Avertissement pour la troisième édition française
La Société du Spectacle a été publiée pour la première fois en novembre 1967 à
Paris, chez Buchet-Chastel. Les troubles de 1968 l’ont fait connaître. Le livre, auquel
je n’ai jamais changé un seul mot, a été réédité dès 1971 aux Éditions Champ Libre, qui
ont pris le nom de Gérard Lebovici en 1984, après l’assassinat de l’éditeur. La série
des réimpressions y a été poursuivie régulièrement, jusqu’en 1991. La présente édition,
elle aussi, est restée rigoureusement identique à celle de 1967. La même règle commandera
d’ailleurs, tout naturellement, la réédition de l’ensemble de mes livres chez Gallimard.
Je ne suis pas quelqu’un qui se corrige.
Une telle théorie critique n’a pas à être changée ; aussi longtemps que n’auront
pas été détruites les conditions générales de la longue période de l’histoire que cette
théorie aura été la première à définir avec exactitude. La continuation du développement
de la période n’a fait que vérifier et illustrer la théorie du spectacle dont l’exposé, ici
réitéré, peut également être considéré comme historique dans une acception moins élevée :
il témoigne de ce qu’a été la position la plus extrême au moment des querelles de 1968,
et donc de ce qu’il était déjà possible de savoir en 1968. Les pires dupes de cette époque
ont pu apprendre depuis, par les déconvenues de toute leur existence, ce que signifiaient la
« négation de la vie qui est devenue visible » ; la « perte de la
qualité » liée à la forme-marchandise, et la « prolétarisation du monde ».
J’ai du reste ajouté en leur temps d’autres observations touchant les plus remarquables
nouveautés que le cours ultérieur du même processus devait faire apparaître. En 1979, à
l’occasion d’une préface destinée à une nouvelle traduction italienne, j’ai traité des
transformations effectives dans la nature même de la production industrielle, comme dans
les techniques de gouvernement, que commençait à autoriser l’emploi de la force
spectaculaire. En 1988, les Commentaires sur la société du spectacle ont nettement
établi que la précédente « division mondiale des tâches spectaculaires », entre
les règnes rivaux du « spectaculaire concentré » et du « spectaculaire
diffus », avait désormais pris fin au profit de leur fusion dans la forme commune du
« spectaculaire intégré ».
Cette fusion peut être sommairement résumée en corrigeant la thèse 105 qui, touchant ce
qui s’était passé avant 1967, distinguait encore les formes antérieures selon certaines
pratiques opposées. Le Grand Schisme du pouvoir de classe s’étant achevé par la réconciliation,
il faut dire que la pratique unifiée du spectaculaire intégré, aujourd’hui, a « transformé
économiquement le monde », en même temps qu’il a « transformé policièrement la
perception ». (La police dans la circonstance est elle-même tout à fait nouvelle.)
C’est seulement parce que cette fusion s’était déjà produite dans la réalité
économico-politique du monde entier, que le monde pouvait enfin se proclamer officiellement
unifié. C’est aussi parce que la situation où en est universellement arrivé le pouvoir séparé
est si grave que ce monde avait besoin d’être unifié au plus tôt ; de participer comme
un seul bloc à la même organisation consensuelle du marché mondial, falsifié et garanti
spectaculairement. Et il ne s’unifiera pas, finalement.
La bureaucratie totalitaire, « classe dominante de substitution pour l’économie
marchande », n’avait jamais beaucoup cru à son destin. Elle se savait « forme
sous-développée de classe dominante », et se voulait mieux. La thèse 58 avait de longue
date établi l’axiome suivant : « La racine du spectacle est dans le terrain de
l’économie devenue abondante, et c’est de là que viennent les fruits qui tendent finalement
à dominer le marché spectaculaire ».
C’est cette volonté de modernisation et d’unification du spectacle, liée à tous les autres
aspects de la simplification de la société, qui a conduit en 1989 la bureaucratie russe à se
convertir soudain, comme un seul homme, à la présente idéologie de la démocratie :
c’est-à-dire la liberté dictatoriale du Marché, tempérée par la reconnaissance des Droits de
l’homme spectateur. Personne en Occident n’a épilogué un seul jour sur la signification et
les conséquences d’un si extraordinaire événement médiatique. Le progrès de la technique
spectaculaire se prouve en ceci. Il n’y a eu à enregistrer que l’apparence d’une sorte de
secousse géologique. On date le phénomène, et on l’estime bien assez compris, en se contentant
de répéter un très simple signal - la chute-du-Mur-de-Berlin -, aussi indiscutable que tous
les autres signaux démocratiques.
En 1991, les premiers effets de la modernisation ont paru avec la dissolution complète de
la Russie. Là s’exprime, plus franchement encore qu’en Occident, le résultat désastreux de
l’évolution générale de l’économie. Le désordre n’en est que la conséquence. Partout se posera
la même redoutable question, celle qui hante le monde depuis deux siècles : comment faire
travailler les pauvres, là où l’illusion a déçu, et où la force s’est défaite ?
La thèse 111, reconnaissant les premiers symptômes d’un déclin russe dont nous venons de
voir l’explosion finale, et envisageant la disparition prochaine d’une société mondiale qui,
comme on peut dire maintenant, s’effacera de la mémoire de l’ordinateur, énonçait ce
jugement stratégique dont il va devenir facile de sentir la justesse : « La
décomposition mondiale de l’alliance de la mystification bureaucratique est, en dernière analyse,
le facteur le plus défavorable pour le développement actuel de la société capitaliste ».
Il faut lire ce livre en considérant qu’il a été sciemment écrit dans l’intention de nuire à
la société spectaculaire. Il n’a jamais rien dit d’outrancier.
30 juin 1992
GUY DEBORD
I. La séparation achevée
« Et sans doute notre temps… préfère l’image à la chose,
la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être…
Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est
la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que
l’illusion croît, si bien que le comble de l’illusion est aussi pour lui le comble du
sacré ».
Feuerbach (Préface à la deuxième édition de L’Essence du
christianisme).
♦ 1 ♦
Toute la vie des sociétés dans
lesquelles règnent les conditions modernes de production
s’annonce comme une immense accumulation de
spectacles.
Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné
dans une représentation.
♦ 2 ♦
Les images qui se sont détachées de
chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où
l’unité de cette vie ne peut plus être rétablie.
La réalité considérée
partiellement
se déploie dans sa propre unité générale
en tant que pseudo-monde à part, objet de la seule
contemplation. La spécialisation des images du monde se
retrouve, accomplie, dans le monde de l’image autonomisé,
où le mensonger s’est menti à lui-même. Le
spectacle en général, comme inversion concrète
de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant.
♦ 3 ♦
Le spectacle se présente à la fois
comme la société même, comme une partie de la
société, et comme
instrument d’unification.
En tant que partie de la société, il est expressément
le secteur qui concentre tout regard et toute conscience. Du fait
même que ce secteur est
séparé, il est le
lieu du regard abusé et de la fausse conscience ; et
l’unification qu’il accomplit n’est rien d’autre
qu’un langage officiel de la séparation généralisée.
♦ 4 ♦
Le spectacle n’est pas un ensemble
d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé
par des images.
♦ 5 ♦
Le spectacle ne peut être compris comme
l’abus d’un monde de la vision, le produit des techniques
de diffusion massive des images. Il est bien plutôt une
Weltanschauung devenue effective, matériellement
traduite. C’est une vision du monde qui s’est objectivée.
♦ 6 ♦
Le spectacle, compris dans sa totalité, est
à la fois le résultat et le projet du mode de
production existant. Il n’est pas un supplément au monde
réel, sa décoration surajoutée. Il est le cœur
de l’irréalisme de la société réelle.
Sous toutes ses formes particulières, information ou
propagande, publicité ou consommation directe de
divertissements, le spectacle constitue le
modèle
présent de la vie socialement dominante. Il est l’affirmation
omniprésente du choix
déjà fait dans la
production, et sa consommation corollaire. Forme et contenu du
spectacle sont identiquement la justification totale des conditions
et des fins du système existant. Le spectacle est aussi la
présence permanente de cette justification, en tant
qu’occupation de la part principale du temps vécu hors
de la production moderne.
♦ 7 ♦
La séparation fait elle-même partie
de l’unité du monde, de la praxis sociale globale qui
s’est scindée en réalité et en image. La
pratique sociale, devant laquelle se pose le spectacle autonome, est
aussi la totalité réelle qui contient le spectacle.
Mais la scission dans cette totalité la mutile au point de
faire apparaître le spectacle comme son but. Le langage du
spectacle est constitué par des signes de la production
régnante, qui sont en même temps la finalité
dernière de cette production.
♦ 8 ♦
On ne peut opposer abstraitement le spectacle et
l’activité sociale effective ; ce dédoublement
est lui-même dédoublé. Le spectacle qui inverse
le réel est effectivement produit. En même temps la
réalité vécue est matériellement envahie
par la contemplation du spectacle, et reprend en elle-même
l’ordre spectaculaire en lui donnant une adhésion
positive. La réalité objective est présente des
deux côtés. Chaque notion ainsi fixée n’a
pour fond que son passage dans l’opposé : la
réalité surgit dans le spectacle, et le spectacle est
réel. Cette aliénation réciproque est l’essence
et le soutien de la société existante.
♦ 9 ♦
Dans le monde
réellement renversé,
le vrai est un moment du faux.
♦ 10 ♦
Le concept de spectacle unifie et explique une
grande diversité de phénomènes apparents. Leurs
diversités et contrastes sont les apparences de cette
apparence organisée socialement, qui doit être elle-même
reconnue dans sa vérité générale.
Considéré selon ses propres termes, le spectacle est
l’
affirmation de l’apparence et l’affirmation
de toute vie humaine, c’est-à-dire sociale, comme simple
apparence. Mais la critique qui atteint la vérité du
spectacle le découvre comme la
négation visible
de la vie ; comme une négation de la vie qui
est
devenue visible.
♦ 11 ♦
Pour décrire le spectacle, sa formation,
ses fonctions, et les forces qui tendent à sa dissolution, il
faut distinguer artificiellement des éléments
inséparables. En
analysant le spectacle, on parle dans
une certaine mesure le langage même du spectaculaire, en ceci
que l’on passe sur le terrain méthodologique de cette
société qui s’exprime dans le spectacle. Mais le
spectacle n’est rien d’autre que
le sens de la
pratique totale d’une formation économique-sociale, son
emploi du temps. C’est le moment historique qui nous
contient.
♦ 12 ♦
Le spectacle se présente comme une énorme
positivité indiscutable et inaccessible. Il ne dit rien de
plus que « ce qui apparaît est bon, ce qui est bon
apparaît ». L’attitude qu’il exige par
principe est cette acceptation passive qu’il a déjà
en fait obtenue par sa manière d’apparaître sans
réplique, par son monopole de l’apparence.
♦ 13 ♦
Le caractère fondamentalement tautologique
du spectacle découle du simple fait que ses moyens sont en
même temps son but. Il est le soleil qui ne se couche jamais
sur l’empire de la passivité moderne. Il recouvre toute
la surface du monde et baigne indéfiniment dans sa propre
gloire.
♦ 14 ♦
La société qui repose sur
l’industrie moderne n’est pas fortuitement ou
superficiellement spectaculaire, elle est fondamentalement
spectacliste. Dans le spectacle, image de l’économie
régnante, le but n’est rien, le développement est
tout. Le spectacle ne veut en venir à rien d’autre qu’à
lui-même.
♦ 15 ♦
En tant qu’indispensable parure des objets
produits maintenant, en tant qu’exposé général
de la rationalité du système, et en tant que secteur
économique avancé qui façonne directement une
multitude croissante d’images-objets, le spectacle est la
principale production de la société actuelle.
♦ 16 ♦
Le spectacle se soumet les hommes vivants dans la
mesure où l’économie les a totalement soumis. Il
n’est rien que l’économie se développant
pour elle-même. Il est le reflet fidèle de la production
des choses, et l’objectivation infidèle des producteurs.
♦ 17 ♦
La première phase de la domination de
l’économie sur la vie sociale avait entraîné
dans la définition de toute réalisation humaine une
évidente dégradation de l’
être en
avoir. La phase présente de l’occupation totale
de la vie sociale par les résultats accumulés de
l’économie conduit à un glissement généralisé
de l’
avoir au
paraître, dont tout « avoir »
effectif doit tirer son prestige immédiat et sa fonction
dernière. En même temps toute réalité
individuelle est devenue sociale, directement dépendante de la
puissance sociale, façonnée par elle. En ceci seulement
qu’elle
n’est pas, il lui est permis d’apparaître.
♦ 18 ♦
Là où le monde réel se change
en simples images, les simples images deviennent des êtres
réels, et les motivations efficientes d’un comportement
hypnotique. Le spectacle, comme tendance à
faire voir
par différentes médiations spécialisées
le monde qui n’est plus directement saisissable, trouve
normalement dans la vue le sens humain privilégié qui
fut à d’autres époques le toucher ; le sens
le plus abstrait, et le plus mystifiable, correspond à
l’abstraction généralisée de la société
actuelle. Mais le spectacle n’est pas identifiable au simple
regard, même combiné à l’écoute. Il
est ce qui échappe à l’activité des
hommes, à la reconsidération et à la correction
de leur œuvre. Il est le contraire du dialogue. Partout où
il y a
représentation indépendante, le spectacle
se reconstitue.
♦ 19 ♦
Le spectacle est l’héritier de toute
la
faiblesse du projet philosophique occidental qui fut une
compréhension de l’activité, dominée par
les catégories du
voir ; aussi bien qu’il se
fonde sur l’incessant déploiement de la rationalité
technique précise qui est issue de cette pensée. Il ne
réalise pas la philosophie, il philosophise la réalité.
C’est la vie concrète de tous qui s’est dégradée
en univers
spéculatif.
♦ 20 ♦
La philosophie, en tant que pouvoir de la pensée
séparée, et pensée du pouvoir séparé,
n’a jamais pu par elle-même dépasser la théologie.
Le spectacle est la reconstruction matérielle de l’illusion
religieuse. La technique spectaculaire n’a pas dissipé
les nuages religieux où les hommes avaient placé leurs
propres pouvoirs détachés d’eux : elle les a
seulement reliés à une base terrestre. Ainsi c’est
la vie la plus terrestre qui devient opaque et irrespirable. Elle ne
rejette plus dans le ciel, mais elle héberge chez elle sa
récusation absolue, son fallacieux paradis. Le spectacle est
la réalisation technique de l’exil des pouvoirs humains
dans un au-delà ; la scission achevée à
l’intérieur de l’homme.
♦ 21 ♦
À mesure que la nécessité se
trouve socialement rêvée, le rêve devient
nécessaire. Le spectacle est le mauvais rêve de la
société moderne enchaînée, qui n’exprime
finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le
gardien de ce sommeil.
♦ 22 ♦
Le fait que la puissance pratique de la société
moderne s’est détachée d’elle-même,
et s’est édifié un empire indépendant dans
le spectacle, ne peut s’expliquer que par cet autre fait que
cette pratique puissante continuait à manquer de cohésion,
et était demeurée en contradiction avec elle-même.
♦ 23 ♦
C’est la plus vieille spécialisation
sociale, la spécialisation du pouvoir, qui est à la
racine du spectacle. Le spectacle est ainsi une activité
spécialisée qui parle pour l’ensemble des autres.
C’est la représentation diplomatique de la société
hiérarchique devant elle-même, où toute autre
parole est bannie. Le plus moderne y est aussi le plus archaïque.
♦ 24 ♦
Le spectacle est le discours ininterrompu que
l’ordre présent tient sur lui-même, son monologue
élogieux. C’est l’auto-portrait du pouvoir à
l’époque de sa gestion totalitaire des conditions
d’existence. L’apparence fétichiste de pure
objectivité dans les relations spectaculaires cache leur
caractère de relation entre hommes et entre classes : une
seconde nature paraît dominer notre environnement de ses lois
fatales. Mais le spectacle n’est pas ce produit nécessaire
du développement technique regardé comme un
développement
naturel. La société du
spectacle est au contraire la forme qui choisit son propre contenu
technique. Si le spectacle, pris sous l’aspect restreint des
« moyens de communication de masse », qui sont
sa manifestation superficielle la plus écrasante, peut
paraître envahir la société comme une simple
instrumentation, celle-ci n’est en fait rien de neutre, mais
l’instrumentation même qui convient à son
auto-mouvement total. Si les besoins sociaux de l’époque
où se développent de telles techniques ne peuvent
trouver de satisfaction que par leur médiation, si
l’administration de cette société et tout contact
entre les hommes ne peuvent plus s’exercer que par
l’intermédiaire de cette puissance de communication
instantanée, c’est parce que cette « communication »
est essentiellement
unilatérale ; de sorte que sa
concentration revient à accumuler dans les mains de
l’administration du système existant les moyens qui lui
permettent de poursuivre cette administration déterminée.
La scission généralisée du spectacle est
inséparable de l’
État moderne,
c’est-à-dire de la forme générale de la
scission dans la société, produit de la division du
travail social et organe de la domination de classe.
♦ 25 ♦
La
séparation est l’alpha et
l’oméga du spectacle. L’institutionnalisation de
la division sociale du travail, la formation des classes avaient
construit une première contemplation sacrée, l’ordre
mythique dont tout pouvoir s’enveloppe dès l’origine.
Le sacré a justifié l’ordonnance cosmique et
ontologique qui correspondait aux intérêts des maîtres,
il a expliqué et embelli ce que la société
ne
pouvait pas faire. Tout pouvoir séparé a donc été
spectaculaire, mais l’adhésion de tous à une
telle image immobile ne signifiait que la reconnaissance commune d’un
prolongement imaginaire pour la pauvreté de l’activité
sociale réelle, encore largement ressentie comme une condition
unitaire. Le spectacle moderne exprime au contraire ce que la société
peut faire, mais dans cette expression le
permis
s’oppose absolument au
possible. Le spectacle est la
conservation de l’inconscience dans le changement pratique des
conditions d’existence. Il est son propre produit, et c’est
lui-même qui a posé ses règles : c’est
un pseudo-sacré. Il montre ce qu’il est : la
puissance séparée se développant en elle-même,
dans la croissance de la productivité au moyen du raffinement
incessant de la division du travail en parcellarisation des gestes,
alors dominés par le mouvement indépendant des
machines ; et travaillant pour un marché toujours plus
étendu. Toute communauté et tout sens critique se sont
dissous au long de ce mouvement, dans lequel les forces qui ont pu
grandir en se séparant ne se sont pas encore
retrouvées.
♦ 26 ♦
Avec la séparation généralisée
du travailleur et de son produit, se perdent tout point de vue
unitaire sur l’activité accomplie, toute communication
personnelle directe entre les producteurs. Suivant le progrès
de l’accumulation des produits séparés, et de la
concentration du processus productif, l’unité et la
communication deviennent l’attribut exclusif de la direction du
système. La réussite du système économique
de la séparation est la
prolétarisation du
monde.
♦ 27 ♦
Par la réussite même de la production
séparée en tant que production du séparé,
l’expérience fondamentale liée dans les sociétés
primitives à un travail principal est en train de se déplacer,
au pôle de développement du système, vers le
non-travail, l’inactivité. Mais cette inactivité
n’est en rien libérée de l’activité
productrice : elle dépend d’elle, elle est
soumission inquiète et admirative aux nécessités
et aux résultats de la production ; elle est elle-même
un produit de sa rationalité. Il ne peut y avoir de liberté
hors de l’activité, et dans le cadre du spectacle toute
activité est niée, exactement comme l’activité
réelle a été intégralement captée
pour l’édification globale de ce résultat. Ainsi
l’actuelle « libération du travail »,
l’augmentation des loisirs, n’est aucunement libération
dans le travail, ni libération d’un monde façonné
par ce travail. Rien de l’activité volée dans le
travail ne peut se retrouver dans la soumission à son
résultat.
♦ 28 ♦
Le système économique fondé
sur l’isolement est une
production circulaire de
l’isolement. L’isolement fonde la technique, et le
processus technique isole en retour. De l’automobile à
la télévision, tous les
biens sélectionnés
par le système spectaculaire sont aussi ses armes pour le
renforcement constant des conditions d’isolement des « foules
solitaires ». Le spectacle retrouve toujours plus
concrètement ses propres présuppositions.
♦ 29 ♦
L’origine du spectacle est la perte de
l’unité du monde, et l’expansion gigantesque du
spectacle moderne exprime la totalité de cette perte :
l’abstraction de tout travail particulier et l’abstraction
générale de la production d’ensemble se
traduisent parfaitement dans le spectacle, dont le
mode d’être
concret est justement l’abstraction. Dans le spectacle, une
partie du monde
se représente devant le monde, et lui
est supérieure. Le spectacle n’est que le langage commun
de cette séparation. Ce qui relie les spectateurs n’est
qu’un rapport irréversible au centre même qui
maintient leur isolement. Le spectacle réunit le séparé,
mais il le réunit
en tant que séparé.
♦ 30 ♦
L’aliénation du spectateur au profit
de l’objet contemplé (qui est le résultat de sa
propre activité inconsciente) s’exprime ainsi :
plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se
reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il
comprend sa propre existence et son propre désir.
L’extériorité du spectacle par rapport à
l’homme agissant apparaît en ce que ses propres gestes ne
sont plus à lui, mais à un autre qui les lui
représente. C’est pourquoi le spectateur ne se sent chez
lui nulle part, car le spectacle est partout.
♦ 31 ♦
Le travailleur ne se produit pas lui-même,
il produit une puissance indépendante. Le
succès
de cette production, son abondance, revient vers le producteur comme
abondance de la dépossession. Tout le temps et l’espace
de son monde lui deviennent
étrangers avec
l’accumulation de ses produits aliénés. Le
spectacle est la carte de ce nouveau monde, carte qui recouvre
exactement son territoire. Les forces mêmes qui nous ont
échappé
se montrent à nous dans toute
leur puissance.
♦ 32 ♦
Le spectacle dans la société
correspond à une fabrication concrète de l’aliénation.
L’expansion économique est principalement l’expansion
de cette production industrielle précise. Ce qui croît
avec l’économie se mouvant pour elle-même ne peut
être que l’aliénation qui était justement
dans son noyau originel.
♦ 33 ♦
L’homme séparé de son produit,
de plus en plus puissamment produit lui-même tous les détails
de son monde, et ainsi se trouve de plus en plus séparé
de son monde. D’autant plus sa vie est maintenant son produit,
d’autant plus il est séparé de sa vie.
♦ 34 ♦
Le spectacle est le
capital à un
tel degré d’accumulation qu’il devient image.
II. La marchandise comme spectacle
« Car ce n’est que comme catégorie universelle de l’être social
total que la marchandise peut être comprise dans son essence authentique. Ce n’est que
dans ce contexte que la réification surgie du rapport marchand acquiert une signification
décisive, tant pour l’évolution objective de la société que pour l’attitude des hommes à
son égard, pour la soumission de leur conscience aux formes dans lesquelles cette réification
s’exprime… Cette soumission s’accroît encore du fait que plus la rationalisation et la
mécanisation du processus de travail augmentent, plus l’activité du travailleur perd son
caractère d’activité pour devenir une attitude contemplative ».
Lukàcs (Histoire et conscience de classe)
♦ 35 ♦
À ce mouvement essentiel du spectacle, qui
consiste à reprendre en lui tout ce qui existait dans
l’activité humaine
à l’état
fluide, pour le posséder à l’état
coagulé, en tant que choses qui sont devenues la valeur
exclusive par leur
formulation en négatif de la valeur
vécue, nous reconnaissons notre vieille ennemie qui sait si
bien paraître au premier coup d’œil quelque chose
de trivial et se comprenant de soi-même, alors qu’elle
est au contraire si complexe et si pleine de subtilités
métaphysiques,
la marchandise.
♦ 36 ♦
C’est le principe du fétichisme de la
marchandise, la domination de la société par « des
choses suprasensibles bien que sensibles », qui
s’accomplit absolument dans le spectacle, où le monde
sensible se trouve remplacé par une sélection d’images
qui existe au-dessus de lui, et qui en même temps s’est
fait reconnaître comme le sensible par excellence.
♦ 37 ♦
Le monde à la fois présent et absent
que le spectacle
fait voir est le monde de la marchandise
dominant tout ce qui est vécu. Et le monde de la marchandise
est ainsi montré
comme il est, car son mouvement est
identique à l’
éloignement des hommes entre
eux et vis-à-vis de leur produit global.
♦ 38 ♦
La perte de la qualité, si évidente
à tous les niveaux du langage spectaculaire, des objets qu’il
loue et des conduites qu’il règle, ne fait que traduire
les caractères fondamentaux de la production réelle qui
écarte la réalité : la forme-marchandise
est de part en part l’égalité à soi-même,
la catégorie du quantitatif. C’est le quantitatif
qu’elle développe, et elle ne peut se développer
qu’en lui.
