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Gregory Bateson - Vers une Écologie de l'esprit
Forme et pathologie des relations sociales |
La logique de la dipsomanie a embarrassé les psychiatres tout autant que la «logique» de la discipline spirituelle mise en œuvre par l'organisation «Alcooliques anonymes» pour la combattre. Dans le présent essai, il est suggéré: 1. la cybernétique et la théorie des systèmes engendrent une nouvelle épistémologie, fondée sur une certaine compréhension de l'esprit, du «soi», des relations humaines, et du pouvoir; 2. l'alcoolique en état de sobriété agit suivant une épistémologie qui, quoique conventionnellement admise dans la culture occidentale, n'est pas validée par la théorie des systèmes; 3. s'abandonner à l'alcool fournit à l'alcoolique un raccourci, partiel et subjectif, vers un état d'esprit plus correct; enfin, 4. la théologie des «Alcooliques anonymes» rejoint une épistémologie de la cybernétique.
Cette étude est donc basée sur des idées qui sont, toutes probablement, familières, tant aux psychiatres qui ont eu affaire à des alcooliques, qu'aux philosophes qui ont réfléchi sur les implications de la cybernétique et de la théorie des systèmes. Les thèses que j'avance ici n'ont donc d'original que de traiter ces idées en les prenant tout à fait au sérieux — c'est-à-dire comme prémisses d'un raisonnement — et de mettre en relation des idées (banales) venant de deux domaines distincts de pensée.
Ce sont en premier lieu les données publiées par l'association «Alcooliques anonymes» (la seule à avoir enregistré un nombre remarquable de succès dans le traitement des alcooliques) qui ont inspiré cette étude de la dipsomanie du point de vue de la théorie des systèmes. Il m'est apparu cependant bien vite que, d'autre part, les vues religieuses et la structure organisationnelle de «AA» présentaient elles-mêmes un grand intérêt de ce point de vue et que, par conséquent, le champ de mes investigations devrait s'étendre, au-delà des prémisses de l'alcoolisme, jusqu'aux prémisses du système mis en œuvre par «AA» pour le traiter et à celles de l'association «AA» elle-même.
Se liront, je l'espère, tout au long de cette étude, ma dette envers «AA», mon respect pour cette organisation et, tout particulièrement, pour l'extraordinaire perspicacité de ses deux fondateurs, Bill W. et le Dr Bob.
Je dois également remercier le groupe restreint de patients avec lequel j'ai travaillé
intensivement pendant trois ans, de 1949 à 1952, au Veterans Administration
Hospital, à Palo Alto, en Californie. Il faut noter que tous ces patients
présentaient, en plus de cette souffrance — l'alcoolisme —, d'autres diagnostics et
surtout celui de «schizophrénie». Plusieurs d'entre eux étaient membres de «AA». Je
crains de ne les avoir pas du tout aidés.
On pense communément que c'est dans la vie sobre de l'alcoolique qu'il faut rechercher les causes (ou «raisons») de sa dipsomanie. Lors des manifestations dans la sobriété, les alcooliques sont généralement qualifiés d'«immatures», «fixés sur la mère», «oraux», «homosexuels», «passifs-agressifs », «angoissés par le succès», «hypersensibles», «fiers», «affables» ou tout simplement de «faibles». Il est cependant rare que les implications logiques de ces attributs, si généreusement distribués, soient vraiment examinées.
Il me faudra par conséquent rechercher, entre sobriété et intoxication, un appariement
converse plus spécifique que celui fourni par la fonction anesthésiante.
Les amis et les parents de l'alcoolique lui recommandent habituellement et avec insistance d'être «fort» et de «résister à la tentation», bien qu'il soit assez difficile de savoir ce qu'ils entendent par là; il est cependant significatif que l'alcoolique lui-même, en état de sobriété, est généralement d'accord avec cette façon de voir son «problème». Il pense qu'il peut ou, du moins, doit être «le capitaine de son âme»[2]. Cependant, c'est aussi un cliché dans l'alcoolisme qu'après la prononciation de la formule: «seulement ce petit verre», toute motivation de l'abstinence soit complètement annihilée. Ceci est communément exprimé en termes d'un combat entre le «soi» et«John Barleycom»[**]. Si l'alcoolique peut en secret projeter une nouvelle ribote (ou même faire en cachette des réserves d'alcool), il est cependant quasiment impossible (chose vérifiée en milieu hospitalier) de l'amener à parler ouvertement de sa prochaine soûlerie, tant qu'il est en état de sobriété. De toute évidence, il ne peut pas être à la fois «le capitaine de son âme» et désirer ou décider ouvertement son propre état d'ivresse. Tout ce que le «capitaine» peut faire c'est ordonner la sobriété, pour ensuite se voir désobéir.
Bill W., l'un des fondateurs des «Alcooliques anonymes» (alcoolique lui-même), a tranché, avec ses fameuses «Douze Etapes» qui sont devenues le fondement de «AA», au travers de cette mythologie du conflit. En effet, dès la première étape, il est exigé que l'alcoolique accepte d'être sans défense devant l'alcool. Cette étape est communément considérée comme une «reddition», et souvent les alcooliques sont incapables de la suivre jusqu'au bout ou, sinon, ils ne la réalisent que temporairement, pendant la période de remords qui fait suite à une débauche. Du point de vue de «AA», ces cas ne sont pas prometteurs, puisque les alcooliques en question montrent ainsi qu'ils n'ont pas encore touché au fond: leur désespoir est inadéquat à la situation et après une période plus ou moins longue de sobriété ils tenteront à nouveau d'utiliser l'autocontrôle afin de combattre la «tentation». Ils ne veulent ou ne peuvent pas accepter que, ivre ou sobre, leur personnalité est une personnalité alcoolique qui, logiquement parlant, ne peut pas lutter contre le mal qui la fonde. Dans une brochure éditée par «AA», on peut lire ceci: «Essayer d'user du pouvoir de la volonté, c'est tenter de se soulever soi-même par les tirants de ses bottes».
