L'Express
Le Monde
Libération
Sommaire des annexes

Les «nouveaux» réactionnaires:
Le Figaro ouvre ses pages aux «nouveaux» réactionnaires.


I - Alain Finkielkraut réagit «réactivement»
14 novembre 2002

II - P.-A. Taguieff fait part de sa «réactivité».
27 novembre 2002

III - Le Figaro fait de l'esprit («réactif» et un peu lourd).
27 novembre 2002

Sommaire des annexes


Repris du site Catallaxia(*)

I - Finkielkraut dans Le Figaro

Une interview du Grand Homme défiguré.

«Mai 68 a tout désacralisé sauf mai 68. Ce temple a désormais ses gardiens sourcilleux qui mettent à l'index l'irrévérence et le sarcasme.»

Dans un livre, «Le Rappel à l'ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires» (Seuil), Daniel Lindenberg dénonce une offensive dirigée, tout ensemble, contre «la culture de masse, contre les droits de l'homme, contre 68, contre le féminisme, contre l'antiracisme, contre l'islam». Suspectant «une nouvelle synthèse idéologique de combat» qui aurait pour hérauts des écrivains et philosophes aussi différents que Pierre Manent, Pierre-André Taguieff, Michel Houellebecq, Marcel Gauchet… l'auteur pointe une menace majeure pour la «société ouverte». Mis en cause, notamment dans le chapitre consacré aux intellectuels juifs accusés de «virer à droite», le philosophe Alain Finkielkraut explique au Figaro que la notion même de «nouveaux réactionnaires» ramène le débat public à un univers à deux dimensions, à l'affrontement de «deux camps – l'humanité et ses ennemis».

Propos recueillis par Joseph Macé-Scaron et Alexis Lacroix
[14 novembre 2002]

LE FIGARO. – Qu'est-ce qui a changé dans le paysage intellectuel français ?

La haine a renversé toutes les digues. Deux exemples: dans Le Rappel à l'ordre, un livre publié par les éditions du Seuil, à l'enseigne de la «République des idées», collection que dirige Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France et président du Centre Raymond-Aron, Daniel Lindenberg, membre du comité de rédaction de la revue Esprit, vient de m'apprendre, non seulement que j'étais un fieffé réactionnaire – y a-t-il d'ailleurs des réactionnaires qui ne soient pas fieffés ? –, mais qu'avec Régis Debray, Pierre Manent, Pierre-André Taguieff, Marcel Gauchet, Philippe Muray, Maurice Dantec, Michel Houellebecq, Shmuel Trigano et quelques autres, j'avais préparé la catastrophe du 21 avril, c'est-à-dire la présence de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de l'élection présidentielle, et qu'en trouvant à redire à la culture de masse, à l'idéologie des droits de l'homme, à mai 68, à l'omniprésente apologie du métissage, je m'inscrivais dans la lignée de ces intellectuels qui, au temps de la peste brune, se déchaînaient contre les métèques et les valeurs de la démocratie. Comme un bonheur ne vient jamais seul, je découvre dans Le Monde diplomatique, sous la signature de Maurice T. Maschino, qu'en compagnie cette fois de Pascal Bruckner, d'André Glucksmann, de Pierre Nora, de Jacques Julliard, de Bernard-Henri Lévy, je suis un «nouveau réactionnaire», c'est-à-dire un suppôt de l'empire israélo-américain.

Le retour tonitruant de la catégorie de «réac» signifie que la parenthèse antitotalitaire se ferme. De son aile radicale à son extrême centre, l'intelligentsia engagée militarise la vie de l'esprit. Il n'y a plus d'œuvre singulière, il y a deux camps – l'humanité et ses ennemis.

Comment expliquez-vous ce retour apparent à la pensée binaire – pour autant que cette dernière ait jamais cessé de se déployer ?

Depuis la Révolution, les adolescents et les intellectuels sont perpétuellement tentés de concevoir la politique comme la poursuite de la guerre par les moyens de l'injure.