♦ 39 ♦
Ce développement qui exclut le qualitatif
est lui-même soumis, en tant que développement, au
passage qualitatif : le spectacle signifie qu’il a franchi
le seuil de
sa propre abondance ; ceci n’est encore
vrai localement que sur quelques points, mais déjà vrai
à l’échelle universelle qui est la référence
originelle de la marchandise, référence que son
mouvement pratique, rassemblant la Terre comme marché mondial,
a vérifiée.
♦ 40 ♦
Le développement des forces productives a
été
l’histoire réelle inconsciente
qui a construit et modifié les conditions d’existence
des groupes humains en tant que conditions de survie, et
élargissement de ces conditions : la base économique
de toutes leurs entreprises. Le secteur de la marchandise a été,
à l’intérieur d’une économie
naturelle, la constitution d’un surplus de la survie. La
production des marchandises, qui implique l’échange de
produits variés entre des producteurs indépendants, a
pu rester longtemps artisanale, contenue dans une fonction économique
marginale où sa vérité quantitative est encore
masquée. Cependant, là où elle a rencontré
les conditions sociales du grand commerce et de l’accumulation
des capitaux, elle a saisi la domination totale de l’économie.
L’économie tout entière est alors devenue ce que
la marchandise s’était montrée être au
cours de cette conquête : un processus de développement
quantitatif. Ce déploiement incessant de la puissance
économique sous la forme de la marchandise, qui a transfiguré
le travail humain en travail-marchandise, en
salariat, aboutit
cumulativement à une abondance dans laquelle la question
première de la survie est sans doute résolue, mais
d’une manière telle qu’elle doit se retrouver
toujours ; elle est chaque fois posée de nouveau à
un degré supérieur. La croissance économique
libère les sociétés de la pression naturelle qui
exigeait leur lutte immédiate pour la survie, mais alors c’est
de leur libérateur qu’elles ne sont pas libérées.
L’
indépendance de la marchandise s’est
étendue à l’ensemble de l’économie
sur laquelle elle règne. L’économie transforme le
monde, mais le transforme seulement en monde de l’économie.
La pseudo-nature dans laquelle le travail humain s’est aliéné
exige de poursuivre à l’infini son
service, et ce
service, n’étant jugé et absous que par lui-même,
en fait obtient la totalité des efforts et des projets
socialement licites, comme ses serviteurs. L’abondance des
marchandises, c’est-à-dire du rapport marchand, ne peut
être plus que la
survie augmentée.
♦ 41 ♦
La domination de la marchandise s’est
d’abord exercée d’une manière occulte sur
l’économie, qui elle-même, en tant que base
matérielle de la vie sociale, restait inaperçue et
incomprise, comme le familier qui n’est pas pour autant connu.
Dans une société où la marchandise concrète
reste rare ou minoritaire, c’est la domination apparente de
l’argent qui se présente comme l’émissaire
muni des pleins pouvoirs qui parle au nom d’une puissance
inconnue. Avec la révolution industrielle, la division
manufacturière du travail et la production massive pour le
marché mondial, la marchandise apparaît effectivement,
comme une puissance qui vient réellement
occuper la vie
sociale. C’est alors que se constitue l’économie
politique, comme science dominante et comme science de la domination.
♦ 42 ♦
Le spectacle est le moment où la
marchandise est parvenue à
l’occupation totale de
la vie sociale. Non seulement le rapport à la marchandise est
visible, mais on ne voit plus que lui : le monde que l’on
voit est son monde. La production économique moderne étend
sa dictature extensivement et intensivement. Dans les lieux les moins
industrialisés, son règne est déjà
présent avec quelques marchandises-vedettes et en tant que
domination impérialiste par les zones qui sont en tête
dans le développement de la productivité. Dans ces
zones avancées, l’espace social est envahi par une
superposition continue de couches géologiques de marchandises.
À ce point de la « deuxième révolution
industrielle », la consommation aliénée
devient pour les masses un devoir supplémentaire à la
production aliénée. C’est
tout le travail
vendu d’une société qui devient globalement
la marchandise totale dont le cycle doit se poursuivre. Pour
ce faire, il faut que cette marchandise totale revienne
fragmentairement à l’individu fragmentaire, absolument
séparé des forces productives opérant comme un
ensemble. C’est donc ici que la science spécialisée
de la domination doit se spécialiser à son tour :
elle s’émiette en sociologie, psychotechnique,
cybernétique, sémiologie, etc., veillant à
l’autorégulation de tous les niveaux du processus.
♦ 43 ♦
Alors que dans la phase primitive de
l’accumulation capitaliste « l’économie
politique ne voit dans le
prolétaire que
l’ouvrier »,
qui doit recevoir le minimum indispensable pour la conservation de sa
force de travail, sans jamais le considérer « dans
ses loisirs, dans son humanité », cette position
des idées de la classe dominante se renverse aussitôt
que le degré d’abondance atteint dans la production des
marchandises exige un surplus de collaboration de l’ouvrier.
Cet ouvrier soudain lavé du mépris total qui lui est
clairement signifié par toutes les modalités
d’organisation et surveillance de la production, se retrouve
chaque jour en dehors de celle-ci apparemment traité comme une
grande personne, avec une politesse empressée, sous le
déguisement du consommateur. Alors, l’
humanisme de la
marchandise prend en charge « les loisirs et
l’humanité » du travailleur, tout simplement
parce que l’économie politique peut et doit maintenant
dominer ces sphères
en tant qu’économie
politique. Ainsi « le reniement achevé de
l’homme » a pris en charge la totalité de
l’existence humaine.
♦ 44 ♦
Le spectacle est une guerre de l’opium
permanente pour faire accepter l’identification des biens aux
marchandises ; et de la satisfaction à la survie
augmentant selon ses propres lois. Mais si la survie consommable est
quelque chose qui doit augmenter toujours, c’est parce qu’elle
ne cesse de
contenir la privation. S’il n’y a
aucun au-delà de la survie augmentée, aucun point où
elle pourrait cesser sa croissance, c’est parce qu’elle
n’est pas elle-même au delà de la privation, mais
qu’elle est la privation devenue plus riche.
♦ 45 ♦
Avec l’automation, qui est à la fois
le secteur le plus avancé de l’industrie moderne, et le
modèle où se résume parfaitement sa pratique, il
faut que le monde de la marchandise surmonte cette contradiction :
l’instrumentation technique qui supprime objectivement le
travail doit en même temps conserver
le travail comme
marchandise, et seul lieu de naissance de la marchandise. Pour
que l’automation, ou toute autre forme moins extrême de
l’accroissement de la productivité du travail, ne
diminue pas effectivement le temps de travail social nécessaire
à l’échelle de la société, il est
nécessaire de créer de nouveaux emplois. Le secteur
tertiaire, les services, sont l’immense étirement des
lignes d’étapes de l’armée de la
distribution et de l’éloge des marchandises actuelles ;
mobilisation de forces supplétives qui rencontre
opportunément, dans la facticité même des besoins
relatifs à de telles marchandises, la nécessité
d’une telle organisation de l’arrière-travail.
♦ 46 ♦
La valeur d’échange n’a pu se
former qu’en tant qu’agent de la valeur d’usage,
mais sa victoire par ses propres armes a créé les
conditions de sa domination autonome. Mobilisant tout usage humain et
saisissant le monopole de sa satisfaction, elle a fini par
diriger
l’usage. Le processus de l’échange s’est
identifié à tout usage possible, et l’a réduit
à sa merci. La valeur d’échange est le
condottiere de la valeur d’usage, qui finit par mener la guerre
pour son propre compte.
♦ 47 ♦
Cette constante de l’économie
capitaliste qui est
la baisse tendancielle de la valeur d’usage
développe une nouvelle forme de privation à l’intérieur
de la survie augmentée, laquelle n’est pas davantage
affranchie de l’ancienne pénurie puisqu’elle exige
la participation de la grande majorité des hommes, comme
travailleurs salariés, à la poursuite infinie de son
effort ; et que chacun sait qu’il lui faut s’y
soumettre ou mourir. C’est la réalité de ce
chantage, le fait que l’usage sous sa forme la plus pauvre
(manger, habiter) n’existe plus qu’emprisonné dans
la richesse illusoire de la survie augmentée, qui est la base
réelle de l’acceptation de l’illusion en général
dans la consommation des marchandises modernes. Le consommateur réel
devient consommateur d’illusions. La marchandise est cette
illusion effectivement réelle, et le spectacle sa
manifestation générale.
♦ 48 ♦
La valeur d’usage qui était
implicitement comprise dans la valeur d’échange doit
être maintenant explicitement proclamée, dans la réalité
inversée du spectacle, justement parce que sa réalité
effective est rongée par l’économie marchande
surdéveloppée ; et qu’une
pseudo-justification devient nécessaire à la fausse
vie.
♦ 49 ♦
Le spectacle est l’autre face de l’argent :
l’équivalent général abstrait de toutes
les marchandises. Mais si l’argent a dominé la société
en tant que représentation de l’équivalence
centrale, c’est-à-dire du caractère échangeable
des biens multiples dont l’usage restait incomparable, le
spectacle est son complément moderne développé
où la totalité du monde marchand apparaît en
bloc, comme une équivalence générale à ce
que l’ensemble de la société peut être et
faire. Le spectacle est l’argent que l’on
regarde
seulement, car en lui déjà c’est la totalité
de l’usage qui s’est échangée contre la
totalité de la représentation abstraite. Le spectacle
n’est pas seulement le serviteur du
pseudo-usage, il est
déjà en lui-même le pseudo-usage de la vie.
♦ 50 ♦
Le résultat concentré du travail
social, au moment de l’abondance
économique,
devient apparent et soumet toute réalité à
l’apparence, qui est maintenant son produit. Le capital n’est
plus le centre invisible qui dirige le mode de production : son
accumulation l’étale jusqu’à la périphérie
sous forme d’objets sensibles. Toute l’étendue de
la société est son portrait.
♦ 51 ♦
La victoire de l’économie autonome
doit être en même temps sa perte. Les forces qu’elle
a déchaînées suppriment la
nécessité
économique qui a été la base immuable des
sociétés anciennes. Quand elle la remplace par la
nécessité du développement économique
infini, elle ne peut que remplacer la satisfaction des premiers
besoins humains sommairement reconnus, par une fabrication
ininterrompue de pseudo-besoins qui se ramènent au seul
pseudo-besoin du maintien de son règne. Mais l’économie
autonome se sépare à jamais du besoin profond dans la
mesure même où elle sort de
l’inconscient
social qui dépendait d’elle sans le savoir. « Tout
ce qui est conscient s’use. Ce qui est inconscient reste
inaltérable. Mais une fois délivré, ne
tombe-t-il pas en ruine à son tour ? »
(Freud.)
♦ 52 ♦
Au moment où la société
découvre qu’elle dépend de l’économie,
l’économie, en fait, dépend d’elle. Cette
puissance souterraine, qui a grandi jusqu’à paraître
souverainement, a aussi perdu sa puissance. Là où était
le
ça économique doit venir le je. Le sujet ne
peut émerger que de la société, c’est-à-dire
de la lutte qui est en elle-même. Son existence possible est
suspendue aux résultats de la lutte des classes qui se révèle
comme le produit et le producteur de la fondation économique
de l’histoire.
♦ 53 ♦
La conscience du désir et le désir
de la conscience sont identiquement ce projet qui, sous sa forme
négative, veut l’abolition des classes, c’est-à-dire
la possession directe des travailleurs sur tous les moments de leur
activité. Son
contraire est la société du
spectacle, où la marchandise se contemple elle-même dans
un monde qu’elle a créé.
III. Unité et division dans l'apparence
« Une nouvelle polémique
animée se déroule dans le pays, sur le front de la
philosophie, à propos des concepts “un se divise en
deux” et “deux fusionnent en un”. Ce débat
est une lutte entre ceux qui sont pour et ceux qui sont contre la
dialectique matérialiste, une lutte entre deux conceptions du
monde : la conception prolétarienne et la conception
bourgeoise. Ceux qui soutiennent que “un se divise en deux”
est la loi fondamentale des choses se tiennent du côté
de la dialectique matérialiste ; ceux qui soutiennent que
la loi fondamentale des choses est que “deux fusionnent en un”
sont contre la dialectique matérialiste. Les deux côtés
ont tiré une nette ligne de démarcation entre eux et
leurs arguments sont diamétralement opposés. Cette
polémique reflète sur le plan idéologique la
lutte de classe aiguë et complexe qui se déroule en Chine
et dans le monde »
(Le Drapeau rouge de Pékin, 21 Septembre 1964).
♦ 54 ♦
Le spectacle, comme la société
moderne, est à la fois uni et divisé. Comme elle, il
édifie son unité sur le déchirement. Mais la
contradiction, quand elle émerge dans le spectacle, est à
son tour contredite par un renversement de son sens ; de sorte
que la division montrée est unitaire, alors que l’unité
montrée est divisée.
♦ 55 ♦
C’est la lutte de pouvoirs qui se sont
constitués pour la gestion du même système
socio-économique, qui se déploie comme la contradiction
officielle, appartenant en fait à l’unité
réelle ; ceci à l’échelle mondiale
aussi bien qu’à l’intérieur de chaque
nation.
♦ 56 ♦
Les fausses luttes spectaculaires des formes
rivales du pouvoir séparé sont en même temps
réelles, en ce qu’elles traduisent le développement
inégal et conflictuel du système, les intérêts
relativement contradictoires des classes ou des subdivisions de
classes qui reconnaissent le système, et définissent
leur propre participation dans son pouvoir. De même que le
développement de l’économie la plus avancée
est l’affrontement de certaines priorités contre
d’autres, la gestion totalitaire de l’économie par
une bureaucratie d’État, et la condition des pays qui se
sont trouvés placés dans la sphère de la
colonisation ou de la semi-colonisation, sont définies par des
particularités considérables dans les modalités
de la production et du pouvoir. Ces diverses oppositions peuvent se
donner, dans le spectacle, selon les critères tout différents,
comme des formes de sociétés absolument distinctes.
Mais selon leur réalité effective de secteurs
particuliers, la vérité de leur particularité
réside dans le système universel qui les contient :
dans le mouvement unique qui a fait de la planète son champ,
le capitalisme.
♦ 57 ♦
La société porteuse du spectacle ne
domine pas seulement par son hégémonie économique
les régions sous-développées. Elle les domine
en
tant que société du spectacle. Là où
la base matérielle est encore absente, la société
moderne a déjà envahi spectaculairement la surface
sociale de chaque continent. Elle définit le programme d’une
classe dirigeante et préside à sa constitution. De même
qu’elle présente les pseudo-biens à convoiter, de
même elle offre aux révolutionnaires locaux les faux
modèles de révolution. Le spectacle propre du pouvoir
bureaucratique qui détient quelques-uns des pays industriels
fait précisément partie du spectacle total, comme sa
pseudo-négation générale, et son soutien. Si le
spectacle, regardé dans ses diverses localisations, montre à
l’évidence des spécialisations totalitaires de la
parole et de l’administration sociales, celles-ci en viennent à
se fondre, au niveau du fonctionnement global du système, en
une
division mondiale des tâches spectaculaires.
♦ 58 ♦
La division des tâches spectaculaires qui
conserve la généralité de l’ordre existant
conserve principalement le pôle dominant de son développement.
La racine du spectacle est dans le terrain de l’économie
devenue abondante, et c’est de là que viennent les
fruits qui tendent finalement à dominer le marché
spectaculaire, en dépit des barrières protectionnistes
idéologico-policières de n’importe quel spectacle
local à prétention autarcique.
♦ 59 ♦
Le mouvement de
banalisation qui, sous les
diversions chatoyantes du spectacle, domine mondialement la société
moderne, la domine aussi sur chacun des points où la
consommation développée des marchandises a multiplié
en apparence les rôles et les objets à choisir. Les
survivances de la religion et de la famille — laquelle reste la
forme principale de l’héritage du pouvoir de classe —,
et donc de la répression morale qu’elles assurent,
peuvent se combiner comme une même chose avec l’affirmation
redondante de la jouissance de
ce monde, ce monde n’étant
justement produit qu’en tant que pseudo-jouissance qui garde en
elle la répression. À l’acceptation béate
de ce qui existe peut aussi se joindre comme une même chose la
révolte purement spectaculaire : ceci traduit ce simple
fait que l’insatisfaction elle-même est devenue une
marchandise dès que l’abondance économique s’est
trouvée capable d’étendre sa production jusqu’au
traitement d’une telle matière première.
♦ 60 ♦
En concentrant en elle l’image d’un
rôle possible, la vedette, la représentation
spectaculaire de l’homme vivant, concentre donc cette banalité.
La condition de vedette est la spécialisation du
vécu
apparent, l’objet de l’identification à la vie
apparente sans profondeur, qui doit compenser l’émiettement
des spécialisations productives effectivement vécues.
Les vedettes existent pour figurer des types variés de styles
de vie et de styles de compréhension de la société,
libres de s’exercer
globalement. Elles incarnent le
résultat inaccessible du
travail social, en mimant des
sous-produits de ce travail qui sont magiquement transférés
au-dessus de lui comme son but : le
pouvoir et les
vacances, la décision et la consommation qui sont au
commencement et à la fin d’un processus indiscuté.
Là, c’est le pouvoir gouvernemental qui se personnalise
en pseudo-vedette ; ici c’est la vedette de la
consommation qui se fait plébisciter en tant que
pseudo-pouvoir sur le vécu. Mais, de même que ces
activités de la vedette ne sont pas réellement
globales, elles ne sont pas variées.
♦ 61 ♦
L’agent du spectacle mis en scène
comme vedette est le contraire de l’individu, l’ennemi de
l’individu en lui-même aussi évidemment que chez
les autres. Passant dans le spectacle comme modèle
d’identification, il a renoncé à toute qualité
autonome pour s’identifier lui-même à la loi
générale de l’obéissance au cours des
choses. La vedette de la consommation, tout en étant
extérieurement la représentation de différents
types de personnalité, montre chacun de ces types ayant
également accès à la totalité de la
consommation, et y trouvant pareillement son bonheur. La vedette de
la décision doit posséder le stock complet de ce qui a
été admis comme qualités humaines. Ainsi entre
elles les divergences officielles sont annulées par la
ressemblance officielle, qui est la présupposition de leur
excellence en tout. Khrouchtchev était devenu général
pour décider de la bataille de Koursk, non sur le terrain,
mais au vingtième anniversaire, quand il se trouvait maître
de l’État. Kennedy était resté orateur
jusqu’à prononcer son éloge sur sa propre tombe,
puisque Théodore Sorensen continuait à ce moment de
rédiger pour le successeur les discours dans ce style qui
avait tant compté pour faire reconnaître la personnalité
du disparu. Les gens admirables en qui le système se
personnifie sont bien connus pour n’être pas ce qu’ils
sont ; ils sont devenus grands hommes en descendant au-dessous
de la réalité de la moindre vie individuelle, et chacun
le sait.
♦ 62 ♦
Le faux choix dans l’abondance
spectaculaire, choix qui réside dans la juxtaposition de
spectacles concurrentiels et solidaires comme dans la juxtaposition
des rôles (principalement signifiés et portés par
des objets) qui sont à la fois exclusifs et imbriqués,
se développe en lutte de qualités fantomatiques
destinées à passionner l’adhésion à
la trivialité quantitative. Ainsi renaissent de fausses
oppositions archaïques, des régionalismes ou des racismes
chargés de transfigurer en supériorité
ontologique fantastique la vulgarité des places hiérarchiques
dans la consommation. Ainsi se recompose l’interminable série
des affrontements dérisoires mobilisant un intérêt
sous-ludique, du sport de compétition aux élections. Là
où s’est installée la consommation abondante, une
opposition spectaculaire principale entre la jeunesse et les adultes
vient en premier plan des rôles fallacieux : car nulle
part il n’existe d’adulte, maître de sa vie, et la
jeunesse, le changement de ce qui existe, n’est aucunement la
propriété de ces hommes qui sont maintenant jeunes,
mais celle du système économique, le dynamisme du
capitalisme. Ce sont des choses qui règnent et qui sont
jeunes ; qui se chassent et se remplacent elles-mêmes.
♦ 63 ♦
C’est
l’unité de la misère
qui se cache sous les oppositions spectaculaires. Si des formes
diverses de la même aliénation se combattent sous les
masques du choix total, c’est parce qu’elles sont toutes
édifiées sur les contradictions réelles
refoulées. Selon les nécessités du stade
particulier de la misère qu’il dément et
maintient, le spectacle existe sous une forme
concentrée
ou sous une forme
diffuse. Dans les deux cas, il n’est
qu’une image d’unification heureuse environnée de
désolation et d’épouvante, au centre tranquille
du malheur.
♦ 64 ♦
Le spectaculaire concentré appartient
essentiellement au capitalisme bureaucratique, encore qu’il
puisse être importé comme technique du pouvoir étatique
sur des économies mixtes plus arriérées, ou dans
certains moments de crise du capitalisme avancé. La propriété
bureaucratique en effet est elle-même concentrée en ce
sens que le bureaucrate individuel n’a de rapports avec la
possession de l’économie globale que par l’intermédiaire
de la communauté bureaucratique, qu’en tant que membre
de cette communauté. En outre la production des marchandises,
moins développée, se présente aussi sous une
forme concentrée : la marchandise que la bureaucratie
détient, c’est le travail social total, et ce qu’elle
revend à la société, c’est sa survie en
bloc. La dictature de l’économie bureaucratique ne peut
laisser aux masses exploitées aucune marge notable de choix,
puisqu’elle a dû tout choisir par elle-même, et que
tout autre choix extérieur, qu’il concerne
l’alimentation ou la musique, est donc déjà le
choix de sa destruction complète. Elle doit s’accompagner
d’une violence permanente. L’image imposée du
bien, dans son spectacle, recueille la totalité de ce qui
existe officiellement, et se concentre normalement sur un seul homme,
qui est le garant de sa cohésion totalitaire. À cette
vedette absolue, chacun doit s’identifier magiquement, ou
disparaître. Car il s’agit du maître de sa
non-consommation, et de l’image héroïque d’un
sens acceptable pour l’exploitation absolue qu’est en
fait l’accumulation primitive accélérée
par la terreur. Si chaque Chinois doit apprendre Mao, et ainsi être
Mao, c’est qu’il n’a rien d’autre à
être. Là où domine le spectaculaire concentré
domine aussi la police.
♦ 65 ♦
Le spectaculaire diffus accompagne l’abondance
des marchandises, le développement non perturbé du
capitalisme moderne. Ici chaque marchandise prise à part est
justifiée au nom de la grandeur de la production de la
totalité des objets, dont le spectacle est un catalogue
apologétique. Des affirmations inconciliables se poussent sur
la scène du spectacle unifié de l’économie
abondante ; de même que différentes
marchandises-vedettes soutiennent simultanément leurs projets
contradictoires d’aménagement de la société,
où le spectacle des automobiles veut une circulation parfaite
qui détruit les vieilles cités, tandis que le spectacle
de la ville elle-même a besoin des quartiers-musées.
Donc la satisfaction, déjà problématique, qui
est réputée appartenir à la
consommation de
l’ensemble est immédiatement falsifiée en
ceci que le consommateur réel ne peut directement toucher
qu’une succession de fragments de ce bonheur marchand,
fragments d’où chaque fois la qualité prêtée
à l’ensemble est évidemment absente.
♦ 66 ♦
Chaque marchandise déterminée lutte
pour elle-même, ne peut pas reconnaître les autres,
prétend s’imposer partout comme si elle était la
seule. Le spectacle est alors le chant épique de cet
affrontement, que la chute d’aucune Ilion ne pourrait conclure.
Le spectacle ne chante pas les hommes et leurs armes, mais les
marchandises et leurs passions. C’est dans cette lutte aveugle
que chaque marchandise, en suivant sa passion, réalise en fait
dans l’inconscience quelque chose de plus élevé :
le devenir-monde de la marchandise, qui est aussi bien le
devenir-marchandise du monde. Ainsi, par une
ruse de la raison
marchande, le
particulier de la marchandise s’use en
combattant, tandis que la forme-marchandise va vers sa réalisation
absolue.
♦ 67 ♦
La satisfaction que la marchandise abondante ne
peut plus donner dans l’usage en vient à être
recherchée dans la reconnaissance de sa valeur en tant que
marchandise : c’est l’usage
de la marchandise
se suffisant à lui-même ; et pour le consommateur
l’effusion religieuse envers la liberté souveraine de la
marchandise. Des vagues d’enthousiasme pour un produit donné,
soutenu et relancé par tous les moyens d’information, se
propagent ainsi à grande allure. Un style de vêtements
surgit d’un film ; une revue lance des clubs, qui lancent
des panoplies diverses. Le
gadget exprime ce fait que, dans le
moment où la masse des marchandises glisse vers l’aberration,
l’aberrant lui-même devient une marchandise spéciale.
