels sont souvent trop près de leur sujet. L'éloignement de la philosophie de la science est un désastre et Régis Debray a raison de souligner que les plaisanteries dédaigneuses du normalien Sartre sur la science et la technique, rejoignant d'ailleurs la phrase de Heidegger «La science ne pense pas», sont une clef pour comprendre le déclin philosophique.

Mais les scientifiques sont eux aussi responsables de cette situation. Se complaisant à construire une corporation savante coupée de la société intellectuelle, refusant de construire un enseignement culturel de la science, ils ont contribué largement à cette coupure et fini par isoler la confrérie des «savants». Leur irresponsabilité devient de jour en jour plus oppressante, malgré quelques audacieux.

L'émergence du concept de sciences humaines n'a pas eu, malgré des succès éclatants, l'effet de substitution et de fécondation espéré pour ces fameux intellectuels parisiens. Sur les décombres des humanités et la destructuration de la culture classique, la «troisième culture» n'a pas réussi à créer un substitut à la science; la volonté d'une formalisation abstraite et d'une scientisation, qu'a ridiculisée Sokal, a souvent conduit aussi à une spécialisation excessive, étroite et jargonnante. Et l'homme, quand en sera-t-il question?

Non, la période actuelle n'est pas celle de la mort des intellectuels, c'est l'agonie d'une conception illusoire d'un intellectuel intrinsèque qui croyait pouvoir guider le monde par la puissance du seul raisonnement, une sorte d'intellectuel propriétaire de la sagesse universelle. L'intellectuel authentique, sans apprêt ou spécialité, en somme, l'intellectuel cru.

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III - Un intellectuel parle de… la fin des intellectuels.

L'Express du 30/11/2000

— Livre —
La fin des intellectuels français

Par Eric Conan

Il y a un siècle, ils prenaient la parole pour soutenir le capitaine Dreyfus. Depuis, du fascisme au communisme, nombre d'entre eux se sont fourvoyés en des combats douteux. Et si, du Kosovo à la Tchétchénie, de l'Algérie à l'Autriche, ils trouvent encore matière à s'exprimer, que disent-ils et qui les écoute ? De cette déchéance, Régis Debray a fait un livre-épitaphe

© A.Duclos/Gamma
Bernard-Henri Lévy, aiguille magnétique de la boussole intellectuelle, dans les environs de Sarajevo, en décembre 1993. BHL ne perd pas le nord

C'est fini! nous annonce Régis Debray. La comédie a assez duré. Dans I.F. [Intellectuel Français] suite et fin (Gallimard), il crache le morceau: après avoir commencé dans le panache au début du siècle, l'épopée intellectuelle française a sombré dans l'erreur, le délire, et s'achève aujourd'hui dans le ridicule. Cela ne rime plus à rien, il vaut mieux arrêter le spectacle et quitter la scène.

Contrairement à La Trahison des clercs (1927), de Julien Benda, qui exhortait les intellectuels à rompre leurs complicités avec les passions politiques, ou à L'Opium des intellectuels (1955), de Raymond Aron, qui les invitait à ouvrir les yeux sur les réalités de leur religion marxiste, Régis Debray estime qu'il n'y a plus rien à faire. Son petit livre sec et brillant ne laisse pas plus d'espoir qu'un rapport d'anatomie pathologique: le cadavre de l'Intellectuel Français s'agite encore, il prend des poses et fait des manières, mais ce n'est plus qu'un spectre grotesque.

I.F. suite et fin est en partie autobiographique. Régis Debray pratique depuis quelque temps déjà la pénitence, déçu qu'il est de vivre aujourd'hui un temps de basse Histoire et inconsolable de n'avoir pas su, dans sa jeunesse, reconnaître les derniers monuments historiques encore vivants. Dans ce livre écrit dans une langue étincelante de classicisme, il préfère recourir au vulgaire pour son propre cas: «J'ai déconné à pleins tubes.» On pourrait donc soupçonner l'ancien compagnon de route de Che Guevara et l'ex-conseiller spécial de François Mitterrand d'en rajouter dans la flagellation et d'en rêver un usage collectiviste. On sait qu'il y a des culpabilités prétentieuses: elles n'admettent pas que d'autres y échappent et cherchent l'apaisement dans le partage de la faute. Mais Régis Debray n'est pas un partageux. Devenu solitaire, inconfortablement installé dans le rôle de «grognon» qu'il revendique, l'ancien premier de Normale sup (1960) ne rejette pas seulement la production intellectuelle, devenue par trop méprisable, mais aussi l'outil, comme l'indique le mot de Proust qu'il a choisi en exergue de I.F. suite et fin: «Chaque jour j'attache moins de prix à l'intelligence…»
J'accuse La célébrissime Une de L'Aurore, en 1898, où Zola inaugurait l'engagement des intellectuels dans le siècle.