Daniel Lindenberg cependant innove: à l'encontre des robespierristes classiques, il frappe d'infamie les détracteurs de l'état des choses et non ses partisans. Son titre est son programme: il rappelle à l'ordre les geignards, les grincheux, les inquiets, tous ceux à qui on n'a pas su faire aimer l'an 2000 et qui souffrent du monde tel qu'il va.

Camus disait:

«Le démocrate est modeste, car il est celui qui admet qu'un adversaire puisse avoir raison, qui le laisse donc s'exprimer, et qui accepte de réfléchir à ses arguments.»

Mais le démocrate a laissé place au démocratiste. Pour celui-ci, la démocratie n'est pas une scène où s'échangent des opinions; c'est un mouvement irrésistible: incarnant l'histoire en marche, le démocratiste s'indigne de rencontrer tant de momies, tant de rebuts, tant de vestiges de l'Ancien Régime parmi ses contemporains. A défaut de pouvoir leur couper la tête, il leur fait savoir qu'ils devraient être morts.

En confondant réactivité du penseur et pensée réactionnaire, cette position ne pèche-t-elle pas par anti-intellectualisme ?

Les robespierristes de toutes obédiences tiennent le président américain pour un imbécile heureux parce qu'il a dénoncé l'«axe du Mal», alors même qu'ils évoluent dans un espace à deux dimensions et qu'ils considèrent ceux qui ont des idées adverses comme des scélérats, destinés à remplir, au plus vite, les poubelles de l'histoire.

Aujourd'hui il y a une nouveauté: Robespierre semble descendre en droite ligne de la famille antitotalitaire…

Dans la liste de suspects que dresse l'auteur-épurateur du Rappel à l'ordre, un nom manque, et cette absence est assourdissante. C'est le nom de Paul Thibaud, coupable de tous les péchés (souverainisme, anti-soixante-huitardisme, critique du droit-de-l'hommisme, défense vieux jeu de l'école républicaine et j'en passe), mais ancien directeur de la revue Esprit; gracieux jusqu'au bout, le livre de Lindenberg est un parricide qui ne s'avoue pas. Je compte quelques amis chers dans cette revue. J'espère pouvoir m'expliquer avec eux et leur demander ce qui leur reste de la pensée antitotalitaire et de son refus de réduire la pluralité humaine au schéma manichéen d'une lutte entre le Bien et le fascisme, jamais plus vivant que depuis qu'il a été vaincu.

Orwell n'avait-il pas raison de déplorer que la gauche fût toujours antifasciste, mais rarement antitotalitaire ?

Aujourd'hui, ce n'est plus au profit de Staline et des staliniens, c'est au bénéfice d'une démocratie postnationale, propre sur elle, indemne d'histoire et de géographie, pure de toute composante atavique et héréditaire, qu'on oublie que les antifascistes les plus conséquents qu'il y ait eu en Europe sont deux personnages très enracinés, deux patriotes ombrageux et de surcroît conservateurs: de Gaulle, Churchill. Le jour est proche où l'on découvrira ce qu'il y a de pétainiste chez de Gaulle – et, tant qu'on y est, de lepéniste chez Churchill. Que faire en outre de Kundera, ce romancier certes cosmopolite mais qui, dans sa préface à Miracle en Bohême de Josef Skvorecki, a le front d'opposer le printemps de Prague, révolte populaire des modérés, explosion de scepticisme postrévolutionnaire, à l'explosion de radicalité lyrique et juvénile du mai parisien ? Et Raymond Aron lui- même, avec ses considérations désobligeantes sur le mouvement étudiant, est-il vraiment du bon côté de la barrière ? Peut-être faudrait-il rebaptiser Institut Guy-Debord le centre qui porte son nom. Ce n'est qu'un début: l'épuration continue.

Il est interdit d'interdire, mais il est un domaine qui doit échapper par définition à toute critique: mai 68. La mémoire de cet événement n'est-elle pas, au fond, notre dernier tabou ?