Les deux premières étapes de « AA » affirment:
De la combinaison de ces deux étapes, il résulte une idée extraordinaire et à mon sens correcte: à savoir que l'expérience de l'échec ne sert pas seulement à convaincre l'alcoolique qu'un changement est nécessaire, mais elle est elle-même la première étape de ce changement. Être vaincu par la bouteille et en être conscient constitue en ce sens une première «expérience spirituelle». Le mythe de la maîtrise de soi du sujet est ainsi démoli par la mise en place d'un pouvoir supérieur.
En somme, je dirai que la sobriété de l'alcoolique est caractérisée par une variante tout particulièrement catastrophique du dualisme cartésien: la division entre Esprit et Matière ou, en l'occurrence, entre volonté consciente ou «soi» (self) et le reste de la personnalité. Le coup de génie de Bill W. fut de démolir la structuration de ce dualisme.
D'un point de vue philosophique, cette première étape ne constitue nullement une
reddition, mais un changement d' épistémologie, un changement dans la façon d'appréhender
la personnalité dans son propre monde. C'est ce changement qui s'effectue d'une
épistémologie incorrecte vers une autre plus correcte.
Les philosophes ont déterminé deux classes de problèmes: en premier lieu, ceux qui concernent l'être des choses, des personnes et du monde en général, autrement dit les problèmes d'ontologie; la seconde classe comprend les problèmes relatifs à la façon dont nous connaissons et, plus particulièrement, à la façon dont nous acquérons nos connaissances sur le monde, autrement dit, les problèmes concernant ce qui nous permet de connaître quelque chose (ou, peut-être, rien). Bref, le domaine de l'épistémologie. A ces questions, épistémologiques et ontologiques, les philosophes tentent d'apporter des réponses vraies.
Cependant l'anthropologue, lui, en observant le comportement humain, se posera des questions quelque peu différentes. S'il est un adepte du relativisme culturel, il pourrait tomber d'accord avec les philosophes qui affirment qu'une ontologie «vraie» est concevable, mais il ne se demandera pas si l' ontologie des individus qu'il étudie est «vraie» ou pas. Il s'attendra à ce que leur épistémologie soit culturellement déterminée, ou idiosyncrasique, et à ce que la culture dans son ensemble ait un sens en fonction de l'épistémologie et de l'ontologie qui lui sont propres.
Si, d'autre part, il est évident que l'épistémologie «locale» est incorrecte, l'anthropologue devra prendre conscience de la possibilité que la culture en question dans son ensemble ne fasse jamais véritablement sens ou, sinon, qu'elle fasse sens uniquement sous certaines conditions restrictives qui en fait la coupent de toutes les autres cultures et des technologies nouvelles.
Dans l'histoire naturelle de l'être humain, l'ontologie et l'épistémologie sont inséparables; ses croyances (d'habitude subconscientes), relatives au type de monde où il vit, déterminent sa façon de percevoir ce monde et d'y agir, ce qui déterminera en retour ses croyances, à propos de ce monde. L 'homme se trouve ainsi pris dans un réseau de prémisses épistémologiques et ontologiques qui, sans rapport à une vérité ou à une fausseté ultimes, se présentent à ses yeux comme (du moins en partie) se validant d'elles-mêmes[4].
Il est cependant embarrassant d'avoir à se référer sans cesse d'une part à l'ontologie, de l'autre à l'épistémologie, d'autant plus qu'il serait incorrect de dire que dans l'histoire naturelle de l'humanité elles sont dissociées. Toutefois, il n'existe aucun mot adéquat pour couvrir la combinaison de ces deux concepts. Les approximations les plus satisfaisantes seraient: «structure cognitive» ou bien «structure caractérielle»; mais ces termes ne suggèrent nullement que ce qui est important c'est un ensemble d'hypothèses ou de prémisses habituelles, implicites dans la relation entre l'homme et son environnement, et que ces prémisses peuvent être vraies ou fausses. J'utiliserai donc ici le seul terme d'«épistémologie» pour désigner les deux aspects des prémisses qui gouvernent l'adaptation (ou la non-adaptation) à l'environnement humain et physique. Pour reprendre l'expression de George Kelly, ce sont là des règles dont se sert l'individu pour «interpréter» son expérience.
Je m'intéresserai plus particulièrement au groupe de prémisses qui sous-tendent le
concept occidental de soi et, par la suite, à celles qui sont susceptibles de
corriger certaines des plus importantes erreurs qui se rattachent à ce concept.
Ce qui est à la fois nouveau et surprenant, c'est qu'aujourd'hui nous avons des réponses (du moins partielles) à certaines de ces questions. Des progrès extraordinaires ont été réalisés, au cours de ces vingt-cinq dernières années[***], dans la connaissance de ce qu'est l'environnement, de ce qu'est un organisme et surtout de ce qu'est l'esprit. Ces progrès sont dus précisément à la cybernétique, à la théorie des systèmes, à la théorie de l'information et aux sciences connexes.
A l'ancienne question de savoir si l'esprit est immanent ou transcendant, nous pouvons désormais répondre avec une certitude considérable en faveur de l'immanence, et cela puisque cette réponse économise plus d'entités explicatives que ne le ferait l 'hypothèse de la transcendance: elle a, tout au moins, en sa faveur, le support négatif du «Rasoir d'Occam».
Pour ce qui est des arguments positifs, nous pouvons affirmer que tout système fondé d'événements et d'objets qui dispose d'une complexité de circuits causaux et d'une énergie relationnelle adéquate présente à coup sûr des caractéristiques «mentales». Il compare, c'est-à-dire qu'il est sensible et qu'il répond aux différences (ce qui s'ajoute au fait qu'il est affecté par les causes physiques ordinaires telles que l'impulsion et la force). Un tel système«traitera l'information» et sera inévitablement autocorrecteur, soit dans le sens d'un optimum homéostatique, soit dans celui de la maximisation de certaines variables.
Une unité d'information peut se définir comme une différence qui produit une autre différence. Une telle différence qui se déplace et subit des modifications successives dans un circuit constitue une idée élémentaire.
Mais ce qui, dans ce contexte, est encore plus révélateur, c'est qu'aucune partie de ce système intérieurement (inter) actif ne peut exercer un contrôle unilatéral sur le reste ou sur toute autre partie du système. Les caractéristiques «mentales» sont inhérentes ou immanentes à l'ensemble considéré comme totalité.