La charge sans nuances de l'ancien normalien guérillero fait événement parce que, en ces derniers jours du siècle, elle donne tranchant et fulgurance à un sentiment diffus assez largement partagé: l'heure est à la veillée funèbre autour des intellectuels français. En témoignent au même moment les trois copieux et passionnants numéros commémoratifs des 20 ans de la revue Le Débat, qui s'ouvrent par un éditorial de son directeur, Pierre Nora, titré «Adieu aux intellectuels?». Question peu anodine si l'on se souvient que Le Débat, créé en 1980 à la mort de Sartre, se demandait alors: «Que peuvent les intellectuels?» Vingt ans plus tard, la réponse semble entendue, et Pierre Nora en vient à penser qu'il faut peut-être abandonner ce mot d' «intellectuel» devenu «presque insupportable»: «S'il doit rester lié aux errements et aux crimes qui l'ont discrédité; s'il ne doit sortir de la tragédie que pour - comme l'Histoire, qui se répète deux fois - se recommencer dans la farce et la comédie, alors mieux vaut franchement l'enterrer avec le siècle et les honneurs qui lui sont dus.» Amen.

Michel Winock et Jean-François Sirinelli, les deux grands historiens des intellectuels en France, participent à cette oraison du Débat avec le même diagnostic: le premier a titré son article «A quoi servent (encore) les intellectuels?» et le second «Impressions, soleil couchant»…

De qui parle-t-on avec tant de déception? Non pas des savants, des chercheurs, des écrivains mais, parmi eux, de ceux «qui ayant acquis quelque notoriété par des travaux qui relèvent de l'intelligence abusent de cette notoriété pour sortir de leur domaine et se mêler de ce qui ne les regarde pas», selon la formule lucide de Sartre à laquelle s'accorde Régis Debray: «C'est le projet d'influence qui distingue l'intellectuel du sage (qui cherche à se gouverner lui-même par la raison) et du savant (qui cherche la vérité dans les choses). Le sage a pouvoir sur son esprit par l'idée, le poète a pouvoir sur le réel par les mots et l'intellectuel sur les hommes, par les mots et les idées.»

Le bilan de cet «engagement», caractéristique de l'intellectuel, n'est pas fameux. Si l'on admet communément que cette incursion dans l'espace public commence - brillamment - avec l'affaire Dreyfus, qui a poussé, à l'appel de Zola, écrivains, universitaires et scientifiques à signer, le 14 janvier 1898, la première pétition en faveur de la révision du procès du capitaine Dreyfus, la période écoulée depuis - un siècle riche en tragédies - permet de constater que cet engagement intellectuel a souvent mal tourné.

Mariage de l'erreur et de l'éloquence

Accentué dans les années 30 et durant l'Occupation, il a connu son apogée pendant la guerre froide, au cours de laquelle tant de grands esprits ont cédé à l'aveuglement militant et se sont surtout illustrés par l'aisance avec laquelle ils ont marié l'erreur et l'éloquence. A tel point qu'il faut bien convenir qu'avec le recul la figure de «l'intellectuel critique» aura été mieux assumée par Raymond Aron que par Jean-Paul Sartre. La réconciliation tardive de ces derniers, en 1979, sur le perron de l'Elysée, où ils étaient venus plaider la cause des boat people vietnamiens, a symbolisé la fin des grandes mobilisations politiques.

Après tant d'errements emphatiques, on aurait pu espérer un dégrisement, un apprentissage de la prudence et de la modestie, un intérêt plus respectueux pour la réalité du présent. C'est à une formidable régression nostalgique que l'on assiste au contraire. Cela a commencé avec le centenaire de l'affaire Dreyfus, en 1994. Plus de 40 livres ont été publiés sur l'Affaire: Zola, au moins, ne s'était pas trompé, on peut se raccrocher à lui. Une passion muséologique s'est emparée des intellectuels français. En 1988 a été créé l'Imec (Institut mémoires de l'édition contemporaine), qui a pour mission de récolter le maximum de manuscrits et d'archives intellectuelles du siècle.
© R.Melloul/Sygma
La mode est au retour à Sartre. «Un bateau pour le Vietnam» réunit Raymond Aron et Jean-Paul Sartre - avec André Glucksmann, le 16 juin 1979, à l'Elysée. JPS et AG sont dans un bateau...

Alors qu'ils étaient rares auparavant, une trentaine d'ouvrages sur l'histoire des intellectuels ont été publiés de 1980 à 1990 et plus de 80 depuis 1990. Dans cette inflation, en 1996, l'énorme et excellent Dictionnaire des intellectuels français, de Jacques Julliard et Michel Winock, a fait un peu figure de pierre tombale, au moment même où le transfert des cendres d'André Malraux au Panthéon mettait un terme au siècle de l'intellectuel engagé.

Contre toute attente, cette frénésie commémorative ne constitue pas toujours un exercice de lucidité rétrospective, qui rendrait hommage aux rares intellectuels qui eurent raison de leur temps. L'actuel «retour à Sartre» en offre une illustration surprenante. Quatre biographies viennent d'être consacrées à celui qui reste le symbole de l'engagement erroné pour avoir trop souvent mis son immense génie littéraire au service d'un crétinisme politique confondant. Comme si beaucoup d'intellectuels persistaient aujourd'hui à penser qu'il valait décidément mieux se tromper avec Sartre qu'avoir raison avec Aron. Comme s'ils continuaient à privilégier le style, le talent, la flamboyance sur la pertinence, ce qui expliquerait aussi les complaisances pour Céline malgré son engagement pronazi.