Mai 68 a tout désacralisé sauf mai 68. Ce temple a désormais ses gardiens sourcilleux qui ne tolèrent pas le plus petit dissentiment, qui mettent à l'index l'irrévérence et le sarcasme. Gare aux chevaliers de la Barre qui refusent de plier le genou au passage de leurs parades et de leurs processions !

Rien n'est plus comique que le spectacle de cette dévotion pontifiante à l'esprit de révolte; une bien-pensance est née dont les fidèles nous expliquent que, jusqu'en avril 1968, la France était un pays raciste, xénophobe, misogyne où, à l'abri des hauts murs des lycées-casernes, les professeurs torturaient les enfants à coups de règle en fer et de violence symbolique. A en croire ces incontestables contestataires, mai nous a simultanément délivrés du Moyen Âge, du XIXe siècle, de l'Occupation, de l'esclavage et de l'apartheid scolaires. Cette légende est parfaitement ridicule: tout en gardant de ce moment intense un souvenir ému, je sais que s'est alors cristallisée une confusion dévastatrice entre le pouvoir et l'autorité, entre le maître qui conquiert et celui qui enseigne.

Comme dit Hannah Arendt, la mère de tous les fascismes,

«l'autorité a été abolie par les adultes et cela ne peut signifier qu'une chose – que les adultes refusent d'assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants».

Dans le noyau de la pensée 68, on trouve, à la fin, une délégitimation de l'autorité et un goût prononcé pour le pouvoir… D'où vient cet étrange alliage ?

Mai 68 n'a pas été une révolution, mais plutôt un adieu, formulé dans les termes de la révolution, à la révolution même, ou, pour le dire avec les mots de Levinas (lors d'un entretien publié par Esprit),

«une dernière accolade à la justice humaine, au bonheur et à la perfection après l'apparition de la vérité que l'idéal communiste avait dégénéré en bureaucratie totalitaire».

Tout cependant n'a pas été perdu. 68 a gardé et nous a légué quelque chose de l'idée révolutionnaire: la haine des ancêtres, l'esprit de la table rase. Un des lieux communs de l'heure est qu'à l'exception de ce qui préfigure le bel aujourd'hui démocratique, notre histoire nationale est un long cortège de crimes.

Et nous ne sommes pas seuls en cause: toutes les patries charnelles sont maintenant sommées par l'antiracisme de se dissoudre dans le village global (nommé par anti phrase: «société ouverte»). Si le passé est invoqué, c'est toujours pour montrer son abjection ou, au moins, son imperfection. Imbu de sa supériorité morale, le présent ne transmet plus que lui-même. Voilà pourquoi notre enseignement est devenu si bête.

La définition de l'intellectuel n'est-elle pas, d'ailleurs, en train de changer, comme en témoigne la lecture la plus courante du conflit israélo-palestinien ?

La brutalisation de la vie intellectuelle est une retombée de la guerre israélo-palestinienne. Dans Dissent, une revue de gauche américaine, le philosophe Michael Walzer écrit qu'il y a quatre guerres en une au Proche-Orient: celle qu'à travers le terrorisme des Palestiniens mènent pour la destruction d'Israël, le combat palestinien pour un Etat à côté d'Israël, la guerre d'Israël pour sa sécurité et la guerre que mènent certains Israéliens pour maintenir les implantations ou annexer tout ou partie de la Cisjordanie. Cette complexité n'a pas sa place en France. Dans sa version tiers-mondiste comme dans sa version molle, la gauche intellectuelle nous explique que les terroristes agissent par désespoir et qu'il n'y a qu'une seule guerre, l'affrontement d'un peuple épris de liberté et d'une puissance coloniale.

L'Europe ne se sépare-t-elle pas de l'Amérique sur ce point ? Pourquoi semble-t-il y avoir aux Etats-Unis plus de place pour une gauche qui fasse droit au sens des nuances ?