Dans les porte-clés publicitaires, par exemple, non plus
achetés mais dons supplémentaires qui accompagnent des
objets prestigieux vendus, ou qui découlent par échange
de leur propre sphère, on peut reconnaître la
manifestation d’un abandon mystique à la transcendance
de la marchandise. Celui qui collectionne les porte-clés qui
viennent d’être fabriqués pour être
collectionnés accumule les
indulgences de la marchandise,
un signe glorieux de sa présence réelle parmi ses
fidèles. L’homme réifié affiche la preuve
de son intimité avec la marchandise. Comme dans les transports
des convulsionnaires ou miraculés du vieux fétichisme
religieux, le fétichisme de la marchandise parvient à
des moments d’excitation fervente. Le seul usage qui s’exprime
encore ici est l’usage fondamental de la soumission.
♦ 68 ♦
Sans doute, le pseudo-besoin imposé dans la
consommation moderne ne peut être opposé à aucun
besoin ou désir authentique qui ne soit lui-même façonné
par la société et son histoire. Mais la marchandise
abondante est là comme la rupture absolue d’un
développement organique des besoins sociaux. Son accumulation
mécanique libère un
artificiel illimité,
devant lequel le désir vivant reste désarmé. La
puissance cumulative d’un artificiel indépendant
entraîne partout
la falsification de la vie sociale.
♦ 69 ♦
Dans l’image de l’unification heureuse
de la société par la consommation, la division réelle
est seulement
suspendue jusqu’au prochain
non-accomplissement dans le consommable. Chaque produit particulier
qui doit représenter l’espoir d’un raccourci
fulgurant pour accéder enfin à la terre promise de la
consommation totale est présenté cérémonieusement
à son tour comme la singularité décisive. Mais
comme dans le cas de la diffusion instantanée des modes de
prénoms apparemment aristocratiques qui vont se trouver portés
par presque tous les individus du même âge, l’objet
dont on attend un pouvoir singulier n’a pu être proposé
à la dévotion des masses que parce qu’il avait
été tiré à un assez grand nombre
d’exemplaires pour être consommé massivement. Le
caractère prestigieux de ce produit quelconque ne lui vient
que d’avoir été placé un moment au centre
de la vie sociale, comme le mystère révélé
de la finalité de la production. L’objet qui était
prestigieux dans le spectacle devient vulgaire à l’instant
où il entre chez ce consommateur, en même temps que chez
tous les autres. Il révèle trop tard sa pauvreté
essentielle, qu’il tient naturellement de la misère de
sa production. Mais déjà c’est un autre objet qui
porte la justification du système et l’exigence d’être
reconnu.
♦ 70 ♦
L’imposture de la satisfaction doit se
dénoncer elle-même en se remplaçant, en suivant
le changement des produits et celui des conditions générales
de la production. Ce qui a affirmé avec la plus parfaite
impudence sa propre excellence définitive change pourtant,
dans le spectacle diffus mais aussi dans le spectacle concentré,
et c’est le système seul qui doit continuer :
Staline comme la marchandise démodée sont dénoncés
par ceux-là mêmes qui les ont imposés. Chaque
nouveau mensonge de la publicité est aussi
l’aveu
de son mensonge précédent. Chaque écroulement
d’une figure du pouvoir totalitaire révèle la
communauté illusoire qui l’approuvait
unanimement, et qui n’était qu’un agglomérat
de solitudes sans illusions.
♦ 71 ♦
Ce que le spectacle donne comme perpétuel
est fondé sur le changement, et doit changer avec sa base. Le
spectacle est absolument dogmatique et en même temps ne peut
aboutir réellement à aucun dogme solide. Rien ne
s’arrête pour lui ; c’est l’état
qui lui est naturel et toutefois le plus contraire à son
inclination.
♦ 72 ♦
L’unité irréelle que proclame
le spectacle est le masque de la division de classe sur laquelle
repose l’unité réelle du mode de production
capitaliste. Ce qui oblige les producteurs à participer à
l’édification du monde est aussi ce qui les en écarte.
Ce qui met en relation les hommes affranchis de leurs limitations
locales et nationales est aussi ce qui les éloigne. Ce qui
oblige à l’approfondissement du rationnel est aussi ce
qui nourrit l’irrationnel de l’exploitation hiérarchique
et de la répression. Ce qui fait le pouvoir abstrait de la
société fait sa
non-liberté concrète.
IV. Le prolétariat comme sujet et comme représentation
« Le droit égal de tous
aux biens et aux jouissances de ce monde, la destruction de toute
autorité, la négation de tout frein moral, voilà,
si l’on descend au fond des choses, la raison d’être
de l’insurrection du 18 mars et la charte de la redoutable
association qui lui a fourni une armée ».
(Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars).
♦ 73 ♦
Le mouvement réel qui supprime les
conditions existantes gouverne la société à
partir de la victoire de la bourgeoisie dans l’économie,
et visiblement depuis la traduction politique de cette victoire. Le
développement des forces productives a fait éclater les
anciens rapports de production, et tout ordre statique tombe en
poussière. Tout ce qui était absolu devient historique.
♦ 74 ♦
C’est en étant jetés dans
l’histoire, en devant participer au travail et aux luttes qui
la constituent, que les hommes se voient contraints d’envisager
leurs relations d’une manière désabusée.
Cette histoire n’a pas d’objet distinct de ce qu’elle
réalise sur elle-même, quoique la dernière vision
métaphysique inconsciente de l’époque historique
puisse regarder la progression productive à travers laquelle
l’histoire s’est déployée comme l’objet
même de l’histoire. Le
sujet de l’histoire
ne peut être que le vivant se produisant lui-même,
devenant maître et possesseur de son monde qui est l’histoire,
et existant comme
conscience de son jeu.
♦ 75 ♦
Comme un même courant se développent
les luttes de classes de la longue
époque révolutionnaire
inaugurée par l’ascension de la bourgeoisie et la
pensée
de l’histoire, la dialectique, la pensée qui ne
s’arrête plus à la recherche du sens de l’étant,
mais s’élève à la connaissance de la
dissolution de tout ce qui est ; et dans le mouvement dissout
toute séparation.
♦ 76 ♦
Hegel n’avait plus à
interpréter
le monde, mais la
transformation du monde. En
interprétant
seulement la transformation, Hegel n’est que l’achèvement
philosophique de la philosophie. Il veut comprendre un monde
qui se fait lui-même. Cette pensée historique
n’est encore que la conscience qui arrive toujours trop tard,
et qui énonce la justification
post festum. Ainsi, elle
n’a dépassé la séparation que
dans la
pensée. Le paradoxe qui consiste à suspendre le
sens de toute réalité à son achèvement
historique, et à révéler en même temps ce
sens en se constituant soi-même en achèvement de
l’histoire, découle de ce simple fait que le penseur des
révolutions bourgeoises des XVII° et XVIII° siècles
n’a cherché dans sa philosophie que la
réconciliation
avec leur résultat. « Même comme philosophie
de la révolution bourgeoise, elle n’exprime pas tout le
processus de cette révolution, mais seulement sa dernière
conclusion. En ce sens, elle est une philosophie non de la
révolution, mais de la restauration. » (Karl
Korsch,
Thèses sur Hegel et la révolution).
Hegel a fait, pour la dernière fois, le travail du philosophe,
« la glorification de ce qui existe » ;
mais déjà ce qui existait pour lui ne pouvait être
que la totalité du mouvement historique. La position
extérieure de la pensée étant en fait maintenue,
elle ne pouvait être masquée que par son identification
à un projet préalable de l’Esprit, héros
absolu qui a fait ce qu’il a voulu et voulu ce qu’il a
fait, et dont l’accomplissement coïncide avec le présent.
Ainsi, la philosophie qui meurt dans la pensée de l’histoire
ne peut plus glorifier son monde qu’en le reniant, car pour
prendre la parole il lui faut déjà supposer finie cette
histoire totale où elle a tout ramené ; et close
la session du seul tribunal où peut être rendue la
sentence de la vérité.
♦ 77 ♦
Quand le prolétariat manifeste par sa
propre existence en actes que cette pensée de l’histoire
ne s’est pas oubliée, le démenti de la
conclusion
est aussi bien la confirmation de la méthode.
♦ 78 ♦
La pensée de l’histoire ne peut être
sauvée qu’en devenant pensée pratique ; et
la pratique du prolétariat comme classe révolutionnaire
ne peut être moins que la conscience historique opérant
sur la totalité de son monde. Tous les courants théoriques
du mouvement ouvrier
révolutionnaire sont issus d’un
affrontement critique avec la pensée hégélienne,
chez Marx comme chez Stirner et Bakounine.
♦ 79 ♦
Le caractère inséparable de la
théorie de Marx et de la méthode hégélienne
est lui-même inséparable du caractère
révolutionnaire de cette théorie, c’est-à-dire
de sa vérité. C’est en ceci que cette première
relation a été généralement ignorée
ou mal comprise, ou encore dénoncée comme le faible de
ce qui devenait fallacieusement une
doctrine marxiste.
Bernstein, dans
Socialisme théorique et Social-démocratie
pratique, révèle parfaitement cette liaison de la
méthode dialectique et de
la prise de parti historique,
en déplorant les prévisions peu scientifiques du
Manifeste de 1847 sur l’imminence de la révolution
prolétarienne en Allemagne : « Cette
auto-suggestion historique, tellement erronée que le premier
visionnaire politique venu ne pourrait guère trouver mieux,
serait incompréhensible chez un Marx, qui à cette
époque avait déjà sérieusement étudié
l’économie, si on ne devait pas voir en elle le produit
d’un reste de la dialectique antithétique hégélienne,
dont Marx, pas plus qu’Engels, n’a jamais su complètement
se défaire. En ces temps d’effervescence générale,
cela lui a été d’autant plus fatal. »
♦ 80 ♦
Le
renversement que Marx effectue pour un
« sauvetage par transfert » de la pensée
des révolutions bourgeoises ne consiste pas trivialement à
remplacer par le développement matérialiste des forces
productives le parcours de l’Esprit hégélien
allant à sa propre rencontre dans le temps, son objectivation
étant identique à son aliénation, et ses
blessures historiques ne laissant pas de cicatrices. L’histoire
devenue réelle n’a plus de
fin. Marx a ruiné
la position
séparée de Hegel devant ce qui
advient ; et la
contemplation d’un agent suprême
extérieur, quel qu’il soit. La théorie n’a
plus à connaître que ce qu’elle fait. C’est
au contraire la contemplation du mouvement de l’économie,
dans la pensée dominante de la société actuelle,
qui est l’héritage
non renversé de la part
non dialectique dans la tentative hégélienne
d’un système circulaire : c’est une
approbation qui a perdu la dimension du concept, et qui n’a
plus besoin d’un hégélianisme pour se justifier,
car le mouvement qu’il s’agit de louer n’est plus
qu’un secteur sans pensée du monde, dont le
développement mécanique domine effectivement le tout.
Le projet de Marx est celui d’une histoire consciente. Le
quantitatif qui survient dans le développement aveugle des
forces productives simplement économiques doit se changer en
appropriation historique qualitative. La
critique de l’économie
politique est le premier acte de cette
fin de la préhistoire :
« De tous les instruments de production, le plus grand
pouvoir productif, c’est la classe révolutionnaire
elle-même. »
♦ 81 ♦
Ce qui rattache étroitement la théorie
de Marx à la pensée scientifique, c’est la
compréhension rationnelle des forces qui s’exercent
réellement dans la société. Mais elle est
fondamentalement un
au-delà de la pensée
scientifique, où celle-ci n’est conservée qu’en
étant dépassée : il s’agit d’une
compréhension de la
lutte, et nullement de la
loi.
« Nous ne connaissons qu’une seule science : la
science de l’histoire », dit
L’Idéologie
allemande.
♦ 82 ♦
L’époque bourgeoise, qui veut fonder
scientifiquement l’histoire, néglige le fait que cette
science disponible a bien plutôt dû être elle-même
fondée historiquement avec l’économie.
Inversement, l’histoire ne dépend radicalement de cette
connaissance qu’en tant que cette histoire reste
histoire
économique. Combien la part de l’histoire dans
l’économie même — le processus global qui
modifie ses propres données scientifiques de base — a pu
être d’ailleurs négligée par le point de
vue de l’observation scientifique, c’est ce que montre la
vanité des calculs socialistes qui croyaient avoir établi
la périodicité exacte des crises ; et depuis que
l’intervention constante de l’État est parvenue à
compenser l’effet des tendances à la crise, le même
genre de raisonnement voit dans cet équilibre une harmonie
économique définitive. Le projet de surmonter
l’économie, le projet de la prise de possession de
l’histoire, s’il doit connaître — et ramener
à lui — la science de la société, ne peut
être lui-même
scientifique. Dans ce dernier
mouvement qui croit dominer l’histoire présente par une
connaissance scientifique, le point de vue révolutionnaire est
resté
bourgeois.
♦ 83 ♦
Les courants utopiques du socialisme, quoique
fondés eux-mêmes historiquement dans la critique de
l’organisation sociale existante, peuvent être justement
qualifiés d’utopiques dans la mesure où ils
refusent l’histoire — c’est-à-dire la lutte
réelle en cours, aussi bien que le mouvement du temps au-delà
de la perfection immuable de leur image de société
heureuse —, mais non parce qu’ils refuseraient la
science. Les penseurs utopistes sont au contraire entièrement
dominés par la pensée scientifique, telle qu’elle
s’était imposée dans les siècles
précédents. Ils recherchent le parachèvement de
ce système rationnel général : ils ne se
considèrent aucunement comme des prophètes désarmés,
car ils croient au pouvoir social de la démonstration
scientifique et même, dans le cas du saint-simonisme, à
la prise du pouvoir par la science. Comment, dit Sombart,
« voudraient-ils arracher par des luttes ce qui doit être
prouvé » ? Cependant, la conception
scientifique des utopistes ne s’étend pas à cette
connaissance que des groupes sociaux ont des intérêts
dans une situation existante, des forces pour la maintenir, et aussi
bien des formes de fausse conscience correspondantes à de
telles positions. Elle reste donc très en deçà
de la réalité historique du développement de la
science même, qui s’est trouvé en grande partie
orienté par la
demande sociale issue de tels facteurs,
qui sélectionne non seulement ce qui peut être admis,
mais aussi ce qui peut être recherché. Les socialistes
utopiques, restés prisonniers du
mode d’exposition de
la vérité scientifique, conçoivent cette
vérité selon sa pure image abstraite, telle que l’avait
vue s’imposer un stade très antérieur de la
société. Comme le remarquait Sorel, c’est sur le
modèle de l’
astronomie que les utopistes pensent
découvrir et démontrer les lois de la société.
L’harmonie visée par eux, hostile à l’histoire,
découle d’un essai d’application à la
société de la science la moins dépendante de
l’histoire. Elle tente de se faire reconnaître avec la
même innocence expérimentale que le newtonisme, et la
destinée heureuse constamment postulée « joue
dans leur science sociale un rôle analogue à celui qui
revient à l’inertie dans la mécanique
rationnelle » (
Matériaux pour une théorie
du prolétariat).
♦ 84 ♦
Le côté déterministe-scientifique
dans la pensée de Marx fut justement la brèche par
laquelle pénétra le processus d’« idéologisation »,
lui vivant, et d’autant plus dans l’héritage
théorique laissé au mouvement ouvrier. La venue du
sujet de l’histoire est encore repoussée à plus
tard, et c’est la science historique par excellence,
l’économie, qui tend de plus en plus largement à
garantir la nécessité de sa propre négation
future. Mais par là est repoussée hors du champ de la
vision théorique la pratique révolutionnaire qui est la
seule vérité de cette négation. Ainsi il importe
d’étudier patiemment le développement économique,
et d’en admettre encore, avec une tranquillité
hégélienne, la douleur, ce qui, dans son résultat,
reste « cimetière des bonnes intentions ».
On découvre que maintenant, selon la science des révolutions,
la conscience arrive toujours trop tôt, et devra être
enseignée. « L’histoire nous a donné
tort, à nous et à tous ceux qui pensaient comme nous.
Elle a montré clairement que l’état du
développement économique sur le continent était
alors bien loin encore d’être mûr… »,
dira Engels en 1895. Toute sa vie, Marx a maintenu le point de vue
unitaire de sa théorie, mais l’
exposé de
sa théorie s’est porté sur le
terrain de
la pensée dominante en se précisant sous forme de
critiques de disciplines particulières, principalement la
critique de la science fondamentale de la société
bourgeoise, l’économie politique. C’est cette
mutilation, ultérieurement acceptée comme définitive,
qui a constitué le « marxisme ».
♦ 85 ♦
Le défaut dans la théorie de Marx
est naturellement le défaut de la lutte révolutionnaire
du prolétariat de son époque. La classe ouvrière
n’a pas décrété la révolution en
permanence dans l’Allemagne de 1848 ; la Commune a été
vaincue dans l’isolement. La théorie révolutionnaire
ne peut donc pas encore atteindre sa propre existence totale. En être
réduit à la défendre et la préciser dans
la séparation du travail savant, au
British Museum,
impliquait une perte dans la théorie même. Ce sont
précisément les justifications scientifiques tirées
sur l’avenir du développement de la classe ouvrière,
et la pratique organisationnelle combinée à ces
justifications, qui deviendront des obstacles à la conscience
prolétarienne dans un stade plus avancé.
♦ 86 ♦
Toute l’insuffisance théorique dans
la défense scientifique de la révolution prolétarienne
peut être ramenée, pour le contenu aussi bien que pour
la forme de l’exposé, à une identification du
prolétariat à la bourgeoisie
du point de vue de la
saisie révolutionnaire du pouvoir.
♦ 87 ♦
La tendance à fonder une démonstration
de la légalité scientifique du pouvoir prolétarien
en faisant état d’expérimentations
répétées
du passé obscurcit, dès le
Manifeste, la pensée
historique de Marx, en lui faisant soutenir une image linéaire
du développement des modes de production, entraîné
par des luttes de classes qui finiraient chaque fois « par
une transformation révolutionnaire de la société
tout entière ou par la destruction commune des classes en
lutte ». Mais dans la réalité observable de
l’histoire, de même que « le mode de
production asiatique », comme Marx le constatait ailleurs,
a conservé son immobilité en dépit de tous les
affrontements de classes, de même les jacqueries de serfs n’ont
jamais vaincu les barons, ni les révoltes d’esclaves de
l’Antiquité les hommes libres. Le schéma linéaire
perd de vue d’abord ce fait que
la bourgeoisie est la seule
classe révolutionnaire qui ait jamais vaincu ; en
même temps qu’elle est la seule pour qui le développement
de l’économie a été cause et conséquence
de sa mainmise sur la société. La même
simplification a conduit Marx à négliger le rôle
économique de l’État dans la gestion d’une
société de classes. Si la bourgeoisie ascendante a paru
affranchir l’économie de l’État, c’est
seulement dans la mesure où l’État ancien se
confondait avec l’instrument d’une oppression de classe
dans une
économie statique. La bourgeoisie a développé
sa puissance économique autonome dans la période
médiévale d’affaiblissement de l’État,
dans le moment de fragmentation féodale de pouvoirs
équilibrés. Mais l’État moderne qui, par
le mercantilisme, a commencé à appuyer le développement
de la bourgeoisie, et qui finalement est devenu son État à
l’heure du « laisser faire, laisser passer »,
va se révéler ultérieurement doté d’une
puissance centrale dans la gestion calculée du
processus
économique. Marx avait pu cependant décrire, dans
le
bonapartisme, cette ébauche de la bureaucratie
étatique moderne, fusion du capital et de l’État,
constitution d’un « pouvoir national du capital sur
le travail, d’une force publique organisée pour
l’asservissement social », où la bourgeoisie
renonce à toute vie historique qui ne soit sa réduction
à l’histoire économique des choses, et veut bien
« être condamnée au même néant
politique que les autres classes ». Ici sont déjà
posées les bases socio-politiques du spectacle moderne, qui
négativement définit le prolétariat comme
seul
prétendant à la vie historique.
♦ 88 ♦
Les deux seules classes qui correspondent
effectivement à la théorie de Marx, les deux classes
pures vers lesquelles mène toute l’analyse dans
Le
Capital, la bourgeoisie et le prolétariat, sont également
les deux seules classes révolutionnaires de l’histoire,
mais à des conditions différentes : la révolution
bourgeoise est faite ; la révolution prolétarienne
est un projet, né sur la base de la précédente
révolution, mais en différant qualitativement. En
négligeant l’
originalité du rôle
historique de la bourgeoisie, on masque l’originalité
concrète de ce projet prolétarien qui ne peut rien
atteindre sinon en portant ses propres couleurs et en connaissant
« l’immensité de ses tâches ».
La bourgeoisie est venue au pouvoir parce qu’elle est la classe
de l’économie en développement. Le prolétariat
ne peut être lui-même le pouvoir qu’en devenant
la
classe de la conscience. Le mûrissement des forces
productives ne peut garantir un tel pouvoir, même par le détour
de la dépossession accrue qu’il entraîne. La
saisie jacobine de l’État ne peut être son
instrument. Aucune
idéologie ne peut lui servir à
déguiser des buts partiels en buts généraux, car
il ne peut conserver aucune réalité partielle qui soit
effectivement à lui.
♦ 89 ♦
Si Marx, dans une période déterminée
de sa participation à la lutte du prolétariat, a trop
attendu de la prévision scientifique, au point de créer
la base intellectuelle des illusions de l’économisme, on
sait qu’il n’y a pas succombé personnellement.
Dans une lettre bien connue du 7décembre 1867, accompagnant un
article où lui-même critique
Le Capital, article
qu’Engels devait faire passer dans la presse comme s’il
émanait d’un adversaire, Marx a exposé clairement
la limite de sa propre science : « …La
tendance
subjective de l’auteur (que lui imposaient
peut-être sa position politique et son passé),
c’est-à-dire la manière dont il se représente
lui-même et dont il présente aux autres le résultat
ultime du mouvement actuel, du processus social actuel, n’a
aucun rapport avec son analyse réelle. » Ainsi
Marx, en dénonçant lui-même les « conclusions
tendancieuses » de son analyse objective, et par l’ironie
du « peut-être » relatif aux choix
extra-scientifiques qui se seraient imposés à lui,
montre en même temps la clé méthodologique de la
fusion des deux aspects.
♦ 90 ♦
C’est dans la lutte historique elle-même
qu’il faut réaliser la fusion de la connaissance et de
l’action, de telle sorte que chacun de ces termes place dans
l’autre la garantie de sa vérité. La constitution
de la classe prolétarienne en sujet, c’est
l’organisation des luttes révolutionnaires et
l’organisation de la société dans le
moment
révolutionnaire : c’est là que doivent
exister
les conditions pratiques de la conscience, dans
lesquelles la théorie de la praxis se confirme en devenant
théorie pratique. Cependant, cette question centrale de
l’organisation a été la moins envisagée
par la théorie révolutionnaire à l’époque
où se fondait le mouvement ouvrier, c’est-à-dire
quand cette théorie possédait encore le caractère
unitaire venu de la pensée de l’histoire (et
qu’elle s’était justement donné pour tâche
de développer jusqu’à une
pratique
historique unitaire). C’est au contraire le lieu de
l’
inconséquence pour cette théorie,
admettant la reprise de méthodes d’application étatiques
et hiérarchiques empruntées à la révolution
bourgeoise. Les formes d’organisation du mouvement ouvrier
développées sur ce renoncement de la théorie ont
en retour tendu à interdire le maintien d’une théorie
unitaire, la dissolvant en diverses connaissances spécialisées
et parcellaires. Cette aliénation idéologique de la
théorie ne peut plus alors reconnaître la vérification
pratique de la pensée historique unitaire qu’elle a
trahie, quand une telle vérification surgit dans la lutte
spontanée des ouvriers ; elle peut seulement concourir à
en réprimer la manifestation et la mémoire. Cependant,
ces formes historiques apparues dans la lutte sont justement le
milieu pratique qui manquait à la théorie pour qu’elle
soit vraie. Elles sont une exigence de la théorie, mais qui
n’avait pas été formulée théoriquement.
Le
soviet n’était pas une découverte de la
théorie. Et déjà, la plus haute vérité
théorique de l’Association Internationale des
Travailleurs était sa propre existence en pratique.
♦ 91 ♦
Les premiers succès de la lutte de
l’Internationale la menaient à s’affranchir des
influences confuses de l’idéologie dominante qui
subsistaient en elle. Mais la défaite et la répression
qu’elle rencontra bientôt firent passer au premier plan
un conflit entre deux conceptions de la révolution
prolétarienne, qui toutes deux contiennent une dimension
autoritaire par laquelle l’auto-émancipation
consciente de la classe est abandonnée. En effet, la querelle
devenue irréconciliable entre les marxistes et les
bakouninistes était double, portant à la fois sur le
pouvoir dans la société révolutionnaire et sur
l’organisation présente du mouvement, et en passant de
l’un à l’autre de ces aspects, les positions des
adversaires se renversent. Bakounine combattait l’illusion
d’une abolition des classes par l’usage autoritaire du
pouvoir étatique, prévoyant la reconstitution d’une
classe dominante bureaucratique et la dictature des plus savants, ou
de ceux qui seront réputés tels. Marx, qui croyait
qu’un mûrissement inséparable des contradictions
économiques et de l’éducation démocratique
des ouvriers réduirait le rôle d’un État
prolétarien à une simple phase de légalisation
de nouveaux rapports sociaux s’imposant objectivement,
dénonçait chez Bakounine et ses partisans
l’autoritarisme d’une élite conspirative qui
s’était délibérément placée
au-dessus de l’Internationale, et formait le dessein
extravagant d’imposer à la société la
dictature irresponsable des plus révolutionnaires, ou de ceux
qui se seront eux-mêmes désignés comme tels.