C'est la posture qui compte. On ne cesse de rejouer les grands personnages. Bernard-Henri Lévy, qui, par son activisme médiatique, constitue depuis vingt ans l'aiguille magnétique de la boussole intellectuelle, a ainsi pris la pose antitotalitaire avec Soljenitsyne, antifasciste avec Malraux, pour finir par un retour ému à Sartre. Cette nostalgie sartrienne est aussi une nostalgie du simplisme de son époque. «Cette bêtise, on l'aime comme on se surprend à chanter Alexandrie-Alexandra, de Claude François: c'était la nôtre, et c'était peut-être la seule chose qui fût à nous», comme l'a reconnu avec franchise l'essayiste - et maoïste repenti - Michel Schneider.

Continuer à être «contre»

On peut dater ce repli mémoriel de l'arrivée de la gauche au pouvoir: elle a soudainement privé l'intellectuel engagé du confort de la culture d'opposition. Restent deux solutions. S'essayer au réformisme, mais il faut regarder dans le détail, faire des propositions: risqué et compliqué. Ou alors dire que la gauche, c'est la droite, et continuer à être «contre». Pierre Bourdieu tente de récupérer ce créneau du sartrisme politique. Le titulaire de la chaire de sociologie au Collège de France théorise que la domination de classe gagne partout, mais le militant pense qu'on a toujours raison de se révolter. Après avoir lui-même beaucoup hésité - muet en 1968, partisan de la candidature de Coluche qui voulait «foutre la merde» à la présidentielle de 1981 - il a rattrapé le temps perdu lors du mouvement contre le plan Juppé de décembre 1995, allant jusqu'à soutenir sur le terrain l'avant-garde des révoltés - les conducteurs de TGV en lutte pour la retraite à 50 ans: «Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent depuis trois semaines contre la destruction d'une civilisation, associée à l'existence du service public.»
© E.Pain/AFP
Cause d'un jour La cause d'un jour: Jane Birkin et André Glucksmann, le 30 octobre 2000, manifestent contre la venue en France de Vladimir Poutine.

Ce recroquevillement sur les grandes figures du passé s'accompagne d'un rétrécissement géographique. L'intellectuel médiatique est le ressortissant d'un tout petit territoire que Pierre Grémion, l'un des meilleurs sociologues du monde intellectuel, a baptisé la «principauté progressiste de Saint-Germain-des-Prés». Dans ce petit périmètre, une grosse centaine de noms (Jacques Julliard, Michel Winock et Régis Debray s'accordent sur cette comptabilité) s'agitent en vase de plus en plus clos. Ils n'ont presque plus de rapports avec une université démocratisée, pleine d'étudiants qui ne pensent qu'à leur avenir et ne lisent plus les intellectuels: la diffusion des ouvrages de sciences humaines, prolifique dans les années 60 et 70, s'est effondrée. S'il n'y a plus de «gourou», c'est surtout parce qu'il y a de moins en moins de public pour les lire et pour les suivre. Les intellectuels en font l'amère expérience. La «liste Sarajevo», que certains ont voulu présenter aux élections européennes de 1994, a sombré dans le ridicule. Et les 100 personnalités, dont beaucoup d'intellectuels, qui ont appelé, en mai 1997, à manifester sous le sigle «Nous sommes la gauche» n'ont même pas réussi à rassembler 1 000 personnes dans la rue…

Que reste-t-il? Les journaux. Ils constituent le dernier lieu d'«influence». Mais les intellectuels ont perdu leur autonomie, soumis au bon vouloir des journalistes, qui organisent les combats de coqs et finissent par les concurrencer en popularité: lorsqu'on les interroge sur la «figure la plus marquante de la vie intellectuelle», les Français, qui répondaient Claude Lévi-Strauss il y a quelques années, plébiscitent maintenant Bernard Pivot. Les journaux et les émissions constituent désormais l'agora intellectuelle. Par le passé, des livres faisaient débat dans la presse, aujourd'hui ce sont souvent des débats lancés par les journaux qui se traduisent par des livres. Les responsables du Monde ont bien compris et accentué cette évolution: comme l'a analysé Pierre Grémion, ils ont transformé ce quotidien d'expertise en quotidien intellectuel, dont ils ont fait le ring central et total, s'efforçant d'y inviter aussi bien Paul Ricoeur que Philippe Sollers, Régis Debray que Bernard-Henri Lévy ou Pierre Bourdieu qu'Alain Finkielkraut. Mais, en revanche, l'intellectuel engagé ne se limite plus aux signatures de pétitions et occupe toutes les rubriques: tribunes, interviews, voire grands reportages.

L'enjeu reste pourtant le même: se compter, se distinguer, autour de «causes» successives qui sont, chaque fois, les affaires les plus importantes du moment, mais que l'on oublie vite pour passer à une autre. Récemment, la Tchétchénie, l'Algérie, l'Autriche, le Kosovo furent très «chauds» et les tribunes indignées volaient en escadrilles. Puis, silence, alors que, sur place, la situation n'a guère changé ni été affectée par ces mobilisations éphémères. Mais la réalité compte peu. Plutôt que de s'y intéresser, beaucoup de justiciers médiatiques préfèrent plaquer sur le présent compliqué et ses acteurs le répertoire des grands drames de la dernière guerre: Hitler, Munich, Auschwitz, Nuremberg, etc. Les grands mots de la mémoire deviennent des gros mots servant à disqualifier les adversaires du présent. C'est le «politiquement correct» à la française: il ne se manifeste pas, comme aux Etats-Unis, par une police du vocabulaire relatif aux moeurs et aux identités, mais par la «vichysation» et la «nazification» de tout débat.