Je ne sais pas. Mais je constate avec effroi qu'ici, chez nous, il apparaît légitime, intéressant, utile au débat, digne de la république des idées, conforme aux usages de la discussion civilisée en vigueur au Centre Aron, compatible avec le souci de la vérité qui habite le Collège de France, de «se la jouer antifasciste» en annonçant le retour du mal idéologique suprême et en ajoutant par surcroît à celui-ci une dimension juive. When Jews turn right, écrit Lindenberg: quand les Juifs viennent grossir les bataillons de la nouvelle offensive maurrassienne…

Justement. L'auteur du Rappel à l'ordre montre du doigt les intellectuels juifs «dénonçant avec une assurance qui ne laisse guère de place au doute ou à la contradiction une “vague d'antisémitisme” dont la réalité, en tant que telle, reste pourtant sujette à caution». Qu'en pensez-vous ?

Les agressions judéophobes et les synagogues qui flambent n'étant plus imputables à la bonne vieille extrême droite et aux Dupont-Lajoie que les progressistes aiment tant détester, on met en doute, de José Bové à Daniel Lindenberg, la réalité, la quantité, la gravité de ces événements. Et quand on reconnaît leur existence, c'est pour y voir une réaction certes un peu nerveuse, mais compréhensible, aux images quotidiennes de la violence des Israéliens. Il se répand dans notre pays une haine d'autant plus inquiétante qu'elle est inculpabilisable: on a cessé de reprocher aux Juifs d'être juifs et de menacer l'identité nationale, on leur en veut de ne plus être juifs et d'avoir déserté la place de l'Autre pour celle du bourreau ou de son complice.

N'est-il pas surprenant que les hommes politiques de gauche se montrent plus disposés que beaucoup d'intellectuels à dénoncer les positions antirépublicaines d'un certain nombre de représentants de l'islam ?

Il ne faut pas se lasser de dire que la catégorie de «réactionnaire» est totalement fictive. A l'ennemi aux mille visages, Lindenberg fait grief d'avoir dénoncé, en 1999, l'intervention de l'Otan en ex-Yougoslavie. Or, dès novembre 1991, pendant le siège de Vukovar, à une époque où sévissait partout l'indifférence à ce combat de nègres dans un tunnel, j'ai pris position contre l'agression serbe et plaidé pour une action énergique de la communauté internationale. Mais les différences de sensibilité n'empêchent pas les convergences ponctuelles.

En 1989 j'ai écrit, avec Régis Debray, Catherine Kintzler, Elisabeth de Fontenay et Elisabeth Badinter un manifeste contre le foulard islamique à l'école. Avant de saisir le Conseil d'Etat, le ministre Lionel Jospin pensait que tout devait être fait pour convaincre les jeunes filles d'abandonner le foulard et que, si celles-ci s'obstinaient, il fallait prendre acte de ce refus, et céder. Cette négociabilité des principes nous semblait dangereuse, et d'abord pour ces jeunes filles.

Daniel Lindenberg a beau nous accuser de rejeter l'islam et de succomber au racisme, je ne crois pas que la suite des événements nous ait donné tort: il n'y a pas de pire hospitalité que celle qui n'a que son ouverture à offrir, et il n'y a pas de réponse plus désastreuse à l'intégrisme musulman que la «shame pride» comme dit Philippe Muray mon compagnon de galère, d'une France narcissiquement installée dans la honte et le dénigrement de soi.


(*) Qui se proclame site du «libéralisme alternatif», mais quand on cherche ses sources auprès du Figaro, auprès de l'administration Bush ou auprès de la défunte «Démocratie libérale», on se demande: alternatif à quoi, exactement ?

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II - Pour «prouver» qu'on l'attaque à injuste titre en tant que «nouveau réactionnaire» P.-A. Taguieff choisit… Le Figaro comme tribune.

