1 octobre 2001
Du charlatanisme académique
En cette rentrée scolaire, je vous propose ce mois-ci un texte sur l'irrationalisme académique contemporain, en grande partie extrait de La lueur d'une bougie. Citoyenneté et pensée critique, qui vient de paraître chez Fides, dans la collection Les Grandes Conférences.

En cette rentrée scolaire, je vous propose ce mois-ci un texte sur l'irrationalisme académique contemporain, en grande partie extrait de La lueur d'une bougie. Citoyenneté et pensée critique, qui vient de paraître chez Fides, dans la collection Les Grandes Conférences.

Au moment où j'ai rédigé ce texte, l'affaire Tessier n'avait pas encore éclaté en France. Si j'avais pu, j'aurais certainement, dans ce petit ouvrage, fait référence à ce nouveau scandale académique qui a vu une astrologue réputée soutenir une thèse supposée de sociologie mais en fait d'astrologie avec la bénédiction de supposés intellectuels et sous la direction d'un de ces considérable clowns académiques dont les France nous gratifie depuis de années - il s'agit cette fois du sociologue Michel Maffessoli. L'affaire Tessier, plus encore que l'affaire Sokal, peut-être, met en évidence cette ô combien dangereuse perversion des idéaux rationalistes à laquelle nous assistons. Celles et ceux que la question intéresse consulteront avec plaisir le dossier de l'affaire Tessier réuni par l'Association Française pour l'Information Scientifique et disponible sur son site à: http://site.afis.free.fr/.

Un dernier mot, pour clore cette introduction. Je prépare en ce moment un ouvrage sur les tenants et aboutissants du relativisme en sciences de l'éducation, où la folie a pris le nom de constructivisme (ou de socio constructivisme). Les lecteurs ou lectrices qui le peuvent et le souhaitent sont invités à me fournir des exemples concrets de charlatanisme en sciences de l'éducation. Des exemples provenant d'autres disciplines sont également les bienvenus. Ma discrétion est évidemment assurée. On peut me joindre à: baillargeon.normand@uqam.ca

Bonne rentrée.


Loin de moi l'idée de faire l'éloge sans réserve de ce qu'a été historiquement l'université; et je ne sais que trop combien elle et ses professeurs ont été serviles à l'endroit des institutions dominantes, endoctrinés par elles et le rôle que, plus généralement, ils ont joué dans le système d'endoctrinement. Je conviens encore que si on l'examine en tant qu'institution vouée à la recherche et à la diffusion de la vérité, il faut reconnaître que l'université n'a pas toujours été à la hauteur des normes qui doivent être les siennes. En ce moment même, l'observateur même le moins attentif ne manquera pas de s'étonner de ce qui y circule parfois sous le nom de science ou de recherche; et ce même observateur s'inquiétera de la place qu'occupent certaines de nos institutions dominantes dans la détermination des objets de recherche et dans l'appropriation des résultats.

Mais un phénomène tout à fait nouveau et absolument préoccupant se produit en ce moment à l'université: car ce sont à présent les normes propres à l'université elles-mêmes y sont récusées par divers courants qui refusent la vérité, la raison, le réalisme et ainsi de suite en tant qu'idéaux. Je le dis sans détour puisque cela doit être dit: le renoncement à la raison, aux normes de la recherche et de la vie académique prend désormais, dans les universités occidentales, des proportions alarmantes et le charlatanisme y côtoie le relativisme le plus délirant.

Le phénomène auquel je pense se produit essentiellement dans les facultés de lettres, de sciences sociales et humaines, de philosophie et il porte ici ou là des noms différents: postmodernisme, relativisme, nouvelle sociologie des sciences, constructivisme, socioconstructivisme, Cultural Studies et j'en passe.

Les charlatans à l'université

Pour le décrire et en rendre compte, j'avancerais une hypothèse.

