Topo-écologie

 S uis-je une unité topologique ? Ou comme disent certains philosophes, une « chose en soi » ? Pas évident. D'un sens oui, d'un sens non. D'un point de vue strictement écologique du moins, non. Or, les questions strictement écologiques sont d'importance en ce qui concerne la survie des êtres et des espèces. Si je me considère trop comme un individu, je mets de côté qu'il est difficile de m'indivuer : l'air participe de moi et je participe de lui par le jeu de la respiration ; la nourriture que j'ingère et excrète participe de moi, je participe d'elle ; par le fait des interactions les êtres et choses que je rencontre participent de moi, et moi d'eux.

Je parle ici de ce que Gregory Bateson nommerait, je crois, « écologie cybernétique ». Dans le texte « Forme, substance, différence », il explique que l'écologie

« revêt généralement deux aspects : le premier, qu'on appelle bioénergétique, concerne l'économie d'énergie et de matériaux à l'intérieur d'un récif de corail, d'une forêt de séquoias ou d'une ville ; le second concerne l'économie d'information, d'entropie, de néguentropie, etc. Ces deux aspects distincts ne s'accordent pas très bien entre eux, précisément parce que, dans ces deux types d'écologie, les unités sont différemment délimitées. En bioénergétique, il est naturel et adéquat de concevoir des unités délimitées par la membrane de la cellule, ou par la peau ; ou bien des unités composées d'ensembles d'individus cospécifiques. Ces limites constituent alors des frontières où l'on peut déterminer par des mesures le budget additif-soustractif d'énergie pour une unité donnée. Par contre, l'écologie informationnelle ou entropique, s'occupe de la budgétisation des voies et des probabilités. Les budgets qui en résultent ne sont pas soustractifs, mais fractionnants. Les limites doivent inclure, et non couper, les voies pertinentes.« 
« En outre, la signification même de la notion de survie change du tout au tout, lorsque nous cessons de l'appliquer à des unités bioénergétiques délimitées par la peau, pour l'appliquer au système d'idées dans le circuit entier. À la mort, les contenus de la peau, ainsi que les voies à l'intérieur de celle-ci, sont abandonnés au hasard. Mais les idées, à condition de subir d'autres transformations, peuvent se propager dans le monde, à travers les livres ou les œuvres d'art. Socrate, en tant qu'individu bioénergétique, est mort. Mais une grande partie de lui survit comme élément de l'écologie contemporaine des idées ».

La cybernétique opéra pour les sciences « inexactes » une révolution comparable à celle de la mécanique quantique pour celles exactes ; et comme la théorie quantique celle de l'information, à la fois est d'usage universel et ne fait pas partie du savoir conscient des gens. Les modernes Jourdain font de la cybernétique sans le savoir. Voici une brève histoire du mot :

