7 février 2000
«Éducation et avenir commun»
Il s'agit d'une conférence prononcée récemment aux Hautes Etudes Commerciales, dans le cadre d'un colloque qui avait justement pour thème Éducation et avenir commun. Les HEC, fichtre! Je n'aurais jamais cru me retrouver là: mais l'amitié m'a amené à accepter d'y prendre la parole

À Martin Petit, fraternellement

Présentation

Cette semaine, les lecteurs de La Presse (3 février 2000, page A 4) apprenaient que le ministère de l'éducation du Québec contribuait financièrement et à hauteur de $600 000 depuis cinq ans, à la production d'une revue gratuite (appelée Le magazine jeunesse, je tiens à le noter pour que vous pensiez à >la lacérer<, >la brûler<, >la déchiqueter< ­ rayez les mentions inutiles - si vous tombez dessus), revue dont on devine d'emblée la grande portée pédagogique et éducative, cela va sans dire, puisqu'elle a reçu l'approbation de notre éminent Ministère de l'éducation.

Cette revue permet également, on n'arrête pas le progrès, à diverses entreprises d'y faire la publicité de leurs produits et donc de rejoindre, au cur de l'école comme ils disent fièrement, ces clients d'aujourd'hui qui sont les clients de demain et jusqu'aux tout-petits avec lesquels les margoulins sont tout heureux de “communiquer”(sic!).

Mon lecteur, ma lectrice, notera sans doute ici que nous nous trouvons une fois de plus devant ce phénomène on ne peut plus courant chez nous mais auquel on n'arrive jamais à s'habituer et par lequel le public finance les entreprises pour leur permettre de faire des profits, privés cela va de soi.

Il ou elle se rappellera peut-être que le phénomène de la publicité dans les institutions d'enseignement attire chez nous l'attention depuis quelques années, qu'il a suscité bien des commentaires et même, reconnaissons-le, quelques indignations dont celles de votre serviteur, maintes fois réitérées.

Se rappelant qu'il s'agit ici du geste grave et crucial d'éduquer, pressentant que quelque chose ne tourne pas très rond, il ou elle se dira peut-être enfin que cette collusion entre l'État et l'entreprise privée est troublante et se demandera alors qu'en penser.

En fait, cette anecdote, la dernière en liste d'une longue série d'histoires d'horreur, ne constitue que la pointe de l'iceberg, la face visible d'un phénomène inquiétant mais aussi profond et qui ne pourra s'arrêter que si nous en prenons la pleine mesure. Tout ceci soulève de graves et importantes questions auxquelles il n'y a pas de réponse simple. Mais ce qui est en jeu, c'est véritablement la nature même de l'éducation, ce qu'on en attend et ce qu'on en espère.

On ne traite pas de tout cela en quelques mots. Et c'est pourquoi, cette semaine, si vous le voulez bien, je vous offre un texte un peu plus long qu'à l'accoutumé mais qui ambitionne de commencer à cerner quelques-uns des enjeux qui sont ici soulevés.

Il s'agit d'une conférence prononcée récemment aux Hautes Etudes Commerciales, dans le cadre d'un colloque qui avait justement pour thème Éducation et avenir commun. Les HEC, fichtre! Je n'aurais jamais cru me retrouver là : mais l'amitié m'a amené à accepter d'y prendre la parole.

Je m'y sentais un peu comme un mouton invité à un méchoui, je dois le dire et je l'ai d'ailleurs rappelé à mes auditeurs; mais j'avais décidé de ne rien changer à mon propos habituel et de n'en rien atténuer. Ai-je réussi? À vous d'en juger....


Mesdames,
Messieurs,

Je vous remercie de l'invitation que vous m'avez faite de prendre la parole parmi vous pour vous entretenir de cet important sujet ­ éducation et avenir commun ­ qui nous réunit aujourd'hui.

Je considère en effet que ce sujet est d'une importance tout à fait cruciale et c'est la raison pour laquelle j'ai accepté de venir ici, aux HEC, où j'avoue me sentir un peu comme un mouton qui aurait accepté une invitation à un méchoui.