Bakounine effectivement recrutait ses partisans sur une telle
perspective : « Pilotes invisibles au milieu de la
tempête populaire, nous devons la diriger, non par un pouvoir
ostensible, mais par la dictature collective de tous les
alliés.
Dictature sans écharpe, sans titre, sans droit officiel, et
d’autant plus puissante qu’elle n’aura aucune des
apparences du pouvoir. » Ainsi se sont opposées
deux
idéologies de la révolution ouvrière
contenant chacune une critique partiellement vraie, mais perdant
l’unité de la pensée de l’histoire, et
s’instituant elles-mêmes en
autorités
idéologiques. Des organisations puissantes, comme la
social-démocratie allemande et la Fédération
Anarchiste Ibérique, ont fidèlement servi l’une
ou l’autre de ces idéologies ; et partout le
résultat a été grandement différent de ce
qui était voulu.
♦ 92 ♦
Le fait de regarder le but de la révolution
prolétarienne comme
immédiatement présent
constitue à la fois la grandeur et la faiblesse de la lutte
anarchiste réelle (car dans ses variantes individualistes, les
prétentions de l’anarchisme restent dérisoires).
De la pensée historique des luttes de classes modernes,
l’anarchisme collectiviste retient uniquement la conclusion, et
son exigence absolue de cette conclusion se traduit également
dans son mépris délibéré de la méthode.
Ainsi sa critique de la
lutte politique est restée
abstraite, tandis que son choix de la lutte économique n’est
lui-même affirmé qu’en fonction de l’illusion
d’une solution définitive arrachée d’un
seul coup sur ce terrain, au jour de la grève générale
ou de l’insurrection. Les anarchistes
ont à réaliser
un idéal. L’anarchisme est la négation
encore
idéologique de l’État et des classes,
c’est-à-dire des conditions sociales mêmes de
l’idéologie séparée. C’est
l’idéologie de la pure liberté qui égalise
tout et qui écarte toute idée du mal historique. Ce
point de vue de la fusion de toutes les exigences partielles a donné
à l’anarchisme le mérite de représenter le
refus des conditions existantes pour l’ensemble de la vie, et
non autour d’une spécialisation critique privilégiée ;
mais cette fusion étant considérée dans
l’absolu, selon le caprice individuel, avant sa réalisation
effective, a condamné aussi l’anarchisme à une
incohérence trop aisément constatable. L’anarchisme
n’a qu’à redire, et remettre en jeu dans chaque
lutte sa même simple conclusion totale, parce que cette
première conclusion était dès l’origine
identifiée à l’aboutissement intégral du
mouvement. Bakounine pouvait donc écrire en 1873, en quittant
la Fédération Jurassienne : « Dans les
neuf dernières années on a développé au
sein de l’Internationale plus d’idées qu’il
n’en faudrait pour sauver le monde, si les idées seules
pouvaient le sauver, et je défie qui que ce soit d’en
inventer une nouvelle. Le temps n’est plus aux idées, il
est aux faits et aux actes ». Sans doute, cette conception
conserve de la pensée historique du prolétariat cette
certitude que les idées doivent devenir pratiques, mais elle
quitte le terrain historique en supposant que les formes adéquates
de ce passage à la pratique sont déjà trouvées
et ne varieront plus.
♦ 93 ♦
Les anarchistes, qui se distinguent explicitement
de l’ensemble du mouvement ouvrier par leur conviction
idéologique, vont reproduire entre eux cette séparation
des compétences, en fournissant un terrain favorable à
la domination informelle, sur toute organisation anarchiste, des
propagandistes et défenseurs de leur propre idéologie,
spécialistes d’autant plus médiocres en règle
générale que leur activité intellectuelle se
propose principalement la répétition de quelques
vérités définitives. Le respect idéologique
de l’unanimité dans la décision a favorisé
plutôt l’autorité incontrôlée, dans
l’organisation même, de
spécialistes de la
liberté ; et l’anarchisme révolutionnaire
attend du peuple libéré le même genre
d’unanimité, obtenue par les mêmes moyens. Par
ailleurs, le refus de considérer l’opposition des
conditions entre une minorité groupée dans la lutte
actuelle et la société des individus libres, a nourri
une permanente séparation des anarchistes dans le moment de la
décision commune, comme le montre l’exemple d’une
infinité d’insurrections anarchistes en Espagne,
limitées et écrasées sur un plan local.
♦ 94 ♦
L’illusion entretenue plus ou moins
explicitement dans l’anarchisme authentique est l’imminence
permanente d’une révolution qui devra donner raison à
l’idéologie, et au mode d’organisation pratique
dérivé de l’idéologie, en s’accomplissant
instantanément. L’anarchisme a réellement
conduit, en 1936, une révolution sociale et l’ébauche,
la plus avancée qui fut jamais, d’un pouvoir
prolétarien. Dans cette circonstance encore il faut noter,
d’une part, que le signal d’une insurrection générale
avait été imposé par le pronunciamiento de
l’armée. D’autre part, dans la mesure où
cette révolution n’avait pas été achevée
dans les premiers jours, du fait de l’existence d’un
pouvoir franquiste dans la moitié du pays, appuyé
fortement par l’étranger alors que le reste du mouvement
prolétarien international était déjà
vaincu, et du fait de la survivance de forces bourgeoises ou d’autres
partis ouvriers étatistes dans le camp de la République,
le mouvement anarchiste organisé s’est montré
incapable d’étendre les demi-victoires de la révolution,
et même seulement de les défendre. Ses chefs reconnus
sont devenus ministres, et otages de l’État bourgeois
qui détruisait la révolution pour perdre la guerre
civile.
♦ 95 ♦
Le « marxisme orthodoxe » de
la II° Internationale est l’idéologie scientifique
de la révolution socialiste, qui identifie toute sa vérité
au processus objectif dans l’économie, et au progrès
d’une reconnaissance de cette nécessité dans la
classe ouvrière éduquée par l’organisation.
Cette idéologie retrouve la confiance en la démonstration
pédagogique qui avait caractérisé le socialisme
utopique, mais assortie d’une référence
contemplative au cours de l’histoire : cependant, une
telle attitude a autant perdu la dimension hégélienne
d’une histoire totale qu’elle a perdu l’image
immobile de la totalité présente dans la critique
utopiste (au plus haut degré, chez Fourier). C’est d’une
telle attitude scientifique, qui ne pouvait faire moins que de
relancer en symétrie des choix éthiques, que procèdent
les fadaises d’Hilferding quand il précise que
reconnaître la nécessité du socialisme ne donne
pas « d’indication sur l’attitude pratique à
adopter. Car c’est une chose de reconnaître une
nécessité, et c’en est une autre de se mettre au
service de cette nécessité » (
Capital
financier). Ceux qui ont méconnu que la pensée
unitaire de l’histoire, pour Marx et pour le prolétariat
révolutionnaire,
n’était rien de distinct
d’une attitude pratique à adopter, devaient être
normalement victimes de la pratique qu’ils avaient
simultanément adoptée.
♦ 96 ♦
L’idéologie de l’organisation
social-démocrate la mettait au pouvoir des
professeurs
qui éduquaient la classe ouvrière, et la forme
d’organisation adoptée était la forme adéquate
à cet apprentissage passif. La participation des socialistes
de la II° Internationale aux luttes politiques et économiques
était certes concrète, mais profondément
non
critique. Elle était menée, au nom de
l’illusion
révolutionnaire, selon une pratique manifestement
réformiste. Ainsi l’idéologie
révolutionnaire devait être brisée par le succès
même de ceux qui la portaient. La séparation des députés
et des journalistes dans le mouvement entraînait vers le mode
de vie bourgeois ceux qui déjà étaient recrutés
parmi les intellectuels bourgeois. La bureaucratie syndicale
constituait en courtiers de la force de travail, à vendre
comme marchandise à son juste prix, ceux mêmes qui
étaient recrutés à partir des luttes des
ouvriers industriels, et extraits d’eux. Pour que leur activité
à tous gardât quelque chose de révolutionnaire,
il eût fallu que le capitalisme se trouvât opportunément
incapable de
supporter économiquement ce réformisme
qu’il tolérait politiquement dans leur agitation
légaliste. C’est une telle incompatibilité que
leur science garantissait ; et que l’histoire démentait
à tout instant.
♦ 97 ♦
Cette contradiction dont Bernstein, parce qu’il
était le social-démocrate le plus éloigné
de l’idéologie politique et le plus franchement rallié
à la méthodologie de la science bourgeoise, eut
l’honnêteté de vouloir montrer la réalité
— et le mouvement réformiste des ouvriers anglais, en se
passant d’idéologie révolutionnaire, l’avait
montré aussi — ne devait pourtant être démontrée
sans réplique que par le développement historique
lui-même. Bernstein, quoique plein d’illusions par
ailleurs, avait nié qu’une crise de la production
capitaliste vînt miraculeusement forcer la main aux socialistes
qui ne voulaient hériter de la révolution que par un
tel sacre légitime. Le moment de profond bouleversement social
qui surgit avec la première guerre mondiale, encore qu’il
fût fertile en prise de conscience, démontra deux fois
que la hiérarchie social-démocrate n’avait pas
éduqué révolutionnairement, n’avait
nullement
rendu théoriciens, les ouvriers allemands :
d’abord quand la grande majorité du parti se rallia à
la guerre impérialiste, ensuite quand, dans la défaite,
elle écrasa les révolutionnaires spartakistes.
L’ex-ouvrier Ebert croyait encore au péché,
puisqu’il avouait haïr la révolution « comme
le péché ». Et le même dirigeant se
montra bon précurseur de la
représentation
socialiste qui devait peu après s’opposer en ennemi
absolu au prolétariat de Russie et d’ailleurs, en
formulant l’exact programme de cette nouvelle aliénation :
« Le socialisme veut dire travailler beaucoup. »
♦ 98 ♦
Lénine n’a été, comme
penseur marxiste, que le
kautskiste fidèle et
conséquent, qui appliquait
l’idéologie
révolutionnaire de ce « marxisme orthodoxe »
dans les conditions russes, conditions qui ne permettaient pas la
pratique réformiste que la II° Internationale menait en
contrepartie. La direction
extérieure du prolétariat,
agissant au moyen d’un parti clandestin discipliné,
soumis aux intellectuels qui sont devenus « révolutionnaires
professionnels », constitue ici une profession qui ne veut
pactiser avec aucune profession dirigeante de la société
capitaliste (le régime politique tsariste étant
d’ailleurs incapable d’offrir une telle ouverture dont la
base est un stade avancé du pouvoir de la bourgeoisie). Elle
devient donc
la profession de la direction absolue de la société.
♦ 99 ♦
Le radicalisme idéologique autoritaire des
bolcheviks s’est déployé à l’échelle
mondiale avec la guerre et l’effondrement de la
social-démocratie internationale devant la guerre. La fin
sanglante des illusions démocratiques du mouvement ouvrier
avait fait du monde entier une Russie, et le bolchevisme, régnant
sur la première rupture révolutionnaire qu’avait
amenée cette époque de crise, offrait au prolétariat
de tous les pays son modèle hiérarchique et
idéologique, pour « parler en russe » à
la classe dominante. Lénine n’a pas reproché au
marxisme de la II° Internationale d’être une
idéologie révolutionnaire, mais d’avoir
cessé de l’être.
♦ 100 ♦
Le même moment historique, où le
bolchevisme a triomphé
pour lui-même en Russie,
et où la social-démocratie a combattu victorieusement
pour le vieux monde, marque la naissance achevée d’un
ordre des choses qui est au cœur de la domination du spectacle
moderne : la
représentation ouvrière s’est
opposée radicalement à la classe.
♦ 101 ♦
« Dans toutes les révolutions
antérieures, écrivait Rosa Luxembourg dans la
Rote
Fahne du 21 décembre 1918, les combattants s’affrontaient
à visage découvert : classe contre classe,
programme contre programme. Dans la révolution présente
les troupes de protection de l’ancien ordre n’interviennent
pas sous l’enseigne des classes dirigeantes, mais sous le
drapeau d’un “parti social-démocrate”. Si la
question centrale de la révolution était posée
ouvertement et honnêtement : capitalisme ou socialisme,
aucun doute, aucune hésitation ne seraient aujourd’hui
possibles dans la grande masse du prolétariat. »
Ainsi, quelques jours avant sa destruction, le courant radical du
prolétariat allemand découvrait le secret des nouvelles
conditions qu’avait créées tout le processus
antérieur (auquel la représentation ouvrière
avait grandement contribué) : l’organisation
spectaculaire de la défense de l’ordre existant, le
règne social des apparences où aucune « question
centrale » ne peut plus se poser « ouvertement
et honnêtement ». La représentation
révolutionnaire du prolétariat à ce stade était
devenue à la fois le facteur principal et le résultat
central de la falsification générale de la société.
♦ 102 ♦
L’organisation du prolétariat sur le
modèle bolchevik, qui était née de l’arriération
russe et de la démission du mouvement ouvrier des pays avancés
devant la lutte révolutionnaire, rencontra aussi dans
l’arriération russe toutes les conditions qui portaient
cette forme d’organisation vers le renversement
contre-révolutionnaire qu’elle contenait inconsciemment
dans son germe originel ; et la démission réitérée
de la masse du mouvement ouvrier européen devant le
Hic
Rhodus, hic salta de la période 1918-1920, démission
qui incluait la destruction violente de sa minorité radicale,
favorisa le développement complet du processus et en laissa le
résultat mensonger s’affirmer devant le monde comme la
seule solution prolétarienne. La saisie du monopole étatique
de la représentation et de la défense du pouvoir des
ouvriers, qui justifia le parti bolchevik, le fit
devenir ce qu’il
était : le parti des
propriétaires du
prolétariat, éliminant pour l’essentiel les
formes précédentes de propriété.
♦ 103 ♦
Toutes les conditions de la liquidation du
tsarisme envisagées dans le débat théorique
toujours insatisfaisant des diverses tendances de la
social-démocratie russe depuis vingt ans — faiblesse de
la bourgeoisie, poids de la majorité paysanne, rôle
décisif d’un prolétariat concentré et
combatif mais extrêmement minoritaire dans le pays —
révélèrent enfin dans la pratique leur solution,
à travers une donnée qui n’était pas
présente dans les hypothèses : la bureaucratie
révolutionnaire qui dirigeait le prolétariat, en
s’emparant de l’État, donna à la société
une nouvelle domination de classe. La révolution strictement
bourgeoise était impossible ; la « dictature
démocratique des ouvriers et des paysans » était
vide de sens ; le pouvoir prolétarien des soviets ne
pouvait se maintenir à la fois contre la classe des paysans
propriétaires, la réaction blanche nationale et
internationale, et sa propre représentation extériorisée
et aliénée en parti ouvrier des maîtres absolus
de l’État, de l’économie, de l’expression,
et bientôt de la pensée. La théorie de la
révolution permanente de Trotsky et Parvus, à laquelle
Lénine se rallia effectivement en avril 1917, était la
seule à devenir vraie pour les pays arriérés en
regard du développement social de la bourgeoisie, mais
seulement après l’introduction de ce facteur inconnu
qu’était le pouvoir de classe de la bureaucratie. La
concentration de la dictature entre les mains de la représentation
suprême de l’idéologie fut défendue avec le
plus de conséquence par Lénine, dans les nombreux
affrontements de la direction bolchevik. Lénine avait chaque
fois raison contre ses adversaires en ceci qu’il soutenait la
solution impliquée par les choix précédents du
pouvoir absolu minoritaire : la démocratie refusée
étatiquement aux paysans devait l’être aux
ouvriers, ce qui menait à la refuser aux dirigeants
communistes des syndicats, et dans tout le parti, et finalement
jusqu’au sommet du parti hiérarchique. Au X°
Congrès, au moment où le soviet de Cronstadt était
abattu par les armes et enterré sous la calomnie, Lénine
prononçait contre les bureaucrates gauchistes organisés
en « Opposition Ouvrière » cette
conclusion dont Staline allait étendre la logique jusqu’à
une parfaite division du monde : « Ici, ou là-bas
avec un fusil, mais pas avec l’opposition… Nous en avons
assez de l’opposition. »
♦ 104 ♦
La bureaucratie restée seule propriétaire
d’un
capitalisme d’État, a d’abord
assuré son pouvoir à l’intérieur par une
alliance temporaire avec la paysannerie, après Cronstadt, lors
de la « nouvelle politique économique »,
comme elle l’a défendu à l’extérieur
en utilisant les ouvriers enrégimentés dans les partis
bureaucratiques de la III° Internationale comme force d’appoint
de la diplomatie russe, pour saboter tout mouvement révolutionnaire
et soutenir des gouvernements bourgeois dont elle escomptait un appui
en politique internationale (le pouvoir du Kuo-min-tang dans la Chine
de 1925-1927, le Front Populaire en Espagne et en France, etc.). Mais
la société bureaucratique devait poursuivre son propre
achèvement par la terreur exercée sur la paysannerie
pour réaliser l’accumulation capitaliste primitive la
plus brutale de l’histoire. Cette industrialisation de l’époque
stalinienne révèle la réalité dernière
de la bureaucratie : elle est la continuation du pouvoir de
l’économie, le sauvetage de l’essentiel de la
société marchande maintenant le travail-marchandise.
C’est la preuve de l’économie indépendante,
qui domine la société au point de recréer pour
ses propres fins la domination de classe qui lui est nécessaire :
ce qui revient à dire que la bourgeoisie a créé
une puissance autonome qui, tant que subsiste cette autonomie, peut
aller jusqu’à se passer d’une bourgeoisie. La
bureaucratie totalitaire n’est pas « la dernière
classe propriétaire de l’histoire » au sens
de Bruno Rizzi, mais seulement
une classe dominante de
substitution pour l’économie marchande. La propriété
privée capitaliste défaillante est remplacée par
un sous-produit simplifié, moins diversifié, concentré
en propriété collective de la classe bureaucratique.
Cette forme sous-développée de classe dominante est
aussi l’expression du sous-développement économique ;
et n’a d’autre perspective que rattraper le retard de ce
développement en certaines régions du monde. C’est
le parti ouvrier, organisé selon le modèle bourgeois de
la séparation, qui a fourni le cadre hiérarchique-étatique
à cette édition supplémentaire de la classe
dominante. Anton Ciliga notait dans une prison de Staline que « les
questions techniques d’organisation se révélaient
être des questions sociales » (
Lénine et
la Révolution).
♦ 105 ♦
L’idéologie révolutionnaire,
la
cohérence du séparé dont le léninisme
constitue le plus haut effort volontariste, détenant la
gestion d’une réalité qui la repousse, avec le
stalinisme
reviendra à sa vérité dans
l’incohérence. À ce moment l’idéologie
n’est plus une arme, mais une fin. Le mensonge qui n’est
plus contredit devient folie. La réalité aussi bien que
le but sont dissous dans la proclamation idéologique
totalitaire : tout ce qu’elle dit est tout ce qui est.
C’est un primitivisme local du spectacle, dont le rôle
est cependant essentiel dans le développement du spectacle
mondial. L’idéologie qui se matérialise ici n’a
pas transformé économiquement le monde, comme le
capitalisme parvenu au stade de l’abondance ; elle a
seulement transformé policièrement
la perception.
♦ 106 ♦
La classe idéologique-totalitaire au
pouvoir est le pouvoir d’un monde renversé : plus
elle est forte, plus elle affirme qu’elle n’existe pas,
et sa force lui sert d’abord à affirmer son inexistence.
Elle est modeste sur ce seul point, car son inexistence officielle
doit aussi coïncider avec le
nec plus ultra du
développement historique, que simultanément on devrait
à son infaillible commandement. Étalée partout,
la bureaucratie doit être la
classe invisible pour la
conscience, de sorte que c’est toute la vie sociale qui devient
démente. L’organisation sociale du mensonge absolu
découle de cette contradiction fondamentale.
♦ 107 ♦
Le stalinisme fut le règne de la terreur
dans la classe bureaucratique elle-même. Le terrorisme qui
fonde le pouvoir de cette classe doit frapper aussi cette classe, car
elle ne possède aucune garantie juridique, aucune existence
reconnue en tant que classe propriétaire, qu’elle
pourrait étendre à chacun de ses membres. Sa propriété
réelle est dissimulée, et elle n’est devenue
propriétaire que par la voie de la fausse conscience. La
fausse conscience ne maintient son pouvoir absolu que par la terreur
absolue, où tout vrai motif finit par se perdre. Les membres
de la classe bureaucratique au pouvoir n’ont le droit de
possession sur la société que collectivement, en tant
que participant à un mensonge fondamental : il faut
qu’ils jouent le rôle du prolétariat dirigeant une
société socialiste ; qu’ils soient les
acteurs fidèles au texte de l’infidélité
idéologique. Mais la participation effective à cet être
mensonger doit se voir elle-même reconnue comme une
participation véridique. Aucun bureaucrate ne peut soutenir
individuellement son droit au pouvoir, car prouver qu’il est un
prolétaire socialiste serait se manifester comme le contraire
d’un bureaucrate ; et prouver qu’il est un
bureaucrate est impossible, puisque la vérité
officielle de la bureaucratie est de ne pas être. Ainsi chaque
bureaucrate est dans la dépendance absolue d’une
garantie centrale de l’idéologie, qui reconnaît
une participation collective à son « pouvoir
socialiste » de
tous les bureaucrates qu’elle
n’anéantit pas. Si les bureaucrates pris ensemble
décident de tout, la cohésion de leur propre classe ne
peut être assurée que par la concentration de leur
pouvoir terroriste en une seule personne. Dans cette personne réside
la seule vérité pratique du mensonge
au pouvoir :
la fixation indiscutable de sa frontière toujours rectifiée.
Staline décide sans appel qui est finalement bureaucrate
possédant ; c’est-à-dire qui doit être
appelé « prolétaire au pouvoir »
ou bien « traître à la solde du Mikado et de
Wall Street ». Les atomes bureaucratiques ne trouvent
l’essence commune de leur droit que dans la personne de
Staline. Staline est ce souverain du monde qui se sait de cette façon
la personne absolue, pour la conscience de laquelle il n’existe
pas d’esprit plus haut. « Le souverain du monde
possède la conscience effective de ce qu’il est —
la puissance universelle de l’effectivité — dans
la violence destructrice qu’il exerce contre le Soi de ses
sujets lui faisant contraste. » En même temps qu’il
est la puissance qui définit le terrain de la domination, il
est
« la puissance ravageant ce terrain ».
♦ 108 ♦
Quand l’idéologie, devenue absolue
par la possession du pouvoir absolu, s’est changée d’une
connaissance parcellaire en un mensonge totalitaire, la pensée
de l’histoire a été si parfaitement anéantie
que l’histoire elle-même, au niveau de la connaissance la
plus empirique, ne peut plus exister. La société
bureaucratique totalitaire vit dans un présent perpétuel,
où tout ce qui est advenu existe seulement pour elle comme un
espace accessible à sa police. Le projet, déjà
formulé par Napoléon, de « diriger
monarchiquement l’énergie des souvenirs » a
trouvé sa concrétisation totale dans une manipulation
permanente du passé, non seulement dans les significations,
mais dans les faits. Mais le prix de cet affranchissement de toute
réalité historique est la perte de la référence
rationnelle qui est indispensable à la société
historique du capitalisme. On sait ce que l’application
scientifique de l’idéologie devenue folle a pu coûter
à l’économie russe, ne serait-ce qu’avec
l’imposture de Lyssenko. Cette contradiction de la bureaucratie
totalitaire administrant une société industrialisée,
prise entre son besoin du rationnel et son refus du rationnel,
constitue aussi une de ses déficiences principales en regard
du développement capitaliste normal. De même que la
bureaucratie ne peut résoudre comme lui la question de
l’agriculture, de même elle lui est finalement inférieure
dans la production industrielle, planifiée autoritairement sur
les bases de l’irréalisme et du mensonge généralisé.
♦ 109 ♦
Le mouvement ouvrier révolutionnaire, entre
les deux guerres, fut anéanti par l’action conjuguée
de la bureaucratie stalinienne et du totalitarisme fasciste, qui
avait emprunté sa forme d’organisation au parti
totalitaire expérimenté en Russie. Le fascisme a été
une défense extrémiste de l’économie
bourgeoise menacée par la crise et la subversion
prolétarienne,
l’état de siège dans
la société capitaliste, par lequel cette société
se sauve, et se donne une première rationalisation d’urgence
en faisant intervenir massivement l’État dans sa
gestion. Mais une telle rationalisation est elle-même grevée
de l’immense irrationalité de son moyen. Si le fascisme
se porte à la défense des principaux points de
l’idéologie bourgeoise devenue conservatrice (la
famille, la propriété, l’ordre moral, la nation)
en réunissant la petite-bourgeoisie et les chômeurs
affolés par la crise ou déçus par l’impuissance
de la révolution socialiste, il n’est pas lui-même
foncièrement idéologique. Il se donne pour ce qu’il
est : une résurrection violente du mythe, qui exige la
participation à une communauté définie par des
pseudo-valeurs archaïques : la race, le sang, le chef. Le
fascisme est
l’archaïsme techniquement équipé.