Cet aspect holistique est évident même dans des systèmes autocorrecteurs très simples. Dans la machine à vapeur à «régulateur», le terme même de régulateur est une appellation impropre, si l'on entend par là que cette partie du système exerce un contrôle unilatéral. Le régulateur est essentiellement un organe sensible (ou un transducteur) qui modifie la différence entre la vitesse réelle à laquelle tourne le moteur et une certaine vitesse idéale ou, du moins, préférable. L'organe sensible convertit cette différence en plusieurs différences d'un message efférent: Par exemple, l'arrivée du combustible ou le freinage. Autrement dit, le comportement du régulateur est déterminé par le comportement des autres parties du système et indirectement par son propre comportement à un moment antérieur.
Le caractère holistique et mental du système est le mieux illustré par ce dernier fait, à savoir que le comportement du régulateur (et de toutes les parties du circuit causal) est partiellement déterminé par son propre comportement antérieur. Le matériel du message (les transformations successives de la différence) doit faire le tour complet du circuit: le temps nécessaire pour qu'il revienne à son point de départ est une caractéristique fondamentale de l'ensemble du système. Le comportement du régulateur (ou de toute autre partie du circuit) est donc, dans une certaine mesure, déterminé non seulement par son passé immédiat, mais par ce qu'il était à un moment donné du passé, moment séparé du présent par l'intervalle nécessaire au message pour parcourir un circuit complet. Il existe donc une certaine mémoire déterminative, même dans le plus simple des circuits cybernétiques.
La stabilité du système (lorsqu'il fonctionne de façon autocorrective, ou lorsqu'il oscille ou s'accélère) dépend de la relation entre le produit opératoire de toutes les transformations de différences, le long du circuit, et de ce temps caractéristique. Le régulateur n'exerce aucun contrôle sur ces facteurs. Même un régulateur humain, dans un système social, est soumis à ces limites: il est contrôlé à travers l'information fournie par le système et doit adapter ses propres actions à la caractéristique de temps et aux effets de sa propre action antérieure.
Ainsi, dans aucun système qui fait preuve de caractéristiques «mentales», n'est donc possible qu'une de ses parties exerce un contrôle unilatéral sur l'ensemble. Autrement dit: les caractéristiques «mentales» du système sont immanentes, non à quelque partie, mais au système entier.
La signification de cette conclusion apparaît lors des questions du type: «Un ordinateur peut-il penser?», ou encore: «L'esprit se trouve-t-il dans le cerveau?» La réponse sera négative, à moins que la question ne soit centrée sur l'une des quelques caractéristiques «mentales» contenues dans l'ordinateur ou dans le cerveau. L'ordinateur est autocorrecteur en ce qui concerne certaines de ses variables internes: il peut, par exemple, contenir des thermomètres ou d'autres organes sensibles qui sont affectés par sa température de travail; la réponse de l'organe sensible à ces différences peut, par exemple, se répercuter sur celle d'un ventilateur qui, à son tour, modifiera la température. Nous pouvons donc dire que le système fait preuve de caractéristiques «mentales» pour ce qui est de sa température interne. Mais il serait incorrect de dire que le travail spécifique de l'ordinateur — la transformation des différences d'entrée en différences de sortie — est un «processus mental». L'ordinateur n'est qu'un arc dans un circuit plus grand, qui comprend toujours l'homme et l'environnement d'où proviennent les informations et sur qui se répercutent les messages efférents de l'ordinateur. On peut légitimement conclure que ce système global, ou ensemble, fait preuve de caractéristiques «mentales». Il opère selon un processus «essai-et-erreur» et a un caractère créatif.
Nous pouvons dire, de même, que l'esprit est immanent dans ceux des circuits qui sont complets à l'intérieur du cerveau ou que l'esprit est immanent dans des circuits complets à l'intérieur du système: cerveau plus corps. Ou, finalement, que l'esprit est immanent au système plus vaste: homme plus environnement.
Si nous voulons expliquer ou comprendre l'aspect «mental» de tout événement biologique, il nous faut, en principe, tenir compte du système, à savoir du réseau des circuits fermés, dans lequel cet événement biologique est déterminé. Cependant, si nous cherchons à expliquer le comportement d'un homme ou d'un tout autre organisme, ce «système» n'aura généralement pas les mêmes limites que le «soi» — dans les différentes acceptions habituelles de ce terme.
Prenons l'exemple d'un homme qui abat un arbre avec une cognée. Chaque coup de cognée sera modifié (ou corrigé) en fonction de la forme de l'entaille laissée sur le tronc par le coup précédent. Ce processus autocorrecteur (autrement dit, mental) est déterminé par un système global: arbre-yeux-cerveau-muscles-cognée-coup-arbre; et c'est bien ce système global qui possède les caractéristiques de l'esprit immanent.
Plus exactement, nous devrions parler de (différences dans l'arbre) - (différences dans la rétine) - (différences dans le cerveau) - (différences dans les muscles) - (différences dans le mouvement de la cognée) - (différences dans l'arbre), etc. Ce qui est transmis tout au long du circuit, ce sont des conversions de différences; et, comme nous l'avons dit plus haut, une différence qui produit une autre différence est une idée, ou une unité d'information.
Mais ce n'est pas ainsi qu'un Occidental moyen considérera la séquence événementielle de l'abattage de l'arbre. Il dira plutôt: «J'abats l'arbre» et il ira même jusqu'à penser qu'il y a un agent déterminé, le «soi», qui accomplit une action déterminée, dans un but précis, sur un objet déterminé.
C'est très correct de dire: «La boule de billard A a touché la boule de billard B et l'a envoyée dans la blouse»; et il serait peut-être bon (si tant est que nous puissions y arriver) de donner un exposé complet et rigoureux des événements qui se produisent tout le long du circuit qui comprend l'homme et l'arbre. Mais le parler courant exprime l'esprit (mind) à l'aide du pronom personnel, ce qui aboutit à un mélange de mentalisme et de physicalisme qui renferme l'esprit dans l'homme et réifie l'arbre. Finalement, l'esprit se trouve réifié lui-même car, étant donné que le «soi» agit sur la hache qui agit sur l'arbre, le «soi» lui-même doit être une «chose». Il n'y a donc rien de plus trompeur que le parallélisme syntaxique entre: «J'ai touché la boule de billard» et : «La boule a touché une autre boule».