L'important est la posture

Ces travers entretiennent une myopie que les intellectuels engagés sont parfois les seuls à ne pas discerner. On se mobilise gravement à la place des Chiliens pour que Pinochet soit jugé, mais Castro, qui a fait fusiller quatre fois plus de monde, laisse indifférent. On se lève pour proscrire le tourisme culturel dans le nouveau Reich autrichien parce qu'un Mégret local y pointe son nez, mais l'on ne dit mot quand, en France, des synagogues brûlent pour la première fois depuis 1945…

L'effet produit par l'engagement n'intéresse guère plus que les faits, comme l'a reconnu avec candeur Bernard-Henri Lévy: «Le peu qui a été sauvé, non pas de la Bosnie, mais de notre honneur en Bosnie, l'a tout de même été par les intellectuels.» L'important est la posture. Etre dans le coup. Le faire savoir. Et surveiller le coup suivant. Enchaîner les causes, sans jamais revenir sur celles du passé. Car l'intellectuel engagé, si prompt à traquer le passé de ses adversaires, préserve le sien: le devoir de mémoire, c'est bon pour les autres. Rares sont ceux qui s'expliquent sur leurs erreurs. Ou alors ils s'en font une fierté, comme Philippe Sollers, qui a fait profession d'assumer son rôle de bouffon acrobate: ancien maoïste, ancien balladurien, célinien pourfendant la «France moisie», et ci-devant libertin, adorateur de Jean-Paul II et situationniste tendance Jospin.
© Latronche/Gamma
Pierre Bourdieu sur le créneau du sartrisme: ici, lors d'une manifestation de chômeurs, le 16 janvier 1998. Une bonne cible: Bourdieu

L'important est de tenir les positions, de défendre la boutique. La situation compte plus que l'oeuvre. L'influence sur la vie réelle se réduit, mais se concentre sur l'intendance: les places, le pouvoir, les réseaux. Alain Carignon, l'autodidacte de Grenoble, s'amusait beaucoup, lorsqu'il était ministre de la Communication, de voir grands et petits esprits lui faire la cour pour quelques prébendes. Celles qui permettent de voyager dans les centres culturels français à l'étranger, de faire des films sans spectateurs ou des pièces de théâtre devant des salles vides que rempliront les bus scolaires. Il faudra un jour faire l'histoire de la frénésie balladurienne qui a saisi, en 1993 et 1994, une partie de cette génération de Saint-Germain-des-Prés: celle de 68 et des variantes du marxisme dur - maoïsme, althussérisme, trotskisme - dont la formation de jeunesse fut marquée par l'obsession de la prise du pouvoir. Mais aussi par le sectarisme, le refus de la discussion et le mépris pour la réalité.

Car, si les enjeux ont changé, le style de jeunesse reste, aggravé encore par le lieu d'expression (le journal) qui incite - manque de place oblige - à frapper fort. Régis Debray rappelle que, dans les années 50, Sartre consacrait une trentaine de pages des Temps modernes pour répondre à Camus. A cette époque, les intellectuels se lisaient, se répondaient. Aujourd'hui, on ne parle plus des livres des autres. La haine et le mépris ont remplacé le désaccord. Les rares vraies discussions entre points de vue différents, comme celle que François Furet a eue avec l'historien allemand Ernst Nolte, sont diabolisées, comme si le fait d'échanger avec un contradicteur valait compromission. On attaque, de loin, les personnes au lieu de répondre aux arguments. Pierre Bourdieu qualifie Paul Ricoeur de «philosophe du dimanche» et Alain Finkielkraut de «collabo». Bernard-Henri Lévy voit en Pierre Bourdieu un «aide de camp peu doué», etc.

Il est vrai que beaucoup de livres ne méritent plus discussion, leur contenu n'ayant pas beaucoup de sens. L'imposture de quelques stars du concept a été percée en 1996 par un jeune physicien de New York, Alan Sokal, qui a monté un habile canular en réussissant à faire paraître dans Social Text, revue américaine friande d'auteurs français, un article absurde - «Transgression des limites: vers une herméneutique transformative de la gravité quantique» - constitué à partir d'extraits d'intellectuels français en vogue (Gilles Deleuze, Jacques Lacan, Julia Kristeva, Michel Serres, Jean-François Lyotard, Jean Baudrillard, Félix Guattari, Paul Virilio). Il révéla simultanément le pot aux roses dans la revue Lingua franca en démontrant que ces auteurs faisaient les malins en empruntant aux sciences dures (physique, biologie, mathématique) une terminologie et des raisonnements qu'ils ne comprenaient pas et utilisaient en dépit du bon sens. L'affaire Sokal, c'est l'affaire Urba des intellos, le Crédit lyonnais des grands penseurs. Une fin de carrière assurée si elle avait concerné des médecins ou des architectes. Ce fut le black-out. Aucune sanction. Aucun effet.

Il faut maintenant «s'émanciper» de ces intellectuels qui «nous font perdre notre temps», conseille Régis Debray: «Ce qui fut un plus pour notre modernité nouvelle - une aide à la maturité, à l'allégement du destin, à la prise de responsabilité - est devenu un moins - qui infantilise, stérilise les énergies et nuit à la saisie du vif.» Car, s'ils s'étripent à longueur de page sur Renaud Camus ou le prêt gratuit du livre, peu d'intellectuels médiatiques aident leurs contemporains face aux grandes questions du moment: les perspectives de la génétique, le désastre scolaire, les enjeux énergétiques ou démographiques, les impasses du tiers-monde, etc. Et ceux qui persistent à s'y intéresser ne savent plus où donner de la tête, comme Alain Finkielkraut, qui finit par se demander si «la posture de l'intellectuel n'est pas une adolescence prolongée au-delà du raisonnable».