Son
ersatz décomposé du mythe est repris dans le
contexte spectaculaire des moyens de conditionnement et d’illusion
les plus modernes. Ainsi, il est un des facteurs dans la formation du
spectaculaire moderne, de même que sa part dans la destruction
de l’ancien mouvement ouvrier fait de lui une des puissances
fondatrices de la société présente ; mais
comme le fascisme se trouve être aussi la forme
la plus
coûteuse du maintien de l’ordre capitaliste, il
devait normalement quitter le devant de la scène qu’occupent
les grands rôles des États capitalistes, éliminé
par des formes plus rationnelles et plus fortes de cet ordre.
♦ 110 ♦
Quand la bureaucratie russe a enfin réussi
à se défaire des traces de la propriété
bourgeoise qui entravaient son règne sur l’économie,
à développer celle-ci pour son propre usage, et à
être reconnue au-dehors parmi les grandes puissances, elle veut
jouir calmement de son propre monde, en supprimer cette part
d’arbitraire qui s’exerçait sur elle-même :
elle dénonce le stalinisme de son origine. Mais une telle
dénonciation reste stalinienne, arbitraire, inexpliquée,
et sans cesse corrigée, car
le mensonge idéologique
de son origine ne peut jamais être révélé.
Ainsi la bureaucratie ne peut se libéraliser ni culturellement
ni politiquement car son existence comme classe dépend de son
monopole idéologique qui, dans toute sa lourdeur, est son seul
titre de propriété. L’idéologie a certes
perdu la passion de son affirmation positive, mais ce qui en subsiste
de trivialité indifférente a encore cette fonction
répressive d’interdire la moindre concurrence, de tenir
captive la totalité de la pensée. La bureaucratie est
ainsi liée à une idéologie qui n’est plus
crue par personne. Ce qui était terroriste est devenu
dérisoire, mais cette dérision même ne peut se
maintenir qu’en conservant à l’arrière-plan
le terrorisme dont elle voudrait se défaire. Ainsi, au moment
même où la bureaucratie veut montrer sa supériorité
sur le terrain du capitalisme, elle s’avoue un
parent pauvre
du capitalisme. De même que son histoire effective est en
contradiction avec son droit, et son ignorance grossièrement
entretenue en contradiction avec ses prétentions
scientifiques, son projet de rivaliser avec la bourgeoisie dans la
production d’une abondance marchande est entravé par ce
fait qu’une telle abondance porte en elle-même
son
idéologie implicite, et s’assortit normalement d’une
liberté indéfiniment étendue de faux choix
spectaculaires, pseudo-liberté qui reste inconciliable avec
l’idéologie bureaucratique.
♦ 111 ♦
À ce moment du développement, le
titre de propriété idéologique de la
bureaucratie s’effondre déjà à l’échelle
internationale. Le pouvoir qui s’était établi
nationalement en tant que modèle fondamentalement
internationaliste doit admettre qu’il ne peut plus prétendre
maintenir sa cohésion mensongère au delà de
chaque frontière nationale. L’inégal
développement économique que connaissent des
bureaucraties, aux intérêts concurrents, qui ont réussi
à posséder leur « socialisme » en
dehors d’un seul pays, a conduit à l’affrontement
public et complet du mensonge russe et du mensonge chinois. À
partir de ce point, chaque bureaucratie au pouvoir, ou chaque parti
totalitaire candidat au pouvoir laissé par la période
stalinienne dans quelques classes ouvrières nationales, doit
suivre sa propre voie. S’ajoutant aux manifestations de
négation intérieure qui commencèrent à
s’affirmer devant le monde avec la révolte ouvrière
de Berlin-Est opposant aux bureaucrates son exigence d’« un
gouvernement de métallurgistes », et qui sont déjà
allées une fois jusqu’au pouvoir des conseils ouvriers
de Hongrie, la décomposition mondiale de l’alliance de
la mystification bureaucratique est, en dernière analyse, le
facteur le plus défavorable pour le développement
actuel de la société capitaliste. La bourgeoisie est en
train de perdre l’adversaire qui la soutenait objectivement en
unifiant illusoirement toute négation de l’ordre
existant. Une telle division du travail spectaculaire voit sa fin
quand le rôle pseudo-révolutionnaire se divise à
son tour. L’élément spectaculaire de la
dissolution du mouvement ouvrier va être lui-même
dissous.
♦ 112 ♦
L’illusion léniniste n’a plus
d’autre base actuelle que dans les diverses tendances
trotskistes, où l’identification du projet prolétarien
à une organisation hiérarchique de l’idéologie
survit inébranlablement à l’expérience de
tous ses résultats. La distance qui sépare le
trotskisme de la critique révolutionnaire de la société
présente permet aussi la distance respectueuse qu’il
observe à l’égard de positions qui étaient
déjà fausses quand elles s’usèrent dans un
combat réel. Trotsky est resté jusqu’en 1927
fondamentalement solidaire de la haute bureaucratie, tout en
cherchant à s’en emparer pour lui faire reprendre une
action réellement bolchevik à l’extérieur
(on sait qu’à ce moment pour aider à dissimuler
le fameux « testament de Lénine », il
alla jusqu’à désavouer calomnieusement son
partisan Max Eastman qui l’avait divulgué). Trotsky a
été condamné par sa perspective fondamentale,
parce qu’au moment où la bureaucratie se connaît
elle-même dans son résultat comme classe
contre-révolutionnaire à l’intérieur, elle
doit choisir aussi d’être effectivement
contre-révolutionnaire à l’extérieur au
nom de la révolution,
comme chez elle. La lutte
ultérieure de Trotsky pour une IV° Internationale contient
la même inconséquence. Il a refusé toute sa vie
de reconnaître dans la bureaucratie le pouvoir d’une
classe séparée, parce qu’il était devenu
pendant la deuxième révolution russe le partisan
inconditionnel de la forme bolchevik d’organisation. Quand
Lukàcs, en 1923, montrait dans cette forme la médiation
enfin trouvée entre la théorie et la pratique, où
les prolétaires cessent d’être « des
spectateurs » des événements survenus
dans leur organisation, mais les ont consciemment choisis et vécus,
il décrivait comme mérites effectifs du parti bolchevik
tout ce que le parti bolchevik
n’était pas.
Lukàcs était encore, à côté de son
profond travail théorique, un idéologue, parlant au nom
du pouvoir le plus vulgairement extérieur au mouvement
prolétarien, en croyant et en faisant croire qu’il se
trouvait lui-même, avec sa personnalité totale, dans ce
pouvoir comme dans
le sien propre. Alors que la suite
manifestait de quelle manière ce pouvoir désavoue et
supprime ses valets, Lukàcs, se désavouant lui-même
sans fin, a fait voir avec une netteté caricaturale à
quoi il s’était exactement identifié : au
contraire de lui-même, et de ce qu’il avait
soutenu dans
Histoire et conscience de classe. Lukàcs
vérifie au mieux la règle fondamentale qui juge tous
les intellectuels de ce siècle : ce qu’ils
respectent mesure exactement leur propre réalité
méprisable. Lénine n’avait cependant guère
flatté ce genre d’illusions sur son activité, lui
qui convenait qu’« un parti politique ne peut
examiner ses membres pour voir s’il y a des contradictions
entre leur philosophie et le programme du parti ». Le
parti réel dont Lukàcs avait présenté à
contretemps le portrait rêvé n’était
cohérent que pour une tâche précise et
partielle : saisir le pouvoir dans l’État.
♦ 113 ♦
L’illusion néo-léniniste du
trotskisme actuel, parce qu’elle est à tout moment
démentie par la réalité de la société
capitaliste moderne, tant bourgeoise que bureaucratique, trouve
naturellement un champ d’application privilégié
dans les pays « sous-développés »
formellement indépendants, où l’illusion d’une
quelconque variante de socialisme étatique et bureaucratique
est consciemment manipulée comme
la simple idéologie
du développement économique, par les classes
dirigeantes locales. La composition hybride de ces classes se
rattache plus ou moins nettement à une gradation sur le
spectre bourgeoisie-bureaucratie. Leur jeu à l’échelle
internationale entre ces deux pôles du pouvoir capitaliste
existant, aussi bien que leurs compromis idéologiques —
notamment avec l’islamisme — exprimant la réalité
hybride de leurs base sociale, achèvent d’enlever à
ce dernier sous-produit du socialisme idéologique tout sérieux
autre que policier. Une bureaucratie a pu se former en encadrant la
lutte nationale et la révolte agraire des paysans : elle
tend alors, comme en Chine, à appliquer le modèle
stalinien d’industrialisation dans une société
moins développée que la Russie de 1917. Une
bureaucratie capable d’industrialiser la nation peut se former
à partir de la petite-bourgeoisie des cadres de l’armée
saisissant le pouvoir, comme le montre l’exemple de l’Égypte.
En certains points, dont l’Algérie à l’issue
de sa guerre d’indépendance, la bureaucratie, qui s’est
constituée comme direction para-étatique pendant la
lutte, recherche le point d’équilibre d’un
compromis pour fusionner avec une faible bourgeoisie nationale. Enfin
dans les anciennes colonies d’Afrique noire qui restent
ouvertement liées à la bourgeoisie occidentale,
américaine et européenne, une bourgeoisie se constitue
— le plus souvent à partir de la puissance des chefs
traditionnels du tribalisme —
par la possession de l’État :
dans ces pays où l’impérialisme étranger
reste le vrai maître de l’économie, vient un stade
où les
compradores ont reçu en compensation de
leur vente des produits indigènes la propriété
d’un État indigène, indépendant devant les
masses locales mais non devant l’impérialisme. Dans ce
cas, il s’agit d’une bourgeoisie artificielle qui n’est
pas capable d’accumuler, mais qui simplement
dilapide,
tant la part de plus-value du travail local qui lui revient que les
subsides étrangers des États ou monopoles qui sont ses
protecteurs. L’évidence de l’incapacité de
ces classes bourgeoises à remplir la fonction économique
normale de la bourgeoisie dresse devant chacune d’elles une
subversion sur le modèle bureaucratique plus ou moins adapté
aux particularités locales, qui veut saisir son héritage.
Mais la réussite même d’une bureaucratie dans son
projet fondamental d’industrialisation contient nécessairement
la perspective de son échec historique : en accumulant le
capital, elle accumule le prolétariat, et crée son
propre démenti, dans un pays où il n’existait pas
encore.
♦ 114 ♦
Dans ce développement complexe et terrible
qui a emporté l’époque des luttes de classes vers
de nouvelles conditions, le prolétariat des pays industriels a
complètement perdu l’affirmation de sa perspective
autonome et, en dernière analyse, ses illusions, mais non son
être. Il n’est pas supprimé. Il demeure
irréductiblement existant dans l’aliénation
intensifiée du capitalisme moderne : il est l’immense
majorité des travailleurs qui ont perdu tout pouvoir sur
l’emploi de leur vie, et qui,
dès qu’ils le
savent, se redéfinissent comme le prolétariat, le
négatif à l’œuvre dans cette société.
Ce prolétariat est objectivement renforcé par le
mouvement de disparition de la paysannerie, comme par l’extension
de la logique du travail en usine qui s’applique à une
grande partie des « services » et des
professions intellectuelles. C’est
subjectivement que ce
prolétariat est encore éloigné de sa conscience
pratique de classe, non seulement chez les employés mais aussi
chez les ouvriers qui n’ont encore découvert que
l’impuissance et la mystification de la vieille politique.
Cependant, quand le prolétariat découvre que sa propre
force extériorisée concourt au renforcement permanent
de la société capitaliste, non plus seulement sous la
forme de son travail, mais aussi sous la forme des syndicats, des
partis ou de la puissance étatique qu’il avait
constitués pour s’émanciper, il découvre
aussi par l’expérience historique concrète qu’il
est la classe totalement ennemie de toute extériorisation
figée et de toute spécialisation du pouvoir. Il porte
la révolution qui ne peut rien laisser à l’extérieur
d’elle-même, l’exigence de la domination
permanente du présent sur le passé, et la critique
totale de la séparation ; et c’est cela dont il
doit trouver la forme adéquate dans l’action. Aucune
amélioration quantitative de sa misère, aucune illusion
d’intégration hiérarchique, ne sont un remède
durable à son insatisfaction, car le prolétariat ne
peut se reconnaître véridiquement dans un tort
particulier qu’il aurait subi ni donc
dans la réparation
d’un tort particulier, ni d’un grand nombre de ces
torts, mais seulement dans le
tort absolu d’être
rejeté en marge de la vie.
♦ 115 ♦
Aux nouveaux signes de négation, incompris
et falsifiés par l’aménagement spectaculaire, qui
se multiplient dans les pays les plus avancés économiquement,
on peut déjà tirer cette conclusion qu’une
nouvelle époque s’est ouverte : après la
première tentative de subversion ouvrière,
c’est
maintenant l’abondance capitaliste qui a échoué.
Quand les luttes anti-syndicales des ouvriers occidentaux sont
réprimées d’abord par les syndicats, et quand les
courants révoltés de la jeunesse lancent une première
protestation informe, dans laquelle pourtant le refus de l’ancienne
politique spécialisée, de l’art et de la vie
quotidienne, est immédiatement impliqué, ce sont là
les deux faces d’une nouvelle lutte spontanée qui
commence sous l’aspect
criminel. Ce sont les signes
avant-coureurs du deuxième assaut prolétarien contre la
société de classes. Quand les enfants perdus de cette
armée encore immobile reparaissent sur ce terrain, devenu
autre et resté le même, ils suivent un nouveau « général
Ludd » qui, cette fois, les lance dans la destruction des
machines de la consommation permise.
♦ 116 ♦
« La forme politique enfin découverte
sous laquelle l’émancipation économique du
travail pouvait être réalisée » a pris
dans ce siècle une nette figure dans les Conseils ouvriers
révolutionnaires, concentrant en eux toutes les fonctions de
décision et d’exécution, et se fédérant
par le moyen de délégués responsables devant la
base et révocables à tout instant. Leur existence
effective n’a encore été qu’une brève
ébauche, aussitôt combattue et vaincue par différentes
forces de défense de la société de classes,
parmi lesquelles il faut souvent compter leur propre fausse
conscience. Pannekoek insistait justement sur le fait que le choix
d’un pouvoir des Conseils ouvriers « propose des
problèmes » plutôt qu’il n’apporte
une solution. Mais ce pouvoir est précisément le lieu
où les problèmes de la révolution du prolétariat
peuvent trouver leur vraie solution. C’est le lieu où
les conditions objectives de la conscience historique sont réunies ;
la réalisation de la communication directe active, où
finissent la spécialisation, la hiérarchie et la
séparation, où les conditions existantes ont été
transformées « en conditions d’unité ».
Ici le sujet prolétarien peut émerger de sa lutte
contre la contemplation : sa conscience est égale à
l’organisation pratique qu’elle s’est donnée,
car cette conscience même est inséparable de
l’intervention cohérente dans l’histoire.
♦ 117 ♦
Dans le pouvoir des Conseils, qui doit supplanter
internationalement tout autre pouvoir, le mouvement prolétarien
est son propre produit, et ce produit est le producteur même.
Il est à lui-même son propre but. Là seulement la
négation spectaculaire de la vie est niée à son
tour.
♦ 118 ♦
L’apparition des Conseils fut la réalité
la plus haute du mouvement prolétarien dans le premier quart
du siècle, réalité qui resta inaperçue ou
travestie parce qu’elle disparaissait avec le reste du
mouvement que l’ensemble de l’expérience
historique d’alors démentait et éliminait. Dans
le nouveau moment de la critique prolétarienne, ce résultat
revient comme le seul point invaincu du mouvement vaincu. La
conscience historique qui sait qu’elle a en lui son seul milieu
d’existence peut le reconnaître maintenant, non plus à
la périphérie de ce qui reflue, mais au centre de ce
qui monte.
♦ 119 ♦
Une organisation révolutionnaire existant
avant le pouvoir des Conseils — elle devra trouver en luttant
sa propre forme — pour toutes ces raisons historiques sait déjà
qu’elle
ne représente pas la classe. Elle doit
seulement se reconnaître elle-même comme une séparation
radicale d’avec
le monde de la séparation.
♦ 120 ♦
L’organisation révolutionnaire est
l’expression cohérente de la théorie de la praxis
entrant en communication non-unilatérale avec les luttes
pratiques, en devenir vers la théorie pratique. Sa propre
pratique est la généralisation de la communication et
de la cohérence dans ces luttes. Dans le moment
révolutionnaire de la dissolution de la séparation
sociale, cette organisation doit reconnaître sa propre
dissolution en tant qu’organisation séparée.
♦ 121 ♦
L’organisation révolutionnaire ne
peut être que la critique unitaire de la société,
c’est-à-dire une critique qui ne pactise avec aucune
forme de pouvoir séparé, en aucun point du monde, et
une critique prononcée globalement contre tous les aspects de
la vie sociale aliénée. Dans la lutte de l’organisation
révolutionnaire contre la société de classes,
les armes ne sont pas autre chose que l’
essence des
combattants mêmes : l’organisation révolutionnaire
ne peut reproduire en elle les conditions de scission et de
hiérarchie qui sont celles de la société
dominante. Elle doit lutter en permanence contre sa déformation
dans le spectacle régnant. La seule limite de la participation
à la démocratie totale de l’organisation
révolutionnaire est la reconnaissance et l’auto-appropriation
effective, par tous ses membres, de la cohérence de sa
critique, cohérence qui doit se prouver dans la théorie
critique proprement dite et dans la relation entre celle-ci et
l’activité pratique.
♦ 122 ♦
Quand la réalisation toujours plus poussée
de l’aliénation capitaliste à tous les niveaux,
en rendant toujours plus difficile aux travailleurs de reconnaître
et de nommer leur propre misère, les place dans l’alternative
de refuser
la totalité de leur misère
,
ou rien, l’organisation révolutionnaire a
dû apprendre qu’elle ne peut plus
combattre
l’aliénation sous des formes aliénées.
♦ 123 ♦
La révolution prolétarienne est
entièrement suspendue à cette nécessité
que, pour la première fois, c’est la théorie en
tant qu’intelligence de la pratique humaine qui doit être
reconnue et vécue par les masses. Elle exige que les ouvriers
deviennent dialecticiens et inscrivent leur pensée dans la
pratique ; ainsi elle demande aux
hommes sans qualité
bien plus que la révolution bourgeoise ne demandait aux hommes
qualifiés qu’elle déléguait à sa
mise en œuvre : car la conscience idéologique
partielle édifiée par une partie de la classe
bourgeoise avait pour base cette
partie centrale de la vie
sociale, l’économie, dans laquelle cette classe
était
déjà au pouvoir. Le développement même
de la société de classes jusqu’à
l’organisation spectaculaire de la non-vie mène donc le
projet révolutionnaire à devenir
visiblement ce
qu’il était déjà
essentiellement.
♦ 124 ♦
La théorie révolutionnaire est
maintenant ennemie de toute idéologie révolutionnaire,
et elle sait qu’elle l’est.
V. Temps et histoire
« O gentilshommes, la vie est
courte… Si nous vivons, nous vivons pour marcher sur la tête
des rois. »
Shakespeare (Henry IV).
♦ 125 ♦
L’homme, « l’être
négatif qui est uniquement dans la mesure où il
supprime l’Être », est identique au temps.
L’appropriation par l’homme de sa propre nature est aussi
bien sa saisie du déploiement de l’univers. « L’histoire
est elle-même une partie réelle de l’
histoire
naturelle, de la transformation de la nature en homme. »
(Marx). Inversement cette « histoire naturelle »
n’a d’autre existence effective qu’à travers
le processus d’une histoire humaine, de la seule partie qui
retrouve ce tout historique, comme le télescope moderne dont
la portée rattrape
dans le temps la fuite des
nébuleuses à la périphérie de l’univers.
L’histoire a toujours existé, mais pas toujours sous sa
forme historique. La temporalisation de l’homme, telle qu’elle
s’effectue par la médiation d’une société,
est égale à une humanisation du temps. Le mouvement
inconscient du temps se manifeste et
devient vrai dans la
conscience historique.
♦ 126 ♦
Le mouvement proprement historique, quoique
encore
caché, commence dans la lente et insensible formation de
« la nature réelle de l’homme »,
cette « nature qui naît dans l’histoire
humaine — dans l’acte générateur de la
société humaine — », mais la société
qui alors a maîtrisé une technique et un langage, si
elle est déjà le produit de sa propre histoire, n’a
conscience que d’un présent perpétuel. Toute
connaissance, limitée à la mémoire des plus
anciens, y est toujours portée par des
vivants. Ni la
mort ni la procréation ne sont comprises comme une loi du
temps. Le temps reste immobile, comme un espace clos. Quand une
société plus complexe en vient à prendre
conscience du temps, son travail est bien plutôt de le nier,
car elle voit dans le temps non ce qui passe, mais ce qui revient. La
société statique organise le temps selon son expérience
immédiate de la nature, dans le modèle du temps
cyclique.
♦ 127 ♦
Le temps cyclique est déjà dominant
dans l’expérience des peuples nomades, parce que ce sont
les mêmes conditions qui se retrouvent devant eux à tout
moment de leur passage : Hegel note que « l’errance
des nomades est seulement formelle, car elle est limitée à
des espaces uniformes ». La société qui, en
se fixant localement, donne à l’espace un contenu par
l’aménagement de lieux individualisés, se trouve
par là même enfermée à l’intérieur
de cette localisation. Le retour temporel en des lieux semblables est
maintenant le pur retour du temps dans un même lieu, la
répétition d’une série de gestes. Le
passage du nomadisme pastoral à l’agriculture sédentaire
est la fin de la liberté paresseuse et sans contenu, le début
du labeur. Le mode de production agraire en général,
dominé par le rythme des saisons, est la base du temps
cyclique pleinement constitué. L’éternité
lui est
intérieure : c’est ici-bas le retour
du même. Le mythe est la construction unitaire de la pensée
qui garantit tout l’ordre cosmique autour de l’ordre que
cette société a déjà en fait réalisé
dans ses frontières.
♦ 128 ♦
L’appropriation sociale du temps, la
production de l’homme par le travail humain, se développent
dans une société divisée en classes. Le pouvoir
qui s’est constitué au-dessus de la pénurie de la
société du temps cyclique, la classe qui organise ce
travail social et s’en approprie la plus-value limitée,
s’approprie également
la plus-value temporelle de
son organisation du temps social : elle possède pour elle
seule le temps irréversible du vivant. La seule richesse qui
peut exister concentrée dans le secteur du pouvoir pour être
matériellement dépensée en fête
somptuaire, s’y trouve aussi dépensée en tant que
dilapidation d’un
temps historique de la surface de la
société. Les propriétaires de la plus-value
historique détiennent la connaissance et la jouissance des
événements vécus. Ce temps, séparé
de l’organisation collective du temps qui prédomine avec
la production répétitive de la base de la vie sociale,
coule au-dessus de sa propre communauté statique. C’est
le temps de l’aventure et de la guerre, où les maîtres
de la société cyclique parcourent leur histoire
personnelle ; et c’est également le temps qui
apparaît dans le heurt des communautés étrangères,
le dérangement de l’ordre immuable de la société.
L’histoire survient donc devant les hommes comme un facteur
étranger, comme ce qu’ils n’ont pas voulu et ce
contre quoi ils se croyaient abrités. Mais par ce détour
revient aussi l’
inquiétude négative de
l’humain, qui avait été à l’origine
même de tout le développement qui s’était
endormi.
♦ 129 ♦
Le temps cyclique est en lui-même le temps
sans conflit. Mais dans cette enfance du temps le conflit est
installé : l’histoire lutte d’abord pour être
l’histoire dans l’activité pratique des maîtres.
Cette histoire crée superficiellement de l’irréversible ;
son mouvement constitue le temps même qu’il épuise,
à l’intérieur du temps inépuisable de la
société cyclique.
♦ 130 ♦
Les « sociétés froides »
sont celles qui ont ralenti à l’extrême leur part
d’histoire ; qui ont maintenu dans un équilibre
constant leur opposition à l’environnement naturel et
humain, et leurs oppositions internes. Si l’extrême
diversité des institutions établies à cette fin
témoigne de la plasticité de l’autocréation
de la nature humaine, ce témoignage n’apparaît
évidemment que pour l’observateur extérieur, pour
l’ethnologue
revenu du temps historique. Dans chacune de
ces sociétés, une structuration définitive a
exclu le changement. Le conformisme absolu des pratiques sociales
existantes, auxquelles se trouvent à jamais identifiées
toutes les possibilités humaines, n’a plus d’autre
limite extérieure que la crainte de retomber dans l’animalité
sans forme. Ici, pour rester dans l’humain, les hommes doivent
rester les mêmes.