Si on interroge qui que ce soit sur la localisation et les limites du «soi», les confusions susmentionnées font tout de suite tache d'huile. Prenons un autre exemple: un aveugle avec sa canne. Où commence le «soi» de l'aveugle? Au bout de la canne? Ou bien à la poignée? Ou encore, en quelque point intermédiaire? Toutes ces questions sont absurdes, puisque la canne est tout simplement une voie, au long de laquelle sont transmises les différences transformées, de sorte que couper cette voie c'est supprimer une partie du circuit systémique qui détermine la possibilité de locomotion de l'aveugle.
De même, les organes sensoriels sont-ils des transducteurs ou des voies pour l'information, ainsi d'ailleurs que les axones, etc. ? Du point de vue de la théorie des systèmes, dire que ce qui se déplace dans un axone est une «impulsion» n'est qu'une métaphore trompeuse; il serait plus correct de dire que c'est une différence ou une transformation de différence. La métaphore de «l'impulsion» suggère une ligne de pensée «rigoureuse» (voire bornée), qui n'aura que trop tendance à virer vers l' absurdité de l'«énergie psychique»; ceux qui parlent de la sorte ne tiennent aucun compte du contenu informatif de la quiescence. La quiescence de l'axone diffère autant de l'activité que son activité diffère de la quiescence. Par conséquent, quiescence et activité ont des pertinences informatives égales. Le message de l'activité ne peut être accepté comme valable que si l'on peut également se fier au message de la quiescence.
Encore est-il inexact de parler de «message d'activité» et de «message de quiescence». En effet, il ne faut jamais perdre de vue que l'information est une transformation de différences; nous ferions donc mieux d'appeler tel message «activité-non-quiescence», et tel autre «quiescence-non-activité».
Des considérations analogues sont applicables à l'alcoolique repentant. Il ne peut pas choisir tout simplement la «sobriété»: il pourrait au mieux choisir «la sobriété-non-l'ivresse», son univers demeurant ainsi polarisé, c'est-à-dire comportant toujours deux possibilités.
L'unité autocorrective qui transmet l'information ou qui, comme on dit, «pense», «agit» et «décide», est un système dont les limites ne coïncident ni avec celles du corps, ni avec celles de ce qu'on appelle communément «soi» ou «conscience»; il est important d'autre part de remarquer qu'il existe des différences multiples entre le système «pensant» et le «soi» tels qu'ils sont communément conçus:
Il est important de noter que les dogmes fondamentaux — et à mon sens faux — de l'épistémologie courante se renforcent mutuellement. Si, par exemple, la prémisse habituelle de la transcendance est écartée, celle qui prendra aussitôt sa place sera l'idée de l'immanence dans le corps. Mais cette seconde possibilité est irrecevable, étant donné que de vastes parties du réseau de la pensée se trouvent situées à l'extérieur du corps. Le soi-disant problème «Corps-Esprit», comme on l'appelle d'ordinaire, est mal posé, dans des termes qui conduisent inévitablement vers le paradoxe: si l'esprit est supposé être immanent au corps, il doit alors lui être transcendant; s'il est supposé transcendant, il doit alors être immanent[5], etc.
De même, si nous excluons les processus inconscients du «soi» et les qualifions d'«étrangers au moi», ceux-ci prennent alors une nuance subjective d'«incitations» et de «forces»; et cette qualité pseudo-dynamique est étendue au «soi» conscient qui essaie de «résister» aux «forces» de l'inconscient. C'est ainsi que le «soi» lui-même devient une organisation de «forces» apparentes. Par conséquent, selon la notion courante qui fait du «soi» un synonyme de la conscience, les idées sont des «forces»; cette erreur est à son tour renforcée lorsqu'on affirme que l'axone transmet des «impulsions». Il n'est certes pas aisé de sortir de ce labyrinthe.
Nous commencerons par examiner la structure de la polarisation chez l'alcoolique. Dans
la décision, épistémologiquement incorrecte: «Je veux lutter contre la bouteille»,
qu'est-ce qui est supposé s'opposer à quoi?
Les alcooliques sont des philosophes, dans le sens général où tous les êtres humains (et, en fait, tous les mammifères) sont guidés par des principes hautement abstraits, dont ils sont presque entièrement inconscients, ignorant que le principe qui gouverne leurs perception et action est d'ordre philosophique. Le faux terme duquel on désigne d'ordinaire ces principes est celui de «sentiment»[6].
Ce type de fausse nomination fleurit à l'intérieur de la tendance épistémologique anglo-saxonne à réifier ou à attribuer au corps tous les phénomènes mentaux qui sont périphériques à la conscience; et cette appellation est certainement renforcée par le fait qu'exercer et/ou se priver de l'exercice de ces principes s'accompagne souvent de sensations viscérales ou d'autres sensations corporelles. Pour ma part, je crois que c'est Pascal qui était dans le vrai en disant: «Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point».
On ne doit pas s'attendre à ce que l'alcoolique donne une image cohérente de lui-même. Lorsque l'épistémologie de base est pleine d'erreurs, ce qui en découle ne peut fatalement qu'être marqué par des contradictions internes ou avoir une portée très limitée. Autrement dit, d'un ensemble inconsistant d'axiomes, on ne peut pas déduire un corpus consistant de théorèmes. Dans ce cas, toute tentative de consistance ne peut aboutir qu'à la prolifération d'un certain type de complexité — qui caractérise, par exemple, certains développements psychanalytiques et la théologie chrétienne — ou, sinon, à la conception extrêmement bornée du behaviourisme contemporain.
C'est donc la fierté de l'alcoolique que j'examinerai, pour montrer que ce principe de comportement n'est qu'une conséquence de l'étrange épistémologie dualiste qui caractérise la civilisation occidentale.
