L'Express
Le Figaro
Libération
A N N E X E S

Les «nouveaux» réactionnaires:
Le Monde, pondéré comme d'habitude
(mais il paraît qu'il fait partie du complot…)


I - Ce livre qui brouille les familles intellectuelles
21.11.02

II - Pierre Rosanvallon:
"Il faut refaire le bagage d'idées de la démocratie française"
21.11.02

III - Daniel Lindenberg: rester à gauche après le totalitarisme
21.11.02

IV - Trois questions à Pierre Nora
21.11.02

V - Un procédé éditorial engagé par Pierre Bourdieu
21.11.02

VI - Intellectuels français et "coup de barre" à droite
Le Monde des livres | 14.11.02

VII - "Nouveaux réactionnaires": un manifeste en réplique
28.11.02

VIII - Marcel Gauchet, au chevet de la démocratie
21.11.02

A N N E X E S

Livre. Dans un pamphlet, Daniel Lindenberg attaque en bloc les «nouveaux réactionnaires», qui formeraient un courant intellectuel.

La traque des nouveaux réacs

• LE MONDE | 21.11.02 | 12h04
• MIS A JOUR LE 21.11.02 | 12h58

Ce livre qui brouille les familles intellectuelles La publication d'un ouvrage de l'historien Daniel Lindenberg, "Le Rappel à l'ordre", qui dénonce la dérive "réactionnaire" de nombreuses personnalités, suscite une violente polémique, révélatrice des profonds bouleversements des clivages politiques au sein du débat public.

Depuis deux semaines, l'ouvrage de l'historien Daniel Lindenberg, Le Rappel à l'ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Seuil, "La République des idées" ("Le Monde des livres" du 15 novembre) provoque l'une de ces controverses qui, à intervalles réguliers, rebattent les cartes de la vie intellectuelle en France. Dans ce petit livre de 94 pages, Daniel Lindenberg, conseiller de la revue Esprit, dénonce en effet la dérive "réactionnaire" d'un certain nombre d'intellectuels français dont les critiques répétées de Mai 68, de l'islam, du "droit-de-l'hommisme", du féminisme ou de l'obsession festive auraient fini par outrepasser les limites de l'horizon démocratique pour sombrer dans une dérive franchement néoconservatrice ou réactionnaire.

Les répliques ne se sont pas fait attendre. Les mots d'"épuration", d'"éradication" et de "délation" fleurissent. Perfidement, Alain Finkielkraut se demande dans Le Figaro (daté 14 novembre) s'il ne faudrait pas rebaptiser l'Institut Raymond-Aron, que dirige Pierre Rosanvallon – par ailleurs responsable de l'association La République des idées, qui publie le livre – "Institut Guy-Debord" du nom du célèbre chef de file des situationnistes.

Cette polémique tient tout d'abord à la surprise des personnalités mises en cause, furieuses de constater que la charge vient d'un camp qu'ils avaient plus ou moins cru le leur. Des intellectuels comme le sociologue Pierre-André Taguieff ou le philosophe Marcel Gauchet, malmenés par l'enquête de Daniel Lindenberg, ont eu longtemps pages ouvertes dans Esprit. En outre, depuis les grèves de 1995 contre le plan de réforme de la Sécurité sociale et la guerre des pétitions qui s'étaient ensuivies, deux galaxies intellectuelles paraissaient devoir s'opposer durablement : d'un côté les "radicaux", porteurs d'une lecture décidément critique de la société, regroupés autour de la figure du sociologue Pierre Bourdieu, décédé en janvier 2002 ; de l'autre, les "libéraux" acceptant l'ordre démocratique et économique tel qu'il est, celui-ci fût-il amendable, et se réclamant de la redécouverte d'une tradition française de libéralisme politique symbolisée par Alexis de Tocqueville (1805-1859) et Benjamin Constant (1767-1830). C'est cette coalition, longtemps stigmatisée comme foyer de "consensus mou" ou comme "pensée unique" par ses adversaires, que le livre de Daniel Lindenberg fait voler en éclats. Comme si la césure passait désormais non plus entre libéralisme et radicalité, mais à l'intérieur même d'un camp antitotalitaire longtemps regroupé autour de revues comme Esprit et Le Débat.

Daniel Lindenberg distingue les libéraux "authentiques" (Jean-Claude Casanova, Pierre Rosanvallon, Dominique Schnapper) de ceux pour qui la référence à Tocqueville n'aurait été qu'"un outil destiné à écraser le marxisme". Sous le masque libéral, il soupçonne ces derniers de nourrir la nostalgie d'une "démocratie forte, voire héroïque" quand ce n'est pas d'un "néo-populisme".

Contre-attaques virulentes

L'auteur du Rappel à l'ordre balaie le reproche qui lui est fait par M. Finkielkraut d'avoir épargné un personnage comme l'ancien directeur d'Esprit, Paul Thibaud, pourtant proche des positions qu'il dénonce. A ceux qui s'étonnent de ne pas voir figurer dans sa liste le nom de Blandine Kriegel (aujourd'hui proche de Jacques Chirac après avoir été une figure de la gauche intellectuelle), Daniel Lindenberg répond qu'il s'est attaqué de préférence à "ceux qui tiennent un double discours".