L'intitulé de cette conférence réunit deux termes nobles: éducation; avenir commun. Et chacun pressent que l'on cherche à dire ceci que l'un, l'éducation, est une condition importante de l'autre, cet avenir partagé et consenti qui nous serait commun. Il s'agit là d'un bel idéal qui est au fond, au moins en partie, celui que nous ont légué les Lumières. Est-il légitime d'y croire toujours? C'est un peu de cela dont je voudrais vous entretenir.

Mais d'abord, que signifiait cet idéal d'un avenir commun à la construction duquel l'éducation prendrait une part significative?

Il s'agissait, je pense, d'un pari fait sur la raison et la connaissance posés comme instruments privilégiés d'émancipation individuelle et de progrès collectif, d'un pari sur les vertus de l'égalité des chances , d'un pari sur la liberté et sur la valeur des individus. Ces multiples paris ont semblé raisonnables et on a considéré bientôt qu'ils allaient de pair avec un certain idéal de démocratie participative qui engageait à son tour un modèle éthique très particulier, celui de la discussion et de la délibération auxquels prennent part des individus capables d'une certaine attitude intellectuelle et morale face aux enjeux, aux problèmes et aux débats sociaux, politiques, économiques nous affectant tous. Notez bien ceci, je vous prie: on ne reconnaissait à personne la sagesse de savoir seul et définitivement ce que serait l'avenir commun, encore moins le droit de l'imposer. Mais on se donnait une forme politique qui permettait d'en débattre, indéfiniment, et l'éducation était perçue comme un moyen privilégié ­ on ajoutera bientôt avec les médias ­ d'assurer la préparation de sujets qui prendront part à ces discussions ­ et on dira alors de ces sujets ainsi formés qu'ils sont des citoyens.

Ce pari fondateur d'une certaine modernité apparût comme sensé à de nombreux protagonistes. D'autres émirent de cruelles réserves.

Parmi ces sceptiques, il en est un que j'aime particulièrement. Nous sommes au XVIII ème siècle, je le rappelle, et cet auteur avance alors que tout ceci est bien beau, mais que c'est aussi faire peu de cas d'une classe montante d'affairistes dont il dit redouter la puissance et qu'il appelle les Maîtres. Mon auteur n'a pas de mots assez forts pour dire la méfiance qu'ils lui inspirent. Le voici qui s'élève contre le libre-échange de son époque, et poussant de poignants cris anticolonialistes et déplorant, je le cite, “la barbarie et l'injustice des Européens”, coupables des “destructions et calamités” sur des “innocents et simples habitants” qui les avaient pourtant accueillis “avec bonté et hospitalité”. Il clame son dégoût pour ce qu'il nomme “l'infâme maxime de ces maîtres: tout pour nous et rien pour tous les autres” et il dit sa crainte de ces maîtres dont il précise qu'ils sont “incapables de se réunir sans comploter contre le reste de la société”. Il dit son inquiétude et son indignation devant la montée, qu'il pressent, de leur redoutable puissance: “Les ouvriers désirent gagner le plus possible; les maîtres donner le moins qu'ils peuvent. Il n'est pas difficile de prévoir lequel des deux partis, dans toutes les circonstances ordinaires, doit avoir l'avantage dans le débat”.

Il rappelle encore que par la division du travail, certes économiquement rentable, l'ouvrier “devient, en général, aussi stupide et aussi ignorant qu'il est possible à une créature humaine de le devenir”. D'où, pour finir, son insistance sur l'obligation qui incombe à tout État de fournir des institutions publiques d'éducation, en accordant justement la priorité “aux gens du peuple”. En priorité, je le répète. Et ceci au nom d'une indépendance souhaitable des êtres humains face à ces maîtres et à leurs impérieuses exigences.

Certains d'entre vous ont certainement reconnu mon auteur. Il ne s'agit pas d'un quelconque gauchiste, mais bien d'Adam Smith, le chantre du marché et de la main invisible, le père du libéralisme économique.