On ne sait que peu de choses. Pire: les savoirs, provisoires, modestes et limités dont nous disposons pour penser le monde des affaires humaines et pour aborder la plupart des difficiles problèmes qu'il nous pose, n'ont, trop souvent hélas, qu'un intérêt et une pertinence fort limités pour traiter de ces problèmes. Prendre acte de cela devrait amener à une très grande modestie et placer les intellectuels dans la situation qui est celle de la plupart des gens engagés dans des activités pratiques et qui cherchent à s'informer, à juger au mieux, à faire preuve d'esprit critique et de prudence. Mais cette conclusion ne constituerait pas une justification acceptable des privilèges qui leur sont consentis et c'est peut-être pour cela qu'elle est inacceptable à certains intellectuels. En ce cas, il vaut donc mieux, quitte à ce que cela soit faux, prétendre disposer d'un savoir décisif, profond et bien entendu inaccessible au commun des mortels. Dans ce dessein diverses avenues sont possibles, qu'empruntent allègrement bien des secteurs de la vie intellectuelle de mon temps, par quoi elle ressemble à de la sorcellerie. Je suis pour ma part frappé de l'existence et de l'efficacité de ces subtils mécanismes de régularisation institutionnelle qui assurent que, de l'intérieur même des disciplines à haute portée idéologique, diverses questions et divers problèmes ne puissent simplement pas être abordés. En fait, pour être franc, je pense qu'être formé dans certaines disciplines (sociologie, politique, éducation etc.) c'est en partie au moins avoir assimilé cet ensemble de normes et de valeurs par lesquelles on adhère à une vision du monde et de la vie intellectuelle qui autorise que certaines questions soient débattues et qui interdit que d'autres le soient. Orwell a écrit quelque part qu'un animal bien dompté saute dans le cerceau dès que claque le fouet mais qu'un animal parfaitement dompté n'a plus besoin du fouet. Un intellectuel bien éduqué est celui qui n'a pas besoin de se faire rappeler qu'il y a des sujets dont il ne conviendrait pas de parler.

Il ne faut pas s'étonner, dès lors, de ce que loin de reconnaître la modestie du savoir dont ils disposent, ces intellectuels parlent comme s'ils disposaient d'un savoir profond, incontournable et décisif; de ce que loin de s'adresser à ceux qui sont concernés par le sujet dont il parlent, ils se parlent entre eux; de ce que loin de s'efforcer d'être compris, ils s'expriment dans une langue souvent ésotérique et obscure. Ces intellectuels ont parfaitement compris ce qui assure d'obtenir des privilèges parfois importants et ce qui garantit qu'on n'y ait pas accès.

Intellectuellement, les résultats sont souvent risibles.

Pour en rester à des productions récentes, plusieurs intellectuels (français notamment) semblent soutenir qu'un résultat mathématique très abstrait et plutôt difficile à démontrer, le théorème de Gödel, constitue une clé déterminante pour aborder nos problèmes politiques et sociaux. Je dis bien: “semblent soutenir” parce que je dois l'avouer: je suis à peu près incapable de comprendre ce que racontent ceux qui développent de telles idées ou encore le lien qu'ils établissent entre ce théorème et ces conclusions auxquelles ils aboutissent. Mais on aura une assez bonne idée de ce que raconte tout ce beau monde en rappelant comment ils nous parlent de la science.

Le Prix Nobel Peter Medawar a déjà malicieusement fait remarquer que si l'on demande à un savant ce que sont la science et la méthode scientifique, il se composera aussitôt un visage à la fois solennel et fuyant: solennel, parce qu'il n'ignore pas qu'il devrait être en mesure d'exprimer un avis sur la question; fuyant, parce qu'il voudrait bien cacher le fait qu'il n'a aucune idée à proposer .

Les divers courants relativistes et irrationalistes qui pullulent aujourd'hui à l'université ont fait leurs choux gras de cette difficulté qu'il y a à cerner ce qu'est la science, à expliciter de manière satisfaisante ce qui y constitue un fait, une théorie et ainsi de suite. Par exemple et typiquement, on partira de cette évidence que la science a une histoire, qu'elle est le fait d'humains faillibles. Puis, du fait que la science n'est pas la Vérité, que ses propositions sont toujours révisables, qu'elle a été - voire demeure - sexiste, raciste, au service du pouvoir et tout ce que vous voudrez, on aboutit à l'idée erronée qu'elle n'est qu'un discours parmi d'autres et que, comme tous les autres discours, elle n'est rien d'autre qu'un ensemble de propositions socialement convenues. Tout cela est enveloppé dans un incompréhensible charabia et constitue une forme d'imposture intellectuelle institutionnalisée de grande envergure proférant tantôt des énormités, tantôt des banalités.

L'affaire Sokal

On pourra penser que j'exagère. Et pourtant, depuis quelques années, les faits se multiplient qui démontrent hors de tout doute raisonnable qu'il y a lieu de s'alarmer. Ce qui est désormais connu sous le nom d'affaire Sokal a d'ailleurs récemment porté ces inquiétudes sur la place publique. Laissez-moi vous rappeler de quoi il s'agissait.