Mais cela vaut-il pour des écrivains comme Michel Houellebecq, Philippe Muray ou Maurice Dantec, autres cibles du Rappel à l'ordre, dont le moins que l'on puisse dire est que leur rejet convulsif de tou-tes les valeurs de la gauche intellectuelle n'est guère dissimulé ? Parmi les intellectuels mis en cause, Pierre-André Taguieff est un de ceux qui a contre-attaqué avec le plus de virulence : "Accuser des intellectuels de retour aux années 1930, c'est les accuser de mener tout droit aux années noires". Selon lui, ce livre invente un genre inédit, celui du "pamphlet tiède". "L'opération relève des chasses aux sorcières régulièrement lancées par la gauche communiste trotskiste et tiers-mondiste, ajoute M. Taguieff, mais avec cette sensibilité particulière au centre-gauche qui représente l'axe du Bien et la métapolitique des bons sentiments". A l'en croire, Daniel Lindenberg incarne le prototype du "terrorisme intellectuel terrorisé".

Beaucoup de personnalités visées par la charge de Daniel Lindenberg croient discerner en arrière-plan l'influence aussi bien de Pierre Rosanvallon que d'Esprit, une revue née sur le terreau du catholicisme de gauche et qui, après sa "déconfessionnalisation", voulait incarner, dans les années 1990, la gauche antitotalitaire et non marxiste (Olivier Mongin, qui en est le directeur, est également vice-président de La République des idées).

Ce n'est pas l'opinion de Marc-Olivier Padis, rédacteur en chef d'Esprit, auteur en 1996 du livre Marcel Gauchet : la genèse de la démocratie (Michalon), consacré à l'œuvre de ce philosophe aujourd'hui critiqué dans Le Rappel à l'ordre. Il juge le livre de Daniel Lindenberg "culotté, courageux, franc". "C'est la fin de la famille antitotalitaire, dit-il. Une famille qui s'était d'ailleurs déjà effritée au moment de la guerre en Yougoslavie et, plus récemment, dans le contexte de flottement politique consécutif aux attentats du 11 septembre et au choc du premier tour de la présidentielle".

Fractures durables

Les fractures risquent d'être d'autant plus durables qu'elles divisent parfois des universitaires qui travaillent depuis longtemps ensemble. Ainsi au Centre Raymond-Aron, un laboratoire de l'Ecole des hautes études en sciences sociales que dirige Pierre Rosanvallon, aujourd'hui professeur au Collège de France, et dont Pierre Manent – autre "néoréactionnaire" selon Daniel Lindenberg – est l'un des chercheurs. "Une longue collaboration amicale me lie à Pierre Rosanvallon, s'attriste Pierre Manent. C'est ce fait qui donne son amertume à la publication d'un livre dont la médiocrité m'aurait sinon rendu indifférent".

"Je veux bien être qualifié de réactionnaire, ajoute-t-il, je réagis effectivement à la tendance actuelle à la dépolitisation ! Daniel Lindenberg m'insère dans un tissu de références sur l'islam, objet d'étude qui n'a jamais été le mien. Il évoque deux mots que j'ai prononcés en réponse à une interview au Figaro, dans laquelle je me livrais à l'exercice d'explication des résultats du premier tour de la présidentielle de la société française par l'immigration musulmane. En somme, s'il veut m'inculper, il devrait surtout me dénoncer comme un antieuropéen fanatique !"

Même à l'intérieur de La République des idées, tous n'ont pas apprécié la publication de l'ouvrage. Laurent Bouvet, un proche de Pierre Rosanvallon qui fut rédacteur en chef de la Revue socialiste et également le premier secrétaire général de l'association, a décidé de prendre ses distances. "Je pense que ce livre est déplacé par rapport aux autres titres de la collection", commente-t-il simplement. Il désapprouve que le débat intellectuel en vienne à porter sur les personnes et se substitue au débat d'idées. Il déplore que, non sans un certain mépris de la politique, on en vienne à réduire celle-ci à une affaire de postures et non de convictions.

Pour le philosophe Alain Renaut, lui aussi discrètement mis en cause pour sa critique de "la pensée 68" menée autrefois avec l'actuel ministre de l'éducation Luc Ferry, la controverse en cours témoigne que l'époque est moins à la recomposition qu'à la confusion. "C'est étonnant comme les intellectuels français ne peuvent comprendre une position de type tocquevillien ! On peut être convaincu que l'individu reste l'horizon de la politique sans pou autant évacuer la mine de problèmes qui se posent dès lors qu'on introduit dans un milieu pénétré de hiérarchie, comme par exemple l'école, la liberté et l'égalité".

Lui ne conteste pas qu'il y ait bien eu un "horizon conservateur" dans la redécouverte du libéralisme politique au cours des années 1980 puisque ce paradigme parfois appelé "néotocquevillien" avait été adopté contre les explosions des années 1970. Mais aujourd'hui, alors que ce paradigme semble s'épuiser, la pensée de la démocratie est à reconstruire.

Jean Birnbaum et Nicolas Weill

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 22.11.02

A N N E X E S

• LE MONDE | 21.11.02 | 12h24
• MIS A JOUR LE 21.11.02 | 13h33

Pierre Rosanvallon : "Il faut refaire le bagage d'idées de la démocratie française" Entretien avec ce professeur au Collège de France et président de l'association La République des idées.
Cet entretien a été relu et amendé par M. Rosanvallon.