♦ 131 ♦
La naissance du pouvoir politique, qui paraît
être en relation avec les dernières grandes révolutions
de la technique, comme la fonte du fer, au seuil d’une période
qui ne connaîtra plus de bouleversements en profondeur jusqu’à
l’apparition de l’industrie, est aussi le moment qui
commence à dissoudre les liens de la consanguinité. Dès
lors la succession des générations sort de la sphère
du pur cyclique naturel pour devenir événement orienté,
succession de pouvoirs. Le temps irréversible est le temps de
celui qui règne ; et les dynasties sont sa première
mesure. L’écriture est son arme. Dans l’écriture,
le langage atteint sa pleine réalité indépendante
de médiation entre les consciences. Mais cette indépendance
est identique à l’indépendance générale
du pouvoir séparé, comme médiation qui constitue
la société. Avec l’écriture apparaît
une conscience qui n’est plus portée et transmise dans
la relation immédiate des vivants : une
mémoire
impersonnelle, qui est celle de l’administration de la
société. « Les écrits sont les
pensées de l’État ; les archives sa
mémoire. » (Novalis).
♦ 132 ♦
La chronique est l’expression du temps
irréversible du pouvoir, et aussi l’instrument qui
maintient la progression volontariste de ce temps à partir de
son tracé antérieur, car cette orientation du temps
doit s’effondrer avec la force de chaque pouvoir particulier ;
retombant dans l’oubli indifférent du seul temps
cyclique connu par les masses paysannes qui, dans l’écroulement
des empires et de leurs chronologies, ne changent jamais. Les
possesseurs de l’histoire ont mis dans le temps
un
sens : une direction qui est aussi une signification. Mais
cette histoire se déploie et succombe à part ;
elle laisse immuable la société profonde, car elle est
justement ce qui reste séparé de la réalité
commune. C’est en quoi l’histoire des empires de l’Orient
se ramène pour nous à l’histoire des religions :
ces chronologies retombées en ruines n’ont laissé
que l’histoire apparemment autonome des illusions qui les
enveloppaient. Les maîtres qui détiennent la
propriété
privée de l’histoire, sous la protection du mythe,
la détiennent eux-mêmes d’abord sur le mode de
l’illusion : en Chine et en Égypte ils ont eu
longtemps le monopole de l’immortalité de l’âme ;
comme leurs premières dynasties reconnues sont l’aménagement
imaginaire du passé. Mais cette possession illusoire des
maîtres est aussi toute la possession possible, à ce
moment, d’une histoire commune et de leur propre histoire.
L’élargissement de leur pouvoir historique effectif va
de pair avec une vulgarisation de la possession mythique illusoire.
Tout ceci découle du simple fait que c’est dans la
mesure même où les maîtres se sont chargés
de garantir mythiquement la permanence du temps cyclique, comme dans
les rites saisonniers des empereurs chinois, qu’ils s’en
sont eux-mêmes relativement affranchis.
♦ 133 ♦
Quand la sèche chronologie sans explication
du pouvoir divinisé parlant à ses serviteurs, qui ne
veut être comprise qu’en tant qu’exécution
terrestre des commandements du mythe, peut être surmontée
et devient histoire consciente, il a fallu que la participation
réelle à l’histoire ait été vécue
par des groupes étendus. De cette communication pratique entre
ceux qui
se sont reconnus comme les possesseurs d’un
présent singulier, qui ont éprouvé la richesse
qualitative des événements comme leur activité
et le lieu où ils demeuraient — leur époque —,
naît le langage général de la communication
historique. Ceux pour qui le temps irréversible a existé
y découvrent à la fois le
mémorable et la
menace de l’oubli : « Hérodote
d’Halicarnasse présente ici les résultats de son
enquête, afin que le temps n’abolisse pas les travaux des
hommes… »
♦ 134 ♦
Le raisonnement sur l’histoire est,
inséparablement,
raisonnement sur le pouvoir. La Grèce
a été ce moment où le pouvoir et son changement
se discutent et se comprennent, la
démocratie des maîtres
de la société. Là était l’inverse
des conditions connues par l’État despotique, où
le pouvoir ne règle jamais ses comptes qu’avec lui-même,
dans l’inaccessible obscurité de son point le plus
concentré : par la
révolution de palais,
que la réussite ou l’échec mettent également
hors de discussion. Cependant, le pouvoir partagé des
communautés grecques n’existait que dans la
dépense
d’une vie sociale dont la production restait séparée
et statique dans la classe servile. Seuls ceux qui ne travaillent pas
vivent. Dans la division des communautés grecques, et la lutte
pour l’exploitation des cités étrangères,
était extériorisé le principe de la séparation
qui fondait intérieurement chacune d’elles. La Grèce,
qui avait rêvé l’histoire universelle, ne parvint
pas à s’unir devant l’invasion ; ni même
à unifier les calendriers de ses cités indépendantes.
En Grèce le temps historique est devenu conscient, mais pas
encore conscient de lui-même.
♦ 135 ♦
Après la disparition des conditions
localement favorables qu’avaient connues les communautés
grecques, la régression de la pensée historique
occidentale n’a pas été accompagnée d’une
reconstitution des anciennes organisations mythiques. Dans le heurt
des peuples de la Méditerranée, dans la formation et
l’effondrement de l’État romain, sont apparues des
religions semi-historiques qui devenaient des facteurs
fondamentaux de la nouvelle conscience du temps, et la nouvelle
armure du pouvoir séparé.
♦ 136 ♦
Les religions monothéistes ont été
un compromis entre le mythe et l’histoire, entre le temps
cyclique dominant encore la production et le temps irréversible
où s’affrontent et se recomposent les peuples. Les
religions issues du judaïsme sont la reconnaissance universelle
abstraite du temps irréversible qui se trouve démocratisé,
ouvert à tous, mais dans l’illusoire. Le temps est
orienté tout entier vers un seul événement
final : « Le royaume de Dieu est proche. »
Ces religions sont nées sur le sol de l’histoire, et s’y
sont établies. Mais là encore elles se maintiennent en
opposition radicale à l’histoire. La religion
semi-historique établit un point de départ qualitatif
dans le temps, la naissance du Christ, la fuite de Mahomet, mais son
temps irréversible — introduisant une accumulation
effective qui pourra dans l’Islam prendre la figure d’une
conquête, ou dans le christianisme de la Réforme celle
d’un accroissement du capital — est en fait inversé
dans la pensée religieuse comme un
compte à
rebours : l’attente, dans le temps qui diminue, de
l’accès à l’autre monde véritable,
l’attente du Jugement dernier. L’éternité
est sortie du temps cyclique. Elle est son au-delà. Elle est
l’élément qui rabaisse l’irréversibilité
du temps, qui supprime l’histoire dans l’histoire même,
en se plaçant, comme un pur élément ponctuel où
le temps cyclique est rentré et s’est aboli,
de
l’autre côté du temps irréversible.
Bossuet dira encore : « Et par le moyen du temps qui
passe, nous entrons dans l’éternité qui ne passe
pas. »
♦ 137 ♦
Le moyen âge, ce monde mythique inachevé
qui avait sa perfection hors de lui, est le moment où le temps
cyclique, qui règle encore la part principale de la
production, est réellement rongé par l’histoire.
Une certaine temporalité irréversible est reconnue
individuellement à tous, dans la succession des âges de
la vie, dans la vie considérée comme un voyage, un
passage sans retour dans un monde dont le sens est ailleurs : le
pèlerin est l’homme qui sort de ce temps cyclique
pour être effectivement ce voyageur que chacun est comme signe.
La vie historique personnelle trouve toujours son accomplissement
dans la sphère du pouvoir, dans la participation aux luttes
menées par le pouvoir et aux luttes pour la dispute du
pouvoir ; mais le temps irréversible du pouvoir est
partagé à l’infini, sous l’unification
générale du temps orienté de l’ère
chrétienne, dans un monde de la
confiance armée,
où le jeu des maîtres tourne autour de la fidélité
et de la contestation de la fidélité due. Cette société
féodale, née de la rencontre de « la
structure organisationnelle de l’armée conquérante
telle qu’elle s’est développée pendant la
conquête » et des « forces productives
trouvées dans le pays conquis » (
Idéologie
allemande) — et il faut compter dans l’organisation
de ces forces productives leur langage religieux — a divisé
la domination de la société entre l’Église
et le pouvoir étatique, à son tour subdivisé
dans les complexes relations de suzeraineté et de vassalité
des tenures territoriales et des communes urbaines. Dans cette
diversité de la vie historique possible, le temps irréversible
qui emportait inconsciemment la société profonde, le
temps vécu par la bourgeoisie dans la production des
marchandises, la fondation et l’expansion des villes, la
découverte commerciale de la Terre — l’expérimentation
pratique qui détruit à jamais toute organisation
mythique du cosmos — se révéla lentement comme le
travail inconnu de l’époque, quand la grande entreprise
historique officielle de ce monde eut échoué avec les
Croisades.
♦ 138 ♦
Au déclin du moyen-âge, le temps
irréversible qui envahit la société est
ressenti, par la conscience attachée à l’ancien
ordre, sous la forme d’une obsession de la mort. C’est la
mélancolie de la dissolution d’un monde, le dernier où
la sécurité du mythe équilibrait encore
l’histoire ; et pour cette mélancolie toute chose
terrestre s’achemine seulement vers sa corruption. Les grandes
révoltes des paysans d’Europe sont aussi leur tentative
de
réponse à l’histoire qui les arrachait
violemment au sommeil patriarcal qu’avait garanti la tutelle
féodale. C’est l’utopie millénariste de
la
réalisation terrestre du paradis, où revient au
premier plan ce qui était à l’origine de la
religion semi-historique, quand les communautés chrétiennes,
comme le messianisme judaïque dont elles venaient, réponses
aux troubles et au malheur de l’époque, attendaient la
réalisation imminente du royaume de Dieu et ajoutaient un
facteur d’inquiétude et de subversion dans la société
antique. Le christianisme étant venu à partager le
pouvoir dans l’empire avait démenti à son heure,
comme simple superstition, ce qui subsistait de cette espérance :
tel est le sens de l’affirmation augustinienne, archétype
de tous les
satisfecit de l’idéologie moderne,
selon laquelle l’Église installée était
déjà depuis longtemps ce royaume dont on avait parlé.
La révolte sociale de la paysannerie millénariste se
définit naturellement d’abord comme une volonté
de destruction de l’Église. Mais le millénarisme
se déploie dans le monde historique, et non sur le terrain du
mythe. Ce ne sont pas, comme croit le montrer Norman Cohn dans
La
Poursuite du Millénium, les espérances
révolutionnaires modernes qui sont des suites irrationnelles
de la passion religieuse du millénarisme. Tout au contraire,
c’est le millénarisme, lutte de classe révolutionnaire
parlant pour la dernière fois la langue de la religion, qui
est déjà une tendance révolutionnaire moderne, à
laquelle manque encore
la conscience de n’être
qu’historique. Les millénaristes devaient perdre
parce qu’ils ne pouvaient reconnaître la révolution
comme leur propre opération. Le fait qu’ils attendent
d’agir sur un signe extérieur de la décision de
Dieu est la traduction en pensée d’une pratique dans
laquelle les paysans insurgés suivent des chefs pris hors
d’eux-mêmes. La classe paysanne ne pouvait atteindre une
conscience juste du fonctionnement de la société, et de
la façon de mener sa propre lutte : c’est parce
qu’elle manquait de ces conditions d’unité dans
son action et dans sa conscience qu’elle exprima son projet et
mena ses guerres selon l’imagerie du paradis terrestre.
♦ 139 ♦
La possession nouvelle de la vie historique, la
Renaissance qui trouve dans l’Antiquité son passé
et son droit, porte en elle la rupture joyeuse avec l’éternité.
Son temps irréversible est celui de l’accumulation
infinie des connaissances, et la conscience historique issue de
l’expérience des communautés démocratiques
et des forces qui les ruinent va reprendre, avec Machiavel, le
raisonnement sur le pouvoir désacralisé, dire
l’indicible de l’État. Dans la vie exubérante
des cités italiennes, dans l’art des fêtes, la vie
se connaît comme une jouissance du passage du temps. Mais cette
jouissance du passage devait être elle-même passagère.
La chanson de Laurent de Médicis, que Burckhardt considère
comme l’expression de « l’esprit même de
la Renaissance », est l’éloge que cette
fragile fête de l’histoire a prononcé sur
elle-même : « Comme elle est belle, la jeunesse
— qui s’en va si vite. »
♦ 140 ♦
Le mouvement constant de monopolisation de la vie
historique par l’État de la monarchie absolue, forme de
transition vers la complète domination de la classe
bourgeoise, fait paraître dans sa vérité ce
qu’est le nouveau temps irréversible de la bourgeoisie.
C’est au
temps du travail, pour la première fois
affranchi du cyclique, que la bourgeoisie est liée. Le travail
est devenu, avec la bourgeoisie,
travail qui transforme les
conditions historiques. La bourgeoisie est la première
classe dominante pour qui le travail est une valeur. Et la
bourgeoisie qui supprime tout privilège, qui ne reconnaît
aucune valeur qui ne découle de l’exploitation du
travail, a justement identifié au travail sa propre valeur
comme classe dominante, et fait du progrès du travail son
propre progrès. La classe qui accumule les marchandises et le
capital modifie continuellement la nature en modifiant le travail
lui-même, en déchaînant sa productivité.
Toute vie sociale s’est déjà concentrée
dans la pauvreté ornementale de la Cour, parure de la froide
administration étatique qui culmine dans le « métier
de roi » ; et toute liberté historique
particulière a dû consentir à sa perte. La
liberté du jeu temporel irréversible des féodaux
s’est consumée dans leurs dernières batailles
perdues avec les guerres de la Fronde ou le soulèvement des
Écossais pour Charles-Édouard. Le monde a changé
de base.
♦ 141 ♦
La victoire de la bourgeoisie est la victoire du
temps
profondément historique, parce qu’il est le
temps de la production économique qui transforme la société,
en permanence et de fond en comble. Aussi longtemps que la production
agraire demeure le travail principal, le temps cyclique qui demeure
présent au fond de la société nourrit les forces
coalisées de la
tradition, qui vont freiner le
mouvement. Mais le temps irréversible de l’économie
bourgeoise extirpe ces survivances dans toute l’étendue
du monde. L’histoire qui était apparue jusque-là
comme le seul mouvement des individus de la classe dominante, et donc
écrite comme histoire événementielle, est
maintenant comprise comme le
mouvement général,
et dans ce mouvement sévère les individus sont
sacrifiés. L’histoire qui découvre sa base dans
l’économie politique sait maintenant l’existence
de ce qui était son inconscient, mais qui pourtant reste
encore l’inconscient qu’elle ne peut tirer au jour. C’est
seulement cette préhistoire aveugle, une nouvelle fatalité
que personne ne domine, que l’économie marchande a
démocratisée.
♦ 142 ♦
L’histoire qui est présente dans
toute la profondeur de la société tend à se
perdre à la surface. Le triomphe du temps irréversible
est aussi sa métamorphose en
temps des choses, parce
que l’arme de sa victoire a été précisément
la production en série des objets, selon les lois de la
marchandise. Le principal produit que le développement
économique a fait passer de la rareté luxueuse à
la consommation courante est donc l’
histoire, mais
seulement en tant qu’histoire du mouvement abstrait des choses
qui domine tout usage qualitatif de la vie. Alors que le temps
cyclique antérieur avait supporté une part croissante
de temps historique vécu par des individus et des groupes, la
domination du temps irréversible de la production va tendre à
éliminer socialement ce temps vécu.
♦ 143 ♦
Ainsi la bourgeoisie a fait connaître et a
imposé à la société un temps historique
irréversible, mais lui en refuse l’
usage. « Il
y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus »,
parce que la classe des possesseurs de l’économie, qui
ne peut pas rompre avec l’
histoire économique,
doit aussi refouler comme une menace immédiate tout autre
emploi irréversible du temps. La classe dominante, faite de
spécialistes de la possession des choses qui sont
eux-mêmes, par là, une possession des choses, doit lier
son sort au maintien de cette histoire réifiée, à
la permanence d’une nouvelle immobilité
dans
l’histoire. Pour la première fois le travailleur, à
la base de la société, n’est pas matériellement
étranger à l’histoire, car c’est
maintenant par sa base que la société se meut
irréversiblement. Dans la revendication de vivre le temps
historique qu’il fait, le prolétariat trouve le simple
centre inoubliable de son projet révolutionnaire ; et
chacune des tentatives jusqu’ici brisées d’exécution
de ce projet marque un point de départ possible de la vie
nouvelle historique.
♦ 144 ♦
Le temps irréversible de la bourgeoisie
maîtresse du pouvoir s’est d’abord présenté
sous son propre nom, comme une origine absolue, l’an I de la
République. Mais l’idéologie révolutionnaire
de la liberté générale qui avait abattu les
derniers restes d’organisation mythique des valeurs, et toute
réglementation traditionnelle de la société,
laissait déjà voir la volonté réelle
qu’elle avait habillée à la romaine : la
liberté du commerce généralisée.
La société de la marchandise, découvrant alors
qu’elle devait reconstruire la passivité qu’il lui
avait fallu ébranler fondamentalement pour établir son
propre règne pur, « trouve dans le christianisme
avec son culte de l’homme abstrait… le complément
religieux le plus convenable » (
Le Capital). La
bourgeoisie a conclu alors avec cette religion un compromis qui
s’exprime aussi dans la présentation du temps : son
propre calendrier abandonné, son temps irréversible est
revenu se mouler dans
l’ère chrétienne
dont il continue la succession.
♦ 145 ♦
Avec le développement du capitalisme, le
temps irréversible est
unifié mondialement.
L’histoire universelle devient une réalité, car
le monde entier est rassemblé sous le développement de
ce temps. Mais cette histoire qui partout à la fois est la
même, n’est encore que le refus intra-historique de
l’histoire. C’est le temps de la production économique,
découpé en fragments abstraits égaux, qui se
manifeste sur toute la planète comme
le même jour.
Le temps irréversible unifié est celui du
marché
mondial, et corollairement du spectacle mondial.
♦ 146 ♦
Le temps irréversible de la production est
d’abord la mesure des marchandises. Ainsi donc le temps qui
s’affirme officiellement sur toute l’étendue du
monde comme
le temps général de la société,
ne signifiant que les intérêts spécialisés
qui le constituent,
n’est qu’un temps particulier.
VI. Le temps spectaculaire
« Nous n’avons rien à
nous que le temps, dont jouissent ceux mêmes qui n’ont
point de demeure ».
Balthasar Gracian (L’Homme
de cour).
♦ 147 ♦
Le temps de la production, le temps-marchandise,
est une accumulation infinie d’intervalles équivalents.
C’est l’abstraction du temps irréversible, dont
tous les segments doivent prouver sur le chronomètre leur
seule égalité quantitative. Ce temps est, dans toute sa
réalité effective, ce qu’il est dans son
caractère
échangeable. C’est dans cette
domination sociale du temps-marchandise que le « le temps
est tout, l’homme n’est rien ; il est tout au plus
la carcasse du temps » (
Misère de la
Philosophie). C’est le temps dévalorisé,
l’inversion complète du temps comme « champ
de développement humain ».
♦ 148 ♦
Le temps général du
non-développement humain existe aussi sous l’aspect
complémentaire d’un
temps consommable qui
retourne vers la vie quotidienne de la société, à
partir de cette production déterminée, comme un
temps
pseudo-cyclique.
♦ 149 ♦
Le temps pseudo-cyclique n’est en fait que
le
déguisement consommable du temps-marchandise de la
production. Il en contient les caractères essentiels d’unités
homogènes échangeables et de suppression de la
dimension qualitative. Mais étant le sous-produit de ce temps
destiné à l’arriération de la vie
quotidienne concrète — et au maintien de cette
arriération —, il doit être chargé de
pseudo-valorisations et apparaître en une suite de moments
faussement individualisés.
♦ 150 ♦
Le temps pseudo-cyclique est celui de la
consommation de la survie économique moderne, la survie
augmentée, où le vécu quotidien reste privé
de décision et soumis, non plus à l’ordre
naturel, mais à la pseudo-nature développée dans
le travail aliéné ; et donc ce temps retrouve
tout
naturellement le vieux rythme cyclique qui réglait la
survie des sociétés pré-industrielles. Le temps
pseudo-cyclique à la fois prend appui sur les traces
naturelles du temps cyclique, et en compose de nouvelles combinaisons
homologues : le jour et la nuit, le travail et le repos
hebdomadaire, le retour des périodes de vacances.
♦ 151 ♦
Le temps pseudo-cyclique est un temps qui a été
transformé par l’industrie. Le temps qui a sa
base dans la production des marchandises est lui-même une
marchandise consommable, qui rassemble tout ce qui s’était
auparavant distingué, lors de la phase de dissolution de la
vieille société unitaire, en vie privée, vie
économique, vie politique. Tout le temps consommable de la
société moderne en vient à être traité
en matière première de nouveaux produits diversifiés
qui s’imposent sur le marché comme emplois du temps
socialement organisés. « Un produit qui existe déjà
sous une forme qui le rend propre à la consommation peut
cependant devenir à son tour matière première
d’un autre produit » (
Le Capital).
♦ 152 ♦
Dans son secteur le plus avancé, le
capitalisme concentré s’oriente vers la vente de blocs
de temps « tout équipés », chacun
d’eux constituant une seule marchandise unifiée, qui a
intégré un certain nombre de marchandises diverses.
C’est ainsi que peut apparaître, dans l’économie
en expansion des « services » et des loisirs,
la formule du paiement calculé « tout compris »,
pour l’habitat spectaculaire, les pseudo-déplacements
collectifs des vacances, l’abonnement à la consommation
culturelle, et la vente de la sociabilité elle-même en
« conversations passionnantes » et « rencontres
de personnalités ». Cette sorte de marchandise
spectaculaire, qui ne peut évidemment avoir cours qu’en
fonction de la pénurie accrue des réalités
correspondantes, figure aussi bien évidemment parmi les
articles-pilotes de la modernisation des ventes, en étant
payable à crédit.
♦ 153 ♦
Le temps pseudo-cyclique consommable est le temps
spectaculaire, à la fois comme temps de la consommation des
images, au sens restreint, et comme image de la consommation du
temps, dans toute son extension. Le temps de la consommation des
images, médium de toutes les marchandises, est inséparablement
le champ où s’exercent pleinement les instruments du
spectacle, et le but que ceux-ci présentent globalement, comme
lieu et comme figure centrale de toutes les consommations
particulières : on sait que les gains de temps
constamment recherchés par la société moderne —
qu’il s’agisse de la vitesse des transports ou de l’usage
des potages en sachets — se traduisent positivement pour la
population des États-Unis dans ce fait que la seule
contemplation de la télévision l’occupe en
moyenne entre trois et six heures par jour. L’image sociale de
la consommation du temps, de son côté, est exclusivement
dominée par les moments de loisirs et de vacances, moments
représentés
à distance et désirables
par postulat, comme toute marchandise spectaculaire. Cette
marchandise est ici explicitement donnée comme le moment de la
vie réelle, dont il s’agit d’attendre le retour
cyclique. Mais dans ces moments même assignés à
la vie, c’est encore le spectacle qui se donne à voir et
à reproduire, en atteignant un degré plus intense. Ce
qui a été représenté comme la vie réelle
se révèle simplement comme la vie plus
réellement
spectaculaire.
♦ 154 ♦
Cette époque, qui se montre à
elle-même son temps comme étant essentiellement le
retour précipité de multiples festivités, est
également une époque sans fête. Ce qui était,
dans le temps cyclique, le moment de la participation d’une
communauté à la dépense luxueuse de la vie, est
impossible pour la société sans communauté et
sans luxe. Quand ses pseudo-fêtes vulgarisées, parodies
du dialogue et du don, incitent à un surplus de dépense
économique, elles ne ramènent que la déception
toujours compensée par la promesse d’une déception
nouvelle. Le temps de la survie moderne doit, dans le spectacle, se
vanter d’autant plus hautement que sa valeur d’usage
s’est réduite. La réalité du temps a été
remplacée par la
publicité du temps.
♦ 155 ♦
Tandis que la consommation du temps cyclique des
sociétés anciennes était en accord avec le
travail réel de ces sociétés, la consommation
pseudo-cyclique de l’économie développée
se trouve en contradiction avec le temps irréversible abstrait
de sa production. Alors que le temps cyclique était le temps
de l’illusion immobile, vécu réellement, le temps
spectaculaire est le temps de la réalité qui se
transforme, vécu illusoirement.
♦ 156 ♦
Ce qui est toujours nouveau dans le processus de
la production des choses ne se retrouve pas dans la consommation, qui
reste le retour élargi du même. Parce que le travail
mort continue de dominer le travail vivant, dans le temps
spectaculaire le passé domine le présent.