IDÉES La suite de la polémique sur les «Nouveaux réactionnaires»

Le nouvel opium des intellectuels

Pierre-André Taguieff(*)
[27 novembre 2002]

Voilà donc un livre qui se présente comme une enquête sur «les nouveaux réactionnaires», qui, par le «rappel à l'ordre» qu'ils opéreraient, à travers «la puissance corrosive des idées» qu'ils diffuseraient et légitimeraient en France, doivent d'urgence, selon Daniel Lindenberg (disons, L.), être dénoncés comme l'une des principales menaces pesant sur «la démocratie», incluant notamment l'État de droit, la Constitution et les droits de l'homme, l'idéal égalitaire et le pluralisme libéral. Faut-il prendre à la lettre cette défense du «projet démocratique»? Faut-il la prendre au sérieux? Doit-on, lorsqu'on est fermement attaché à l'existence de la démocratie pluraliste et constitutionnelle (ce qui est mon cas), suivre L., «conseiller» du directeur de la revue Esprit (Olivier Mongin), dans sa croisade contre les représentants de la «nouvelle réaction qui se met en place»? Ou encore: les «nouveaux réactionnaires» existent-ils, et, s'ils existent, constituent-ils un danger réel pour «la démocratie»? Ces dangereux auteurs de livres remettraient-ils en question la «société ouverte», voudraient-ils en finir avec l'idéal égalitaire, pour revenir à un ordre social «fermé» fondé sur la hiérarchie et l'intolérance?

D'entrée de jeu, le lecteur constate que l'objet de la dénonciation litanique n'est pas défini, qu'il n'est en aucune manière construit comme catégorie de l'analyse idéologico-politique. Il s'agit d'une petite machine de guerre dirigée contre tous ceux qui ne font pas partie du grand club socialo-libéral-libertaire, le club des conformistes heureux. L'ennui, c'est qu'elle tourne autour d'un concept vide: «les nouveaux réactionnaires». Simple catégorie d'amalgame, procédé d'étiquetage idéologique de tout contradicteur qu'on veut disqualifier.

Dans un contexte où l'humanité entière communie dans l'éloge de «la démocratie», L. s'indigne devant ce qu'il appelle confusément «l'entropie actuelle de l'enthousiasme démocratique». Sa tentative d'intimidation se fonde sur l'accusation sloganique: le «retour des/aux années trente».

L'ennui, c'est qu'aucun des philosophes stigmatisés ne s'affirme partisan du rétablissement d'un ordre social prédémocratique ou antidémocratique ! S'ils critiquent l'ordre démocratique existant, c'est au nom des valeurs et des normes de la démocratie, lesquelles peuvent être équivoques ou contradictoires entre elles (ce qui égare tout pense menu). On n'aperçoit, chez ces prétendus «réactionnaires», nulle nostalgie d'un quelconque «Ancien Régime» (ce qui ne leur interdit pas d'éprouver des nostalgies, toutes coupables selon L.). Le dénonciateur est contraint d'aller chercher dans les écrits souvent provocateurs de Marc-Édouard Nabe, de Michel Houellebecq ou de Maurice Dantec des fragments censés illustrer les dérives «réactionnaires» de tous les auteurs cités. Cette multitude bariolée offerte à la détestation publique n'illustre en aucune manière une catégorie définie, ni même définissable.

Cette première faiblesse du libelle suffit à en détruire la portée. L'imprécation y est soigneusement évitée, la dénonciation édifiante domine. Bizarrerie textuelle: un pamphlet tiède. Le commissaire aux idées «propres», effrayé par son audace, invente malgré lui le terrorisme intellectuel terrorisé ! Mais l'inquisiteur se double d'un visionnaire: la soixantaine venue, le «conseiller» L. est saisi par une horrifique vision, celle «d'authentiques régressions» et de «retours en arrière», il croit voir «revenir au galop» ce qu'il appelle «les passions les plus archaïques de la communauté intellectuelle» ou «des passions naguère encore inavouables». Il identifie un «tournant passéiste» qui s'annonce dans «les “retours” et autres “rappels”» «à l'ordre dans les arts». Avec son sérieux inébranlable, il s'interroge: «Une nouvelle “Action française” est-elle pour demain ?», et répond avec gravité: «Tout paraît possible...» Ce qui menace la société française, ce n'est pas le terrorisme islamique, ni l'augmentation du chômage, c'est le spectre de Maurras.

