PRÉC. SOMM SUIV.
Gregory Bateson - Vers une Écologie de l'esprit
Forme et pathologie des relations sociales

- III.II.2 - Épidémiologie d'une schizophrénie [*] -

Si l'on veut déterminer en épidémiologue les conditions mentales de la schizophrénie - c'est-à-dire des conditions qu'on puisse partiellement induire de l'expérience -, il convient, en premier lieu, de repérer une carence quelconque dans le système notionnel; et, à partir de là, d'identifier les types de contexte d'apprentissage qui engendrent cette carence formelle.

On dit d'habitude que les schizophrènes souffrent d'une «faiblesse de l'ego». Je définirai ici cette faiblesse comme un trouble de la capacité d'identifier et d'interpréter cette classe de signaux qui nous indiquent à quelle sorte de message appartient le message que nous recevons[**]. Le trouble concerne donc des signaux qui appartiennent au même type logique que le signal: «Ceci est un jeu». Par exemple, un patient entre dans la salle à manger de l'hôpital; la fille qui est derrière le comptoir lui demande: «Que puis-je faire pour vous ?», et le patient se demande de quel type de message il s'agit en l'occurrence: veut-elle l'assassiner ? ou bien coucher avec lui ? ou peut-être lui offrir une tasse de café ? Le patient a «entendu» le message, mais il ne sait pas à quel genre ou ordre de message il a affaire. Autrement dit, il est incapable de saisir ces étiquettes abstraites que la plupart d'entre nous utilisent couramment sans que, d'ailleurs, nous soyons capables de les identifier, en ce sens que nous ne saisissons pas consciemment ce qu'on nous dit, à quel type de message nous avons affaire; simplement, tout se passe comme si nous devinions juste: au moment même de la réception, nous ne sommes nullement conscients de recevoir les messages qui nous disent quel type de message nous est parvenu.

Les difficultés dans le maniement de ce type de signaux semblent constituer le noyau d'un syndrome qui est caractéristique d'un groupe de schizophrènes; c'est ce qui nous autorise à rechercher une étiologie à partir de cette symptomatologie, formellement définie.

il est clair, par ailleurs, qu'une grande partie de ce que dit le schizophrène peut être considérée comme une description de son expérience, et que nous tenons là une deuxième voie d'approche pour une théorie de l'étiologie ou de la transmission. La première partant du symptôme, nous nous posons la question: «Comment un être humain peut-il devenir incapable de distinguer ces signaux spécifiques ?»; et, en examinant les discours du patient, nous nous apercevons que à travers ce langage particulier qui constitue la «salade schizophrénique», il décrit une situation traumatique qui implique une confusion au niveau métacommunicatif.

Un patient, par exemple, revenait toujours à l'idée que «quelque chose s'est déplacé dans l'espace». Selon lui, c'était pour cela qu'il avait craqué. Vu la façon dont il parlait de «l'espace», j'ai eu l'intuition que cet espace-là, c'était en quelque sorte sa mère. Je le lui dis. «Non, me répondit-il, l'espace c'est LA mère». Je lui suggérai que, malgré tout, sa mère pouvait bien être une des causes de ses troubles. il me répondit: «Je ne l'ai jamais condamnée». Et, une autre fois, il se mit en colère et déclara textuellement: «Si nous disons qu'elle avait du mouvement en elle à cause de ce qu'elle a causé (because of what she caused), nous ne faisons que nous condamner nous-mêmes».

Résumons: quelque chose a bougé dans l'espace, qui a fait craquer le patient. L'espace n'est pas sa mère, c'est LA mère. Puis, nous attirons son attention sur sa mère, qu'il dit n'avoir jamais condamnée, sur quoi il affirme: «Si nous disons qu'elle avait du mouvement en elle à cause de ce qu'elle a causé, nous ne faisons que nous condamner nous-mêmes».

Observons attentivement la structure logique de ce dernier propos: elle est circulaire et implique un enchevêtrement d'interactions et de quiproquos chroniques avec la mère. Cet état est tel que tout effort esquissé par l'enfant pour tenter de dissiper le malentendu est, du même coup, complètement interdit.