Comment expliquez-vous la violence des réactions au livre de Daniel Lindenberg ?

Leur brutalité m'a surpris. Mais elles s'expliquent à la fois par la forme et par le fond de ce livre. Sur le fond, il rend lisible un ensemble de recompositions du milieu intellectuel qui étaient jusque-là rampantes, implicites, et cet "effet de révélation" oblige soudain à un repositionnement des uns et des autres. En gros, l'espace politique était traditionnellement structuré entre, d'une part, l'ensemble droite libérale/social-démocratie et, d'autre part, un pôle de radicalité. Or on voit maintenant apparaître une sensibilité inédite, un mouvement indissociablement critique et réactif : Pierre-André Taguieff a parlé d'une réorientation "résistancielle-conservatrice", Régis Debray de l'avènement de "traditionalistes subversifs" et Alain Besançon, plus sobrement, de "réactifs". Quels que soient les mots, on voit bien émerger là une nouvelle culture politique, aux contours certes encore mouvants.

C'est ce qui a justifié pour moi l'édition de ce livre, même si, sur la forme, son mode d'exposition pointilliste, son choix de citer nombre d'auteurs assez rapidement entraînent des rapprochements et des risques d'amalgames qui peuvent donner le sentiment d'une certaine confusion. Mais cette confusion est aussi celle de la réalité elle-même. L'élément nouveau, dans ce déplacement de la scène politique et intellectuelle, ce n'est pas une doctrine encore constituée, c'est d'abord un front commun de dénégations et de détestations partagées, un ensemble de chassés-croisés et de résonances entre des œuvres fort disparates ; par exemple une même façon de mettre en scène un rapport simplificateur entre le peuple et les élites.

Un passé de militant, une chaire au Collège de France et une collection de petits livres musclés, destinée au large public : certains vous soupçonnent de vouloir prendre la place de Pierre Bourdieu...

Ne fantasmons pas. Le problème n'est pas d'occuper des places, mais d'être fidèle à une certaine vision du travail intellectuel où l'universitaire s'engage par les objets qu'il se donne (en ce qui me concerne les transformations de la démocratie) et non par les postures qu'il adopte. Je n'ai pas attendu mon entrée au Collège de France pour avoir cette conception du lien entre travail intellectuel et vie civique. Il ne faut pas prendre Bourdieu comme le seul exemple de l'intellectuel qui ait eu le souci de la société ! Remettons les choses à leur juste place.

Ce que je cherche avec cette collection de livres (eux-mêmes adossés à des travaux plus savants), c'est d'aider à un supplément d'intelligibilité dans des domaines où l'on sent confusément que des choses se passent mais sans bien arriver à les identifier. Il s'agit par là de participer à la refondation d'un débat public qui ne soit plus simplement structuré par un affrontement de positions déjà acquises.

Je pense comme Camille Desmoulins que le propre de la République, c'est d'appeler les hommes et les choses par leur nom.

En même temps, le ton du livre de Lindenberg apparaît largement pamphlétaire.

Les années 1990 ont été celles d'intenses recompositions intellectuelles. Ce livre rend visible un phénomène qui n'avait pas encore été décrit : l'apparition d'une nouvelle forme d'illibéralisme. La dénonciation de la société ouverte s'opère en effet maintenant au travers d'une sensibilité que l'on peut appeler "critique réactionnaire".

Alors que le débat a longtemps opposé les visions modérée et révolutionnaire du progrès, l'actuelle décomposition des pensées de l'histoire a débouché sur une propension à la détestation générale de ce qui change, de ce qui bouge, et sur une volonté de retour au passé. La question n'est pas simplement celle d'un virage à droite de la société. C'est quelque chose de plus profond.

La démocratie implique bien sûr une capacité permanente à l'autocritique. Mais ce que l'on voit surgir déborde de ce cadre. Ce sont des sentiments plus négatifs, la vision morose d'un déclin, voire d'une décadence. Il y a une panne de l'intelligence critique et des pensées de la modernisation, qui alimente aujourd'hui une sorte de repli sur une pensée réactive. Cela me paraît effectivement dangereux.

Le livre de Daniel Lindenberg met en cause certains de vos collègues du Centre Raymond-Aron (EHESS). Serait-ce la fin d'une famille politique ?

Nous vivons dans un paysage intellectuel qui a certes beaucoup changé. La proximité historique de ceux qui se sont retrouvés dans le Centre Aron à la fin des années 1970 a été fondée par deux points communs très importants : la critique du totalitarisme et le sentiment d'un essoufflement des cultures traditionnelles, appelant une nécessaire réappropriation de l'héritage libéral. D'où un travail d'édition et de relecture d'œuvres comme celles de Constant ou de Tocqueville. Vingt ans après, ce travail de rattrapage est accompli, et, même si ce n'est jamais définitivement acquis, la question du totalitarisme est derrière nous ! Mais la vie universitaire commune continue, car les divergences politiques et intellectuelles n'empêchent pas d'être dans la même institution. La vie des idées consiste en effet à confronter des œuvres entre personnes qui ont une même vision de l'exigence intellectuelle, et non à disserter d'étiquettes politiques. Relativisons donc dans ce cadre la portée des critiques adressées par Lindenberg à tel ou tel.