Les débats concernant les ismes (socialisme, fascisme, racisme, populisme, mondialisme, etc.) présentent sur les dossiers traitant des ique (informatique, robotique, bioéthique) «l'avantage qu'on peut y dire n'importe quoi en toute impunité, alors que, dans les seconds, cela se voit aussitôt», analyse Régis Debray, qui ajoute que «nos écrivains dits traditionalistes, d'Hugo à Claudel, en passant par Zola et Valéry, ont été cent fois plus attentifs à l'invention technique - photo, moto, radio, téléphone - que nos intellectuels up-to-date. L'intellectuel cale par malchance devant les pages "nouvelles technologies" du journal, pourtant plus nutritives et surprenantes que les autres».
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De Mao au Vatican Philippe Sollers, le plus acrobate des intellos français, aux pieds de Jean-Paul II, à Rome, en octobre 2000.

Il est aussi symptomatique que les analyses les plus pénétrantes sur le malaise de l'individualisme contemporain soient récemment venues d'écrivains hors système (Philippe Muray, Michel Houellebecq), d'anciens journalistes (Jean-Claude Guillebaud) ou d'enseignants de base (Jean-Claude Michéa). Cette allergie de l'intellectuel médiatique au travail méticuleux que nécessitent ces nouvelles questions explique le retour en grâce de l'intellectuel de droite, de tradition plus terre à terre et plus besogneux. Ce dernier occupe donc le terrain méprisé par les belles âmes et, grâce à son éthique aronienne - une critique doit toujours s'accompagner d'une proposition réaliste - prolifère sous l'appellation d'«expert». Mais, quand d'anciens élèves de Michel Foucault se retrouvent au Medef et que Jean-François Revel se revendique toujours «de gauche», c'est la classification entre intellectuels de gauche et de droite qui semble, sinon dépassée, du moins bouleversée et déphasée par rapport à l'univers politique, comme le résume Marcel Gauchet, rédacteur en chef du Débat: «Il ne faut pas confondre le naufrage du Parti socialiste dans le gâtisme et la corruption avec le destin de la gauche comme idée et comme sentiment.»

Retour au travail savant

C'est au mépris de ce clivage droite-gauche, obsolète chez beaucoup d'intellectuels, que certains d'entre eux ont tenté, ces dernières années, de sortir stérile du cirque médiatique. Ce fut l'aventure de quelques clubs - la Fondation Saint-Simon, Phares et Balises et la Fondation du 2 mars - d'origines, de milieux et de poids très différents, mais avec des objectifs assez semblables: s'intéresser de près à la réalité, même la plus ennuyeuse, mais qui concerne le plus grand nombre, et essayer de la comprendre, avant de tenter de l'influencer. Expériences passionnantes et positives: les «notes» publiées par la Fondation Saint-Simon et la Fondation du 2 mars ont constitué, dans des domaines très variés, des analyses pénétrantes sur la société française, alimentant débats, projets de loi et réformes. Ces cénacles se caractérisaient surtout par leur hétérogénéité. «Chacun cherchait, en premier lieu, à connaître des questions ou des approches dont il n'était pas d'emblée familier», explique le philosophe Philippe Raynaud, qui fut un pilier de la Fondation Saint-Simon.

Comment faut-il donc interpréter le sabordage de deux de ces lieux de débat (Saint-Simon et Phares et Balises) et l'avenir incertain du troisième? Leurs animateurs préfèrent retourner au travail savant. Le parcours de Pierre Rosanvallon paraît symbolique: intellectuel organique de la CFDT, puis responsable de Saint-Simon, qu'il voyait comme un lieu de «production de lucidité», il a décidé de se consacrer désormais à la poursuite de son histoire du suffrage universel. Emmanuel Todd est retourné à l'anthropologie des systèmes familiaux et Régis Debray à l'université, pour mettre sur pied une théorie matérialiste de la pensée - la «médiologie» - capable de rendre compte de la manière dont les techniques de communication façonnent les sociétés et changent les rapports sociaux.

Que restera-t-il, entre ces déçus qui repartent à l'établi pour retrouver, souvent dans l'université, de vrais intellectuels qui ont déjà compris qu'ils perdraient leur âme dans le médiatique, et les bateleurs multicartes des médias? S'opère peut-être un retour à la culture du Moyen Age, avec des lettrés dans leur bibliothèque et des saltimbanques s'agitant autour du pouvoir. L'intellectuel attentif à ses contemporains, à la réalité de son temps et à la vérité n'aura-t-il été qu'une brève parenthèse inaugurée par Zola? Constatant au cours du siècle une «baisse tendancielle du taux moyen de perspicacité», Régis Debray le pense. Mais faut-il encore croire un intellectuel?

Sommaire des annexes


IV - Une vedette parle… du piège du vedettariat.

L'Express du 30/11/2000

— Régis Debray —
«L'intellectuel a été piégé par le vedettariat»

propos recueillis par Eric Conan et Christian Makarian

Régis Debray publie I. F. [Intellectuel Français] suite et fin chez Gallimard. Il explique sa démarche à L'Express. Et revient sur son parcours

© J.P. Guilloteau/L'Express
Régis Debray. Honnête, il s'inclut dans sa critique sans pitié des intellos. Régis, on t'aime !