Ce même patient avait, un jour, raté sa séance de thérapie du matin. Le soir même, j'allai le voir à la cantine pour l'assurer que je le recevrais le lendemain. Mais il refusa de me regarder et détourna la tête. Je lui suggérai: «Demain, à neuf heures trente». Pas de réponse. Puis il me dit avec beaucoup de difficulté: «Le juge désapprouve». Alors, avant de le quitter, je lui dis: «Vous avez besoin d'un avocat», et, lorsque je le revis le lendemain dans le parc, je me présentai en ces termes: «Voici votre avocat»; et nous allâmes ensemble à la séance. Je commençai immédiatement: «Ai-je raison de supposer que le juge désapprouve non seulement le fait que vous me parliez, mais aussi que vous me disiez qu'il désapprouve. cela ?» Il répondit: «Oh, OUI !» Comme on voit, nous avons affaire ici à deux niveaux enchevêtrés: le juge désapprouve à la fois la tentative de démêler la confusion, et le fait de communiquer à quelqu'un d'autre sa propre désapprobation.

 

Nous devons chercher une étiologie qui fasse sa place à la multiplicité des niveaux de traumatisme.

Je laisse ici volontairement de côté le contenu proprement dit de ces séquences traumatiques, qu'elles soient sexuelles ou orales, de même que l'âge du sujet à l'époque du traumatisme; je ne cherche pas non plus à savoir lequel des parents y est précisément mêlé. A mes yeux, tout cela est anecdotique. Ce qui m'importe, c'est le fait que le traumatisme en question a dû présenter une structure formelle bien déterminée, en ce sens que, pour engendrer cette pathologie particulière, plusieurs types logiques différents ont dû se trouver confrontés.

Si, à présent, nous regardons d'un peu plus près nos propres communications conventionnelles (le langage courant), nous remarquerons que nous emmêlons constamment ces mêmes types logiques avec une maestria et une aisance incroyables et tout à fait surprenantes. Nous faisons souvent des mots d'esprit, qui sont difficilement accessibles à toute personne ne parlant pas notre langue: la plupart de ces mots d'esprit, qu'ils soient originaux ou éculés, sont le produit de l'enchevêtrement dans la même phrase d'une multiplicité de types logiques. La différence entre la taquinerie et la brimade réside dans la question, non résolue à l'avance, de savoir si la «victime» peut ou non reconnaître qu'il s'agit bien d'une blague. Dans toutes les cultures, les individus réussissent à acquérir une extraordinaire habileté, non seulement pour ce qui est d'identifier simplement à quelle sorte de message appartient un message, mais aussi pour ce qui est de démeler la multiplicité des identifications de la sorte de message auquel un message appartient. Confrontés à cette multiplicité d'idendifications différentes, nous rions et découvrons chaque fois quelque chose de nouveau sur nous-mêmes. C'est peut-être là la vraie récompense de l'humour !

Il existe, cependant, des individus que le surgissement dans le lanage de ces niveaux multiples plonge dans le plus grand embarras. Il me semble que cette distribution inégale de la «compétence» peut justement être abordée en termes d'épidémiologie. De quoi un enfant a-t-il besoin pour acquérir - ou ne pas acquérir - la capacité d'interpréter correctement ces signaux ?

Il faut être pleinement conscient du fait que si, d'une part, le «miracle» se produit souvent, qui octroie à la plupart d'entre nous ce genre de compétence, de l'autre, nous rencontrerons énormément de personnes qui éprouvent des difficultés; ce sont, par exemple, celles qui, lorsqu'elles voient que l'héroïne d'un feuilleton souffre d'un rhume, envoient sans tarder un tube d'aspirine à la Maison de la Radio ou conseillent un traitement; elles agissent comme si elles ignoraient complètement que 1'héroïne en question est le personnage fictif d'un feuilleton. Cette catégorie de spectateurs semble quelque peu déphasée pour ce qui est de l'identification du type de communication que lui offre la radio.

Certes, nous commettons tous, à un moment ou un autre, ce même genre d'erreurs. Je ne suis pas sûr, pour ma part, d'avoir jamais rencontré une seule personne qui ne souffre plus ou moins de cette «schizophrénie». Nous éprouvons tous, par exemple, des difficultés à savoir avec exactitude si certains de nos rêves sont des rêves ou pas; de même, la plupart d'entre nous seraient bien en peine de dire comment nous savons que tel élément d'un de nos fantasmes est vraiment un fantasme, et non un fragment d'expérience. A cet égard, la possibilité de placer une expérience dans le temps constitue une indication importante; la rapporter à un de nos organes sensoriels en est une autre.