De la Fondation Saint-Simon à La République des idées et des fines notes vertes aux petits livres rouges, quelle a été l'évolution de votre projet ?

Quand a été créée la Fondation Saint-Simon, le problème-clé était la modernisation d'une gauche qui avait gagné les élections avec un programme commun inscrit dans la tradition séculaire du socialisme de la fin du XIXe siècle. Aujourd'hui, nous sommes entrés dans le monde de l'après-communisme et dans celui d'un nouvel univers du capitalisme. Il ne s'agit plus d'aggiornamento, mais de refondation intellectuelle, pour reconstruire une analyse de la réalité. Car même si les grèves de l'hiver 1995 ont semblé leur donner un nouvel élan, il y a bien une crise des anciennes pensées critiques, qui se sont réduites à de simples postures politiques, du type "résister à l'air du temps, à la mondialisation", et qui ne sont plus fondées sur une analyse constructive du monde en d'émergence.

Comment votre démarche s'inscrit-elle dans la quête actuelle de redéfinition d'une gauche moderne ?

On voit aujourd'hui se multiplier les clubs et les think tanks. On ne peut que s'en réjouir. Mais la plupart restent des machines politiques auxiliaires. Notre but est plus du côté de la production de connaissances que du côté de la politique partisane. Je pense que oui, il faut refaire le bagage d'idées de la démocratie française. La République des idées est liée à cette nécessaire refondation intellectuelle d'une gauche réformiste.

Propos recueillis par Jean Birnbaum
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 22.11.02

A N N E X E S

• LE MONDE | 21.11.02 | 12h24
• MIS A JOUR LE 21.11.02 | 13h33

Daniel Lindenberg : rester à gauche après le totalitarisme Historien des idées, l'auteur de "Rappel à l'ordre" entend poursuivre sa réflexion sur les nouvelles critiques de la démocratie en France.

La trajectoire de Daniel Lindenberg est caractéristique de celle d'une génération d'intellectuels qui, après avoir été marquée par l'engagement dans l'extrême gauche, a su opérer un retour critique sur le totalitarisme sans passer du côté droit. Son dernier ouvrage, Rappel à l'ordre, constitue peut-être le terme de ce mouvement introspectif initié à la fin des années 1970. Il y reproche à certains de ses pairs d'avoir été trop loin dans la remise en question de leur choix politique de jeunesse ; mais n'en a-t-il pas lui-même emprunté quelques chemins ?

Daniel Lindenberg est né en 1940 à Clermont-Ferrand, de parents immigrés juifs polonais que les hasards de l'exode avaient conduit dans la capitale auvergnate. Après des études d'histoire et de sociologie à la Sorbonne, il adhère dans les années 1960 à l'Union des étudiants communistes, dont la fraction gauchiste fut "épurée" par le PCF. Puis il passe à l'Union des jeunesses communistes (marxiste-léniniste), un groupe maoïste où milite également Blandine Kriegel, dont il croise l'itinéraire. C'est sous l'influence de la philosophe qu'il dit avoir rompu avec le marxisme.

Il devient ensuite historien des idées - sa carrière se confond avec celle de l'université de Vincennes (aujourd'hui Paris-VIII, où M. Lindenberg est professeur depuis 1996). Ses premiers livres se ressentent des options politiques en vogue : L'Internationale communiste et l'école de classe (1972), sous l'inspiration du philosophe althussérien Nikos Poulantzas, aux éditions Maspero, et Le Marxisme introuvable (1975).

Un autre essai, Lucien Herr, le socialisme et son destin, écrit avec Pierre-André Meyer, défend les socialistes contre les attaques d'un autre dreyfusard, Charles Péguy. Le livre provoque la rencontre avec Paul Thibaud, plus favorable à Péguy, et avec la revue Esprit. A cette époque, Lindenberg tente de trouver une tradition socialiste française non marxiste, une démarche proche de celle de Jacques Julliard. Ami d'Olivier Mongin, le successeur de Paul Thibaud à partir de 1988, il publie des articles consacrés à l'histoire intellectuelle - objet de ses Années souterraines (La Découverte, 1990) ainsi qu'au conflit israélo- arabe.

Daniel Lindenberg est un partisan du modèle du franco-judaïsme contre des versions plus communautarisantes dans la ligne, affirme-t-il, de l'œuvre de la sociologue Dominique Schnapper. Il milite pour une version "laïque et humaniste" de la judéité - ce dont témoigne son essai sur le marranisme intitulé Figures d'Israël : l'identité juive entre marranisme et sionisme (Hachette Littérature, 1997).

Aujourd'hui, Daniel Lindenberg, qui est membre du PS, se définit comme "plutôt jospiniste" et se dit intéressé par Arnaud Montebourg et Julien Dray. Comme il ressent "une certaine insatisfaction de [s]'être exprimé de façon allusive" à propos de la polémique qui entoure son Rappel à l'ordre, il entend approfondir le sujet dans le cadre de son séminaire bientôt consacré aux "Nouvelles critiques de la démocratie en France", notamment chez Pierre Manent et Marcel Gauchet.