« Le mot cybernétique vient du grec kubernètikos qui, au sens premier, signifie le pilotage d'un navire, l'art de la timonerie et, dans un sens dérivé, l'art de gouverner les hommes. On trouve la comparaison chez Platon dans un texte, à l'attribution douteuse, intitulé Clitophon : "... et en confiant, comme s'il s'agissait d'un navire, le gouvernail de sa pensée à un autre : à celui qui connaît l'art de gouverner les hommes, cet art que maintes fois, Socrate, tu désignes du nom d'art politique..."[1]. C'est dans ce sens que le mot cybernétique fait son apparition dans la langue française sous la plume d'André-Marie Ampère (1775-1836), physicien, fondateur de l'électro-dynamique. En dehors de ses intérêts pour la physique et la chimie, Ampère s'est également passionné pour la philosophie des sciences et c'est dans un ouvrage intitulé Essai sur la philosophie des sciences, ou Exposition analytique d'une classification naturelle de toutes les connaissances humaines (2 tomes, 1834 & 1843) que l'on trouve le mot cybernétique. La classification d'Ampère, inspirée de la classification des plantes proposée par Bernard de Jussieu, insiste sur la question du langage en soutenant qu'une classification ne peut exister sans une langue bien faite. Dès lors, Ampère recourt à de nombreux néologismes le plus souvent fabriqués à partir du grec pour désigner les groupes de sciences. Le néologisme "cybernétique" apparaît ainsi en 1834, pour dénommer "les sciences du gouvernement des hommes". La nomenclature proposée par Ampère ne rencontrera qu'un modeste succès et le mot cybernétique ne se répandra pas dans la langue française. C'est lors de la traduction de l'anglais cybernetics que le mot français cybernétique fera une nouvelle apparition, cette fois promise à un bel avenir. En anglais, le mot apparaît en 1948 dans un ouvrage du mathématicien Norbert Wiener (1894-1964) intitulé Cybernetics : or Control and Communication in the Animal and the Machine [2]. Ce texte fondateur de Wiener doit beaucoup aux travaux d'un groupe de scientifiques américains qui se sont réunis annuellement, à son initiative, de 1946 à 1953 dans le cadre des Macy Conferences. La fondation Macy avait constitué un groupe interdisciplinaire de réflexion sur le thème Circular Causal and Feedback Mechanisms in Biological and Social Systems avant de le désigner, après 1948, par la dénomination plus simple de Cybernetics […]. Deux grands objectifs animaient ce groupe : tout d'abord une volonté de faire éclater les cloisonnements disciplinaires et la certitude que chacun avait beaucoup à apprendre des spécialistes extérieurs à son domaine de compétence. Le second objectif relève de l'éthique scientifique. Au sortir de la seconde guerre mondiale, l'utilisation de la bombe atomique et, de façon plus générale, la participation importante des scientifiques aux projets militaires, avaient conduit de nombreux chercheurs à poser le problème de la responsabilité du scientifique dans l'usage fait de ses travaux. Un exemple simple permet de comprendre les concepts fondamentaux de la cybernétique à partir des premiers travaux de Wiener sur les fonctions aléatoires. Pendant la guerre, l'US Air Force se rend rapidement compte que le temps de formation d'un pilote est très long et que la perte d'un aviateur est très coûteuse. L'intérêt n'est donc pas de multiplier le personnel mais de fabriquer des bombes que l'on peut envoyer à longue distance. Pour ce faire, les connaissances classiques en balistique sont insuffisantes, car, sur de longues distances, les projectiles sont soumis à trop d'aléas et risquent de manquer leur cible. Il faudrait donc qu'il puisse s'orienter ou se réorienter en vol. C'est à ce problème que Wiener consacrera une partie de ses travaux. Imaginons un avion volant à une certaine altitude, par exemple 8000 mètres. Le pilote maintient alors l'avion à cette altitude sans en modifier les gouvernes. En réalité, si l'on mesure l'altitude précise de l'avion à chaque instant, on pourrait constater qu'elle varie plus ou moins autour de la valeur fixée au gré des variations atmosphériques dans l'environnement de l'appareil. Les écarts à la valeur de 8000 mètres peuvent être positifs ou négatifs. Les valeurs des écarts à la valeur nominale pendant un laps de temps t est une fonction aléatoire du temps. A partir de là, on peut imaginer un système qui enregistre l'altitude actuelle de l'avion et qui confronte cette valeur à la valeur nominale de 8000 mètres. Si l'écart est négligeable, il ne se passe rien mais si l'écart est notable, un dispositif effectue une correction pour ramener l'altitude à la valeur nominale. De ce simple exemple, on peut dégager les trois concepts fondamentaux de la cybernétique : système, feed-back ou rétroaction et information codée. Un système, au sens le plus simple du terme, se compose d'une entrée ou input dans un dispositif ou boîte noire qui réalise une ou plusieurs opérations et une sortie ou output. Dans notre exemple, l'entrée est la valeur actuelle de l'altitude de l'avion, la boîte calcule la différence entre cette valeur et la valeur nominale et la sortie fournit l'écart entre les deux valeurs. Il y a feed-back dans la mesure où la valeur de sortie permet de modifier la valeur de l'entrée. Dans notre exemple, si l'écart est notable, l'avion opère un changement d'altitude, ce qui a pour effet de modifier la valeur d'entrée. Le dernier concept, celui d'information codée est rendu nécessaire dans la mesure où un tel système ne peut fonctionner optimalement que si le langage employé ne tolère aucune polysémie et que si aucun parasitage ou bruit ne vient perturber la transmission des valeurs mesurées. De façon plus générale, un système cybernétique comporte des parties qui intègrent des informations extérieures et prennent des décisions, ainsi que des parties asservies qui exécutent les décisions. Leur état est maintenu constant par le dispositif de feed-back. Conçue, à son origine, dans le cadre d'applications technologiques, la cybernétique a rapidement exercé une influence considérable sur l'ensemble des disciplines.« 
« Notes« 
« 1
Platon, Clitophon, 408b, trad. franç. Léon Robin, Paris, Gallimard, coll. "La Pléiade", 1955, vol. 2, p. 1304.« 
« 2 Norbert Wiener, Cybernetics : or Control and Communication in the Animal and the Machine, Cambridge, Ma, The MIT Press, 1948 ».
Article « Cybernétique, histoire d'un mot » de Paul Mengal, Res publica n° 18. Disponible sur internet