Revenons à nos patients, pour dire que, si l'on cherche dans l'observation de leurs parents des réponses à la question étiologique soulevée plus haut, on rencontre plusieurs types de réponses.

Tout d'abord, on trouve des réponses qui renvoient à ce que je pourrais appeler des facteurs aggravants: une maladie a plus de chances de se manifester ou d'empirer dans certaines circonstances telles que la fatigue, le froid, la durée d'une incubation, l'existence d'autres maladies, etc. Tout cela paraît avoir, sur l'incidence de n'importe quelle pathologie, un effet quantitatif. Il existe d'autres facteurs, qui sont les caractères et les potentialités héréditaires. Autrement dit, pour confondre les types logiques, on doit être assez intelligent pour s'apercevoir que quelque chose ne va pas, mais pas assez pour comprendre précisément ce qui ne va pas. Je suppose que ces caractéristiques sont déterminées héréditairement.

Cependant, le nœud du problème demeure: quelles sont les circonstances réelles qui provoquent cette maladie spécifique ? J'admets que les bactéries ne sont en aucun cas les seuls facteurs qui provoquent une maladie infectieuse, et j'accorde, de même, qu'on ne peut expliquer la maladie mentale par la seule apparition de séquences ou contextes traumatiques. Mais je reste néanmoins persuadé que l'iden tification de ces contextes est le nœud de la compréhension de la maladie, tout comme l'identification de la bactérie est essentielle pour comprendre une maladie infectieuse.

Un jour, je rencontrai la mère du patient dont j'ai parlé plus haut. Il s'agissait d'une famille aisée, possédant une jolie maison. J'y allai avec le patient, et, quand nous y arrivâmes, il n'y avait personne. Le livreur de journaux avait jeté le journal du soir au beau milieu de l'impeccable pelouse, et mon patient voulut l'en retirer. Mais, lorsqu'il arriva au bord du gazon, il s'arrêta et se mit à trembler.

La maison, la pelouse, le décor, tout cela ressemblait à une maison «modèle», une de ces maisons arrangées par une agence immobilière pour vendre des maisons semblables. A l'intérieur, la maison ne semblait nullement avoir été meublée pour qu'on y vive, mais pour donner l'impression d'une maison meublée. Lorsqu'un jour je parlai de sa mère avec le malade, j'émis l'idée qu'elle était peut-être une personne craintive. Il m'approuva. Je lui demandai: «De quoi at-elle peur ?» Il me dit: «Des sécurités parentielles»[***].

Lors de ma visite, il y avait sur la cheminée un superbe bouquet de fleurs artificielles, parfaitement équilibré, ici un faisan chinois, là un autre faisan chinois, le tout symétriquement disposé; quant à la moquette, elle était exactement ce que doit être une moquette. Lorsque la mère arriva, je me sentis un peu mal à l'aise de m'être ainsi introduit dans la maison sans prévenir. Le patient lui-même n'était pas revenu là depuis cinq ans; mais les choses semblèrent bien se passer, et je décidai de l'y laisser et de revenir le chercher lorsqu'il serait temps de rentrer à l'hôpital. Cela me donnait une bonne heure pour déambuler dans les rues en n'ayant strictement rien à falre. Je me mis à me demander quel parti je pourrais tirer de cette situation. Que communiquer au patient, et comment ? Je me résolus à introduire dans ce décor quelque chose qui, en même temps, soit beau et ne fasse pas apprêté. Après avoir un moment hésité quant au choix du meilleur moyen d'exprimer cela, je me dis que des fleurs convenaient tout à fait, et j'achetai des glaïeuls. En retournant chercher mon patient, je les offris à la mère en lui disant que je désirais qu elle ait chez elle quelque chose qui soit «beau sans pour autant faire apprêté». «Oh, me répondit-elle, ces fleurs ne feront jamais désordre. Chaque fois qu'il y en aura une qui se fanera, on peut toujours la couper».