Nicolas Weill
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 22.11.02

A N N E X E S

• LE MONDE | 21.11.02 | 12h24
• MIS A JOUR LE 21.11.02 | 13h33

Trois questions à Pierre Nora

En tant que fondateur de la revue le Débat, quelle lecture faites-vous de cette "enquête sur les nouveaux réactionnaires"?

Le livre lui-même me choque profondément, parce que, au prétexte de cerner une nébuleuse en formation, il se contente d'un amalgame confus qui mélange tout, en faisant croire que c'est justement ce mélange qui est significatif. En multipliant en plus les erreurs, les fausses interprétations, les à-peu-près douteux. Bref, de la bouillie pour les chats, du mauvais travail intellectuel, où la nomination dénonciatrice compte davantage que l'analyse des idées, et qui détonne dans une collection qui se veut clarificatrice.

Comment expliquer le climat de violence créé par cette polémique ?

Sur le fond, j'ai l'impression, dans les milieux intellectuels, d'un effet de sidération consécutif au 21 avril, comparable à certains égards à l'effet de souffle du 11 septembre sur la mentalité américaine. Sauf que, là-bas, c'est une glaciation à droite et, ici, une régression à gauche. Il est inquiétant que, au lieu d'ouvrir les yeux, une partie de la gauche intellectuelle ne voie d'issue que dans l'anathème et le retour aux réflexes de la belle époque stalinienne.

Daniel Lindenberg évoque une charge contre la démocratie. Qu'en pensez-vous ?

Ce que ce livre a d'absurde, c'est de laisser entendre que toute critique de la démocratie est le fait des ennemis de la démocratie. A ce compte-là, la liste est large, et l'un des principaux reproches que l'on peut faire au livre de Lindenberg est d'isoler arbitrairement un petit nombre d'auteurs qui n'ont rien à voir les uns avec les autres, alors que quantité d'autres devraient y figurer, en faisant les distinguos nécessaires et éclairants. La démocratie est le régime qui vit de sa propre critique. Qu'est-ce que cette démocratie propre que nous propose Lindenberg, qui commencerait par bâillonner ceux qui mettent le doigt sur ce qui fait problème ?

Ce que le livre a de vrai, c'est que nous sommes dans une situation de crise de la démocratie. Les gens dont il parle, chacun à leur façon, fort différente, témoignent de cette crise. Ils en sont pour les uns les contempteurs, pour d'autres les dénonciateurs, pour d'autres encore les analystes. D'après Lindenberg, tout va bien, et ce seraient les gens qui signalent la crise qui en seraient la cause. Tuons le thermomètre pour croire le malade guéri. Ce n'est pas comme cela que la gauche se refera une santé.

Propos recueillis par Jean Birnbaum
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 22.11.02

A N N E X E S

• LE MONDE | 21.11.02 | 12h24

Un procédé éditorial engagé par Pierre Bourdieu A la fin des années 1990, on ne comptait pas une fondation qui ne tentât d'avoir "sa" note.

A chaque époque du débat intellectuel semble correspondre désormais une forme éditoriale. La Fondation Saint-Simon, autodissoute en juin 1999, dont l'historien Pierre Rosanvallon fut le dernier secrétaire général, s'était rendue célèbre en diffusant, très sélectivement, ses "Notes vertes" de sensibilité libérale à un public de journalistes, de chefs d'entreprise, d'intellectuels et d'hommes politiques. En ressuscitant le genre de la brochure politique, les "saint-simoniens" obéissaient à une stratégie bien précise qui consistait à produire des idées à ne diffuser qu'au sein des "élites".

Cette forme a suscité des émules. Au point qu'à la fin des années 1990 on ne comptait pas une fondation, fût-elle bien plus à gauche que Saint-Simon, qui ne tentât d'avoir sa note, identifiée par une couleur. Aujourd'hui, En temps réel, un club de réflexion réformiste où se croisent des hauts fonctionnaires, des chefs d'entreprise et des intellectuels, s'efforce de perpétuer cette tradition via des "cahiers" à la couleur orange assourdie – la dernière en date était intitulée 2002 : le parti de la réforme est mort. Vive la réforme ?

La République des idées, lancée d'abord confidentiellement en 2001 sous la présidence de Pierre Rosanvallon, et dont le trésorier est Jean Peyrelevade, président du Crédit lyonnais, vise un tout autre objectif. En dépit d'une activité fermée de réunions et de réflexion, ce laboratoire intellectuel, étroitement associé à la revue Esprit, cherche également à s'adresser à un public élargi, au moyen d'une collection coéditée avec le Seuil.

Plusieurs titres sont d'ores et déjà parus au cours de l'année 2002, comme celui de l'économiste Eric Maurin, L'Egalité des possibles, ou Politique du chaos, de Thérèse Delpech.

La maquette comme le style de ces petits ouvrages d'une centaine de pages rappellent immanquablement celui des livres lancés dans la foulée du "mouvement social" de décembre 1995 par Pierre Bourdieu. La ressemblance est d'autant plus frappante que l'éditeur est le même : Le Seuil. La maison de la rue Jacob à Paris, qui fut longtemps liée, spirituellement mais non matériellement, à Esprit, édite aussi la revue Actes de la recherche en sciences sociales, ainsi que la collection "Liber" toutes deux fondées et dirigées par Bourdieu.