La cybernétique, comme la mécanique quantique, la théorie du chaos, l'hypothèse des fractals et la logique des sous-ensembles flous, part du constat que les phénomènes n'obéissent pas à des règles de causalité simple à valeurs fixes et considère qu'on ne vit pas dans un univers du « toutes choses égales par ailleurs » peuplé de monades « simples, actives et indivisibles », un univers du tiers exclu. Car contrairement aux « noumènes » de laboratoire, les phénomènes de l'univers effectif interagissent de manière assez imprévisible. De la fin du XVIII° siècle au début du XIX° siècle les épistémologues et l'ensemble des scientifiques avec, postulaient qu'une connaissance parfaite de l'univers permettrait de prévoir tout événement s'y déroulant et voyaient donc l'univers comme un système linéaire à causalités simples. Mais déjà à ce moment, des penseurs mirent en évidence des phénomènes dont l'explicitation requérait une approche stochastique, puis à la fin du XIX° siècle et surtout au XX° siècle, le développement des statistiques et les approches structuralistes et comportementalistes mirent en évidence l'abondance des cas de corrélations non causales, ou du moins à causalité non linéaire.

« STOCHASTIQUE, adj. et subst. fém.
I. Adjectif […]
B. MATH., STAT.
1. Qui relève du domaine de l'aléatoire, du calcul des probabilités. Équation, intégrale stochastique. En théorie des probabilités, on dit qu'un phénomène est stochastique s'il dépend de variable(s) aléatoire(s) (LE GARFF 1975). […]
Processus stochastique. “Processus dans lequel à une variable x (déterminée ou aléatoire) correspond au moins une variable simplement probable” (BOUVIER-GEORGE Math. 1979).
Variable stochastique. “Variable dont les valeurs sont les probabilités attachées à un ensemble d'éventualités complémentaires, c'est-à-dire dont l'une exclut les autres” (Lar. encyclop.). Synon. variable aléatoire*. […]
C. INFORMAT. Calculateur stochastique. “Calculateur dans lequel l'information est codée par une probabilité” (GDEL).
[…]
CORRÉLATION, subst. fém. […]
A. […]
1. Spécialement
a) Corrélation organique. “Ensemble des influences qu'exercent les uns sur les autres les éléments d'un même organisme ou les organismes vivant dans un même milieu” (HUSSON 1970). […]
C. Rapport de simultanéité, variations concomitantes de deux phénomènes (sans qu'on puisse toujours en induire qu'un lien de cause à effet unit ces phénomènes). Cf. covariation. […]
Spéc., STAT. “Mesure du degré de liaison entre des phénomènes décrits par des séries statistiques” (TÉZENAS 1972) :
4. … la corrélation entre natalité et teneur en protéines de l'alimentation (…) est facilement explicable : la limitation des naissances est moins fréquente dans les pays sous-développés qui sont aussi ceux qui consomment le moins de protéines. Le Tiers monde, 1956, p. 159. […]
(Définitions tirées du Trésor de la Langue française) »

La « corrélation organique » correspond assez à ce que je nomme « topo-écologie » : quand on tente de dresser la topologie d'un supposé écosystème on a du mal à savoir si telle parcelle concerne « le même organisme », « divers organismes », « le même milieu » ou « divers milieux » ; comme l'écrit Bateson, « l'écologie informationnelle ou entropique, s'occupe de la budgétisation des voies et des probabilités […]. Les limites doivent inclure, et non couper, les voies pertinentes ». Cependant, le concept de topo-écologie est plus large et ne concerne pas la seule écologie informationnelle, ou « écologie de l'esprit » comme la nomme Bateson, et en ce point je me sépare de son idée selon laquelle il y aurait deux aspects de l'écologie, car une des limites de la pensée de cet auteur est son fort attachement à la démarche scientifique classique ; or quand on s'occupe d'écologie et de cybernétique elle n'est pas vraiment opératoire.