La mise en garde d'Adam Smith me semble encore tout à fait pertinente et au moment où on invoque volontiers notre avenir commun, il est intéressant de se demander si nous avons pour commencer un présent commun, un ensemble de conviction et de normes communes qui inclurait ces idées de raison, d'émancipation, de liberté et d'égalité dont j'ai parlé et qui étaient le socle sur lequel construire ce citoyen habilité à prendre part à des discussions menées avec une visée de bien commun.

Pour aider à répondre à cette question, prenons un exemple concret. Nos gouvernements et nos gens d'affaire au Québec comme au Canada, comme à l'époque de Smith, multiplient les initiatives de libre-échange ­ par exemple, je ne peux m'empêcher de le dire ce matin, avec l'Indonésie hier encore soumise à Suharto aux mains ensanglantés et qui assassine en ce moment même au Timor Oriental. Ces voyages sont faits, nous répète-t-on, pour créer de l'emploi, ils constituent le socle de notre avenir commun, nous sommes une grande famille, et ainsi de suite. Retour de Chine, l'an dernier, M. André Bérard donnait un autre son de cloche, qui sonne bien plus juste que celui de la propagande officielle. Il rappelait que les dirigeants d'entreprise sont habitués à se faire obéir au doigt et à l'il et rigolait avec les dirigeants de, ce sont ses mots, “ces bonnes petites PME québécoises qui ont 12 000$ de profits déclarés et qui ont un standing de vie de trois millions et demi”. Pour assurer la propagation de la bonne nouvelle de la création d'emplois, il leur suggérait d'aller, ce sont encore ses mots, “s'acheter quelques bons articles dans les journaux”.

Qu'aurait dit Adam Smith devant pareils propos? Sans aucun doute que les Maîtres n'ont pas changé; mais il aurait peut-être ajouté qu'il reste encore et toujours l'éducation et les médias et qu'à défaut d'un présent commun on a au moins par eux l'espoir d'un possible avenir commun.

Adam Smith n'est malheureusement pas au courant de ce qui s'est passé depuis trois décennies et qui constitue un véritable assaut contre la démocratie qui débouche en ce moment même sur un assaut sans précédent contre l'Éducation. S'il me demandait de lui rafraîchir la mémoire, je lui dirais ceci.

Des transformations sociales, politiques et économiques majeures sont en cours depuis quelque trois décennies et on les résume souvent par le nom de “mondialisation de l'économie”.

Remontons le temps. Au sortir de la dernière guerre mondiale, les démocraties libérales ont convenu de toute une série de mesures - politiques, juridiques, etc., dont plusieurs étaient directement destinées à encadrer l'économie de marché. La figure de référence n'était alors plus Smith mais un autre économiste, John Maynard Keynes.

En 1944, à Bretton Woods, on créa donc la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International. Entre autres, on mit un frein sévère à la circulation des capitaux et on tenta d'accroître les échanges commerciaux entre les pays. Il s'ensuivit toute une série de mesures par lesquelles, notamment, l'État intervenait dans les affaires économiques et sociales ainsi que des programmes sociaux (chômage, santé, éducation, culture). La généralisation d'un certain modèle d'éducation publique et nationale peut sans doute être partiellement tenue pour une institution représentative de ces visées et de ce modèle keynésien: on n'avait pas constamment en tête sa rentabilité, on n'y pensait guère en termes exclusivement économiques et, s'il fallait le faire, on parlait volontiers d'un investissement.

Au début des années 70, c'est précisément ce modèle keynésien qui fut démantelé. Les événements qui se produisirent alors ont, dans une large mesure, conduit aux questions que nous allons aborder plus bas. Keynes n'était plus de mise. On permit la libre circulation des capitaux et on commença également à s'en prendre au modèle social, politique, culturel qui avait vu le jour trois décennies plus tôt. L'analyse de la situation des démocraties occidentales que propose alors la célèbre Commission Trilatérale est typique: celles-ci souffrent d'un “surcroît de démocratie”, assure-t-on, trop de gens se mêlent de ce qui les regarde, nos sociétés sont devenues ingérables. Certains concluent, tout à fait dans cet esprit qu'Adam Smith dénonçait déjà, qu'il ne s'agissait plus de permettre mais d'interdire la participation du public aux affaires qui le concernent.