Alan D. Sokal, professeur de physique théorique à New York, a voulu se livrer malicieusement à une sorte de petite expérience. Il a fait l'hypothèse qu'un article écrit par lui et qui serait un tissu de non-sens serait néanmoins accepté par une revue universitaire appartenant à la mouvance postmoderniste à condition que cet article soit écrit selon les normes pompo-jargonneuses du genre et qu'il flatte les convictions idéologiques des éditeurs de la revue.

Sokal a rédigé un tel article, lui a donné un titre délirant («Transgresser les frontières: vers une herméneutique transformative de la gravité quantique») et l'a envoyé à la revue Social Text, qui l'a publié conformément à sa prédiction.

Sokal a mis là-dedans, comme il dit, “des vérités, des demi-vérités, des quart de vérités, de faussetés, des non sequitur - c'est-à-dire des fautes de raisonnement dans lesquelles la conclusion ne découle pas nécessairement des prémisses - , des phrases syntaxiquement correctes mais n'ayant pas de signification”.

Il a aussi eu recours à des procédés rhétoriques dont les Cultural Studies sont friands: il fait appel sans vergogne à l'argument d'autorité, en lieu et place du raisonnement; des théories hautement spéculatives ont été données pour de la science établie et l'inverse; il a entretenu la confusion entre les sens technique et quotidien des mots, etc.

Dans son article, Sokal prétend tirer de “supposés” enseignements profonds et révolutionnaires (pour la culture, la pensée, la civilisation, que sais-je encore) de cette branche fort difficile et abstraite de la physique, la mécanique quantique. En fait, il aboutit à des conclusions aberrantes ou insignifiantes en proférant au passage des énormités, notamment sur la science.

La physique quantique serait par exemple d'une grande importance culturelle, voire d'avant-garde, parce que non linéaire ! Pi et G, assure Sokal, ne sont pas des constantes; la théorie des nombres complexes est donnée pour une branche nouvelle et encore spéculative des mathématiques.

Au total, Sokal a donné bien du poids à l'idée que ceux qui ont approuvé cet article et les maîtres dont ils se réclament et que notre physicien cite abondamment sont des analphabètes en science.

Ces gens-là ont des étudiants. Qui engrangent ces foutaises. Et deviennent professeurs. Et les répètent. Des années que ça dure et que ce cancer se propage. Cela donne des aberrations intellectuelles: des épistémologues que fait reculer une équation quadratique; des spécialistes des tenants et aboutissants socioculturels de la physique qui en ignorent l'a b c, et ainsi de suite.

La science, la science empirique et expérimentale est, depuis le XVIIe siècle, une composante incontournable de notre monde. Percée cognitive sans équivalent, elle est aussi un acteur majeur dans bien des enjeux sociaux, culturels, politiques, toutes ces catégories étant affectées par elle et par la technologie scientifique. La science, ses enjeux, ses retombées, tout cela doit être discuté, débattu. Mais ces débats, encore une fois, supposent que l'on soit informé.

Dans le même temps que se commettent ces impostures intellectuelles, les institutions dominantes, qui n'ont pas perdu le nord, ne chôment pas. On le constate en examinant ce qui se passe en éducation.

L'éducation et le savoir livrés aux tyrannies privées

La montée de l'insignifiance a trouvé dans l'éducation un terrain privilégié. Pendant qu'y fleurit une doctrine pompeusement baptisée constructivisme ou socioconstructivisme qui assure, dans sa version la plus exacerbée, que la science n'est qu'un discours socialement construit parmi d'autres, des recherches délirantes sont produites, par définition toutes valables et toutes relativement acceptables. L'actuelle réforme imposée au Québec, qui a initié le grand public, une fois de plus, à un jargon incompréhensible n'a fait l'objet d'aucune évaluation scientifique digne de ce nom. Le chercheur responsable de cette évaluation a candidement admis s'être promené dans quelques écoles en essayant de recueillir tous les propos qui lui semblaient pertinents. Il ajoutait: “J'ai ensuite tenté de dégager des thématiques et des messages de ces propos. Si j'avais été scout, on aurait pu m'appeler Oreille tendue et Plume alerte”. L'ennui, c'est que s'il n'y a pas de vérité, de réel, de possibilité de recherche qui fasse correspondre l'une et l'autre, alors cela doit être tenu pour acceptable. Si on accepte le socioconstructivisme, il faut aussi accepter Oreille tendue et Plume alerte.