Le «conseiller» L. ne prend pas la peine de discuter les thèses de penseurs tels que Pierre Manent, Marcel Gauchet, Alain Finkielkraut, Alain Besançon, Shmuel Trigano, Jean-Claude Milner ou Alain Badiou, il se contente d'épingler leurs noms sur sa liste noire. Par la magie de l'argument sophistique (mais inusable) de la «pente glissante», l'accusation peut être lancée: ceux qui commencent par critiquer «la démocratie» en tel ou tel de ses aspects supposés (culture de masse, liberté des moeurs, «mai 68» (...), «droit-de-l'hommisme», etc.) sont insensiblement mais fatalement conduits à la rejeter (posture «réactionnaire»), pour finir dans le camp de ses ennemis (posture «fasciste»). Le message implicite est le suivant: «réactionnaires» aujourd'hui, «fascistes» demain.

La dénonciation néo-antifasciste des suspects possède comme telle une force d'intimidation, qui permet de faire l'économie d'une discussion critique approfondie des thèses et des arguments dénoncés. Pour l'inquisiteur L., critiquer le fonctionnement observable de la démocratie libérale (en France ou ailleurs) est comme tel un critère de «pensée réactionnaire». S'interroger, d'une façon non apologétique, sur l'héritage de mai 68, c'est hautement suspect. Penser qu'il importe de lutter contre l'insécurité, c'est sombrer dans l'autoritarisme (toujours «populiste»). Douter des vertus de la «culture de masse», c'est donner dans un élitisme «passéiste». Mettre en doute les bienfaits du «tourisme de masse», ne pas croire qu'il s'agit là d'un progrès considérable propre aux «sociétés ouvertes», c'est mépriser les masses, et douter des «progrès» de «la démocratie». Soumettre à un examen critique ce qu'il est convenu d'appeler l'«antiracisme», c'est insensiblement glisser vers le racisme et la xénophobie. Ne pas croire que le «métissage» sauvera l'humanité, c'est un acte d'incrédulité exécrable, car la «société métissée» est l'avenir de l'humanité «citoyenne». Avouer son écoeurement devant les instrumentalisations des «droits de l'homme», ou les manipulations des sentiments humanitaires, bref, dénoncer l'imposture du «droit-de-l'hommisme», c'est scandaleux. S'inquiéter des dérives fondamentalistes ou jihadistes de l'islam, prendre le terrorisme islamiste au sérieux, c'est de l'islamophobie. S'élever contre la diabolisation d'Israël, refuser la mise en question de son droit à l'existence, c'est être un suppôt de Sharon, assimilé à un «nazi». Constater avec inquiétude l'installation d'une vulgate antijuive dans le monde (et en France tout particulièrement), accompagnée d'actions violentes visant les juifs dans leurs personnes ou dans leurs biens (synagogues brûlées, attentats terroristes, etc.), c'est à la fois un mirage et (aussi) un indice d'islamophobie, etc. Ravages de l'islamophilie des imbéciles, telle qu'elle se développe aujourd'hui dans les milieux bien-pensants de gauche et d'extrême gauche.