La référence, ce fut désormais ceux qui prônaient le recul de l'État pour laisser jouer partout le supposé libre jeu du marché, ce mécanisme prétendu optimal si seulement il n'est pas entravé. Il s'ensuivit toute une série de phénomènes bien connus: des déréglementations, la montée d'une économie spéculative à 95%, un progressif démantèlement des programmes sociaux, la promotion des vertus des entreprises et de la concurrence, l'extension à tous les objets du mécanisme du marché. Une propagande intensive assura que les programmes sociaux et les dépenses publiques étaient des péchés économiques graves, causes de tous nos maux. Par la vertu d'un coup de baguette magique, les subventions et le financement destinés au public créaient toujours une déplorable dépendance chez ceux qui les recevaient, mais n'avaient jamais cet effet quand, la pratique est courante, ils allaient dans la poche des Maîtres et aux entreprises créateurs de ces précieux emplois.

Cette nouvelle donne, il faut bien le dire, constitue un véritable attaque contre la démocratie et contre l'idée même de participation du public dans les affaires qui le concernent. Les acteurs majeurs de cet assaut sont notamment les entreprises et les institutions économiques transnationales ou étatiques qui les servent. Ces entreprises désormais dotées de droits, ce qui aurait horrifié Adam Smith!, fusionnent, mettent à pied, délocalisent, exigent, externalisent (entendez qu'elles font porter à la collectivité le coût de certains aspects de leurs activités: l'entreprise pollue, la collectivité dépollue...) et ainsi de suite, en toute impunité. “Le marché le veut, le marché l'exige” suffit alors comme réponse à la moindre objection. “Ça crée de l'emploi” devient un argument massue.

En ce moment même, 51 des 100 premières économies mondiales ne sont pas des États mais des entreprises. Celles-ci constituent l'institution dominante de notre temps et elles se sont même vu reconnaître des droits, allant parfois au-delà de ceux reconnus aux individus. Selon le beau mot de Chomsky, elles sont des “tyrannies privées”.

Arrêtons-nous là. D'aucuns, devant l'ensemble de ces effets concluent, non sans raison, que nous sommes en train de traverser une mutation de civilisation.

On devine que les effets de tout cela furent et demeurent tout à fait considérables. Ces effets se font désormais sentir sur l'éducation. Et ce n'est pas un hasard: attardons nous un peu sur cette idée.

Toutes ces mutations sociales et économiques que j'ai décrites sommairement étaient impossible sans une longue et patiente préparation des esprits. De nombreux groupes de pression, de réflexion, de Think Tanks ont joué ici un rôle crucial. Qui, au Canada, ignore par exemple ce qu'est le Conseil Canadien des Chefs d'Entreprise et Tom D'Aquino ignore un acteur tout à fait majeur de notre vie collective depuis des années. Les médias, de même, sont déjà, dans une large mesure, contrôlés par les corporations. Tout cela, comme les entreprises, échappe largement à la connaissance du public et à tout contrôle démocratique. Il restait donc un lieu à envahir, un espace non encore violé mais crucial de la participation démocratique et de la préparation à la participation démocratique: les écoles, l'éducation. Depuis quelques années, c'est vers elles que les Maîtres se tournent. Le terrain a été magnifiquement préparé par les nombreuses et douloureuses coupures qui ont été infligées au monde de l'éducation et qui ont contraint la loi sur l'éducation à permettre le recours à de tels financements extérieurs et privés.

Les Maîtres attendent plusieurs choses de leur implication dans l'éducation, et on peut d'abord, avec Maude Barlow que je suivrai ici, regrouper leurs attentes sous trois grands objectifs.