Vous établissez le certificat de décès de l'intellectuel français, que vous décrivez comme un mort-vivant qui s'ignore. A quoi a-t-il succombé?
D'abord à son âge. C'est un respectable centenaire: 102 ans exactement. Il est né en 1898, avec le J'accuse de Zola. Ensuite, à l'épuisement de la culture du livre et de la tradition lettrée. Ce qui a changé la nature de la politique en Occident, ce n'est plus la mise en oeuvre d'une conception du monde à longue échéance, mais la gestion au jour le jour des contraintes économiques et des accidents pour laquelle il n'est plus besoin de pensée, mais de marketing. Enfin, notre pays n'est plus le coeur palpitant des choses: l'imagination de la France n'est plus l'imagination du monde. Résultat, nous nous trouvons en situation d'incompétence. L'intellectuel aujourd'hui n'a plus prise sur l'essentiel, il a perdu la main. Il lui reste la rhétorique - un peu de culture générale, quelques références historiques - pour parler politique, morale, idéologie. C'est peut-être suffisant pour disserter sur l'Humanité, le Mal, la Justice, les majuscules qui rapportent. Mais ça ne suffit pas pour descendre dans la salle des machines. Du coup, la magistrature s'exerce à vide: l'indignation est déconnectée de l'analyse. On accuse, on dénonce, on incrimine, mais on n'explique pas.

Qui était cet intellectuel français défunt et quelle est sa biographie?
Il faut remonter, au-delà de 1898, à l'avènement d'un pouvoir spirituel laïque, au début du XIXe siècle. Il y eut un appel d'air suscité par la séparation entre le temporel et le spirituel, la fin de la monarchie de droit divin. Il fallait une légitimation morale au pouvoir désacralisé, on ne connaît pas de pouvoir politique sans valeurs de référence. Cet appel d'air sera augmenté par la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Les conditions étaient ainsi créées pour l'envol de la fonction intellectuelle, qui se distingue des autres par le projet d'influence. Un projet extraverti que n'ont d'emblée ni le prêtre, ni l'écrivain, ni le savant. L'intellectuel s'adresse à l'opinion pour la diriger, la stimuler, la fouetter. Donc, il dépend de l'approbation: un intellectuel est, par définition, en quête de reconnaissance… Il a besoin d'un écho, d'une relation avec un public, ce qui n'est pas vraiment le problème du savant, qui s'intéresse à la vérité dans les choses, ou de l'écrivain, qui s'intéresse à la musique des mots, à une oeuvre. C'est le formidable essor des techniques industrielles du XIXe siècle qui fait surgir l'intellectuel au carrefour de la rotative et du chemin de fer. Le grand journalisme lui apporte enfin ses moyens matériels efficaces. Le J'accuse de Zola, c'est L'Aurore qui le porte! Avec le rail, l'école et l'électricité naissent les journaux d'opinion, les manuels, les feuilletons, les chroniques, avec diffusion dans le pays tout entier.

Moyennant quoi il est devenu un personnage clef du paysage français.
Il a cristallisé cette nouveauté: la mobilisation des masses par une idée. Il a été un organisateur collectif extraordinaire au travers de multiples courroies de transmission qu'étaient les partis, les syndicats, les cours du soir, les librairies, les universités populaires. Effectivement, l'intellectuel français a pratiqué un interventionnisme dans le champ de l'actualité que n'ont jamais connu les pays voisins. Zola et Clemenceau marchent la main dans la main, comme Jaurès et Lucien Herr ou de Gaulle et Malraux. Il y a l'éclat littéraire, plus une certaine responsabilité. Chateaubriand fut ministre des Affaires étrangères, comme Tocqueville. Ce n'est pas le moule européen et encore moins américain.

Entre la naissance dans l'éclat et le décès dans l'incompétence, à quel moment les choses ont-elles commencé à devenir pathologiques?
Cela a commencé à mal tourner quand Sartre chantonnait dans les couloirs de la Rue d'Ulm: «Science, peau de balle, technique, trou de balle», mais la dérive s'est accentuée quand la protestation s'est faite spectacle, vers la fin des années 70. L'interventionnisme de l'intellectuel a fait de celui-ci une figure politique, avec tous les risques de la chose - d'abord produire du bruit plutôt que du sens, et ensuite la course à la visibilité sociale. Puisque le critère de la prise de parole est la notoriété, tous les notables se valent. C'est la course à la bonne image qui ne peut que banaliser l'homme des mots et en faire un comparse du champ médiatique, loin de ce magistère en surplomb, central, qu'exerçaient des figures comme celle de Gide. L'intellectuel a été piégé par sa fonction sociale: en rendant publiques ses opinions privées sur le cours des choses, il a lié son sort aux moyens de publication. Quand ceux-ci s'étendent à la publicité, à la radio, à la télévision, il suit le mouvement et devient l'otage de ses supports, une signature, une vedette. Il y prend plaisir, il y prend goût, et c'est alors qu'il peut oublier de travailler, tout simplement. Ce que n'a jamais fait Sartre, travailleur de génie, même si on lui doit un peu la mauvaise habitude de parler d'un dossier sans le connaître: il a ouvert la brèche. Loin d'être une promotion, le vedettariat constitue une dégradation, voire une destitution: outre son caractère transitoire, le vedettariat se révèle éminemment partageable, et, au fond, les intellectuels ne sont pas les mieux placés pour faire sensation ou faire l'événement.

