« Nouveaux réactionnaires » : une contradiction

En addendum à ce texte, vous trouverez un petit dossier recensant quelques articles parus dans Le Monde, Le Figaro, L'Express et Libération, concernant cette historiette de « nouveaux réactionnaires », où l'on voit que si l'attaque est mal conçue, du moins elle semble frapper juste et toucher sa cible…

 N ovembre 2002, Le Monde, Esprit et les Éditions du Seuil lancent une nouvelle polémique « médiatico-médiatique », la n-ième de l'année, celle-ci sur les supposés « nouveaux réactionnaires » (je dis, supposés, pour l'adjectif : le passage d'anciens penseurs de gauche voire d'extrême-gauche vers la droite voire la droite de la droite n'est pas si nouveau). Cette polémique point trop partie d'elle-même[1] s'appuie sur un ouvrage de Daniel Lindenberg, collaborateur de la revue Esprit, dont presse, radio et télévision unanimes s'entendent à dire : 1) qu'il est mal écrit sur la forme ; 2) qu'il est mal écrit pour le fond ; 3) qu'il opère des simplifications et des amalgames abusifs ; 4) que sa thèse est mal défendue et peu défendable ; 5) qu'on parle beaucoup trop d'un livre somme toute de peu d'intérêt et et qu'on fait une polémique de ce qui ne mérite pas autant d'attention. Mais…

Mais, un certain nombre de personnes sont mises en cause nommément par Daniel Lindenberg dans son opuscule[2], qui mélange allègrement, et dirais-je habilement, écrivains et « penseurs » – à considérer que les écrivains ne pensent pas et que les penseurs n'écrivent pas –, réactionnaires avérés ou non, personnes nettement positionnées « antidémocrates » et personnes se réclamant d'une critique raisonnée, quoique virulente, de la démocratie effective mesurée à une démocratie idéale (dite « démocratie réelle » car prétendant ressortir d'une analyse circonstanciée de la réalité) que tout démocrate sérieux escompte ne jamais voir réalisée, penseurs plutôt conservateurs que réactionnaires et auteurs plus rétrogrades que réactionnaires, bref, notre auteur effectue ce à quoi Shmuel Trigano, Pierre-André Taguieff, Pierre Manent, Alain Finkielkraut, Philippe Murray nous ont habitués relativement aux réputés thuriféraires de la « pensée 68 » : l'amalgame, l'anathème, l'injure à peine polie, les citations tronquées, fausses ou faussement attribuées, les raccourcis « éclairants » qui éclairent surtout la mauvaise foi de leurs auteurs, l'invective, la dénonciation (dernier exemple en date, le 27 novembre 2002, dans Le Figaro, P.-A. Taguieff nous apprend que « l'engagement propalestinien [de Daniel Lindenberg] n'est plus un secret pour personne » – d'où j'en conclus que je ne suis personne, car la chose était pour moi un secret –, ce qui révèle surtout ceci : pour P.-A. Taguieff, être « propalestinien », quoi qu'il veuille signifier ainsi, est une injure…), des procédés qui fleurent bon la mouvance anticommuniste non libérale du temps de la guerre froide.

Et bien oui, nous nous y retrouvons, dans les années glorieuses des polémiques virulentes entre intellectuels, même si c'est transitoire. Mais je ne crois pas que ce le sera : jusqu'à présent, les « nouveaux réactionnaires » choisissaient, pour étayer leurs thèses, le repoussoir de figures nettement marquées « nouvelles radicalités », ce qui donnait un certain poids à leur propos, le poids de « la mesure » face à « l'excès ». Dans les faits, les choses étaient autres, mais le vrai discours dominant – et non celui fantasmé de « la pensée 68 » – permettait à nos Philosophes de la Pensée Libre, avec un discours très réactionnaire et fondamentalement fort peu démocratique de poser au Grand Démocrate Outragé défendant une philosophie politique s'appuyant sur la Réalité Réelle ; en ce moment, ils s'attaquent à des personnes au-dessus de tout soupçon de « sectarisme soixante-huitard stalinien », ou quelque chose du genre : vouloir faire passer Pierre Rosanvallon, Esprit, la rédaction du quotidien Le Monde, la fondation Saint-Simon et le centre Raymond-Aron pour des officines crypto-staliniennes, quand on connaît leur histoire au cours des dernières décennies et surtout leurs positions relativement aux « nouvelles radicalités » depuis 1995 (est-il besoin d'évoquer l'opposition de « la mouvance Rosanvallon » avec « la mouvance Bourdieu » ? Doit-on faire la liste de tous les articles d'Esprit, à commencer par ceux de son actuel directeur, Olivier Mongin, qui, le moins qu'on puisse dire, ont pris leurs distances d'avec « la pensée 68 » ? Doit-on rappeler que Le Monde, comme périodique et par ses membres, se positionne entre la gauche de la droite et la droite de la gauche, très loin des « nouvelles radicalités » ? Doit-on vraiment dire à ces messieurs que depuis les années 1930 pour Esprit, depuis sa fondation après guerre pour Le Monde, ces deux organes ont toujours et continûment figuré dans les rangs des antistaliniens, et plus largement des anticommunistes ?).