D'abord, l'allégeance idéologique. Tout le monde, et dès l'enfance, doit comprendre qu'il n'y a d'autre avenue que le marché, l'entreprise, la compétition, qu'il n'y a d'autres modes de vie que ceux de la production et de la consommation, clé de tout bonheur humain possible. La Banque de Montréal, et je remercie Martin Petit d'avoir porté ces exemples à mon attention, offre (gratuitement, semble-t-il, mais avec un peu chance et de persévérance ils obtiendront une subvention du Ministère de l'éducation...) aux enfants du primaire le jeu Mon argent au max!; le Groupe Investors leur propose un livre d'études: Les jeunes et l'argent. Dans Petit Magot, l'enfant dont les parents ne peuvent qu'être confondus de remerciements devant la générosité du donneur à l'heure où, n'est-ce pas, les écoles manquent de tout, les enfants donc apprendront à placer et faire grossir leur magot, à devenir membre d'un club sous la présidence d'un dirigeant de la banque; ils apprendront les vertus du philanthropie pour pallier aux injustices, mais absolument pas celles d'une fiscalité équitable et progressive et du rôle qu'a pu jouer historiquement une telle fiscalité dans la constitution des démocraties. Il apprendra à se battre et une des règles du jeu explique d'ailleurs que le perdant est simplement éliminé.

Je n'ai simplement pas la force de commenter. Mais je voudrais faire remarquer que si une institution puissante défendait de cette manière, dans l'école et avec ces moyens, des idées avec lesquelles je suis en parfait accord, je m'offusquerais tout autant, au nom même de la définition du rôle et de la nature de l'école que j'ai avancée plus haut. L'école doit être un sanctuaire, elle doit pouvoir être à l'abri du monde, elle doit être un lieu libre où, pendant quelques années privilégiées, on donne d'abord à tous puis à certains , la possibilité et le luxe de penser librement, de tenir toute chose et tout objet à distance, en extériorité. L'école rend ainsi des comptes à l'école, à ses normes et à ses valeurs propres qui sont souvent ­ pas toujours, mais souvent - autres de celles qui prévalent à l'extérieur de l'école, voire opposée à elles. Selon le beau mot de Hannah Arendt, toute éducation qui n'est pas conservatrice est condamnée à être réactionnaire.

Un autre objectif visé par l'actuel assaut contre l'éducation concerne l'appropriation d'un lucratif et même, le mot n'est pas trop fort, fabuleux marché. Cet objectif n'est pas contradictoire avec le précédent, loin de là. La tristement célèbre Channel One, aux États-Unis, qu'Athena aspire ici à imiter, en sont un bon exemple. La pénétration de la publicité dans les lieux d'éducation en serait un autre. Je rappelle qu'en échange d'un don de matériel électronique - télé, vidéo- ces compagnies ont (ou aspirent à avoir) accès à des millions de gosses auxquels les écoles ont convenu de faire visionner, disons, douze minutes d'émissions portant sur l'actualité, dont deux sont de la pub, chèrement payée par des annonceurs qui savent ce qu'ils font en s'adressant à cette clientèle attentive et captive.

Enfin, les Maîtres attendent de cette pénétration dans l'éducation une transformation des fins et de certains produits de l'éducation qui sera conforme à leurs attentes et à leurs besoins. John Dewey est un des plus grands pédagogues du siècle, absolument pas un gauchiste, simplement un démocrate assez près de cet idéal humaniste des Lumières dont j'ai parlé depuis le début. Il a largement construit sa théorie pédagogique contre la mainmise des corporations qu'il pressentait il y a une soixantaine d'années. Ses propos vous sembleront sans doute aussi extrémistes que ceux de Smith: hier encore, ils étaient de simple bon sens. Dewey rappelait ainsi avec force que ces perspectives vocationnelles et professionnelles, c'est-à-dire axées exclusivement sur l'emploi, livraient pieds et poings liés l'éducation et l'université à ce qu'il appelait les “capitaines de l'industrie”, qu'elles n'assignaient plus pour fonction à l'éducation que de former des “fantassins dociles”, le mot est de lui, ne disposant que d'une formation “étroite”, “pratique”, directement liée à l'emploi et tout disposés à considérer que l'efficacité de l'entreprise rendait hors de propos toute considération relative à la démocratie sur les lieux de travail. C'est contre cette conception “vocationnelle” de l'éducation, contre cette éducation dominée par “l'entreprise pour l'accroissement de son profit et renforcée par la presse, ses agents et tant d'autres moyens de publicité et de propagande” que Dewey construit son idéal de démocratie dans l'éducation en rappelant cette autre évidence qu'en certains milieux on trouverait aujourd'hui utopique et selon laquelle “la vocation principale de tous les êtres humains et de tout temps est la croissance morale et intellectuelle”, l'éducation devant ultimement s'efforcer de produire, dit-il, “non pas des biens, mais des êtres humains librement associés les uns aux autres sur une base égalitaire”. Je vais le dire brutalement: l'apprentissage n'est pas l'éducation. Et s'il est normal et légitime d'attendre de l'éducation qu'elle débouche sur une insertion professionnelle, l'insertion professionnelle n'est pas toute l'éducation.