La science classique travaille avec des modèles qui sont des simplifications, des réductions de la réalité observable – on appelle précisément cela le réductionnisme. Mais avec l'écologie cette méthode par ailleurs remarquablement efficace ne s'applique pas dès qu'on envisage les interactions entre tous les éléments d'un système, d'autant quand on considère le système le plus large, celui de la biosphère. En fait, le plus grand système est encore plus large, car on peut considérer, d'un certain point de vue, l'ensemble de l'univers comme le plus grand système écologique, mais pour ce qui nous concerne, nous autres terriens, ça n'a pas grand intérêt, en ce sens qu'à cette échelle d'espace et de temps nos capacités de comprendre et d'agir sont nulles. En revanche, il importe si l'on veut faire de l'écologie conséquente de considérer les interactions à un niveau plus large que la biosphère : au moins l'ensemble Terre, lune, soleil – et c'est le cas pour ceux qui ont un autre point de vue que celui dit de « l'environnement ».

La notion d'environnement n'est pas proprement écologique, puisqu'elle infère qu'il y aurait des objets finis, des monades (individus, écosystèmes), et « ce qui les environne ». L'exemple actuel du « réchauffement planétaire », l'exemple plus ancien de la « pollution » telle que comprise depuis environ 1970, montrent les limites de cette manière de voir, celles précisément de la non limitation effective de ces supposées monades : considérant l'emprise des zones de la planète qui contribuent pour l'essentiel aux deux phénomènes, et considérant les concepts d'environnement et d'écosystème, il semble a priori impossible qu'un réchauffement global et qu'une pollution générale adviennent ; mais dès lors que l'on considère la biosphère comme un ensemble en interaction avec son substrat (la Terre) et son superstrat (l'atmosphère, le soleil et son système), ils sont à la fois possibles et explicables : dès lors, diviser l'univers en unités discrètes avec solutions de continuité apparaît peu pertinent.

Il y a cependant une écologie concordante avec la méthode scientifique classique mais qui n'est que d'observation : pour une écologie avec comme visée des applications prédictives et correctives il faut passer à une méthode du type de celles élaborées par diverses sciences et techniques au cours du XX° siècle, et que définit bien l'aphorisme de David Brower, « penser globalement, agir localement », car si l'on peut avoir la conscience de l'unicité de l'univers, l'évidence montre que l'action ne peut qu'être locale, considérant qu'elle aura le plus souvent un effet global. Il est intéressant de citer ici ce texte de Brower, un des fondateurs de l'association les Amis de la Terre :

« Notre planète est née un lundi. Lundi, mardi et mercredi jusqu’à midi, la Terre se forme. La vie commence mercredi à midi et se développe dans toute sa beauté organique pendant les quatre jours suivants. Dimanche à 4h de l’après-midi seulement, les grand reptiles apparaissent. Cinq heures plus tard, lorsque les séquoias sortent de terre, les grands reptiles disparaissent. L’homme n’apparaît qu’à minuit moins trois minutes, dimanche soir. A un quart de seconde avant minuit, commence la révolution industrielle. Il est maintenant minuit, dimanche soir, et nous sommes entourés des gens qui croient que ce qu’ils font depuis un quarantième de seconde peut continuer indéfiniment ».

De fait beaucoup de gens semblent penser que tout ce qui se fait depuis une, deux ou trois générations est destiné à durer « pour les siècles des siècles ». Ce qui paraît assez improbable pourtant… De même, avoir l'idée de corriger des dysfonctions écologiques en mobilisant des moyens lourds et de nombreuses personnes est contradictoire, puisque ça ne peut que contribuer à augmenter le niveau de perturbation globale.