Raisons d'agir éditions – diffusé par Le Seuil – fut lancé par l'auteur de La Distinction en 1996. Il s'agissait d'opuscules d'"intervention sociologique" dont certains ont constitué de francs succès de librairie. Tel fut le cas de Sur la télévision, de Bourdieu lui-même, ou des Nouveaux chiens de garde, du journaliste Serge Halimi, sévère critique des médias qui ont dépassé les 200 000 exemplaires. L'audience de la sociologie critique s'en est retrouvée démultipliée par rapport à son public traditionnel formé d'universitaires et de chercheurs. Elle se voyait étendue à la dimension, du reste explicitement recherchée par son initiateur, "d'encyclopédie populaire internationale". La collection d'Attac – une association qui se réclame aussi du mouvement des universités populaires – publiée par Mille et une nuits s'est depuis lors adressée à un public comparable. L'avenir dira si le réformisme de La République des idées, empruntant les mêmes canaux, rencontrera un succès éditorial analogue à celui des "nouvelles radicalités" de Pierre Bourdieu.

Nicolas Weill
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 22.11.02

A N N E X E S

• LE MONDE DES LIVRES | 14.11.02 | 18h11

Intellectuels français et "coup de barre" à droite Procès de Mai 68, de la société métissée, de l'islam... Dans une enquête-pamphlet, Daniel Lindenberg tente de repérer ce qui constitue la nouvelle idéologie réactionnaire.
LE RAPPEL À L'ORDRE Enquête sur les nouveaux réactionnaires de Daniel Lindenberg. Seuil, "La République des idées", 96 p., 10,5 €.

Depuis les attentats du 11 septembre 2001, un certain nombre d'intellectuels libéraux américains se sont mis à penser et à dire qu'on était peut-être allé un peu loin en matière de tolérance et de multiculturalisme. Même climat de recomposition en France mais dans le sens inverse, avec ce petit ouvrage de Daniel Lindenberg, conseiller de la direction d'Esprit publié dans le cadre de "la République des idées", un groupe animé par l'historien Pierre Rosanvallon. Ici ce sont les contempteurs de naguère de la "vigilance rétrospective" ou des "nouvelles radicalités" qui se mettent à trouver qu'on en a trop fait avec le procès des valeurs de la gauche intellectuelle...

L'enquête-pamphlet de Daniel Lindenberg entend repérer une dérive réactionnaire propre à un certain nombre d'intellectuels et d'écrivains français. Si la critique de Michel Houellebecq et de Maurice G. Dantec – cibles prévisibles – occupe la majeure partie du livre (et deux portraits en fin de parcours), d'autres évocations de personnalités de la gauche antitotalitaire ou de tenants de l'héritage aronien sont, de façon plus inattendue, rattachées à ce nouvel esprit du temps.

PESSIMISME CULTUREL

Pour Daniel Lindenberg, à l'euphorie de la fin de la guerre froide aurait désormais succédé une atmosphère envahissante de pessimisme culturel. "Les fondements de la société ouverte" seraient attaqués tandis que sous la démolition esthétisante et les foucades perceraient de "nouvelles idéologies de combat".

Il s'agit de comprendre "comment de bons esprits ont pu passer, en moins d'une génération, du marxisme doctrinaire au culte de la souveraineté et des idiosyncrasies nationales, de la contre-culture des années 1960 et 1970 à la nostalgie des humanités, du franco-judaïsme universaliste à la défense inconditionnelle d'Ariel Sharon, de la lecture de Tocqueville à celle de Carl Schmitt" (le philosophe du droit allemand gravement compromis avec le nazisme).

Une telle évolution est étudiée au travers de la levée de "tabous" objet de dénonciation récurrente par les "nouveaux réactionnaires" qui, pour l'heure, forment plutôt une constellation d'antipathies ou de connivences communes qu'un corps de doctrine. Procès de Mai 68, de la société métissée mais aussi de l'islam. Daniel Lindenberg va, à ce propos, jusqu'à suggérer que la réalité du retour de l'antisémitisme resterait à démontrer, tant elle sert de caution au passage à droite de quelques intellectuels juifs (When jews turn right) – où l'on retrouve un phénomène commun à la France et aux Etats-Unis.

Les noms propres sont lancés à jet continu, profusion d'où émergent les figures de quelques intellectuels dont les trajectoires sont considérées comme symptomatiques de la mutation en cours : comme celles d'Alain Finkielkraut, de Shmuel Trigano ou de Pierre-André Taguieff. Si l'auteur est convaincant quand il pointe une sensibilité nouvelle plutôt qu'une "nouvelle pensée réactionnaire" sur le mode structuré qui fut celui de la nouvelle droite, il l'est moins quand il passe aux hypothèses. Par exemple celle d'un éventuel retour du catholicisme de combat – celui qui fut l'apanage d'un Léon Bloy ou d'un Georges Bernanos – à partir du seul cas du spécialiste de Raymond Aron, Pierre Manent.

Etablir en outre des relations de voisinage entre un cri de détestation et de provocation poussé par Michel Houellebecq contre la gauche intellectuelle ("Jacques Prévert est un con") et la patiente critique d'une démocratie des droits de l'homme qui reste quand même l'horizon d'une philosophie comme celle de Marcel Gauchet, n'ajoute-t-il pas à la perte de repère dénoncée ? Ici le confusionnisme remplace une enquête encore à compléter.

