Ivan Illich - Énergie et Équité


CHAPITRE IX - Moteurs dominants et moteurs auxiliaires

Les hommes naissent dotés d'une mobilité presque égale. Cette capacité innée plaide en faveur d'une égale liberté d'aller où bon leur semble. Les citoyens d'une société fondée sur des principes de liberté, d'égalité et de fraternité défendront de toute diminution ce droit fondamental. Peu importe la nature de la menace, que ce soit la prison, l'assignement à résidence, le retrait du passeport ou l'enfermement dans un milieu qui nuit à la mobilité naturelle à seule fin de transformer la personne en usager du transport. Ce droit fondamental à la liberté, à l'égalité et à la joie de se déplacer ne tombe pas en désuétude du simple fait que la plupart de nos contemporains sont attachés à leur siège par leur ceinture de sécurité idéologique. La capacité naturelle de transit est le seul critère utile pour évaluer la contribution réelle du transport à la circulation globale. Il n'y a pas plus de transport que la circulation ne peut en supporter. Il reste à souligner comment se distinguent les formes de transport qui mutilent le droit de mobilité et celles qui l'élargissent.

Le transport peut imposer une triple entrave à la circulation: en brisant son flot, en isolant des catégories hiérarchisées de destinations, en augmentant le temps perdu à circuler. On a déjà vu que la clé de la relation entre le transport et la circulation se trouve dans la vitesse maximale du véhicule. On a vu aussi que, passé un certain seuil de vitesse, le transport gêne la circulation. Il bloque la mobilité en saturant l'espace de routes et de voitures, il transforme le territoire en un lacis de circuits fermés définis par les degrés d'accélération correspondants, il vole à chacun son temps de vie pour le donner en pâture à la vitesse.

L'inverse vaut aussi. En deçà d'un certain seuil de vitesse, les véhicules à moteur sont un facteur d'appoint ou d'amélioration en rendant possibles ou plus faciles certaines tâches. Des véhicules à moteur peuvent transporter les vieillards, les infirmes, les malades et les simples paresseux. Ascenseurs et tapis roulants peuvent hisser sur une colline cyclistes et engins. Des trains peuvent servir aux rotations quotidiennes, mais à la seule condition de ne pas engendrer au terme des besoins qu'ils ne sauraient satisfaire. Et le danger demeure que ces moyens de transport distancent les vélos pour les trajets de chaque jour.

Bien sûr l'avantage d'une voiture est évident pour celui que ne va pas à son lieu de travail, mais part en voyage. Jusqu'à l'époque de la machine à vapeur, le voyageur était ravi de pouvoir franchir 50 kilomètres par jour, que ce fût en bateau, à cheval ou en calèche, soit 3 kilomètres par heure d'un pénible voyage. Le mot anglais travel rappelle encore combien il était dur de voyager: il vient du latin trepalium, ce pal formé de trois épieux, instrument de supplice ayant remplacé la croix dans le haut Moyen Age chrétien. On oublie trop facilement que franchir 25 kilomètres à 1'heure dans une voiture bien suspendue représente un «progrès» longtemps inconcevable.

Un système moderne de transport qui se fixerait cette vitesse d'acheminement permettrait à l'inspecteur Fix de rattraper Phileas Fogg dans sa course autour du monde en moins de la moitié des 80 jours fatidiques. Il faut voyager à une vitesse qui laisse le temps du voyage rester celui du voyageur. Si l'on demeure en deçà de ces limites, on allège les couts temporels du voyage, pour la production comme pour le voyageur.

Limiter l'énergie consommée et, donc, la vitesse des moteurs ne suffit pas à protéger les plus faibles contre l'exploitation des riches et des puissants: eux trouveront encore le moyen de vivre et de travailler dans les bons quartiers, de voyager régulièrement dans des wagons capitonnés et de réserver une voie spéciale pour leurs médecins ou les membres de leur comité central. Avec une vitesse maximale limitée, on pourra réduire ces inégalités à l'aide d'un ensemble d'impôts et de moyens techniques. Avec des vitesses de pointe illimitées, ni l'appropriation publique des moyens de transport ni l'amélioration technique du contrôle n'aboliront l'exploitation et l'inégalité croissantes. L'industrie du transport est la clé de la production optimale de la circulation tant qu'elle n'exerce pas de monopole radical sur la productivité de chacun.