♦ 157 ♦
Comme autre côté de la déficience
de la vie historique générale, la vie individuelle n’a
pas encore d’histoire. Les pseudo-événements qui
se pressent dans la dramatisation spectaculaire n’ont pas été
vécus par ceux qui en sont informés ; et de plus
ils se perdent dans l’inflation de leur remplacement précipité,
à chaque pulsion de la machinerie spectaculaire. D’autre
part, ce qui a été réellement vécu est
sans relation avec le temps irréversible officiel de la
société, et en opposition directe au rythme
pseudo-cyclique du sous-produit consommable de ce temps. Ce vécu
individuel de la vie quotidienne séparée reste sans
langage, sans concept, sans accès critique à son propre
passé qui n’est consigné nulle part. Il ne se
communique pas. Il est incompris et oublié au profit de la
fausse mémoire spectaculaire du non-mémorable.
♦ 158 ♦
Le spectacle, comme organisation sociale présente
de la paralysie de l’histoire et de la mémoire, de
l’abandon de l’histoire qui s’érige sur la
base du temps historique, est
la fausse conscience du temps.
♦ 159 ♦
Pour amener les travailleurs au statut de
producteurs et consommateurs « libres » du
temps-marchandise, la condition préalable a été
l’expropriation violente de leur temps. Le retour
spectaculaire du temps n’est devenu possible qu’à
partir de cette première dépossession du producteur.
♦ 160 ♦
La part irréductiblement biologique qui
reste présente dans le travail, tant dans la dépendance
du cyclique naturel de la veille et du sommeil que dans l’évidence
du temps irréversible individuel de l’usure d’une
vie, se trouve simplement
accessoire au regard de la
production moderne ; et comme tels ces éléments
sont négligés dans les proclamations officielles du
mouvement de la production, et des trophées consommables qui
sont la traduction accessible de cette incessante victoire.
Immobilisée dans le centre falsifié du mouvement de son
monde, la conscience spectatrice ne connaît plus dans sa vie un
passage vers sa réalisation et vers sa mort. Qui a renoncé
à dépenser sa vie ne doit plus s’avouer sa mort.
La publicité des assurances sur la vie insinue seulement qu’il
est coupable de mourir sans avoir assuré la régulation
du système après cette perte économique ;
et celle de l’
american way of death insiste sur sa
capacité de maintenir en cette rencontre la plus grande part
des
apparences de la vie. Sur tout le reste du front des
bombardements publicitaires, il est carrément interdit de
vieillir. Il s’agirait de ménager, chez tout un chacun,
un « capital-jeunesse » qui, pour n’avoir
été que médiocrement employé, ne peut
cependant prétendre acquérir la réalité
durable et cumulative du capital financier. Cette absence sociale de
la mort est identique à l’absence sociale de la vie.
♦ 161 ♦
Le temps est l’aliénation nécessaire,
comme le montrait Hegel, le milieu où le sujet se réalise
en se perdant, devient autre pour devenir la vérité de
lui-même. Mais son contraire est justement l’aliénation
dominante, qui est subie par le producteur d’un
présent
étranger. Dans cette
aliénation spatiale, la
société qui sépare à la racine le sujet
et l’activité qu’elle lui dérobe, le sépare
d’abord de son propre temps. L’aliénation sociale
surmontable est justement celle qui a interdit et pétrifié
les possibilités et les risques de l’aliénation
vivante dans le temps.
♦ 162 ♦
Sous les
modes apparentes qui s’annulent
et se recomposent à la surface futile du temps pseudo-cyclique
contemplé, le
grand style de l’époque est
toujours dans ce qui est orienté par la nécessité
évidente et secrète de la révolution.
♦ 163 ♦
La base naturelle du temps, la donnée
sensible de l’écoulement du temps, devient humaine et
sociale en existant
pour l’homme. C’est l’état
borné de la pratique humaine, le travail à différents
stades, qui a jusqu’ici humanisé, et aussi déshumanisé,
le temps, comme temps cyclique et temps séparé
irréversible de la production économique. Le projet
révolutionnaire d’une société sans
classes, d’une vie historique généralisée,
est le projet d’un dépérissement de la mesure
sociale du temps, au profit d’un modèle ludique de temps
irréversible des individus et des groupes, modèle dans
lequel sont simultanément présents des
temps
indépendants fédérés. C’est le
programme d’une réalisation totale, dans le milieu du
temps, du communisme qui supprime « tout ce qui existe
indépendamment des individus ».
♦ 164 ♦
Le monde possède déjà le
rêve d’un temps dont il doit maintenant posséder
la conscience pour le vivre réellement.
VII. L'aménagement du territoire
« Et qui devient Seigneur d’une
cité accoutumée à vivre libre et ne la détruit
point, qu’il s’attende d’être détruit
par elle, parce qu’elle a toujours pour refuge en ses
rébellions le nom de la liberté et ses vieilles
coutumes, lesquelles ni par la longueur du temps ni pour aucun
bienfait ne s’oublieront jamais. Et pour chose qu’on y
fasse ou qu’on y pourvoie, si ce n’est d’en chasser
ou d’en disperser les habitants, ils n’oublieront point
ce nom ni ces coutumes… »
Machiavel (Le Prince)
♦ 165 ♦
La production capitaliste a unifié
l’espace, qui n’est plus limité par des sociétés
extérieures. Cette unification est en même temps un
processus extensif et intensif de
banalisation. L’accumulation
des marchandises produites en série pour l’espace
abstrait du marché, de même qu’elle devait briser
toutes les barrières régionales et légales, et
toutes les restrictions corporatives du moyen âge qui
maintenaient la
qualité de la production artisanale,
devait aussi dissoudre l’autonomie et la qualité des
lieux. Cette puissance d’homogénéisation est la
grosse artillerie qui a fait tomber toutes les murailles de Chine.
♦ 166 ♦
C’est pour devenir toujours plus identique à
lui-même, pour se rapprocher au mieux de la monotonie immobile,
que
l’espace libre de la marchandise est désormais
à tout instant modifié et reconstruit.
♦ 167 ♦
Cette société qui supprime la
distance géographique recueille intérieurement la
distance, en tant que séparation spectaculaire.
♦ 168 ♦
Sous-produit de la circulation des marchandises,
la circulation humaine considérée comme une
consommation, le tourisme, se ramène fondamentalement au
loisir d’aller voir ce qui est devenu banal. L’aménagement
économique de la fréquentation de lieux différents
est déjà par lui-même la garantie de leur
équivalence. La même modernisation qui a retiré
du voyage le temps, lui a aussi retiré la réalité
de l’espace.
♦ 169 ♦
La société qui modèle tout
son entourage a édifié sa technique spéciale
pour travailler la base concrète de cet ensemble de tâches :
son territoire même. L’urbanisme est cette prise de
possession de l’environnement naturel et humain par le
capitalisme qui, se développant logiquement en domination
absolue, peut et doit maintenant refaire la totalité de
l’espace comme
son propre décor.
♦ 170 ♦
La nécessité capitaliste satisfaite
dans l’urbanisme, en tant que glaciation visible de la vie,
peut s’exprimer — en employant des termes hégéliens
— comme la prédominance absolue de « la
paisible coexistence de l’espace » sur « l’inquiet
devenir dans la succession du temps ».
♦ 171 ♦
Si toutes les forces techniques de l’économie
capitaliste doivent être comprises comme opérant des
séparations, dans le cas de l’urbanisme on a affaire à
l’équipement de leur base générale, au
traitement du sol qui convient à leur déploiement ;
à la technique même
de la séparation.
♦ 172 ♦
L’urbanisme est l’accomplissement
moderne de la tâche ininterrompue qui sauvegarde le pouvoir de
classe : le maintien de l’atomisation des travailleurs que
les conditions urbaines de production avaient dangereusement
rassemblés. La lutte constante qui a dû être
menée contre tous les aspects de cette possibilité de
rencontre trouve dans l’urbanisme son champ privilégié.
L’effort de tous les pouvoirs établis, depuis les
expériences de la Révolution française, pour
accroître les moyens de maintenir l’ordre dans la rue,
culmine finalement dans la suppression de la rue. « Avec
les moyens de communication de masse sur de grandes distances,
l’isolement de la population s’est avéré un
moyen de contrôle beaucoup plus efficace », constate
Lewis Mumford dans
La Cité à travers l’histoire,
en décrivant un « monde désormais à
sens unique ». Mais le mouvement général de
l’isolement, qui est la réalité de l’urbanisme,
doit aussi contenir une réintégration contrôlée
des travailleurs, selon les nécessités planifiables de
la production et de la consommation. L’intégration au
système doit ressaisir les individus isolés en tant
qu’individus
isolés ensemble : les usines
comme les maisons de la culture, les villages de vacances comme les
« grands ensembles », sont spécialement
organisés pour les fins de cette pseudo-collectivité
qui accompagne aussi l’individu isolé dans la
cellule
familiale : l’emploi généralisé
des récepteurs du message spectaculaire fait que son isolement
se retrouve peuplé des images dominantes, images qui par cet
isolement seulement acquièrent leur pleine puissance.
♦ 173 ♦
Pour la première fois une architecture
nouvelle, qui à chaque époque antérieure était
réservée à la satisfaction des classes
dominantes, se trouve directement destinée
aux pauvres.
La misère formelle et l’extension gigantesque de cette
nouvelle expérience d’habitat proviennent ensemble de
son caractère
de masse, qui est impliqué à
la fois par sa destination et par les conditions modernes de
construction. La
décision autoritaire, qui aménage
abstraitement le territoire en territoire de l’abstraction, est
évidemment au centre de ces conditions modernes de
construction. La même architecture apparaît partout où
commence l’industrialisation des pays à cet égard
arriérés, comme terrain adéquat au nouveau genre
d’existence sociale qu’il s’agit d’y
implanter. Aussi nettement que dans les questions de l’armement
thermonucléaire ou de la natalité — ceci
atteignant déjà la possibilité d’une
manipulation de l’hérédité — le
seuil franchi dans la croissance du pouvoir matériel de la
société, et le
retard de la domination
consciente de ce pouvoir, sont étalés dans l’urbanisme.
♦ 174 ♦
Le moment présent est déjà
celui de l’autodestruction du milieu urbain. L’éclatement
des villes sur les campagnes recouvertes de « masses
informes de résidus urbains » (Lewis Mumford) est,
d’une façon immédiate, présidé par
les impératifs de la consommation. La dictature de
l’automobile, produit-pilote de la première phase de
l’abondance marchande, s’est inscrite dans le terrain
avec la domination de l’autoroute, qui disloque les centres
anciens et commande une dispersion toujours plus poussée. En
même temps, les moments de réorganisation inachevée
du tissu urbain se polarisent passagèrement autour des
« usines de distribution » que sont les
supermarkets géants édifiés en terrain
nu, sur un socle de
parking ; et ces temples de la
consommation précipitée sont eux-mêmes en fuite
dans le mouvement centrifuge, qui les repousse à mesure qu’ils
deviennent à leur tour des centres secondaires surchargés,
parce qu’ils ont amené une recomposition partielle de
l’agglomération. Mais l’organisation technique de
la consommation n’est qu’au premier plan de la
dissolution générale qui a conduit ainsi la ville à
se consommer elle-même.
♦ 175 ♦
L’histoire économique, qui s’est
tout entière développée autour de l’opposition
ville-campagne, est parvenue à un stade de succès qui
annule à la fois les deux termes. La
paralysie actuelle
du développement historique total, au profit de la seule
poursuite du mouvement indépendant de l’économie,
fait du moment où commencent à disparaître la
ville et la campagne, non le
dépassement de leur
scission, mais leur effondrement simultané. L’usure
réciproque de la ville et de la campagne, produit de la
défaillance du mouvement historique par lequel la réalité
urbaine existante devrait être surmontée, apparaît
dans ce mélange éclectique de leurs éléments
décomposés, qui recouvre les zones les plus avancées
dans l’industrialisation.
♦ 176 ♦
L’histoire universelle est née dans
les villes, et elle est devenue majeure au moment de la victoire
décisive de la ville sur la campagne. Marx considère
comme un des plus grands mérites révolutionnaires de la
bourgeoisie ce fait qu’« elle a soumis la campagne à
la ville », dont
l’air émancipe. Mais
si l’histoire de la ville est l’histoire de la liberté,
elle a été aussi celle de la tyrannie, de
l’administration étatique qui contrôle la campagne
et la ville même. La ville n’a pu être encore que
le terrain de lutte de la liberté historique, et non sa
possession. La ville est le
milieu de l’histoire parce
qu’elle est à la fois concentration du pouvoir social,
qui rend possible l’entreprise historique, et conscience du
passé. La tendance présente à la liquidation de
la ville ne fait donc qu’exprimer d’une autre manière
le retard d’une subordination de l’économie à
la conscience historique, d’une unification de la société
ressaisissant les pouvoirs qui se sont détachés d’elle.
♦ 177 ♦
« La campagne montre justement le fait
contraire, l’isolement et la séparation »
(
Idéologie allemande). L’urbanisme qui détruit
les villes reconstitue une
pseudo-campagne, dans laquelle sont
perdus aussi bien les rapports naturels de la campagne ancienne que
les rapports sociaux directs et directement mis en question de la
ville historique. C’est une nouvelle paysannerie factice qui
est recréée par les conditions d’habitat et de
contrôle spectaculaire dans l’actuel « territoire
aménagé » : l’éparpillement
dans l’espace et la mentalité bornée qui ont
toujours empêché la paysannerie d’entreprendre une
action indépendante et de s’affirmer comme puissance
historique créatrice, redeviennent la caractérisation
des producteurs — le mouvement d’un monde qu’ils
fabriquent eux-mêmes restant aussi complètement hors de
leur portée que l’était le rythme naturel des
travaux pour la société agraire. Mais quand cette
paysannerie, qui fut l’inébranlable base du « despotisme
oriental », et dont l’émiettement même
appelait la centralisation bureaucratique, reparaît comme
produit des conditions d’accroissement de la bureaucratisation
étatique moderne, son
apathie a dû être
maintenant
historiquement fabriquée et entretenue ;
l’ignorance naturelle a fait place au spectacle organisé
de l’erreur. Les « villes nouvelles » de
la pseudo-paysannerie technologique inscrivent clairement dans le
terrain la rupture avec le temps historique sur lequel elles sont
bâties ; leur devise peut être : « Ici
même, il n’arrivera jamais rien, et
rien n’y est
jamais arrivé ». C’est bien évidemment
parce que l’histoire qu’il faut délivrer dans les
villes n’y a pas été encore délivrée,
que les forces de
l’absence historique commencent à
composer leur propre paysage exclusif.
♦ 178 ♦
L’histoire qui menace ce monde crépusculaire
est aussi la force qui peut soumettre l’espace au temps vécu.
La révolution prolétarienne est cette
critique de la
géographie humaine à travers laquelle les individus
et les communautés ont à construire les sites et les
événements correspondant à l’appropriation,
non plus seulement de leur travail, mais de leur histoire totale.
Dans cet espace mouvant du jeu, et des variations librement choisies
des règles du jeu, l’autonomie du lieu peut se
retrouver, sans réintroduire un attachement exclusif au sol,
et par là ramener la réalité du voyage, et de la
vie comprise comme un voyage ayant en lui-même tout son sens.
♦ 179 ♦
La plus grande idée révolutionnaire
à propos de l’urbanisme n’est pas elle-même
urbanistique, technologique ou esthétique. C’est la
décision de reconstruire intégralement le territoire
selon les besoins du pouvoir des Conseils de travailleurs, de la
dictature anti-étatique du prolétariat, du
dialogue exécutoire. Et le pouvoir des Conseils, qui ne peut
être effectif qu’en transformant la totalité des
conditions existantes, ne pourra s’assigner une moindre tâche
s’il veut être reconnu et
se reconnaître
lui-même dans son monde.
VIII. La négation et la consommation dans la culture
« Nous vivrons assez pour voir
une révolution politique ? nous, les contemporains de ces
Allemands ? Mon ami, vous croyez ce que vous désirez…
Lorsque je juge l’Allemagne d’après son histoire
présente, vous ne m’objecterez pas que toute son
histoire est falsifiée et que toute sa vie publique actuelle
ne représente pas l’état réel du peuple.
Lisez les journaux que vous voudrez, convainquez-vous que l’on
ne cesse pas — et vous me concéderez que la censure
n’empêche personne de cesser — de célébrer
la liberté et le bonheur national que nous possédons… »
Ruge (Lettre à Marx, mars 1843)
♦ 180 ♦
La culture est la sphère générale
de la connaissance, et des représentations du vécu,
dans la société historique divisée en classes ;
ce qui revient à dire qu’elle est ce pouvoir de
généralisation existant
à part, comme
division du travail intellectuel et travail intellectuel de la
division. La culture s’est détachée de l’unité
de la société du mythe, « lorsque le pouvoir
d’unification disparaît de la vie de l’homme et que
les contraires perdent leur relation et leur interaction vivantes et
acquièrent l’autonomie… » (
Différence
des systèmes de Fichte et de Schelling). En gagnant son
indépendance, la culture commence un mouvement impérialiste
d’enrichissement, qui est en même temps le déclin
de son indépendance. L’histoire qui crée
l’autonomie relative de la culture, et les illusions
idéologiques sur cette autonomie, s’exprime aussi comme
histoire de la culture. Et toute l’histoire conquérante
de la culture peut être comprise comme l’histoire de la
révélation de son insuffisance, comme une marche vers
son autosuppression. La culture est le lieu de la recherche de
l’unité perdue. Dans cette recherche de l’unité,
la culture comme sphère séparée est obligée
de se nier elle-même.
♦ 181 ♦
La lutte de la tradition et de l’innovation,
qui est le principe de développement interne de la culture des
sociétés historiques, ne peut être poursuivie
qu’à travers la victoire permanente de l’innovation.
L’innovation dans la culture n’est cependant portée
par rien d’autre que le mouvement historique total qui, en
prenant conscience de sa totalité, tend au dépassement
de ses propres présuppositions culturelles, et va vers la
suppression de toute séparation.
♦ 182 ♦
L’essor des connaissances de la société,
qui contient la compréhension de l’histoire comme le
cœur de la culture, prend de lui-même une connaissance
sans retour, qui est exprimée par la destruction de Dieu. Mais
cette « condition première de toute critique »
est aussi bien l’obligation première d’une
critique infinie. Là où aucune règle de conduite
ne peut plus se maintenir, chaque
résultat de la
culture la fait avancer vers sa dissolution. Comme la philosophie à
l’instant où elle a gagné sa pleine autonomie,
toute discipline devenue autonome doit s’effondrer, d’abord
en tant que prétention d’explication cohérente de
la totalité sociale, et finalement même en tant
qu’instrumentation parcellaire utilisable dans ses propres
frontières. Le
manque de rationalité de la
culture séparée est l’élément qui
la condamne à disparaître, car en elle la victoire du
rationnel est déjà présente comme exigence.
♦ 183 ♦
La culture est issue de l’histoire qui a
dissous le genre de vie du vieux monde, mais en tant que sphère
séparée elle n’est encore que l’intelligence
et la communication sensible qui restent partielles dans une société
partiellement historique. Elle est le sens d’un monde
trop peu sensé.
♦ 184 ♦
La fin de l’histoire de la culture se
manifeste par deux côtés opposés : le projet
de son dépassement dans l’histoire totale, et
l’organisation de son maintien en tant qu’objet mort,
dans la contemplation spectaculaire. L’un de ces mouvements a
lié son sort à la critique sociale, et l’autre à
la défense du pouvoir de classe.
♦ 185 ♦
Chacun des deux côtés de la fin de la
culture existe d’une façon unitaire, aussi bien dans
tous les aspects des connaissances que dans tous les aspects des
représentations sensibles — dans ce qui était
l’
art au sens le plus général. Dans le
premier cas s’opposent l’accumulation de connaissances
fragmentaires qui deviennent inutilisables, parce que l’
approbation
des conditions existantes doit finalement
renoncer à ses
propres connaissances, et la théorie de la praxis qui
détient seule la vérité de toutes en détenant
seule le secret de leur usage. Dans le second cas s’opposent
l’autodestruction critique de l’ancien
langage commun
de la société et sa recomposition artificielle dans le
spectacle marchand, la représentation illusoire du non-vécu.
♦ 186 ♦
En perdant la communauté de la société
du mythe, la société doit perdre toutes les références
d’un langage réellement commun, jusqu’au moment où
la scission de la communauté inactive peut être
surmontée par l’accession à la réelle
communauté historique. L’art, qui fut ce langage commun
de l’inaction sociale, dès qu’il se constitue en
art indépendant au sens moderne, émergeant de son
premier univers religieux, et devenant production individuelle
d’œuvres séparées, connaît, comme cas
particulier, le mouvement qui domine l’histoire de l’ensemble
de la culture séparée. Son affirmation indépendante
est le commencement de sa dissolution.
♦ 187 ♦
Le fait que le langage de la communication s’est
perdu, voilà ce qu’exprime
positivement le
mouvement de décomposition moderne de tout art, son
anéantissement formel. Ce que ce mouvement exprime
négativement, c’est le fait qu’un langage
commun doit être retrouvé — non plus dans la
conclusion unilatérale qui, pour l’art de la société
historique,
arrivait toujours trop tard, parlant
à
d’autres de ce qui a été vécu sans
dialogue réel, et admettant cette déficience de la vie
—, mais qu’il doit être retrouvé dans la
praxis, qui rassemble en elle l’activité directe et son
langage. Il s’agit de posséder effectivement la
communauté du dialogue et le jeu avec le temps qui ont été
représentés par l’œuvre
poético-artistique.
♦ 188 ♦
Quand l’art devenu indépendant
représente son monde avec des couleurs éclatantes, un
moment de la vie a vieilli, et il ne se laisse pas rajeunir avec des
couleurs éclatantes. Il se laisse seulement évoquer
dans le souvenir. La grandeur de l’art ne commence à
paraître qu’à la retombée de la vie.
♦ 189 ♦
Le temps historique qui envahit l’art s’est
exprimé d’abord dans la sphère même de
l’art, à partir du
baroque. Le baroque est l’art
d’un monde qui a perdu son centre : le dernier ordre
mythique reconnu par le moyen âge, dans le cosmos et le
gouvernement terrestre — l’unité de la Chrétienté
et le fantôme d’un Empire — est tombé. L’
art
du changement doit porter en lui le principe éphémère
qu’il découvre dans le monde. Il a choisi, dit Eugenio
d’Ors, « la vie contre l’éternité ».
Le théâtre et la fête, la fête théâtrale,
sont les moments dominants de la réalisation baroque, dans
laquelle toute expression artistique particulière ne prend son
sens que par sa référence au décor d’un
lieu construit, à une construction qui doit être pour
elle-même le centre d’unification ; et ce centre est
le
passage, qui est inscrit comme un équilibre menacé
dans le désordre dynamique de tout. L’importance,
parfois excessive, acquise par le concept de baroque dans la
discussion esthétique contemporaine, traduit la prise de
conscience de l’impossibilité d’un classicisme
artistique : les efforts en faveur d’un classicisme ou
néo-classicisme normatifs, depuis trois siècles, n’ont
été que de brèves constructions factices parlant
le langage extérieur de l’État, celui de la
monarchie absolue ou de la bourgeoisie révolutionnaire
habillée à la romaine. Du romantisme au cubisme, c’est
finalement un art toujours plus individualisé de la négation,
se renouvelant perpétuellement jusqu’à
l’émiettement et la négation achevés de la
sphère artistique, qui a suivi le cours général
du baroque. La disparition de l’art historique qui était
lié à la communication interne d’une élite,
qui avait sa base sociale semi-indépendante dans les
conditions partiellement ludiques encore vécues par les
dernières aristocraties, traduit aussi ce fait que le
capitalisme connaît le premier pouvoir de classe qui s’avoue
dépouillé de toute qualité ontologique ; et
dont la racine du pouvoir dans la simple gestion de l’économie
est également la perte de toute
maîtrise humaine.
L’ensemble baroque, qui pour la
création
artistique est lui-même une unité depuis longtemps
perdue, se retrouve en quelque manière dans la
consommation
actuelle de la totalité du passé artistique. La
connaissance et la reconnaissance historiques de tout l’art du
passé, rétrospectivement constitué en art
mondial, le relativisent en un désordre global qui constitue à
son tour un édifice baroque à un niveau plus élevé,
édifice dans lequel doivent se fondre la production même
d’un art baroque et toutes ses résurgences. Les arts de
toutes les civilisations et de toutes les époques, pour la
première fois, peuvent être tous connus et admis
ensemble. C’est une « recollection des souvenirs »
de l’histoire de l’art qui, en devenant possible, est
aussi bien
la fin du monde de l’art. C’est dans
cette époque des musées, quand aucune communication
artistique ne peut plus exister, que tous les moments anciens de
l’art peuvent être également admis, car aucun
d’eux ne pâtit plus de la perte de ses conditions de
communication particulières, dans la perte présente des
conditions de communication
en général.
♦ 190 ♦
L’art à son époque de
dissolution, en tant que mouvement négatif qui poursuit le
dépassement de l’art dans une société
historique où l’histoire n’est pas encore vécue,
est à la fois un art du changement et l’expression pure
du changement impossible. Plus son exigence est grandiose, plus sa
véritable réalisation est au delà de lui. Cet
art est forcément d’
avant-garde, et il
n’est
pas. Son avant-garde est sa disparition.