L'univers… D'un sens on peut dire qu'il n'a pas de forme. Ce qui ne signifie pas qu'il soit informe, car « être informe » c'est avoir une forme, une forme informelle. Mon idée dérive d'un postulat : l'univers est plein, sans solution de continuité. Bien sûr, il ne s'agit pas de l'univers actuel, qui a une forme. Qui a probablement une forme. Qui a une forme, ou plutôt des déformations qui lui donnent forme. Pour en revenir à la cybernétique et à Gregory Bateson, il écrivait ceci :

« A l'ancienne question de savoir si l'esprit est immanent ou transcendant, nous pouvons désormais répondre avec une certitude considérable en faveur de l'immanence […].
Pour ce qui est des arguments positifs, nous pouvons affirmer que tout système fondé d'événements et d'objets qui dispose d'une complexité de circuits causaux et d'une énergie relationnelle adéquate présente à coup sûr des caractéristiques « mentales » […]. Un tel système « traitera l'information » et sera inévitablement autocorrecteur, soit dans le sens d'un optimum homéostatique, soit dans celui de la maximisation de certaines variables.
Une unité d'information peut se définir comme une différence qui produit une autre différence. Une telle différence qui se déplace et subit des modifications successives dans un circuit constitue une idée élémentaire ».

L'intérêt de cette citation réside dans la mise en évidence que ce qu'on peut nommer « perception » ou « sensation », sans y donner un sens actif impliquant la conscience de cette perception, n'est possible que dans un contexte où il y a des « différences », un univers non uniforme – celui d'après le Big Bang. Mon idée de l'univers sans forme est, en gros, celle de l'univers d'avant cet événement hypothétique : on peut supposer avec vraisemblance que dans cet état « pré-Big Bang » il n'y a pas de ces différences permettant la perception par lui-même de l'univers ; après lui se créent ces différences qui autorisent la chose, puis ces « différences de différences » qui vont permettre ce type particulier de perception que Bateson nomme esprit, d'autres conscience et moi, sensation : une perception par telle portion de l'univers, à la fois de l'univers et d'elle-même comme partie relativement autonome de l'univers.

La « sensation » n'est cependant envisageable que si l'univers ne connaît pas trop de « différences », qu'il reste (ou devient) globalement peu différencié ; l'auto-perception par contre requiert qu'il soit localement très différencié et organisé d'une manière assez dissemblable de l'univers global.

À quoi ressemblerait un univers sans forme ? On peut se l'imaginer à partir de ce qui l'exprime le plus dans notre univers : la lumière. Notre univers actuel même est plein, car où que l'on se trouve il y a de la lumière, donc l'univers est plein de lumière. Or, et la physique contemporaine, qu'elle soit relativiste ou quantique, nous l'indique, la lumière est à la fois une onde et un composé matériel. Dire « une onde et un corpuscule » me paraît inexact ; on constate un effet matériel des flux lumineux, d'où la notion du photon, censé être un corps émanent de la lumière même. Ceci n'est pas évident : pour se diffuser, une onde a besoin d'un support matériel, ce qui ne signifie pas que l'onde même est ce support.

Pour exemple, le son, phénomène ondulatoire, se diffuse dans un corps matériel, mais personne ne dit que les éléments de ce corps « sont » le son, on considère, selon moi à juste titre, qu'il en est le support. Notre oreille reçoit un son par l'oscillation des éléments de ce corps induite par l'onde et leur percussion contre le tympan. De cela en infére-t-on que le corps matériel et l'onde sont « une même chose » ? Non, bien évidemment. Selon moi encore, on devrait en faire de même pour la lumière.

On peut s'imaginer l'univers ainsi : un volume plein composé de briques élémentaires infimes (en-deça du photon) ayant les mêmes caractéristiques à tout point de vue (niveau et comportement énergétique, volume, mouvement, etc.), une sorte d'immense cristal dont tous les « atomes » sont similaires. Dans ce milieu homogène et, relativement à lui-même, statique, la lumière n'est alors pas un phénomène autonome mais l'indice de différences dans le milieu, d'inhomogénéités qui y créent une perturbation, laquelle se décèle par une « onde », la diffusion de ces perturbations vers les éléments en contact avec son point de départ, comme cela se passe dans des milieux comme l'air ou l'eau. Et comme dans ces milieux, auront lieu trois phénomènes : ainsi que dit, l'onde se diffusera uniformément dans toutes les directions à partir de ce point de départ ; lors de sa diffusion elle tendra à s'atténuer en puissance, l'énergie initiale se répartissant progressivement dans chaque particule atteinte ; enfin lors d'interférences avec d'autres ondes produites par d'autres inhomogénéités il y aura, selon la manière dont elles vont interférer, s'annuler ou s'amplifier, et dans le second cas créer de nouvelles sources d'inhomogénéités.