Une façon commode de décrire des principes tels que «fierté», «dépendance», «fatalisme», etc., consiste à les examiner comme s'ils étaient le résultat d'un apprentissage secondaire[7] et à se demander quels sont les contextes d'apprentissage susceptibles de les inculquer à l'individu.
Ce qu'on appelle fierté alcoolique suppose toujours un «autre», réel ou imaginaire, et par conséquent pour en donner une définition contextuelle complète, il nous faut d'abord caractériser cette relation réelle ou imaginaire à «l'autre». Une première étape est de la classer du côté du «symétrique» ou du «complémentaire»[9] — ce qui n'est d'ailleurs pas si simple lorsque «l'autre» est une création de l'inconscient; nous verrons cependant que les indications dont nous avons besoin pour y parvenir sont suffisamment claires.
Une digression explicative, pour introduire un critère fondamental de classification, est toutefois nécessaire:
Quelques exemples courants de relation symétrique simple: la course aux armements, la rivalité avec le voisin, l'émulation athlétique, les matchs de boxe, etc. Pour la relation complémentaire: la domination-soumission, le sado-masochisme, l'assistance-dépendance, le voyeurisme-exhibitionnisme, etc.
A un niveau logique d'un ordre supérieur, les choses deviennent plus complexes. Par exemple: A et B peuvent rivaliser au cours d'un échange de cadeaux, superposant ainsi un cadre symétrique plus large à des comportements originairement complémentaires. Ou, inversement, un thérapeute peut entrer en compétition avec son patient, dans une sorte de thérapie de jeu, plaçant un cadre d'assistance complémentaire autour des relations originairement symétriques du jeu.
Différents types de «double contrainte» sont engendrés lorsque A et B perçoivent les prémisses de leurs relations en termes différents: A peut considérer le comportement de B comme compétitif, alors même que B pensait aider A, etc.
Mais nous ne sommes pas concernés ici par de telles complexités, puisque l'«autre» imaginaire — ou le répondant de la fierté alcoolique — n'entre pas dans les jeux complexes qui caractérisent, par exemple, les phénomènes des «voix» dans la schizophrénie.
Ces deux relations, complémentaire et symétrique, ne sont pas sans rapport avec des modifications progressives du genre de celles que j'ai désignées par le terme de «schismogenèse»[10]. Selon l'expression consacrée, on peut assister à une «escalade» dans les combats symétriques et les courses aux armements; de même le modèle normal d'assistance-dépendance entre parents et enfants peut devenir monstrueux. Ces développements pathologiques potentiels s'expliquent par le fait qu'une rétroaction positive n'aurait pas été amortie ou corrigée dans le système. Toutefois, dans les systèmes mixtes, la schismogenèse est nécessairement réduite: la course aux armements entre deux nations sera ralentie si l'une et l'autre acceptent des thèmes complémentaires comme: domination, dépendance, admiration, etc. Inversement, elle sera accélérée par le refus d'accepter ces thèmes.
Cette relation antithétique entre complémentaire et symétrique est certainement due au fait que chacun est l'opposé logique de l'autre. Dans une course aux armements purement symétrique, la nation A est motivée à redoubler d'efforts face à la force croissante de B. Si A estime que B est devenue plus faible, elle relâchera ses efforts. Mais ce sera exactement le contraire qui se produira si la structuration de la relation chez A est complémentaire: en marquant que B est plus faible, A foncera dans ses espoirs de conquête[11].
Cette antithèse entre modèles complémentaires et modèles symétriques peut être plus que simplement logique. Dans la théorie psychanalytique[12], notamment, les modèles qui sont appelés «libidinaux» (et qui sont des modalités des zones érogènes) sont tous complémentaires. Intrusion, inclusion, exclusion, réception, rétention sont considérées comme phénomènes «libidinaux» tandis que rivalité et compétition tombent sous la rubrique du «moi» et de la« défense».
Il se peut également que les deux codes antithétiques, symétrique et complémentaire, soient représentés physiologiquement par des états contrastants du système nerveux central. Les modifications progressives schismogénétiques peuvent atteindre des discontinuités extrêmes et des renversements soudains: une colère symétrique peut soudainement se trans- former en chagrin; l'animal qui s'enfuit la queue entre les jambes peut, s'il est aux abois, engager un combat symétrique désespéré contre la mort; le bravache mis au défi peut devenir lâche; le loup battu dans un conflit symétrique peut donner des signes de «reddition» pour prévenir une nouvelle attaque.
Ce dernier exemple est tout particulièrement intéressant. Si le combat entre loups est symétrique, c'est-à-dire si le loup A est stimulé par le comportement agressif de B à renforcer son propre comportement agressif, et si B fait alors brusquement preuve de ce que nous pouvons appeler une «agression négative», A sera incapable de continuer le combat à moins qu'il ne puisse se rebrancher rapidement sur cette attitude complémentaire dans laquelle la faiblesse de B serait un stimulus pour une agression. Dans cette hypothèse des modèles symétrique et complémentaire, il n'est plus nécessaire désormais de supposer qu'il existe un effet «inhibiteur» spécifique pour le signal de reddition.
Les êtres humains, qui possèdent le langage, peuvent appliquer l'étiquette «agression» à toute tentative de nuire à l'autre, peu importe que l'attaque ait été suscitée par la force ou par la faiblesse de l'adversaire; mais, au niveau prélinguistique du mammifère, ces deux types d'agression doivent sembler complètement différents: par exemple, pour un lion, s'«attaquer» à un zèbre est complètement différent de s'«attaquer » à un autre lion[13].
Les développements précédents suffisent pour nous permettre de poser maintenant notre question: la fierté de l' alcoolique, dans son contexte, est-elle structurée symétriquement ou complémentairement?
Il faut constater tout d'abord que, pour ce qui est des habitudes courantes de boire, il y a dans la culture occidentale une très forte tendance à la symétrie. Même en dehors de toute dipsomanie, deux hommes qui boivent ensemble sont poussés par les conventions à s'opposer l'un a l'autre: verre contre verre. Dans ce cas, «l'autre» est encore réel et la symétrie ou la rivalité avec lui est amicale.