Pour le comprendre, attardons-nous un peu à ce que dit le philosophe Richard Rorty, qui est aux yeux de bien des intellectuels un des plus importants penseurs de notre temps. Il est justement un relativiste qui soutient que ce qu'il appelle le fondationnalisme, c'est-à-dire la notion de vérité entendue comme la propriété de correspondance aux faits de certains énoncés, devrait être abandonnée. Au profit de quoi ? Au profit, nous dit-il, “de la recherche du plus large consensus intersubjectif possible” en précisant encore que “l'objectivité n'est rien d'autre que l'intersubjectivité”. Supposons qu'on prenne au pied de la lettre ce critère et qu'on l'applique, par exemple, à la question de savoir si oui ou non la cigarette cause le cancer. Dans ce cas comme dans tous les autres, l'examen des faits pour fonder nos jugements est superflu, inutile, incertain. Ce qui compte, c'est l'intersubjectivité. Bon. Durant des années, l'industrie du tabac a réussi, en s'achetant des scientifiques, en cachant des données, en mentant et en ayant recours à tous les procédés de la propagande pour convaincre une majorité de gens que la cigarette était inoffensive. On devra donc conclure qu'elle l'était. Et que, du jour où une majorité de gens ne l'ont plus cru, la cigarette est devenue nocive. Cet exemple n'est pas imaginaire, vous le savez. Et je ne peux m'empêcher de le rapprocher de quelques troublants éditoriaux récemment parus dans une des plus prestigieuses revues de médecine, le New England Journal of Medecine et attirant l'attention sur les liens entre l'industrie pharmaceutique et la recherche universitaire, sur les conflits d'intérêt qu'on y découvre et leur incidence sur la recherche elle-même. Il est vrai, en ce cas, que la vérité n'a plus aucun rapport avec l'objectivité et qu'elle n'est que ce que peuvent se payer ceux qui en ont les moyens.

Revenons à l'antifondationnalisme de Rorty. Comment envisager l'éducation sur de pareils fondements relativistes ? Rorty donne lui-même la réponse à cette importante question. À ses yeux, l'éducation constitue le meilleur argument pour abandonner le fondationnalisme car sur ce terrain, il nous conduit à prôner “la manipulation des sentiments” et une éducation “sentimentale”, toutes choses que n'importe quel totalitarisme ne renierait pas. L'idéal des Lumières était la diffusion du savoir, la constitution d'une opinion publique éclairée, l'éducation, la rationalité. Celui de notre temps est celui de la publicité et de la propagande.

Des leçons à tirer de tout cela

Tout cela ne va pas sans menaces graves pour la vie intellectuelle, bien sûr, mais aussi pour le combat politique de la gauche pour un monde meilleur qui ne se gagnera qu'avec ces atouts que sont la rationalité et la science dans notre jeu. Je le dirai sans ambages: ce combat est perdu d'avance sans elles. La gauche sera intellectuellement saine ou ne sera pas.

Mais on devrait aussi tirer de tout ce qui précède un leçon que l'on pourrait dire pédagogique, des enseignements concernant la pédagogie de la difficulté. Je veux dire qu'il y a un monde entre des travaux qui sont difficiles en vertu de leur objet et des problèmes qu'ils posent, et des travaux difficiles en vertu du langage dans lequel des idées sont exprimées. Il est crucial d'apprendre cette distinction. Cela permet notamment de ne pas perdre son temps à des foutaises et de reconnaître ses propres limites. Il me semble sain de commencer à s'exercer sur des auteurs qui traitent en langage compréhensible de problèmes difficiles et de mesurer et d'accroître ses forces à leur contact. Bertrand Russell m'a toujours semblé l'auteur idéal pour ce faire.

On en tirera aussi une leçon éthique. Russell, justement, a abordé un nombre considérable de sujets dans les humanités en des ouvrages écrits dans une langue simple et compréhensible. Sans nier l'utilité ou la nécessité d'une langue spécialisée, parfois, je suis convaincu que presque tout ce qu'on sait dans les humanités peut s'exprimer dans un langage compréhensible par tous. Mais pour faire carrière, il vaut mieux enrober ses truismes dans un jargon qui leur donne l'apparence de la profondeur, masquer son ignorance derrière des grands mots et donner l'illusion du savoir. C'est aussi à cela que succombent les gens dont j'ai ici parlé.

Russell avait compris cet aspect de la vie intellectuelle dans les humanités. Lui qui était un des fondateurs de la logique moderne, un scientifique, un vrai, déclarait - je cite de mémoire: “On ne me tient pas rigueur à moi d'exprimer mes idées dans un langage simple. C'est que tout le monde sait bien qu'une phrase aussi banale que ‘Elle s'est remariée avec le frère de sa belle-soeur’, je peux l'exprimer dans un langage qu'on ne peut comprendre qu'après des années d'étude”.


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