Et voici la contradiction : comment faire sérieusement croire qu'on n'est pas réactionnaire quand on se met à pratiquer des amalgames douteux, et qu'on rejette en bloc tout ce qui va de la droite modérée jusqu'à l'extrême-gauche radicale, voire jusqu'aux anarchistes, dans le même bloc indifférencié des « staliniens » ? Rosanvallon et Bourdieu ? Même engeance. Espèce de gauchistes ! Rebaptisez le Centre Raymond-Aron, Centre Guy-Debord ! (je ne l'invente pas, ça sort de la bouche d'Alain Finkielkraut…) En trois textes (interview d'Alain Finkielkraut dans Le Figaro du 14 novembre 2002, tribune libre de Pierre-André Taguieff dans la même revue progressiste, le 27 novembre 2002, et « Manifeste pour une pensée libre » dans L'Express du 28 novembre 2002), les sept principaux « accusés » (ceux cités dans la note 2) ont réussi très clairement à… plaider coupable.

Quelle est la contradiction ? Que ceux se prétendant Grands Démocrates et Défenseurs de la Pensée Libre réagissent comme on l'attendrait de la part, que dire ? De « fieffés réactionnaires » ?, et profitent de la publication d'un seul livre et d'un seul article pour vilipender tous ceux qui ne pensent pas comme eux, et comme dit les ranger en bloc, « de son aile radicale à son extrême centre », parmi les totalitaires « staliniens ». D'où cette question : qui, des effectifs « nouveaux » réactionnaires ou de leurs non avérés « adversaires », pratique l'amalgame et nous ressert « le très usé “retour des années 30” » – staliniennes pour le coup ? Et bien, si vous pouvez vous procurer Le Figaro du 14/11/2002 et celui du 27/11/2002, et L'Express du 28/11/2002[3], vous pourrez juger sur pièces… En tous cas, même cette âme pure d'Alain Finkielkraut ne parviendra jamais à me persuader que Pierre Rosanvallon, Alexandre Adler et Jean-Marie Colombani sont (c'est d'ailleurs contradictoire, vue l'opposition des staliniens à mai 68) des staliniens contaminés par « la pensée 68 » — quoique, Adler et stalinisme ne sont pas totalement incompatibles…


[1] Un faisceau d'indices – proximités intellectuelle, idéologique et éditoriale du quotidien Le Monde et du périodique Esprit dont est issu Daniel Lindenberg ; plus encore, connivence notoire de celui à l'origine de l'affaire, Pierre Rosanvallon, avec Le Monde ; fait que ledit quotidien constitue un dossier sur « la polémique » avant même qu'elle s'installe (dit autrement : la provoque), etc. – tend à faire croire, mais je me trompe sûrement, que tout cela était quelque peu préparé : une manière simple et efficace de sommer les personnes de « choisir leur camp » : réacs ou pas réacs ?
[2] Le Rappel à l'ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, par Daniel Lindenberg, Seuil, 96 p., 10,5 euros. Les sept les plus notoires sont les signataires d'un « Manifeste de défense des intérêts catégoriels des signataires du Manifeste » – ah, non ! Excusez, un « Manifeste pour une pensée libre » – paru dans L'Express daté 28/11/2002, et que vous pouvez lire ici, soit par ordre alphabétique Alain Finkielkraut, Marcel Gauchet, Pierre Manent, Philippe Muray, Pierre-André Taguieff, Shmuel Trigano et Paul Yonnet (quoi que la célébrité du dernier soit douteuse), plus Alain Besançon, qui eut l'honneur de ne pas signer ce « Manifeste pour l'Ordre Moral argumenté sur l'Insulte, la Dénonciation et l'Invective ».
[3] Si par hasard vous ne pouvez vous les procurer, il y a toujours le petit dossier en annexe déjà cité, qui recense donc des articles et opinions parus dans divers périodiques au moment de cette micro-polémique.