Cette description est d'ordre métaphorique car, la physique actuelle l'indique, on ne peut dire grand chose d'assuré des composants élémentaires de l'univers, en ce sens que leur observation est indirecte : la mise en évidence d'une particule se fait par l'analyse de sont type et de son niveau d'énergie, mais le constat de cette énergie se fait par la destruction (hypothétique) de cette particule. Mais il en va ainsi pour n'importe quelle observation, et pour en revenir au précept de Bateson, « Une unité d'information peut se définir comme une différence qui produit une autre différence » : quand on « observe » une « différence », on observe en réalité l'effet de cette différence sur un autre type de différence.

Cela posé, et pour me citer, « ne [pas] dire grand chose d'assuré des composants élémentaires de l'univers » ne signifie pas que l'on ne puisse décrire l'univers ni croire que, finalement, « l'univers est une idée ». L'univers est un fait et ce texte en est une des preuves : pour qu'il existe, pour que je puisse le produire et que vous puissiez le lire, nous devons postuler la réalité de l'univers dans lequel nous communiquons. Je suis une sorte de relativiste car je ne crois pas à la réalité du savoir, si l'on pense le savoir comme intangible et « vrai » jusqu'à la fin des temps ; par contre, je ne mets pas en doute la véracité du savoir compte tenu de nos capacités ici et maintenant. Un jour, j'ai écrit quelque chose sur une assertion de Bruno Latour, en rapport avec la démarche scientifique et le « principe de précaution » :

« [Le “principe de précaution” correspond au premier principe de la Méthode de Descartes, “ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle”]. Une partie de ceux qui se prétendent scientifiques et cartésiens le présentent comme anti-scientifique. Or, on peut le paraphraser comme : ne rien accepter comme vrai qu'on n'ait la certitude que cela le soit […]. Les politiques et leurs relais dans les médias comprennent assez souvent ce principe comme signifiant “ne rien faire dont on ne soit sûr”, et il en est de même pour beaucoup de présumés scientifiques qui n'ont pas une bonne compréhension de ce qu'est la science ; or, le “principe de précaution” ne dit rien d'autre que ce que son nom indique : quand on fait quelque chose il faut prendre soin de la vérifier jusqu'à être assuré que ce qu'on en croyait est ce qui en paraissait […]. Prenez l'état de la bio-chimie, de la physique et des théories sur la vie au milieu du XIX° siècle : tout ce que des scientifiques […] prenaient pour vrai (la génération spontanée, l'éther spatial et le transformisme lamarckien) est aujourd'hui considéré comme faux. Et c'est parce que certaines personnes ne les ont pas prises pour vraies qu'une vérité plus grande sortit de leurs recherches. Ce qui ne signifie pas […] que les croyances de 1850 étaient fausses, ni celles de 2005 vraies. C'est je crois ce que veut dire Bruno Latour quand il affirme qu'on ne peut dire que tel pharaon fut tué par le bacille de Koch : il n'“existait” pas avant sa “découverte” par Koch, et la découverte conséquente de son rôle dans la tuberculose : ce qui tua le pharaon est justement le fait que, pour un Égyptien d'il y a 2500 ans, le bacille de Koch n'existait pas, ni même le concept, donc le fait, de micro-organisme. Dit autrement, ce qui a tué notre pharaon est l'état de l'art médical de son temps, et non le bacille ».

Les moyens matériels et conceptuels d'investigation de la réalité déterminent le savoir, ce qui sera considéré vrai à un instant donné. Je parle de la vérité empirique basée sur les faits qui concerne la science, et non des vérités d'ordre moral ou idéologique (politiques ou religieuses).

Ma description de « la lumière » est hypothétique, quoique vraisemblable. Si donc l'on considère un univers plein alors l'onde lumineuse n'est pas un objet mais un indice, et les photons non pas des « corpuscules lumineux » mais le résultat de l'excitation de cette onde. D'ailleurs, la physique actuelle décrit les photons à-peu-près comme cela :

« En physique des particules, dans le cadre du modèle standard, le photon est une particule élémentaire, médiateur de l'interaction électromagnétique. Autrement dit, lorsque deux particules chargées électriquement interagissent, cette interaction se traduit d'un point de vue quantique comme un échange de photons […].« 
« Le photon est un concept pour expliquer les interactions entre les rayonnements électromagnétiques et la matière. Comme pour les autres particules élémentaires, il a une dualité onde-particule. On ne peut parler de photon en tant que particule qu'au moment de l'interaction. En dehors de toute interaction, on ne sait pas – et on ne peut pas savoir – quelle “forme” a ce rayonnement. On peut imaginer que le photon serait une concentration qui ne se formerait qu'au moment de l'interaction, puis s'étalerait, et se reformerait au moment d'une autre interaction. On ne peut donc pas parler de “localisation” ni de “trajectoire” du photon ».
♦ Source : Encyclopédie en ligne Wikipedia, article « Photon ».