Nicolas Weill
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 15.11.02

A N N E X E S

• LE MONDE | 28.11.02 | 11h07
• MIS A JOUR LE 28.11.02 | 15h38

"Nouveaux réactionnaires": un manifeste en réplique Le livre de Daniel Lindenberg, Le Rappel à l'ordre (Seuil, 96 p., 10,5 € ), publié dans la collection dirigée par Pierre Rosanvallon, et qui s'en prend à ce qu'il appelle "les nouveaux réactionnaires", ne cesse de susciter des polémiques (Le Monde du 22 novembre).

Les intellectuels mis en cause par l'historien réagissent aujourd'hui dans L'Express en signant un "Manifeste pour une pensée libre". Signé par Alain Finkielkraut, Marcel Gauchet, Pierre Manent, Philippe Muray, Pierre-André Taguieff, Shmuel Trigano et Paul Yonnet, ce texte qualifie de "dénonciation ignominieuse menée avec des moyens qui rappellent les plus beaux jours du stalinisme" l'essai de Daniel Lindenberg, animateur de la revue Esprit. Présenté par le journaliste Eric Conan, lui-même ancien rédacteur en chef d'Esprit, ce manifeste affirme que "pour certains, la vérité semble insupportable". Une "vérité" que les signataires résument ainsi:

"Oui, nous pensons qu'il faut analyser et discuter les insatisfactions ressenties par beaucoup de Français, qui n'ont que le suffrage universel pour les exprimer.
      Oui, nous nous inquiétons de l'indifférence croissante des élites abandonnant le peuple à son sort – insécurité publique et sociale – pour mieux condamner les formes que prend son désarroi. Oui, nous pensons que la promotion soixante-huitarde de la jeunesse au rang de valeur suprême est un mauvais service à lui rendre.
      Oui, nous refusons de voir l'école de la République abandonner les plus démunis et les enfermer dans leur condition en abjurant la culture générale et les savoirs. Oui, nous déplorons la dépolitisation des hommes encouragés par un discours des droits de l'homme enchanté de lui-même, sourd à toute idée de dette, d'obligation et de responsabilité pour le monde et qui évite de penser la géopolitique et les rapports sociaux.
      Oui, nous pensons que l'abandon progressif du modèle français d'intégration, fait d'exigences et de générosité, est une erreur dont les populations issues de l'immigration sont les premières victimes.
      Oui, nous redoutons, face à certaines prétentions islamiques, la naïveté de ceux qui dénoncent par ailleurs le retour de l'ordre moral derrière toutes interrogations sur l'omniprésence de la pornographie, tout en traitant d'"islamophobe" ceux qui critiquent la misogynie de l'intégrisme religieux musulman.
      Oui, nous craignons l'abandon des principes de la laïcité, dépréciés parce que leurs bienfaits pacificateurs ont fini par paraître évidents. Oui, nous osons parler d'antisémitisme ou de judéophobie quand des synagogues flambent dans le silence."

Enfin, les signataires s'honorent d'être "la cible" de ce qu'ils nomment une "tentative dérisoire et monstrueuse de fascisation de l'inquiétude et de la pensée libre".

Denis Hautin-Guiraud
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 29.11.02

A N N E X E S

LE MONDE | 21.11.02 | 12h04

Marcel Gauchet, au chevet de la démocratie Le philosophe, rédacteur en chef de la revue "Le Débat", s'inquiète de la montée en puissance des individus au détriment du collectif.

Biographie

1946
Naissance à Poilley (Manche).

1980
Fonde la revue "Le Débat" avec Pierre Nora.

1985
"Le Désenchantement du monde" (Gallimard).

1989
Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Né dans le bocage profond, d'un père cantonnier et d'une mère couturière, le jeune Marcel, qui était aussi enfant de chœur – "je suis un miraculé de l'école républicaine" –, ne se doutait sans doute pas qu'il officierait un jour au 5, rue Sébastien-Bottin, siège des éditions Gallimard, d'où, avec Pierre Nora, il pilote depuis 1980 la prestigieuse revue Le Débat.

Aussi n'est-ce peut-être pas un hasard si cet "intrus", en qui François Furet voyait "un des penseurs les plus importants de sa génération", s'est fait l'historien de cette révolution démocratique grâce à laquelle, depuis deux siècles, l'homme échappe à une vie jouée d'avance. Saisir les conséquences de cette réinvention de l'humanité, marquée par l'avènement d'une société où les individus se donnent à eux-mêmes leur propre loi, voilà ce à quoi s'attache l'œuvre de Marcel Gauchet. Que ce soit à travers l'histoire de la psychiatrie – qu'il explore dans La Pratique de l'esprit humain (1980), avec sa femme Gladys Swain, disparue en 1993 –, l'étude de la révolution française ou la sortie de la religion.

Il y a cependant du nouveau : à la cinquantaine passée, ce franc-tireur à la trajectoire atypique est en train de devenir une référence centrale. Sollicité de toutes parts, consulté à droite comme à gauche, celui qu'on définissait comme un intellectuel de l'ombre, aux rares apparitions médiatiques, serait-il sur le point d'occuper la place, laissée vacante depuis la mort de Pierre Bourdieu, de conscience ou de maître à penser ? L'ironie n'est pas mince, Marcel Gauchet, redoutable polémiste à ses heures, n'ayant pas hésité, dès le no 2 du Débat, à railler, à propos du célèbre sociologue, "le caoutchouc increvable de la prose normalienne".