Les rapports entre l'éducation et les attentes du monde des affaires sont ici complexes et je n'aurai pas le loisir d'entrer dans le détail. Je pense cependant que l'exclusion d'une part substantielle de la population ne pose pas de problème très grave ou insurmontable : à ceux-là suffira ce Tytitainment, cocktail d'abrutissement divertissant et de nourriture dont ont parlé des Maîtres lors d'un colloque tenu il y a trois ans et au cours duquel ils se demandaient quoi faire de cette masse de gens qui deviennent de plus en plus inutiles. Mais la créativité, l'invention, la matière grise , restent cruciaux, surtout dans la nouvelle économie qui s'annonce. D'où cette pénétration des universités, qui s'effectue notamment chez nous par des chaires qui fournissent tout ce qu'il faut comme candidats à servir les Maîtres, même s'il faut dessiner des avions militaires ou adopter tous les comportements qu'on voudra. Mais si ce qui tend désormais à constituer toute l'éducation a fait correctement son travail , ces comportements n'apparaîtront même plus pour ce qu'ils sont: des comportements antisociaux. Selon la perspective que je dessine, l'université n'a de sens que comme entreprise intellectuelle régie par ses normes propres et mises à l'abri de ce qui est perçu à l'extérieur comme nécessaire, appréhendant cela même comme contingent en le rapportant à ses finalités, qui sont d'ailleurs elles-mêmes constamment auto- réfléchies. Tout cela suppose donc un rapport critique non seulement à toute forme de pouvoir externe et à son idéologie mais aussi à l'État lui-même. Ceci va loin et j'y insiste par un exemple. On sait qu'un membre du gouvernement du PQ a commandé à l'INRS des études sur les coûts de l'indépendance. Selon le journal de la FQPPU, le contrat signé prévoyait que le gouvernement pouvait faire refaire l'étude si les résultats ne le satisfaisaient pas. On se demande qui devrait avoir le plus honte: ceux qui ont commandé l'étude en rédigeant le contrat dans ces termes ou ceux qui ont accepté de le remplir.

Si je n'ai pas tout à fait tort, avec ceux que j'ai cité, ce qui est en train de se commettre sous nos yeux, cette appropriation des cerveaux, s'appelle le crime parfait, puisque c'est celui où la victime ne pourra même pas porter plainte faute de savoir qu'elle a été lésée.

Une autre conséquence prévisible de cet état de fait sera l'accroissement des inégalités et des exclusions, déjà importants, mais qui s'amplifieront encore. C'est du moins ce que pense Friedman lui-même, chef de file des économistes de droite et proche des libertariens, Friedman qu'on ne peut soupçonner de sympathies pour des positions alarmistes de gauche. Friedman déclarait en 1996 qu'à son avis ces inégalités constituaient le plus grand problème de nos sociétés, cette différence de revenus et d'habileté qui ne cesse d'augmenter entre ceux qui sont éduqués et ceux qui ne le sont pas. Il disait alors y voir un grave danger, pouvant conduire à des très graves problèmes, voire, ce sont ses mots mais il pense ici aux États-Unis, à la guerre civile. Le seul moyen de préserver la démocratie, disait Friedman, est d'augmenter la quantité et la qualité de l'éducation.

Mais les moyens qu'envisage Friedman, en grande partie, augmentent le mal. Ils passent par la privatisation, par les vouchers, ces bons d'éducation dont il s'est fait le promoteur. Ils peuvent aussi passer par la gestion d'écoles (dites à Charte ou Charter Schools) confiée à des entreprises privées financées par des fonds publics. Ils peuvent encore passer par diverses modalités du recours aux nouvelles technologies de l'information et de la communication : mais il s'agit ici d'un dossier complexe dans lequel je n'aurai pas ici le loisir d'entrer.