Incidemment, cet article parle assez longuement de « localisation » et de « trajectoire » des photons, ce qui montre que la science peut très bien travailler sur des objets même quand elle les détermine improbables (au sens exact : qui ne peuvent être prouvés) et vraisemblablement inexistants comme objets. C'est un fait ordinaire car elle travaille sur des modèles, et par essence un modèle n'équivaut pas à la réalité représentée. La question ici n'est pas de savoir si le photon « existe », s'il est une réalité matérielle ou non, elle est de décrire d'une manière efficiente un certain phénomène, celui de la « photo-électricité », le fait indubitable qu'un rayonnement électro-magnétique provoque des phénomènes d'ordre corpusculaire, et la meilleure manière d'en parler est de postuler l'existence de particules ayant des comportements descriptibles en termes de vitesse de déplacement, niveau d'énergie, mouvement (« onde » ou « phase »), etc. En même temps il est difficile de considérer une particule dont les caractéristiques principales sont de ne pas avoir de masse ni de charge électrique, et pourtant un effet « électrique » et une interaction avec les atomes induisant « une certaine matérialité ». D'où l'idée qu'« on peut imaginer que le photon serait une concentration qui ne se formerait qu'au moment de l'interaction ».

D'où mon idée – ou ma manière propre de décrire la même idée – d'un univers plein, précisément plein de « quanta d'énergie », et le photon un effet induit par les ondes lumineuses (et plus largement, électro-magnétiques), l'excitation locale d'un quantum déterminé qui, se déplaçant sous l'effet de l'onde « apparaît » en interagissant avec un objet massif (particule de masse non nulle, électron, etc.).

Pour conclure là-dessus, il est intéressant de savoir que si le photon est censé être de masse et de potentiel électrique nuls, on constate que, alors qu'il est aussi censé se déplacer à la vitesse de la lumière, du fait de ces caractéristiques, lorsqu'il interagit avec la matière il se déplace à une vitesse moindre ; cela dit, c'est aussi le cas de la lumière comme onde qui, contrairement à l'affirmation courante, ne se déplace pas à une vitesse constante. Mais il en va souvent ainsi en matière de science « populaire » : ce que l'on diffuse comme connaissances au « grand public » est en général une version simplifiée des connaissances réelles, voir ici même l'écart entre la vulgate sur la lumière, décrite comme « une onde et un corpuscule », et l'état du savoir chez les physiciens, où l'on ne postule plus que le photon soit effectivement un « grain de lumière », et cela depuis quelques décennies déjà.


Sans faire l'hypothèse réelle qu'il en était ainsi, on peut s'imaginer un état ancien de l'univers uniquement composé de « photons » tous dans le même état, d'où ma description d'un univers sans forme : si tous les éléments de l'univers sont semblables et, disons, ont tous « le même mouvement », il n'y aura nulle « différence » qui permettra de déterminer la forme, l'étendue et la durée de cet univers. Sans considérer vraie (et vérifiable) cette hypothèse mais tenant compte de celle connue sous le nom de Big Bang[1], on a une situation où les éléments constitutifs de l'univers sont indifférenciables donc l'univers indescriptible, « sans forme ». À un instant donné, l'univers « se différencie », devient inhomogène. Fondamentalement, il reste homogène, seule une partie limitée perdant cette caractéristique.