Comment cette soumission aux règles de diffusion publique a-t-elle altéré la compétence des intellectuels?
Le premier âge de l'intellectuel fut celui de l'écrivain, qui était souvent un excellent observateur de la réalité, comme Stendhal ou Zola. La production de Gide est réfléchie, elle est posée, même quand elle concerne l'actualité. Mauriac sera l'un des derniers fleurons de cette lignée. Je suis très impressionné par son «Bloc-Notes». C'est un homme que je me reproche de ne pas avoir connu ni admiré en son temps, parce qu'il y a, à la fois, un mélange de recul et de passion pour l'événement avec une extraordinaire ironie et cette acuité dans l'observation, le trait, le détail, qui manque aux philosophes. Après 1945, c'est la figure de Sartre qui s'impose, entre le littéraire et le philosophique. Il accompagne à distance l'événement, son rythme est trimestriel. Aujourd'hui, l'encyclique est hebdomadaire. Le support commande.
© Gamma
Hasta la victoria sempre ! Régis Debray, compagnon de Che Guevara en Bolivie (ici, lors de son procès, en octobre 1969).


Vous dressez un tableau clinique précis du décédé qui s'ignore. Il serait atteint d'«autisme collectif»…
C'est le fonctionnement en circuit fermé, dû sans doute à la concentration parisienne: on marine dans son jus et on s'y noie un peu. Donc, on se monte le cou et on monte des coups, ça va ensemble. L'affaire Renaud Camus est à cet égard assez révélatrice par la disproportion entre la cause et l'effet, un propos très déplaisant et un raz de marée. C'est un milieu où l'on est à la fois objet et sujet, puisqu'il n'y a pas de sanction extérieure. Cette autarcie finit par devenir totalement artificielle.

…de «grandiloquence»…
La dramatisation manichéenne, par gonflement des enjeux, est devenue une marque de famille, avec une héroïsation de soi un peu curieuse. Cela m'avait frappé, en 1975, lors d'une petite virée sympathique mais un peu dérisoire à Madrid pour protester contre l'exécution d'un Basque par Franco. Il y avait là Yves Montand, Michel Foucault, Claude Mauriac, Costa-Gavras, d'autres. J'avais été surpris au retour par les commentaires de la presse. Alors que nous avions simplement été raccompagnés à l'aéroport dans un panier à salade, nous devenions des sortes de kamikazes d'une équipée héroïque. La tentation des simulacres. Mais l'on se prend facilement à ce jeu, où le principe de réalité n'est pas au poste de commande.

…de «narcissisme moral»…
Oui. Se trouver beau dans le miroir de notre indignation et montrer que nous avons l'âme plus noble que le voisin. Une sorte de surenchère. Montrer qu'on a le beau rôle, celui du justicier. Et toujours en accompagnant l'opinion du moment, au point de devenir une vedette gérant sa propre image, une sorte de PME de soi-même. Pendant la guerre d'Algérie, on prenait de vrais risques, on était à contre-courant.

…d'«imprévision chronique»…
On ne voit pas les vrais ennemis là où ils sont, on fantasme les menaces, les apocalypses, les épouvantes. La surévaluation du danger soviétique au cours des années 70 ou 80, qui a été promu et intronisé par les intellectuels en vue, mérite réflexion, tout comme la surchauffe du danger «néofasciste» dans les années 90.

…d'«instantanéisme»?
C'est la rançon de notre insertion dans l'actualité qui permet de cumuler les bénéfices du scoop et du jugement moral. Au lieu d'être une aide à la prise de recul, nous devenons une aide à l'immersion dans l'événement, alors que nous sommes là au contraire pour décevoir, répondre à côté, heurter les sentiments majoritaires. Refroidir la fièvre.

Vous utilisez le singulier - «l'intellectuel français». N'y aurait-il pas des exceptions à votre constat navré?
Si, bien sûr! Il y a Aron, à droite, comme il y a Vidal-Naquet, à gauche. Mais je crois qu'il y a des jeux de rôle, des constantes dans le répertoire national. Il y a des profils, des espèces sociales, disait Balzac, qui tendent à se reproduire. Je m'inclus dans ce que j'observe, et je pratique l'autoanalyse. Mais ce qui est frappant quand on va vivre un peu à l'étranger, c'est de sentir à quel point il y a un «intellectuel français» qui est comme une figure attendue, un rôle du répertoire, dont on peut à peu près prévoir les têtes de Turc, les silences, les prestances, les coups de menton…

Pourquoi les journaux courent après ces intellectuels qui tournent en rond et n'ont cessé de se tromper?
Parce qu'ils mettent de la couleur! Il mettent de l'animation! Le journaliste est tenu à un minimum de sobriété pour rester crédible. Donc, modéré dans l'expression. L'intellectuel a le verbe haut, il affirme plus qu'il ne sait, ce qui a un avantage littéraire, parce qu'il peut faire vite, de façon agressive, avec panache. Le journaliste français a du mal à s'accepter comme l'ingénieur en informations qu'il devrait être, et qu'il est aux Etats-Unis. C'est- à-dire comme quelqu'un dont le métier est de raffiner une matière première, l'information. Un ingénieur, ça n'est pas bien considéré en France, mieux vaut être prophète! «Halte à la barbarie!», c'est bien mieux que «On a retrouvé 13 corps dans tel lieu, on ne sait pas de quelle nationalité». «Halte à la barbarie!», ça vous pose un journaliste, ça vous fait un titre!
© A.Pascal/Sipa
Régis Debray, conseiller spécial de François Mitterrand (ici, en 1985). Dans les coulisses du pouvoir