Au fur et à mesure que le buveur se sent devenir dipsomaniaque et essaie de résister à la tentation, il commence à trouver difficile de résister au contexte social où il est de rigueur de boire autant que ses amis. Les membres de «AA» disent: «Dieu sait que nous avons, suffisamment et longtemps, essayé de boire autant que les autres».
Lorsque les choses empirent, l'alcoolique deviendra probablement un buveur solitaire et présentera tout le spectre des réponses au défi: sa femme et ses amis lui répètent que boire montre sa faiblesse, à quoi il peut réagir symétriquement, à la fois en se montrant vexé et en affirmant sa force de résister à la bouteille. Mais la caractéristique des réactions symétriques veut qu'une brève période de combat victorieux affaiblisse sa motivation, ce qui fait que peu de temps après il décrochera; car l'effort symétrique exige une opposition continue de la part de l'adversaire.
Peu à peu, le centre de la bataille se déplace, si bien que l'alcoolique se trouvera livré à un type de conflit symétrique nouveau et plus implacable encore. Il lui faut maintenant prouver qu'il n'y a rien de mortel dans la bouteille, qu'elle ne peut pas le tuer: sa «tête est ensanglantée mais insoumise». Il est encore «le capitaine de son âme» — pour ce que ça vaut.
Entre-temps, ses rapports avec sa femme, son patron, ses amis se sont détériorés. Car, par exemple, il n'a jamais véritablement aimé le statut complémentaire du rôle joué par son patron (l'autorité); d'autre part, à mesure qu'il s'enfonce dans l'alcoolisme, sa femme aussi se voit de plus en plus forcée de jouer un rôle complémentaire: exercer une autorité, ou devenir protectrice, ou encore, faire montre de patience; mais tout ceci ne peut provoquer chez lui qu'énervement et honte; sa fierté symétrique ne peut tolérer aucun rôle complémentaire.
En somme, le rapport de l'alcoolique à son «autre» (réel ou imaginaire) est très
nettement symétrique et schismogénétique. L'alcoolique est en état d'«escalade». Et nous
verrons qu'on peut décrire la conversion religieuse de l'alcoolique, à laquelle parvient
«AA», comme un changement dramatique de ces habitudes (ou épistémologie) symétriques,
vers une vision purement complémentaire de son rapport aux autres, à l'univers ou à Dieu.
Les alcooliques peuvent paraître obstinés, mais ils ne sont jamais stupides. La partie de l'esprit où se décide leur ligne de conduite est trop profondément enfouie pour qu'on puisse lui appliquer le simple qualificatif de «stupidité». Ces niveaux de l'esprit sont prélinguistiques et les estimations qui s'y effectuent sont codées dans le processus primaire.
Dans le rêve, comme dans l'interaction des mammifères, la seule façon de réaliser une proposition qui contient sa propre négation («Je ne veux pas te mordre» ou «Je n'ai pas peur de lui») est une mise en image, ou une performance très élaborée de la proposition à nier, aboutissant à une reductio ad absurdum. Entre deux mammifères, le sens: «Je ne veux pas te mordre» est réalisé à travers un combat expérimental, qui est en fait un «non-combat», qu'on peut quelquefois appeler «jeu». C'est d'ailleurs pour cette raison que le comportement «agonistique» évolue communément vers une manifestation d'amitié[14].
En ce sens, la fierté de l'alcoolique est en quelque sorte ironique. C'est un effort résolu de vérifier la «maîtrise de soi», avec un but ultérieur indicible, qui est de prouver en fin de compte qu'elle est inefficace et absurde: «Tout simplement ça ne marche pas». Etant donné qu'elle contient une négation simple, cette proposition n'est pas exprimée dans le processus primaire. Son expression finale sera une action: celle de prendre un verre. La bataille héroïque avec la bouteille, cet «autre» imaginaire, se termine par: «Faisons la paix et soyons amis».
Cette hypothèse est confirmée par un fait incontestable: mettre à l'épreuve la «maîtrise de soi» conduit à nouveau à la boisson. Et, comme je l'ai dit plus haut, l'épistémologie de la maîtrise de soi, que les amis infligent à l'alcoolique, est en elle-même monstrueuse. L'alcoolique a raison de la rejeter. De cette façon, il parvient à une reductio ad absurdum de l'épistémologie conventionnelle.
Mais cette description du processus qui permet de parvenir à une reductio ad absurdum touche à la téléologie: si la proposition «ça ne marchera pas» ne peut pas s'inscrire dans le codage du processus primaire, comment alors les estimations du processus primaire peuvent-elles conduire l'organisme à essayer à fond les enchaînements d'actions qui la prouvent?
On rencontre souvent des problèmes de ce type en psychiatrie, problèmes qui ne peuvent être résolus qu'à l'intérieur d'un modèle où, en certaines circonstances, le malaise de l'organisme active une boucle de rétroaction positive tendant à renforcer le comportement qui a précédé le malaise. Cette rétroaction positive permet de vérifier que c'est précisément ce comportement particulier qui a été l'origine du malaise; elle peut également augmenter ce dernier jusqu'à une certaine limite, au-delà de laquelle les changements deviennent possibles.
En psychothérapie, la boucle de rétroaction positive est d'habitude engendrée par le thérapeute qui pousse le malade dans le sens de ses symptômes; on appelle cette technique: «double contrainte thérapeutique» (therapeutic double bind), dont un autre exemple, que je commenterai en détail plus loin, est le suivant: un membre de «AA» défie un alcoolique de procéder à quelques «verres contrôlés», pour qu'il puisse se rendre compte ainsi, par lui-même, qu'il n'a aucun contrôle sur sa pulsion de boire.
Il est courant que les symptômes et les hallucinations du schizophrène — tout comme les rêves — correspondent à une expérience corrective, de sorte que tout épisode schizophrénique prend ainsi un caractère d'auto-initiation. Le récit que Barbara O'Brien a fait de sa propre psychose (que j'ai étudiée dans un autre ouvrage[15]) est peut-être l'exemple le plus frappant de ce phénomène.