A cette montée en puissance, deux raisons au moins. La première tient à la chute du communisme. Car, pour l'auteur de La Démocratie contre elle-même, la démocratie va mal. Elle l'a certes emporté sur ses ennemis. Mais précisément : alors que "les droits de l'homme sont devenus une politique", nos sociétés se meurent de cette victoire. Nous traverserions, en un mot, la deuxième grande crise de la démocratie après celle qui a culminé avec les totalitarismes. Sauf que le danger serait inverse : "Il ne vient plus de l'affirmation du tout au détriment des individus, mais d'une affirmation sans limite des individus", explique le philosophe. Résultat : "Nos sociétés ont de plus en plus de difficulté à agir sur elles-mêmes selon une perspective d'ensemble". D'où la deuxième raison de son audience croissante. Le choc du 21 avril a amené plus d'un observateur à s'intéresser de près à celui qui, dès 1990, fut un des premiers à remarquer la fracture entre les élites et le peuple, en proie à un inquiétant sentiment d'abandon, en particulier sur le terrain de l'insécurité. Pour autant, le philosophe se veut très clair sur son identité politique : "Je suis fondamentalement démocrate et philosophiquement socialiste. Mon identité spontanée est à gauche, voire à l'extrême gauche si je ne luttais pas contre certains de mes penchants... Pour autant, je suis favorable au dialogue avec la droite libérale".

Homme de revue

Cette attention portée à la dimension publique et collective de "l'être en société", où s'inscrit aussi son attachement à l'Etat-nation – ce qui ne l'empêche pas de taxer les souverainistes de "paléolithiques", se comprend mieux à la lumière de son parcours. C'est à l'Ecole normale d'instituteurs qu'il découvre la politique. D'abord professeur de français dans un collège, il achève ses études de philosophie à Caen, où il participe à l'aventure de Mai 68. Ses sympathies vont alors à l'ultra-gauche spontanéiste. L'épisode maoïste que la rumeur lui prête parfois ? "Absurde ! S'il y a bien une chose que je n'aurais jamais pu être, c'est mao. J'avais horreur de leur style et de leur propagande. Cela dit, j'ai fait partie des quelques imbéciles qui, par faiblesse démocratique, ont servi de boîte aux lettres lorsque la répression s'est abattue sur la Gauche prolétarienne".

Marcel Gauchet reconnaît n'avoir jamais eu le "tempérament militant". En revanche, il a toujours été un homme de revue : "C'est même là un des traits saillants de mon existence". Dans les années 1970, ce sera Textures et Libre, qu'il anime notamment, avant leur brouille, avec le philosophe Claude Lefort. A l'époque, Marcel Gauchet vit de divers expédients. "Par exemple d'enquêtes sociologiques : j'étais ainsi devenu une sorte de spécialiste de l'implantation des parkings parisiens !" Jusqu'au jour où François Furet le remarque. Et le convoque. Les choses sérieuses commencent, Furet lui met le pied à l'étrier en le faisant entrer à l'EHESS comme ingénieur de recherche. Pour un poste en bonne et due forme, l'outsider devra attendre... 1989. Débute alors une autre aventure : celle de son propre séminaire, auquel assiste, dans une salle bondée, un public de fidèles. L'œuvre, lentement, s'impose à l'institution.

Rien d'étonnant si ce passage de la confidentialité à la notoriété lui vaut d'acerbes critiques. Dernière en date : celle de Daniel Lindenberg, qui, dans le pamphlet Le Rappel à l'ordre (Seuil), le range parmi "les nouveaux réactionnaires", dans le voisinage d'un Georges Sorel, d'un Maurras et même d'un Houellebecq... Gauchet fulmine, non sans humour : "L'échantillon est assez croquignolet ! C'est à la fois risible et très préoccupant : ce livre m'apparaît à la fois comme le symptôme d'une dégénérescence de la vie intellectuelle et d'une sorte d'extrémisme du centre. Comme si la démocratie ne tirait pas sa force d'être le seul régime à pouvoir s'enrichir d'un questionnement interne sur son propre fonctionnement".

On peut trouver très discutables ses thèses sur la menace représentée par la recrudescence des demandes identitaires ; mais justement, elles mériteraient d'être discutées. On pourrait également lui objecter que le diagnostic, chez lui, se révèle souvent plus ferme que la thérapeutique ; Marcel Gauchet semble en être conscient, qui dit travailler "au versant constructif" de sa critique du "droit-de-l'hommisme", comme en témoigne d'ailleurs sa réflexion récente sur l'éducation. Si on attend donc la suite avec impatience, on ne saurait pour autant lui contester l'horizon de sa démarche : le souci d'une démocratie plus responsable et mieux avertie d'elle-même.


Derniers ouvrages parus : La Démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002, 385 p., 10,50 € ; Pour une philosophie politique de l'éducation (avec Marie-Claude Blais et Dominique Ottavi), Bayard, 254 p., 20 € ; Philosophie des sciences historiques (textes réunis par M. Gauchet), Points Seuil, 361 p, 8,50 €.
Alexandra Laignel-Lavastine

A N N E X E S