Les hommes politiques restent aussi très intimidés par les intellectuels, qui ne cessent de les malmener…
C'est leur faiblesse: ils feraient mieux d'en rire. Mais nous vivons en démocratie d'opinion, et les leaders d'opinion sont un peu plus leaders que les autres. Disons les éditorialistes et ceux qui hiérarchisent l'information. Ces puissances en imposent, mais l'humiliation du politique finit par humilier le citoyen de base. Face aux hommes d'Etat, le pouvoir intellectuel est le mieux placé, parce qu'il prend le meilleur du politique sans les inconvénients: les aléas, les pressions contradictoires, le besoin de se faire réélire, la précarité de l'emploi. Le métier le plus abominable aujourd'hui, évidemment, c'est celui d'homme politique. A côté de quoi, celui d'intellectuel est paradisiaque.

Votre livre est en partie autobiographique et vous faites acte de repentance, pieusement - «J'ai déconné à pleins tubes» - mais un peu brièvement. Or vous avez incarné les deux postures de l'intellectuel engagé du siècle: le militant révolutionnaire en armes auprès de Che Guevara et le conseiller du prince auprès de François Mitterrand. Comment comprenez-vous aujourd'hui vos deux engagements? Quel bilan en faites-vous?
Vous me parlez de mon passé: j'ai tiré un trait vers 1985. Et même alors je ne confondais pas la recherche et la militance. Il faut parfois cesser d'être intello pour devenir soldat. Il est très rare d'être à la fois lucide et actif - autrement dit, de risquer sa vie sans se raconter d'histoires. Ce fut le cas de Marc Bloch, de Jean Cavaillès, de Victor Serge. Je ne me mets pas dans ce lot; la preuve, c'est que je suis ici, bien vivant. Conseiller du prince ou compagnon d'une guérilla, pour moi cela relevait un peu du même goût du terrain ou de la même fatigue, la fatigue d'aligner les mots sans aller aux choses mêmes, voir comment ça se passe. Question de curiosité. Le travail de cabinet, c'est beaucoup de peine et peu d'honneurs. Un travail qui exige un certain effacement de soi. On a tout à y perdre en tant qu'intellectuel, puisqu'on passe aussitôt pour courtisan. J'ai appris beaucoup dans l'appareil d'Etat, notamment le bonheur qu'il y a à être sérieux, c'est-à-dire à rassembler le maximum d'informations, à écouter les uns et les autres, à gérer des différences d'intérêts. Un stage de réalisme. Ça apprend la modestie. Ça en exige tellement que j'ai d'ailleurs quitté très vite, pour revenir égoïstement à mon travail personnel. Quant à Guevara, c'était naturel: porté par une croyance, on fait des choses qui étonnent les sceptiques. Prendre ses désirs pour la réalité, ça aide. C'est le principe de la foi - chrétienne, communiste, peut-être fasciste. Un homme de foi est capable aussi bien de tuer que de donner sa vie. L'un ne va pas sans l'autre, hélas! C'est la conviction qui fait le courage. La foi est un transport collectif: la foi en solitaire, c'est héroïque, mais la foi à plusieurs, c'est une très riche communauté d'espérance, d'actions, de sacrifices. Je ne renie pas du tout ces beaux moments.

C'est aussi un échec, très symbolique des erreurs de l'intellectuel français?
Le tiers-mondisme? J'y vois plutôt un transfert de messianisme du prolétariat industriel, peu coopératif, vers la paysannerie du tiers-monde, pour la construction de l'homme nouveau, thème éminemment paulinien. Pour moi, le tiers-mondisme fut une expérience de religiosité, alors que le mitterrandisme fut plutôt une expérience d'agnosticisme: la liquidation à bas prix des stocks mythologiques de la gauche. Le tiers-mondisme, tel que je l'ai vécu, était judéo-chrétien. Mais, en rejoignant l'Amérique latine en 1963, j'ai peut-être cédé au principe de plaisir et quitté la réalité française à la recherche d'une terre de mission, alors qu'en fait celle-ci était à nos portes. Le mitterrandisme fut, à côté, infiniment prosaïque, mais c'était peut-être un retour sur terre.

Quelle devrait être la tâche des intellectuels aujourd'hui?
Traquer le manichéisme, faire retour sur soi, prendre une question et la potasser à fond. Et ne plus lire les journaux. Ou moins. Mais chacun fait comme il peut.

Et à quoi doivent-ils s'intéresser?
Nous, les intellectuels, n'allons pas dans les banlieues. C'est pourtant là que les choses se passent. L'idée républicaine y est au pied du mur. C'est là que j'irais travailler si j'avais 20 ans et encore l'âme d'un militant. Ce que je n'ai plus, tout en gardant mes convictions. Mais le travail intellectuel a ses exigences. Une certaine solitude, ou un égoïsme certain. Je ne m'en vante pas!

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