♦ 191 ♦
Le dadaïsme et le surréalisme sont les
deux courants qui marquèrent la fin de l’art moderne.
Ils sont, quoique seulement d’une manière relativement
consciente, contemporains du dernier grand assaut du mouvement
révolutionnaire prolétarien ; et l’échec
de ce mouvement, qui les laissait enfermés dans le champ
artistique même dont ils avaient proclamé la caducité,
est la raison fondamentale de leur immobilisation. Le dadaïsme
et le surréalisme sont à la fois historiquement liés
et en opposition. Dans cette opposition, qui constitue aussi pour
chacun la part la plus conséquente et radicale de son apport,
apparaît l’insuffisance interne de leur critique,
développée par l’un comme par l’autre d’un
seul côté. Le dadaïsme a voulu
supprimer l’art
sans le réaliser ; et le surréalisme a voulu
réaliser l’art sans le supprimer. La position
critique élaborée depuis par les
situationnistes
a montré que la suppression et la réalisation de l’art
sont les aspects inséparables d’un même
dépassement de l’art.
♦ 192 ♦
La consommation spectaculaire qui conserve
l’ancienne culture congelée, y compris la répétition
récupérée de ses manifestations négatives,
devient ouvertement dans son secteur culturel ce qu’elle est
implicitement dans sa totalité : la
communication de
l’incommunicable. La destruction extrême du langage
peut s’y trouver platement reconnue comme une valeur positive
officielle, car il s’agit d’afficher une réconciliation
avec l’état dominant des choses, dans lequel toute
communication est joyeusement proclamée absente. La vérité
critique de cette destruction en tant que vie réelle de la
poésie et de l’art modernes est évidemment
cachée, car le spectacle, qui a la fonction de
faire
oublier l’histoire dans la culture, applique dans la
pseudo-nouveauté de ses moyens modernistes la stratégie
même qui le constitue en profondeur. Ainsi peut se donner pour
nouvelle une école de néo-littérature, qui
simplement admet qu’elle contemple l’écrit pour
lui-même. Par ailleurs, à côté de la simple
proclamation de la beauté suffisante de la dissolution du
communicable, la tendance la plus moderne de la culture spectaculaire
— et la plus liée à la pratique répressive
de l’organisation générale de la société
— cherche à recomposer, par des « travaux
d’ensemble », un milieu néo-artistique
complexe à partir des éléments décomposés ;
notamment dans les recherches d’intégration des débris
artistiques ou d’hybrides esthético-techniques dans
l’urbanisme. Ceci est la traduction, sur le plan de la
pseudo-culture spectaculaire, de ce projet général du
capitalisme développé qui vise à ressaisir le
travailleur parcellaire comme « personnalité bien
intégrée au groupe », tendance décrite
par les récents sociologues américains (Riesman, Whyte,
etc.). C’est partout le même projet d’une
restructuration sans communauté.
♦ 193 ♦
La culture devenue intégralement
marchandise doit aussi devenir la marchandise vedette de la société
spectaculaire. Clark Kerr, un des idéologues les plus avancés
de cette tendance, a calculé que le complexe processus de
production, distribution et consommation
des connaissances,
accapare déjà annuellement 29% du produit national aux
États-Unis ; et il prévoit que la culture doit
tenir dans la seconde moitié de ce siècle le rôle
moteur dans le développement de l’économie, qui
fut celui de l’automobile dans sa première moitié,
et des chemins de fer dans la seconde moitié du siècle
précédent.
♦ 194 ♦
L’ensemble des connaissances qui continue de
se développer actuellement comme
pensée du spectacle
doit justifier une société sans justifications, et se
constituer en science générale de la fausse conscience.
Elle est entièrement conditionnée par le fait qu’elle
ne peut ni ne veut penser sa propre base matérielle dans le
système spectaculaire.
♦ 195 ♦
La pensée de l’organisation sociale
de l’apparence est elle-même obscurcie par la
sous-communication généralisée qu’elle
défend. Elle ne sait pas que le conflit est à l’origine
de toutes choses de son monde. Les spécialistes du pouvoir du
spectacle, pouvoir absolu à l’intérieur de son
système du langage sans réponse, sont corrompus
absolument par leur expérience du mépris et de la
réussite du mépris ; car ils retrouvent leur
mépris confirmé par la connaissance de
l’homme
méprisable qu’est réellement le spectateur.
♦ 196 ♦
Dans la pensée spécialisée du
système spectaculaire, s’opère une nouvelle
division des tâches, à mesure que le perfectionnement
même de ce système pose de nouveaux problèmes :
d’un côté la
critique spectaculaire du
spectacle est entreprise par la sociologie moderne qui étudie
la séparation à l’aide des seuls instruments
conceptuels et matériels de la séparation ; de
l’autre côté l’
apologie du spectacle
se constitue en pensée de la non-pensée, en
oubli
attitré de la pratique historique, dans les diverses
disciplines où s’enracine le structuralisme. Pourtant,
le faux désespoir de la critique non dialectique et le faux
optimisme de la pure publicité du système sont
identiques en tant que pensée soumise.
♦ 197 ♦
La sociologie qui a commencé à
mettre en discussion, d’abord aux États-Unis, les
conditions d’existence entraînées par l’actuel
développement, si elle a pu rapporter beaucoup de données
empiriques, ne connaît aucunement la vérité de
son propre objet parce qu’elle ne trouve pas en lui-même
la critique qui lui est immanente. De sorte que la tendance
sincèrement réformiste de cette sociologie ne s’appuie
que sur la morale, le bon sens, des appels tout à fait dénués
d’à-propos à la mesure, etc. Une telle manière
de critiquer, parce qu’elle ne connaît pas le négatif
qui est au cœur de son monde, ne fait qu’insister sur la
description d’une sorte de surplus négatif qui lui
paraît déplorablement l’encombrer en surface,
comme une prolifération parasitaire irrationnelle. Cette bonne
volonté indignée, qui même en tant que telle ne
parvient à blâmer que les conséquences
extérieures du système, se croit critique en oubliant
le caractère essentiellement
apologétique de ses
présuppositions et de sa méthode.
♦ 198 ♦
Ceux qui dénoncent l’absurdité
ou les périls de l’incitation au gaspillage dans la
société de l’abondance économique, ne
savent pas à quoi sert le gaspillage. Ils condamnent avec
ingratitude, au nom de la rationalité économique, les
bons gardiens irrationnels sans lesquels le pouvoir de cette
rationalité économique s’écroulerait. Et
Boorstin par exemple, qui décrit dans
L’Image la
consommation marchande du spectacle américain, n’atteint
jamais le concept de spectacle, parce qu’il croit pouvoir
laisser en dehors de cette désastreuse exagération la
vie privée, ou la notion d’« honnête
marchandise ». Il ne comprend pas que la marchandise
elle-même a fait les lois dont l’application « honnête »
doit donner aussi bien la réalité distincte de la vie
privée que sa reconquête ultérieure par la
consommation sociale des images.
♦ 199 ♦
Boorstin décrit les excès d’un
monde qui nous est devenu étranger, comme des excès
étrangers à notre monde. Mais la base « normale »
de la vie sociale, à laquelle il se réfère
implicitement quand il qualifie le règne superficiel des
images, en termes de jugement psychologique et moral, comme le
produit de « nos extravagantes prétentions »,
n’a aucune réalité, ni dans son livre, ni dans
son époque. C’est parce que la vie humaine réelle
dont parle Boorstin est pour lui dans le passé, y compris le
passé de la résignation religieuse, qu’il ne peut
comprendre toute la profondeur d’une société de
l’image. La
vérité de cette société
n’est rien d’autre que la
négation de cette
société.
♦ 200 ♦
La sociologie qui croit pouvoir isoler de
l’ensemble de la vie sociale une rationalité
industrielle fonctionnant à part, peut aller jusqu’à
isoler du mouvement industriel global les techniques de reproduction
et transmission. C’est ainsi que Boorstin trouve pour cause des
résultats qu’il dépeint la malheureuse rencontre,
quasiment fortuite, d’un trop grand appareil technique de
diffusion des images et d’une trop grande attirance des hommes
de notre époque pour le pseudo-sensationnel. Ainsi le
spectacle serait dû au fait que l’homme moderne serait
trop spectateur. Boorstin ne comprend pas que la prolifération
des « pseudo-événements »
préfabriqués, qu’il dénonce, découle
de ce simple fait que les hommes, dans la réalité
massive de la vie sociale actuelle, ne vivent pas eux-mêmes des
événements. C’est parce que l’histoire
elle-même hante la société moderne comme un
spectre, que l’on trouve de la pseudo-histoire construite à
tous les niveaux de la consommation de la vie, pour préserver
l’équilibre menacé de l’actuel
temps
gelé.
♦ 201 ♦
L’affirmation de la stabilité
définitive d’une courte période de gel du temps
historique est la base indéniable, inconsciemment et
consciemment proclamée, de l’actuelle tendance à
une systématisation
structuraliste. Le point de vue où
se place la pensée anti-historique du structuralisme est celui
de l’éternelle présence d’un système
qui n’a jamais été créé et qui ne
finira jamais. Le rêve de la dictature d’une structure
préalable inconsciente sur toute praxis sociale a pu être
abusivement tiré des modèles de structures élaborés
par la linguistique et l’ethnologie (voire l’analyse du
fonctionnement du capitalisme), modèles
déjà
abusivement compris dans ces circonstances, simplement parce
qu’une pensée universitaire de
cadres moyens,
vite comblés, pensée intégralement enfoncée
dans l’éloge émerveillé du système
existant, ramène platement toute réalité à
l’existence du système.
♦ 202 ♦
Comme dans toute science sociale historique, il
faut toujours garder en vue, pour la compréhension des
catégories « structuralistes » que les
catégories expriment des formes d’existence et des
conditions d’existence. Tout comme on n’apprécie
pas la valeur d’un homme selon la conception qu’il a de
lui-même, on ne peut apprécier — et admirer —
cette société déterminée en prenant comme
indiscutablement véridique le langage qu’elle se parle à
elle-même. « On ne peut apprécier de telles
époques de transformation selon la conscience qu’en a
l’époque ; bien au contraire, on doit expliquer la
conscience à l’aide des contradictions de la vie
matérielle… » La structure est fille du
pouvoir présent. Le structuralisme est la
pensée
garantie par l’État, qui pense les conditions
présentes de la « communication »
spectaculaire comme un absolu. Sa façon d’étudier
le code des messages en lui-même n’est que le produit, et
la reconnaissance, d’une société où la
communication existe sous forme d’une cascade de signaux
hiérarchiques. De sorte que ce n’est pas le
structuralisme qui sert à prouver la validité
transhistorique de la société du spectacle ; c’est
au contraire la société du spectacle s’imposant
comme réalité massive qui sert à prouver le rêve
froid du structuralisme.
♦ 203 ♦
Sans doute, le concept critique de
spectacle
peut aussi être vulgarisé en une quelconque formule
creuse de la rhétorique sociologico-politique pour expliquer
et dénoncer abstraitement tout, et ainsi servir à la
défense du système spectaculaire. Car il est évident
qu’aucune idée ne peut mener au delà du spectacle
existant, mais seulement au delà des idées existantes
sur le spectacle. Pour détruire effectivement la société
du spectacle, il faut des hommes mettant en action une force
pratique. La théorie critique du spectacle n’est vraie
qu’en s’unifiant au courant pratique de la négation
dans la société, et cette négation, la reprise
de la lutte de classe révolutionnaire, deviendra consciente
d’elle-même en développant la critique du
spectacle, qui est la théorie de ses conditions réelles,
des conditions pratiques de l’oppression actuelle, et dévoile
inversement le secret de ce qu’elle peut être. Cette
théorie n’attend pas de miracles de la classe ouvrière.
Elle envisage la nouvelle formulation et la réalisation des
exigences prolétariennes comme une tâche de longue
haleine. Pour distinguer artificiellement lutte théorique et
lutte pratique — car sur la base ici définie, la
constitution même et la communication d’une telle théorie
ne peut déjà pas se concevoir sans une
pratique
rigoureuse —, il est sûr que le cheminement obscur et
difficile de la théorie critique devra être aussi le lot
du mouvement pratique agissant à l’échelle de la
société.
♦ 204 ♦
La théorie critique doit
se communiquer
dans son propre langage. C’est le langage de la contradiction,
qui doit être dialectique dans sa forme comme il l’est
dans son contenu. Il est critique de la totalité et critique
historique. Il n’est pas un « degré zéro
de l’écriture » mais son renversement. Il
n’est pas une négation du style, mais le style de la
négation.
♦ 205 ♦
Dans son style même, l’exposé
de la théorie dialectique est un scandale et une abomination
selon les règles du langage dominant, et pour le goût
qu’elles ont éduqué, parce que dans l’emploi
positif des concepts existants, il inclut du même coup
l’intelligence de leur
fluidité retrouvée,
de leur destruction nécessaire.
♦ 206 ♦
Ce style qui contient sa propre critique doit
exprimer la domination de la critique présente sur tout son
passé. Par lui le mode d’exposition de la théorie
dialectique témoigne de l’esprit négatif qui est
en elle. « La vérité n’est pas comme
le produit dans lequel on ne trouve plus de trace de l’outil. »
(Hegel). Cette conscience théorique du mouvement, dans
laquelle la trace même du mouvement doit être présente,
se manifeste par le
renversement des relations établies
entre les concepts et par le
détournement de toutes les
acquisitions de la critique antérieure. Le renversement du
génitif est cette expression des révolutions
historiques, consignée dans la forme de la pensée, qui
a été considérée comme le style
épigrammatique de Hegel. Le jeune Marx préconisant,
d’après l’usage systématique qu’en
avait fait Feuerbach, le remplacement du sujet par le prédicat,
a atteint l’emploi le plus conséquent de ce
style
insurrectionnel qui, de la philosophie de la misère, tire
la misère de la philosophie. Le détournement ramène
à la subversion les conclusions critiques passées qui
ont été figées en vérités
respectables, c’est-à-dire transformées en
mensonges. Kierkegaard déjà en a fait délibérément
usage, en lui adjoignant lui-même sa dénonciation :
« Mais nonobstant les tours et détours, comme la
confiture rejoint toujours le garde-manger, tu finis toujours par y
glisser un petit mot qui n’est pas de toi et qui trouble par le
souvenir qu’il réveille. » (
Miettes
philosophiques). C’est l’obligation de la
distance
envers ce qui a été falsifié en vérité
officielle qui détermine cet emploi du détournement,
avoué ainsi par Kierkegaard, dans le même livre :
« Une seule remarque encore à propos de tes
nombreuses allusions visant toutes au grief que je mêle à
mes dires des propos empruntés. Je ne le nie pas ici et je ne
cacherai pas non plus que c’était volontaire et que dans
une nouvelle suite à cette brochure, si jamais je l’écris,
j’ai l’intention de nommer l’objet de son vrai nom
et de revêtir le problème d’un costume
historique. »
♦ 207 ♦
Les idées s’améliorent. Le
sens des mots y participe. Le plagiat est nécessaire. Le
progrès l’implique. Il serre de près la phrase
d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée
fausse, la remplace par l’idée juste.
♦ 208 ♦
Le détournement est le contraire de la
citation, de l’autorité théorique toujours
falsifiée du seul fait qu’elle est devenue citation ;
fragment arraché à son contexte, à son
mouvement, et finalement à son époque comme référence
globale et à l’option précise qu’elle était
à l’intérieur de cette référence,
exactement reconnue ou erronée. Le détournement est le
langage fluide de l’anti-idéologie. Il apparaît
dans la communication qui sait qu’elle ne peut prétendre
détenir aucune garantie en elle-même et définitivement.
Il est, au point le plus haut, le langage qu’aucune référence
ancienne et supra-critique ne peut confirmer. C’est au
contraire sa propre cohérence, en lui-même et avec les
faits praticables, qui peut confirmer l’ancien noyau de vérité
qu’il ramène. Le détournement n’a fondé
sa cause sur rien d’extérieur à sa propre vérité
comme critique présente.
♦ 209 ♦
Ce qui, dans la formulation théorique, se
présente ouvertement comme
détourné, en
démentant toute autonomie durable de la sphère du
théorique exprimé, en y faisant intervenir
par cette
violence l’action qui dérange et emporte tout ordre
existant, rappelle que cette existence du théorique n’est
rien en elle-même, et n’a à se connaître
qu’avec l’action historique, et la
correction
historique qui est sa véritable fidélité.
♦ 210 ♦
La négation réelle de la culture est
seule à en conserver le sens. Elle ne peut plus être
culturelle. De la sorte elle est ce qui reste, de quelque
manière, au niveau de la culture, quoique dans une acception
toute différente.
♦ 211 ♦
Dans le langage de la contradiction, la critique
de la culture se présente
unifiée : en tant
qu’elle domine le tout de la culture — sa connaissance
comme sa poésie —, et en tant qu’elle ne se sépare
plus de la critique de la totalité sociale. C’est cette
critique théorique unifiée qui va seule à
la rencontre de la
pratique sociale unifiée.
IX. L'idéologie matérialisée
« La conscience de soi est en soi et pour soi quand et
parce qu’elle est en soi et pour soi pour une autre conscience de soi ;
c’est-à-dire qu’elle n’est qu’en tant qu’être reconnu ».
Hegel (Phénoménologie de l’Esprit)
♦ 212 ♦
L’idéologie est la
base de la
pensée d’une société de classes, dans le
cours conflictuel de l’histoire. Les faits idéologiques
n’ont jamais été de simples chimères, mais
la conscience déformée des réalités, et
en tant que tels des facteurs réels exerçant en retour
une réelle action déformante ; d’autant plus
la
matérialisation de l’idéologie
qu’entraîne la réussite concrète de la
production économique autonomisée, dans la forme du
spectacle, confond pratiquement avec la réalité sociale
une idéologie qui a pu retailler tout le réel sur son
modèle.
♦ 213 ♦
Quand l’idéologie, qui est la volonté
abstraite de l’universel, et son illusion, se trouve
légitimée par l’abstraction universelle et la
dictature effective de l’illusion dans la société
moderne, elle n’est plus la lutte volontariste du parcellaire,
mais son triomphe. De là, la prétention idéologique
acquiert une sorte de plate exactitude positiviste : elle n’est
plus un choix historique, mais une évidence. Dans une telle
affirmation, les
noms particuliers des idéologies se
sont évanouis. La part même de travail proprement
idéologique au service du système ne se conçoit
plus qu’en tant que reconnaissance d’un « socle
épistémologique » qui se veut au delà
de tout phénomène idéologique. L’idéologie
matérialisée est elle-même sans nom, comme elle
est sans programme historique énonçable. Ceci revient à
dire que l’histoire
des idéologies est finie.
♦ 214 ♦
L’idéologie, que toute sa logique
interne menait vers l’« idéologie totale »,
au sens de Mannheim, despotisme du fragment qui s’impose comme
pseudo-savoir d’un
tout figé, vision
totalitaire,
est maintenant accomplie dans le spectacle immobilisé de la
non-histoire. Son accomplissement est aussi sa dissolution dans
l’ensemble de la société. Avec la
dissolution
pratique de cette société doit disparaître
l’idéologie, la
dernière déraison
qui bloque l’accès à la vie historique.
♦ 215 ♦
Le spectacle est l’idéologie par
excellence, parce qu’il expose et manifeste dans sa plénitude
l’essence de tout système idéologique :
l’appauvrissement, l’asservissement et la négation
de la vie réelle. Le spectacle est matériellement
« l’expression de la séparation et de
l’éloignement entre l’homme et l’homme ».
La « nouvelle
puissance de la tromperie »
qui s’y est concentrée a sa base dans cette production,
par laquelle « avec la masse des objets croît…
le nouveau domaine des êtres étrangers à qui
l’homme est asservi ». C’est le stade suprême
d’une expansion qui a retourné le besoin contre la vie.
« Le besoin de l’argent est donc le vrai besoin
produit par l’économie politique, et le seul besoin
qu’elle produit » (
Manuscrits
économico-philosophiques). Le spectacle étend à
toute la vie sociale le principe que Hegel, dans la
Realphilosophie
d’Iéna, conçoit comme celui de l’argent ;
c’est « la vie de ce qui est mort, se mouvant en
soi-même ».
♦ 216 ♦
Au contraire du projet résumé dans
les
Thèses sur Feuerbach (la réalisation de la
philosophie dans la praxis qui dépasse l’opposition de
l’idéalisme et du matérialisme), le spectacle
conserve à la fois, et impose dans le pseudo-concret de son
univers, les caractères idéologiques du matérialisme
et de l’idéalisme. Le côté contemplatif du
vieux matérialisme qui conçoit le monde comme
représentation et non comme activité — et qui
idéalise finalement la matière — est accompli
dans le spectacle, où des choses concrètes sont
automatiquement maîtresses de la vie sociale. Réciproquement,
l’
activité rêvée de l’idéalisme
s’accomplit également dans le spectacle, par la
médiation technique de signes et de signaux — qui
finalement matérialisent un idéal abstrait.
♦ 217 ♦
Le parallélisme entre l’idéologie
et la schizophrénie établi par Gabel (
La Fausse
Conscience) doit être placé dans ce processus
économique de matérialisation de l’idéologie.
Ce que l’idéologie était déjà, la
société l’est devenue. La désinsertion de
la praxis, et la fausse conscience anti-dialectique qui l’accompagne,
voilà ce qui est imposé à toute heure de la vie
quotidienne soumise au spectacle ; qu’il faut comprendre
comme une organisation systématique de la « défaillance
de la faculté de rencontre », et comme son
remplacement par un
fait hallucinatoire social : la
fausse conscience de la rencontre, l’« illusion de
la rencontre ». Dans une société où
personne ne peut plus être
reconnu par les autres,
chaque individu devient incapable de reconnaître sa propre
réalité. L’idéologie est chez elle ;
la séparation a bâti son monde.
♦ 218 ♦
« Dans les tableaux cliniques de la
schizophrénie, dit Gabel, décadence de la dialectique
de la totalité (avec comme forme extrême la
dissociation) et décadence de la dialectique du devenir (avec
comme forme extrême la catatonie) semblent bien solidaires. »
La conscience spectatrice, prisonnière d’un univers
aplati, borné par
l’écran du spectacle,
derrière lequel sa propre vie a été déportée,
ne connaît plus que les
interlocuteurs fictifs qui
l’entretiennent unilatéralement de leur marchandise et
de la politique de leur marchandise. Le spectacle, dans toute son
étendue, est son « signe du miroir ».
Ici se met en scène la fausse sortie d’un autisme
généralisé.
♦ 219 ♦
Le spectacle, qui est l’effacement des
limites du moi et du monde par l’écrasement du moi
qu’assiège la présence-absence du monde, est
également l’effacement des limites du vrai et du faux
par le refoulement de toute vérité vécue sous la
présence réelle de la fausseté qu’assure
l’organisation de l’apparence. Celui qui subit
passivement son sort quotidiennement étranger est donc poussé
vers une folie qui réagit illusoirement à ce sort, en
recourant à des techniques magiques. La reconnaissance et la
consommation des marchandises sont au centre de cette pseudo-réponse
à une communication sans réponse. Le besoin d’imitation
qu’éprouve le consommateur est précisément
le besoin infantile, conditionné par tous les aspects de sa
dépossession fondamentale. Selon les termes que Gabel applique
à un niveau pathologique tout autre, « le besoin
anormal de représentation compense ici un sentiment torturant
d’être en marge de l’existence ».
♦ 220 ♦
Si la logique de la fausse conscience ne peut se
connaître elle-même véridiquement, la recherche de
la vérité critique sur le spectacle doit aussi être
une critique vraie. Il lui faut lutter pratiquement parmi les ennemis
irréconciliables du spectacle, et admettre d’être
absente là où ils sont absents. Ce sont les lois de la
pensée dominante, le point de vue exclusif de l’
actualité,
que reconnaît la volonté abstraite de l’efficacité
immédiate, quand elle se jette vers les compromissions du
réformisme ou de l’action commune de débris
pseudo-révolutionnaires. Par là le délire s’est
reconstitué dans la position même qui prétend le
combattre. Au contraire, la critique qui va au-delà du
spectacle doit
savoir attendre.
♦ 221 ♦
S’émanciper des bases matérielles
de la vérité inversée, voilà en quoi
consiste l’auto-émancipation de notre époque.
Cette « mission historique d’instaurer la vérité
dans le monde », ni l’individu isolé, ni la
foule atomisée soumise aux manipulations ne peuvent
l’accomplir, mais encore et toujours la classe qui est capable
d’être la dissolution de toutes les classes en ramenant
tout le pouvoir à la forme désaliénante de la
démocratie réalisée, le Conseil dans lequel la
théorie pratique se contrôle elle-même et voit son
action. Là seulement où les individus sont
« directement liés à l’histoire
universelle » ; là seulement où le
dialogue s’est armé pour faire vaincre ses propres
conditions.