Ce libelle de commande aurait pu porter le titre de «Sales Réacs !», et se réduire à une liste de suspects, jetés en pâture à un public supposé crédule. Quel rapport existe-t-il entre les pensées respectives de Jean-Claude Milner et de Pierre Manent ? Entre celles d'Alain Badiou et de Marcel Gauchet ? Entre celles de Régis Debray et de Shmuel Trigano ? Entre celles de Pierre Bourdieu (même lui !) et d'Alain Finkielkraut ? D'Alain Besançon et de Jacques-Alain Miller ? Pour répondre à ces questions préjudicielles, il aurait fallu que le dénonciateur de toutes ces figures de la vie intellectuelle commençât par analyser comparativement et scrupuleusement leurs oeuvres, au lieu de citer ou de paraphraser vaguement, avec une malveillance systématique, des propos tronqués extraits d'interviews hâtivement parcourues (Pierre Manent, cible privilégiée, fait l'objet d'un traitement de tradition stalinoïde, particulièrement odieux.) Le cas de Shmuel Trigano est vite réglé: caractérisé comme «le porte-parole le plus influent du communautarisme juif d'aujourd'hui», épinglé lourdement comme juif maurrassien, dénoncé comme l'un des intellectuels juifs qui pensent «dans une direction aussi peu républicaine.» L. glisse au passage, à propos de la «vague d'antisémitisme» dénoncée par certains intellectuels qui «se sont fait les porte-parole de la «communauté juive»», que sa «réalité en tant que telle reste (...) sujette à caution.»

Sur ce point L. a le mérite de la clarté. Il se met à douter publiquement de la «réalité» de ladite «vague d'antisémitisme». Alors qu'elles s'étaient bruyamment indignées devant les malheurs des Kosovars, érigés en victimes innocentes ou en courageux résistants, les belles âmes d'Esprit, à en croire leur délégué antiréactionnaire, doutent du caractère «antisémite» des violences antijuives, observables en France depuis octobre 2000. L'indice saute aux yeux : on ne trouve, dans la revue dirigée par Olivier Mongin, aucune mention de cette vague de judéophobie qui, portée par certains milieux néogauchistes autant que par les mouvances islamistes, balaie la société française depuis plus de deux ans. Ce silence et ces doutes équivalent à une négation.

D'ailleurs, l'extravagant L. dont l'engagement propalestinien n'est plus un secret pour personne, précisera, au cours d'une émission de France-Culture («La suite dans les idées», le 13 novembre 2002), que cette «vague» de judéophobie n'est à ses yeux qu'une «construction intellectuelle». Manière de rejoindre les positions des plus fanatiques «antisionistes» d'extrême gauche (à la José Bové). L. ne perçoit en France que de l'«islamophobie» ! Cette attitude dubitative à l'égard des manifestations contemporaines de judéophobie est d'autant plus significative qu'elle va de pair, dans la revue, avec une sous-estimation systématique de la menace islamiste et une présentation idéalisée de l'islam (réel).

Nous voici donc, à l'automne 2002, entrés dans une nouvelle phase de «vigilance» magique. Le robespierrisme timide et fielleux de L. en constitue l'un des indices. Si l'on veut donner un sens politique à cette opération, il ne peut être que le suivant: accuser une partie notable de la classe intellectuelle d'avoir, par ses critiques hérétiques, rendu possible le score inquiétant de Le Pen le 21 avril 2002. Avant le premier tour de l'élection présidentielle, en effet, le libelle ne devait viser que les quelques écrivains épinglés. L'échec de la gauche jospinienne ou «plurielle», loin d'être dû à ses propres illusions et maladresses s'expliquerait par les crimes d'hérésie et d'apostasie commis par nombre d'intellectuels et d'écrivains ! Vision consolante.

Les douaniers de la pensée sont de retour. L'opium «néofasciste» permet aux «intellectuels de gauche» les plus invertébrés de se supporter eux-mêmes. Leur ressentiment se fixe sur ceux qui sauvent l'honneur de la réflexion libre, dont l'existence même leur porte ombrage. Les règlements de comptes comblent le vide creusé par la disparition, à gauche, des perspectives d'avenir et des horizons d'attente. Le culte des «bons sentiments» et l'épuration magique remplacent les projets. Un irrespirable mélange de stalinisme prolongé, de maccarthysme retourné et de «politiquement correct» d'importation récente leur tient lieu d'idéologie politique. Tel est le nouvel opium des intellectuels «de gauche», d'une gauche de confort. Il est temps, pour les esprits non résignés qui se situent à gauche, d'ouvrir les yeux sur le monde sans lunettes déformantes et de s'ouvrir à autrui sans arrière-pensées malveillantes.