Il faut noter que l'existence éventuelle d'une telle boucle de rétroaction positive,
qui engendre une course à l'augmentation du malaise jusqu'à sa limite (laquelle peut se
placer au-delà de la mort), n'est nulle part mentionnée dans les théories classiques de
l'apprentissage. Mais l'homme veut souvent vérifier sa sensation de désagréable, en en
cherchant une expérience répétée; c'est, peut-être, ce que Freud appelait pulsion de
mort.
Ce qui a été dit précédemment sur la fierté symétrique n'en donne au fait que la moitié du tableau: une description de l'état d'esprit de l'alcoolique aux prises avec la bouteille. Il est clair que cet état est un des plus désagréables et des plus irréalistes qui soient: l'autre est complètement imaginaire ou se présente comme déformation flagrante des personnes dont l'alcoolique dépend et qu'éventuellement il aime. Une seule alternative à cet état désagréable: se soûler ou, du moins, prendre un verre.
Par cette reddition complémentaire, que l'alcoolique considérera souvent comme un acte de rancune — la flèche du Parthe dans un combat symétrique —, l'ensemble de son épistémologie change. Ses angoisses, ses ressentiments, sa panique disparaissent comme par enchantement. La maîtrise de soi diminue, ainsi que le besoin impérieux de se comparer aux autres. Il ressent la chaleur physiologique de l'alcool dans ses veines et, bien souvent, une sorte de chaleur psychologique à l'égard des autres. Il peut devenir larmoyant ou coléreux, mais, au moins, il se sent faire à nouveau partie de la comédie humaine.
Le passage de la sobriété à l'intoxication correspond aussi à un passage du défi
symétrique à la complémentarité, et, même lorsque ces données existent, elles sont
toujours brouillées par les déformations du souvenir ou la toxicité complexe de l'alcool.
Mais certaines chansons et histoires indiquent nettement que c'est ainsi que s'opère le
passage: dans les cérémonies rituelles, le partage du vin a toujours signifié
l'agrégation sociale d'individus, unis dans une «communion» religieuse ou dans une
Gemütlichkeit (cordialité) séculière. En un sens très littéral, l'alcool est
supposé donner à l'individu la possibilité de se considérer et d'agir comme élément du
groupe; ce qui revient à dire qu'il facilite la complémentarité dans les relations.
«AA» attache une grande importance à ce phénomène et considère qu'il y a peu de chances de venir vraiment en aide à un alcoolique qui n'a pas encore touché le fond; réciproquement «AA» explique ses échecs par le fait que les alcooliques qui recommencent à boire n'ont pas encore «atteint au fond».
Toutes sortes de malheurs peuvent amener l'alcoolique à y toucher. Imaginons par exemple différents types d'accidents: une attaque de delirium tremens, un laps de temps pendant une soûlerie dont il n'a aucun souvenir, le rejet de la part de sa femme ou la perte de son travail, un diagnostic sans espoir, etc. — autant d'événements qui peuvent avoir l'effet requis. «AA» affirme que le «fond» est différent pour chaque individu et que certains seront morts avant d'avoir atteint au leur[16].
Il se peut cependant que d'aucuns touchent le «fond» plusieurs fois dans leur vie: ce «fond»-ci n'est qu'une période de panique qui fournit l'occasion d'un changement, sans que celui-ci soit vraiment inévitable. Les amis, les parents et même les thérapeutes peuvent soulager l'alcoolique de son angoisse en lui administrant des drogues ou en le rassurant; le résultat est qu'il récupère, retourne à sa fierté et finalement à l'alcoolisme, pour toucher un peu plus tard à un fond encore plus désastreux; là il sera à nouveau mûr pour un autre changement. Car toute tentative d'opérer un changement pendant la période qui s'étend entre deux paniques a de très faibles chances d'aboutir.
La nature de la panique est très bien mise en évidence par cette description d'un «test»:
Nous préférons ne pas décréter que tel ou tel individu est alcoolique. n est facile de se donner soi-même un diagnostic: entrez dans le bar le plus proche et essayez de boire, tout en vous contrôlant; essayez de boire et de vous arrêter brusque- ment, essayez plusieurs fois; si vous êtes honnête envers vous-même, vous aurez tôt fait d'en tirer une conclusion; et le jeu en vaut la chandelle, si vous parvenez ainsi à en apprendre un bout sur votre condition réelle[17].
On peut comparer ce test à une autre situation: celle d'un conducteur auquel on demanderait de freiner sec sur une route glissante: il découvrira sans tarder que son contrôle sur sa voiture est limité. (L'expression «pente glissante», comme métaphore pour le quartier «alcoolique» d'une ville, n'est pas inappropriée.)
La panique de l'alcoolique qui a touché le fond est comparable à celle de l'homme qui pensait avoir le contrôle de son véhicule et qui se rend brusquement compte qu'en fait il n'est que le prisonnier de sa voiture qui dérape et l'emporte; s'il appuie sur ce qu'on appelle normalement le frein, il a soudainement l'impression que la voiture accélère. Sa panique est due à la découverte que ça (c'est-à-dire le système: soi-même plus le véhicule) le dépasse.
Nous pouvons dire par conséquent que «toucher le fond» illustre la théorie des systèmes, sur trois points:
Voici maintenant quelques-uns des points clés de la théologie des «AA»:
Nous avons noté plus haut que dans l'interaction humaine la symétrie et la complémentarité pouvaient se combiner de façon complexe. Il est donc raisonnable de se demander dans quelle mesure ces thèmes peuvent être considérés comme suffisamment fondamentaux pour être qualifiés d'«épistémologiques», même dans une étude d'histoire naturelle des prémisses culturelles et interpersonnelles.
La réponse semble liée au sens qu'on donne, au cours d'une telle étude de l'histoire naturelle de l'homme, au mot «fondamental», qui peut avoir deux types de significations:
Mais si nous nous demandons ce qui se passe lorsque les prémisses changent, il est évident que ces deux définitions du «fondamental» se chevauchent en grande partie. Si un individu réalise (ou subit) un changement des prémisses profondément enfouies dans son esprit, il s'apercevra certainement que les résultats de ce changement se ramifieront dans l'ensemble de son univers. Ce sont ces changements-là qu'il convient d'appeler «épistémologiques».