Quand j'examine à tête reposée tout ce que je viens de tenter de vous situer, je l'avoue, il m'arrive de ne pas être très optimiste. Quand je regarde comment se pense aujourd'hui l'éducation, les manières de faire et de penser de ceux qui ont pour fonction de penser l'éducation, de préparer les futurs maîtres et ainsi de suite, je vous le dis sans ambages, mon pessimisme s'accroît encore. C'est que dans ce lieu même où les idéaux dont je me suis réclamé ici devraient être le plus chaudement défendus, je les vois méprisés et malmenés quand ils ne sont pas littéralement ignorés. C'est là un autre débat que celui que j'ai abordé jusqu'ici, mais je dois néanmoins dire que peu de disciplines ont fait autant de tort à l'idée d'éducation que ces sciences de l'éducation que je connais pour ma part de l'intérieur. Elles ne sont certes pas les seules à avoir succombé et en partie renié leur raison d'être et l'université elle même, déjà, de l'intérieur, a beaucoup trop assimilé les valeurs qui concourent à sa perte. Laissez-moi le dire plus simplement : une société, un système scolaire, une université, qui ne peut plus justifier que par l'emploi ses pratiques est en passe, à proportion que se répand cet utilitarisme, de ne plus savoir ce qu'est l'éducation, ou du moins une certaine et précieuse idée de l'éducation.

Il n'est évidemment pas exclu que l'État apporte un précieux soutien à l'avènement de cet état de fait et il faut bien que ce projet d'éducation humaniste hérité des Lumières que j'ai ici vanté a bien souvent été malmené, que la plupart des pratiques n'ont pas été à la hauteur de son idéal qui a plus d'une fois servi de paravent à des pratiques infiniment déplorables. Quand Bertrand Russell écrit que “Les êtres humains naissent ignorants, pas idiots; c'est l'éducation qui les rend idiots”, c'est à ces pratiques qu'il pense. De même Noam Chomsky quand, polémique à son tour, il assure que “l'éducation est un système permettant d'imposer l'ignorance”.

Un éducateur bien oublié aujourd'hui, Francesco Ferrer y Guardia assurait pour sa part, sagement je pense: “Nous voulons des êtres humains capables d'évoluer sans cesse, capables de renouveler sans fin et leur environnement et eux-mêmes; des êtres humains dont l'indépendance intellectuelle sera la plus grande force et toujours disposés à consentir à ce qui est préférable, heureux du triomphe des idées nouvelles et justes [...]. La société redoute de tels êtres; nous ne devons pas espérer qu'elle consentira à l'avènement d'une éducation capable de les former”.

Il y a certainement bien du vrai là-dedans. Et je suis bien conscient de la faiblesse de ces pauvres mots comme ceux de culture et de savoir désintéressé face à des mots aussi forts et puissants que rentabilité et efficacité.

Mais je me refuse aussi à être totalement pessimiste. Je persiste à penser possible pratiquement et souhaitable moralement d'instaurer par l'éducation ce sujet libre et émancipé dont j'ai parlé en commençant, ce sujet capable de s'investir dans la discussion démocratique où est débattu indéfiniment la question de notre avenir commun.

D'abord parce que je vois des tas de pratiques concrètes qui vont en ce sens, qui sont le fait d'individus dévoués et impliqués et qui sont conscients des enjeux cruciaux et difficiles qui sont les nôtres.

Ensuite parce que c'est dans l'intérêt de tout le monde et même, dans une certaine mesure, de ceux que Smith appelle les maîtres, ne serait-ce que parce que le capital humain sera demain un crucial facteur de réussite économique et que celui-ci supposera toujours la culture, la réflexion, la capacité de synthèse, de recul critique et ainsi de suite.

Enfin, parce que j'ai confiance en nous et que je pense que ces mots si faibles sont au bout du compte les plus puissants de tous. En tout cas, pour ma part, c'est tout ce que j'ai.

Je vous remercie de m'avoir écouté et j'espère ne pas vous avoir trop ennuyé...