(*) Directeur de recherche au CNRS. Dernières publications L'Illusion populiste, Paris, Berg International, 2002; L'Idée de progrès. Une approche historique et philosophique, Paris, Les Cahiers du Cevipof, n° 32, septembre 2002.

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III - Quand un plumitif poussif du Figaro se prend pour Marcel Proust…

En êtes-vous ?

Joseph Macé-Scaron
[27 novembre 2002]

«Alors quoi de neuf ?», me demanda la duchesse de Guermantes, avec ce mélange de hauteur et de vulgarité qui n'appartient qu'à la bonne société du boulevard Saint-Germain. «On dit que Swann a rejoint les rangs des Nouveaux Réactionnaires», chuchotai-je. «Swann en est aussi ?, s'amusa-t-elle. On m'avait dit que Bergotte en était, mais Swann, je ne l'aurai jamais cru».

«Que se passe-t-il ?», demanda Saint-Loup qui avait bien vu l'agitation gagner le salon. «Swann en est !», lâcha la duchesse de Guermantes. A ce moment, elle ressemblait à cette Judith que j'avais maintes fois admirée sur un des vitraux de la chapelle de Méséglise.

«Moi aussi, je veux adhérer !, s'écria le bon docteur Cottard qui passait par là, chargé d'une assiette de petits fours. «On n'adhère pas aux Nouveaux Réactionnaires ! rétorqua Saint-Loup sèchement. On en est, voilà tout !». «Etre dans le libelle de Lindenberg est bien plus chic que d'être au Jockey ! C'est le «must», hasarda Mme Verdurin qui voulait aussi «en être ».

«Je ne connais pas ce Monsieur Lindenberg. Je suis confus. Mais qui en est alors ?», s'enquit timidement Cottard. «Mais tout le monde, répondit Mme de Guermantes, Finkielkraut, Taguieff, Dantec, Manent, Houellebecq, Gauchet, Muray, Trigano, Thibaud... Vous voyez bien, tout le monde en est ! Il faut en être ! Nous n'avons pas le choix.»

«Et qu'est-ce qui relie ces gens entre eux ?» continua le bon docteur qui décidemment n'avait rien compris. «Rien, ils sont cités et cela seul suffit» s'irrita Mme Verdurin.

«Alors, j'en suis ! lança témérairement Cottard et je vais demander de ce pas au baron Charlus s'il en est aussi !». Il me laissa le plateau de petits fours et je m'abîmais quelques secondes dans cette curieuse rosace qui me rappelait les goûters que maman me confectionnait à Balbec.

J'entendis tout à coup un terrible rugissement et vis le baron de Charlus, sa canne brandie au-dessus de la tête du pauvre Cottard. «Comment ça si j'en suis ? Comment osez-vous me demander si j'en suis espèce de misérable ?». Le docteur avait battu précipitamment en retraite. Aussi blême que ces héroïnes de Puvis de Chavannes, il se protégeait tant bien que mal de la colère de celui qui comptait dans ses ancêtres deux rois de Sicile, trois ducs d'Anjou et une myriade de marquis. «Si j'en suis, Cottard ?». «Des Nouveaux Réactionnaires, monsieur le baron, des Nouveaux Réactionnaires...», articula avec peine l'impétrant.

Passant du rouge pivoine au rose, le baron de Charlus baissa lentement sa canne et fit naître sur ses lèvres fardées un sourire d'ange. «Ah ! Des Nouveaux Réacti onnaires ?». Cottard hocha douloureusement la tête. «Mais bien sûr docteur que j'en suis ! J'en suis ! J'en suis !», s'écria-t-il. Et il s'éloigna avec ce sautillement que j'avais remarqué le soir où je l'avais surpris en grande conversation avec Charlie Morel.


PS. Ce texte est inspiré d'un inédit de Marcel Proust écrit par... Jean Cau, il y a vingt-deux ans. A l'époque, il s'agissait non pas des «Nouveaux Réactionnaires» mais de la «Nouvelle Droite».

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