Ce qui me paraît intéressant dans sa réponse, ce n'est pas tant son contenu manifestement castrateur, que le fait qu'elle m'ait mis automatiquement dans la situation de m'excuser, alors même que je n'avais pas à le faire. Autrement dit, la mère a pris mon message et l'a reclassé. Pour ainsi dire, elle a changé l'étiquette qui indiquait de quelle sorte de message il s'agissait, et je crois que c'est bien ce qu'elle fait constamment: elle se saisit continuellement des messages des autres pour y répondre, comme s'ils étaient soit un aveu de faiblesse de la part de l'interlocuteur, soit une attaque contre elle (à prendre comme signe, encore une fois, de la faiblesse de l'interlocuteur), et ainsi de suite.

Ce à quoi, donc, mon patient est constamment confronté — aujourd'hui comme pendant son enfance —, c'est à une fausse interprétation de ses messages. S'il dit, par exemple: «Le chat est sur la table», sa mère fera une réponse tendant à démontrer que son message n'est pas le genre de message qu'il croyait d'abord avoir transmis; en répondant, elle brouille et déforme les signaux identificateurs des messages de son fils, tout comme elle ne cesse de contredire les siens propres: elle rit tout en disant quelque chose qui, pour elle, n'est pas drôle du tout, etc.

Il y a de toute évidence, dans cette famille, une forte image de domination maternelle. Toutefois, il n'est pas pour l'instant dans mon propos de voir si c'est là précisément la condition nécessaire du traumatisme. J'essaye plutôt de dégager les aspects purement formels de la constellation traumatique, et je suppose que cette constellation pourrait très bien se constituer aussi autour du père, qui en occuperait certains lieux, la mère en occupant d'autres, et ainsi de suite. J'essaye seulement de démontrer une chose: qu'on peut trouver là la probabilité d'un traumatisme présentant certaines caractéristiques formelles. Ce traumatisme engendrera chez le malade un syndrome spécifique, parce qu'il a un impact sur un des éléments du processus de communication. Ce qui sera atteint, en l'occurrence, c'est l'usage de ce que j'ai appelé les «signaux d'identification des messages» — ces signaux sans lesquels l'ego n'ose distinguer le fait du fantasme et le sens littéral du sens métaphorique.

Ce que j'ai tenté de faire, c'est de mettre l'accent sur un groupe de syndromes, liés à l'incapacité d'identifier le type logique du message que l'on reçoit. En classant ces syndromes, nous aurons, à une extrémité, des individus plus ou moins hébéphréniques, pour lesquels aucun message n'appartient à aucun type dérmi et qui vivent dans une sorte de salade permanente; à l'autre extrémité, nous aurons ceux qui tentent de sur-identifier et qui, pour savoir quelle sorte de message ils recoivent, opèrent une identification trop rigide du type auquel le message appartient, ce qui donne un tableau plutôt paranoïde. Enfin, une autre solution encore, qui est le repli sur soi. pour conclure, il me semble que, à partir d'une telle hypothèse, on pourrait rechercher, dans toute une population de sujets, les facteurs qui déterminent l'apparition d'un tel genre de constellation. Ceci me paraîtrait la matière appropriée d'une étude de type épidémiologique.


[*] Ce texte fut présenté comme communication sous le titre «Comment le déviant voit sa société», au colloque sur «L'épidémiologie de la santé mentale», en mai 1955, à Brighton, Utah.
[**] Donc: quel est son type logique. (NdT.)
[***] En anglais: appeariential securities. Jeu de mots sur appearance (apparence) et parental (parental). (NdT.)


Gregory Bateson, Vers une écologie de l'esprit.
Traduit de l'anglais par Perial Drisso, Laurencine Lot et Eugène Simion (t. I & II) ;
avec le concours de Christian Cler (t. II)
© Éditions du Seuil, Paris, 1977 (t. I), 1980 (t. II) pour la traduction française,
Tome I : ISBN 978-2-02-025767-1 (ISBN 2-02-0O4700-4, 1ère publication ; ISBN 2-02-012301-0, 2e publication)
Tome II : ISBN 978-2-02-053233-4 (ISBN 2-02-013212-5, lø publication)


Titre original: Steps to an Ecology of Mind
édition originale: ISBN 345-23423-5-195,
© Chandler Publishing Company, New York, 1972