Arithmétique martiale
Nous nous opposons à la guerre en Irak d'abord pour des raisons morales et humanitaires. Mais nous nous y opposons aussi pour des motifs politiques et économiques.

Nous nous opposons à la guerre en Irak d'abord pour des raisons morales et humanitaires. Mais nous nous y opposons aussi pour des motifs politiques et économiques. Quand nous argumentons contre cette guerre, il nous arrive donc immanquablement d'évoquer son coût et, dans la foulée, celui de ce qui aux États-Unis s'appelle le Département de la Défense et qui, comme son nom ne l'indique pas, est le Département de l'Offensive. Dans ces deux cas comme sur tant d'autres, nous sommes amenés à citer des nombres gigantesques, des nombres tellement énormes qu'on n'en rencontre que rarement hors de l'astronomie ou de l'économie.

Prenez justement le budget américain de la défense. Selon une récente dépêche de l'Associated Press (15 mars 2004), il sera en 2005 de $402 milliards. Quant au coût de la guerre en Irak, selon des calculs crédibles mais dont je vous épargne ici le détail, il s'établirait à ce jour à plus $113 milliards. Je sais bien qu'il faut encore chercher à comprendre ce que signifient politiquement de telles dépenses, qui relèvent essentiellement du keynésianisme militaire et qui ne sont donc, dans une substantielle mesure, que des subventions déguisées aux corporations. Mais je voudrais ici m'arrêter aux nombres eux-mêmes. C'est que notre capacité à comprendre et à nous représenter des nombres aussi énormes semble très limitée, ce qui est une chose déplorable et lourde de conséquences sur le plan politique. Que signifient donc $402 ou $113 milliards? Si on n'en a aucune idée claire, on est susceptible de se faire raconter (et de répéter) n'importe quoi sitôt que de très grands nombres sont en jeu. Il semble hélas que la plupart d'entre nous ne soient pas très bons à ces exercices et que nous souffrions de ce que le mathématicien John Allen Paulos appelle joliment l'innumérisme, qui est l'équivalent pour les nombres de l'illettrisme.

Il faut d'abord se méfier ici des confusions linguistiques. Un million, chacun le sait, c'est mille fois mille tandis qu'un milliard, c'est mille millions. Mais quand nous disons en français un milliard (pour désigner mille millions), les américains disent one billion alors que, faites attention, pour nous francophones, un billion c'est mille millards. On jurerait, mille millards de mille sabords, que c'est fait exprès! Voici comment ça marche. Les multiples de mille sont signalés par les américains par des terminaisons "llion" : million, billion, trillion, quatrillion etc. Nous, comme les européens, alternons "liards" et "lions" : million, milliard, billion, billiard, trillion, trilliard, quatrillion, quadrilliard et ainsi de suite.

Mais comme je l'ai dit, c'est des confusions conceptuelles dont il faut surtout se méfier avec les grands nombres. Car passé quelques milliers, on se le représente très mal. Voici trois petits trucs pour y arriver.

Le premier. Il est très utile d'avoir ramené à des ensembles qu'on comprend les principaux grands nombres qu'on risque de rencontrer. Mille, par exemple, ce peut être le nombre de sièges de telle section de votre stade préféré; dix mille, le nombre de briques de telle facade d'immeuble que vous connaissez bien. Un million, un milliard? Voici une suggestion. Imaginez qu'on vous envoie en voyage de luxe aussi longtemps que vous voudrez, mais à condition que vous dépensiez $1000 par jour. Hôtel, resto, etc.: on arrive à se représenter ça. Au bout de mille jours, soit près de 3 ans (deux ans et neuf mois) vous aurez dépensé un million. Mais pour dépenser un milliard, il faudrait que votre voyage dure plus de 2700 ans!

À votre tour, à présent : trouvez des façons de vous représenter les grands nombres, disons jusqu'à un quintilliard.

Le deuxième. Notez les grands nombres selon la notation scientifique; c'est plus simple et quand on a pris l'habitude, beaucoup plus clair. C'est facile : 10N (10 exposant N), c'est 1 suivi de N zéros. 104, c'est donc 10 000, 10-4, .ooo1, etc.

Le troisième truc. Amusez vous à compter des choses qui demandent de manipuler des grands nombres : vous verrez à quel point notre intuition est souvent peu fiable. Voici quelques exemples de calculs, empruntés à Paulos. Combien de cigarettes sont fumées aux Etats-Unis en un an? (Réponse : 5 X 1011). Combien de gens meurent sur terre chaque jour? (réponse : 2.5 X 105). Et ne craignez pas d'affronter des nombres immensément … petits : à quelle vitesse les cheveux humains poussent-ils, en miles à l'heure? (Réponse : 10-8). À votre tour. Supposons qu'il y a 15 grains de sable par pouce linéaire, combien il faudrait de grains remplir entièrement votre chambre à coucher? S'habituer à ce genre d'exercice donne une grande assurance et permet souvent, quand on nous lance au visage de grands nombres, de les évaluer plus correctement voire, en certains cas, de savoir aussitôt que ce qu'on nous dit n'est pas plausible.

Revenons à la guerre en Irak. Les gens évoqués plus haut qui ont calculé son coût proposent de l'exprimer de diverses manières, plus compréhensibles. $113 milliards, c'est ce que coûterait l'inscription de 16 099 088 enfants au programme Head Start, programme d'éducation destiné aux enfants pauvres. C'est le coût de l'embauche de 2 168 932 enseignants pendant un an dans les écoles publiques. Le coût, durant un an, de l'assurance santé pour 48 807 993 enfants. Le coût de 2 888 245 bourses universitaires de quatre années. Le coût de 1 626 701 logements. Ou encore : chaque foyer américain a donné à ce jour plus de $1 600 pour cette guerre et chaque américain $404.

Exercice. À raison d'un coup de pied par seconde et par tranche de 100 dollars dépensée dans la guerre en Irak, combien de fois botterions-nous le cul de Monsieur Bush?

Une lecture : PAULOS, John Allen, Innumeracy. Hill and Wnag, New York, 1988.

Normand Baillargeon


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