Je décris ici à ma propre manière ce qui correspond assez à ce que disent de l'univers les astro-physiciens, un univers « homogène et isotrope », soit, « composé d'éléments de nature semblable et présentant les mêmes caractéristiques physiques dans toutes les directions ». Or l'univers est, on le constate empiriquement, inhomogène et anisotrope, composé d'éléments de nature différente et ne présentant pas les mêmes caractéristiques physiques dans toutes les directions. Faiblement inhomogène et anisotrope, mais il est tel. Faiblement c'est peu dire : il est composé à 96% de ce qu'on appelle le « fond diffus cosmologique » ou « corps noir », une énergie électro-magnétique à très basse température (2,7K, soit -270,42°C) de haute fréquence (160 GHz) et de longueur assez courte (moins de 2 mm). Et dans les 4% restant, l'univers est fait pour l'essentiel d'ondes électro-magnétiques de plus haute énergie et d'hydrogène. Pour coclure là-dessus, ce « fond diffus cosmologique » est aussi dit « énergie fossile », car considéré comme datant de l'époque du Big Bang, quelque chose comme « l'énergie originelle ».

Je suppose et en tout cas j'espère que mes lecteurs connaissent l'essentiel de ce que je viens d'exposer ici, car il me semble l'honnête humain actuel devrait avoir quelques connaissances élémentaires sur la physique relativiste et la mécanique quantique. Soit dit en passant, la théorie quantique tient compte du fait que ce qu'elle décrit n'est pas la réalité mais ce que l'on peut en percevoir, et en cela converge avec la cybernétique : en physique, et dans les sciences exactes en général, on n'observe jamais l'objet même mais ses effets, donc des « différences », des indices ; un quantum (pluriel, quanta), mot signifiant à la fois « quantité » et « mesure » et qu'on peut paraphraser par « quantité mesurable », qu'on définit en physique comme la « quantité minimale d'une grandeur physique pouvant séparer deux valeurs de cette grandeur », n'est pas obligatoirement un fait de nature, même si ça semble probable, mais est lié au fait que nos capacités de mesure ont des limites, notamment on doit avoir un instrument pour faire ses mesures, et l'instrument même a sa limite d'analyse, celle de la moindre quantité qu'il peut mesurer. Et d'évidence, on ne peut mesurer quelque chose de plus bref en temps ou en distance que l'objet le plus bref déterminable.

Autre convergence entre cybernétique et mécanique quantique, les « différences », que la théorie quantique exprime autrement en posant que l'observateur influence la chose observée par son observation même : pour le redire, ce que « voit » le physicien n'est pas l'objet même mais l'état ou l'action de l'objet. Ainsi, on ne peut à la fois observer l'objet et son mouvement, ce qu'exprime la notion de la « dualité onde-corpuscule », d'abord appliquée à la lumière puis généralisée à toutes les particules observables : selon qu'on observe la particule ou son mouvement, elle apparaît soit comme un corps, soit comme une onde ; cela correspond à ce que je disais du son : le phénomène est d'ordre ondulatoire, « l'air vibre », mais sa perception est d'ordre corpusculaire, j'entends la percussion sur mon tympan des molécules déplacées par l'onde, et non pas l'onde même.

Pour le redire, ce type de relativisme ne ressemble pas à celui en vigueur chez les philosophes idéalistes et dans certaines écoles en sciences humaines : constater qu'on ne peut observer la réalité que de manière indirecte n'induit pas que la réalité n'est pas observable, simplement la manière de la décrire ne correspond pas obligatoirement à la manière dont elle est réellement organisée : il se peut que les particules soient à la fois onde et corpuscule, il se peut que non, mais du moins il est effectif que l'on peut agir en considérant que c'est vrai, car dans la réalité non plus observé mais produite, il y a moyen de générer des phénomènes tirant parti de ces deux états : la radio et la télévision tirent parti de l'onde électromagnétique, les cellules photo-électriques et les lasers se servent des phénomènes photoniques.


Ce long détour pour en revenir à ce constat : il n'y a pas de solution de continuité dans l'univers : en tout point il y a « quelque chose », la moindre de ces choses étant le rayonnement électro-magnétique, notamment dans le spectre visible (« lumière »). Mon idée de l'univers est quelque chose de ce genre, cela indépendamment


[1] Une appellation d'ailleurs contestable due à un adversaire de cette théorie mais qui, comme cela arrive souvent, fut reprise par ses tenants. Elle pose le problème de donner l'idée d'une « grande explosion » initiale, ce que ne dit pas la théorie – même si elle ne l'exclut pas. On devrait plutôt parler de théorie de l'univers en expansion, mais ça fait nettement moins image que le Big Bang, si du moins c'est plus exact.