Il nous reste alors à savoir ce qui est épistémologiquement «vrai» et ce qui est épistémologiquement «faux». Peut-on affirmer que le changement de la fierté alcoolique en complémentarité du type «AA» est une correction épistémologique? Et la complémentarité est-elle toujours en quelque sorte meilleure que la symétrie?
Pour ce qui est du membre «AA», il sera probablement toujours vrai que la complémentarité soit toujours à préférer à la symétrie, et que pour lui même la compétition banale supposée par une partie de tennis ou d'échecs peut être dangereuse en ce sens: l'épisode superficiel peut faire jouer les prémisses symétriques profondes; cela ne signifie nullement que le tennis ou les échecs correspondent à une erreur épistémologique pour tout le monde.
Le problème éthique et philosophique ne concerne vraiment que l'univers le plus vaste
et les niveaux psychologiques les plus profonds. Si nous croyons, consciemment ou
inconsciemment, que notre relation avec le système le plus vaste nous concernant — ce
Pouvoir plus grand que le soi — est symétrique et stimulative, c'est là une erreur.
Pour finir, je dirai que cette analyse comporte les limites et les implications suivantes:
Si nous continuons à opérer selon le dualisme cartésien: esprit contre matière, nous continuerons sans doute à percevoir le monde sous la forme d'autres dualismes encore: Dieu contre homme, élite contre peuple, race élue contre les autres, nation contre nation et, pour finir, homme contre environnement. Il est douteux qu'une espèce puisse survivre, qui possède à la fois une technologie avancée et cette étrange façon de concevoir le monde.
[*] Article publié dans Psychiatry, 34, l, p.
1-18, 1971, copyright 1971, par William Alanson White Psychiatric Foundation. Réédité
avec l'autorisation de Psychiatry.
[**] Sobriquet du whisky. (Nd.T.)
[***] Cet article a été publié pour la première fois en 1971.
[1] [Alcoholics Anonymous], Alcoholics
Anonymous Comes of Age, New York, Harper, 1957, p. 279.
[2] «AA» utilise cette expression pour tourner en dérision
ces alcooliques qui tentent de faire preuve de volonté pour écarter les dangers de la
bouteille. Cette citation, ainsi que les vers: «Ma tête est ensanglantée mais insoumise»,
sont extraits du poème lnvictus de William Ernest Henley, qui n'était pas
alcoolique, mais infirme. Il est peu probable que ce recours à la volonté afin de
combattre l'infirmité et la douleur physiques soit comparable avec l'usage qu'en fait
l'alcoolique.
[3] Alcoholics Anonymous, New York. Works
Publishing, 1938.
[4] J. Ruesch et G. Bateson, Communications: The Social
Matrix of the Psychiatry, New York, Norton, 1951.
[5] R. G. Collingwood, The ldea of Nature. Oxford
University Press, 1945.
[6] G. Bateson «A Social Review Scientist of the Emotions»,
Expressions of the Emotions in Man, P. Knapp, éd., International
University Press, 1963.
[7] Cette utilisation de la structure contextuelle formelle
comme moyen descriptif n'implique pas nécessairement que le principe en question soit en
fait, totalement ou partiellement, appris dans des contextes ayant la structure formelle
adéquate. II ne pourrait avoir été déterminé de façon génétique, mais il pourrait encore
se faire qu'il soit mieux défini par la description des contextes dans lesquels il
s'illustre. C'est précisément à cause de cet ajustement du comportement au contexte qu'il
est difficile, voire impossible, de dire si tel principe du comportement a été déterminé
génétiquement ou appris dans ce contexte. Cf. G. Bateson, «Social Planning and the
Concept of Deutero-Learning», Conference on Science, Philosophy and Religion, Second
Symposium, New York, Harper, 1942. (Dans cet ouvrage, p. 227.)
[8] Cf. Bill's Story, Alcoholics Anonymous, op. cit.
[9] G. Bateson, Naven.
[10] Ibid.
[11] G. Bateson, «The Pattern of an Armaments Race-Part 1 :
An Anthropological Approach», Bulletin of Atomic Scientists, 1946,2 (5), 10-11; et
L. F. Richardson, «Generalized Foreign Politics», British Journal of Psychology,
Monograph Supplements, 1939.
[12] E.-H. Erikson, «Configurations in Play-Clinical
Notes», Psychoanalytic Quarterly, 1937,6,139-214.
[13] K. Z. Lorenz, On Aggression, New York,
Harcourt, Brace and World, 1966.
[14] G. Bateson, «Métalogue: Qu'est-ce qu'un instinct? »,
supra, p.67. Approaches to Animal Communication, T. Sebeok, éd., La Haye, Mouton,
1969.
[15] Barbara O'Brien, Operators and Things: the Inner
Life of a Schizophrenic, Cambridge, Mass., Arlington Books, 1958. Cf. Gregory
Bateson, éd., Perceval's Narrative, Stanford, Calif., Stanford University Press,
1961. «Introduction». (Tr. fr. Perceval le fou, Paris, Payot, 1976.)
[16] Communication personnelle d'un membre.
[17] Alcoholics Anonymous, op. cit., p. 43.
[18] G. Bateson, et al., «Toward a Theory of
Schizophrenia», Behavioral Science, 1956, l, 251-64.
[19] AA Comes of Age, op. cit., p. VII.
[20] Ibid., p. 13. (En italique dans l'original.)
[21] Cette diversité des styles d'intégration pourrait
expliquer le fait que certains individus deviennent alcooliques, et d'autres non.
[22] AA Comes of Age. op. cit.
[23] Ibid., p. 288.
[24] Ibid., p. 286-294.
[25] Ibid.
[26] Cf. M. C. Bateson, éd., Our Own Metaphor,
Wenner-Gren Foundation, conférence sur les effets du but conscient dans l'adaptation
humaine, 1968, New York, Knopf.
[27] A l'origine, ce texte n'est pas un document de «AA»,
et son auteur est inconnu. De petites modifications y ont été apportées. J'ai choisi de
citer ici le texte que l'on trouve in: AA Comes of Age, op. cit., p. 196.
[28] Bateson. G., Perceval..., op. cit.