20 mars 2000

Le 11 avril 1977, Prévert s'éteint. Courrière termine sa biographie sur cette judicieuse remarque: "Il avait soixante-dix sept ans, cinquante-cinq films, trente livres, dont six recueils de poèmes qui, de Paroles à Choses et autres, l'avaient fait connaître du monde entier, une foule de plaquettes, des centaines de collages, et cinq cent quarante-trois chansons éditées. On le disait paresseux".

Ça y est : elle est enfin arrivée. Quoi donc? Mais la biographie de Prévert, voyons! Des années qu'on l'attendait, nous les nombreux fans du poète le plus lu du siècle, l'auteur de Paroles, ce recueil de poésie tiré à 3 millions d'exemplaires.

Yves Courrière a mené une longue et patiente enquête au terme de laquelle il livre un ouvrage monumental qui deviendra incontournable et que voudront lire tous les amis de Prévert.

Tout commence avec le siècle, le 4 février 1900 plus précisément. Très vite on note que le petit Jacques possède un remarquable don de parole; dès qu'il ouvre la bouche, et il ne la referme que rarement, se bousculent images, métaphores, jeux de mots, associations d'idées. Toute sa vie, et sans effort apparent, Prévert aura su l'art d'être seul à parler comme tout le monde. "Écris-le, mon petit, tu le dis si bien", lui répète son père. Mais pour le moment, le petit Jacques a bien d'autres choses à faire que d'écrire. Il s'y essaie bien une fois, une seule et range son manuscrit dans un tiroir pour le relire le lendemain. "Ça m'a foutu la trouille", avouera-t-il plus tard.

Études primaires puis les cent métiers et les quatre cents coups, à cette époque où l'appellation jeunesse délinquante n'était pas encore inventée. Puis c'est le service militaire auquel, malgré tous ses efforts, il ne peut échapper. Il essaie par exemple de se faire passer pour aliéné et arrive à l'infirmerie en disant calmement : "J'ai des boutons". Et de fait, il s'était cousu une douzaine de boutons sur le corps. C'est que Prévert est déjà Prévert avant d'avoir 20 ans. Anarchiste lyrique, esprit libre, insoumis, antimilitariste, anticlérical (Notre Père qui êtes aux cieux, restez-y), défenseur de tout ce qui souffre ou est humilié, ami des enfants, des oiseaux, écologiste avant la lettre, amoureux de la vie qui palpite et de l'amour qui nous sauve. L'oiseau est déjà paré de toutes ses plumes et il ne lui reste qu'à se découvrir, ce qu'il fera peu à peu, toujours sans effort apparent et dans une parfaite continuité entre la vie et l'oeuvre.

Au service militaire, deux rencontres importantes : Marcel Duhamel, futur fondateur de la Série Noire (c'est Prévert qui la baptise ainsi) et Yves Tanguy, futur peintre surréaliste.

Retour à Paris et installation de la joyeuse bande au 54, rue du Château. Prévert ne fout rien, comme il dit. Mais bientôt les surréalistes débarquent dans ce lieu étonnant où le surréalisme vit comme chez lui chez ces gens qui n'ont jamais entendu parler de Breton. L'adresse deviendra mythique. Prévert fait donc ses humanités chez les surréalistes, comme il dira. Il n'écrit toujours pas et est homme de main plutôt qu'homme de plume. Ce qui ne l'empêche pas d'inventer les fameux cadavres exquis, l'expression est d'ailleurs de lui...

Nous sommes maintenant au début des années 30. Le Groupe Octobre pratique un théâtre engagé et se cherche un auteur capable le matin de pondre à toute vitesse des textes qui seront répétés l'après-midi pour être joués le lendemain, par exemple devant ces grévistes. Ce sera Prévert et il fait merveille. Pièces, tableaux et saynètes se multiplient et valent à la troupe un mémorable voyage en URSS. Prévert refuse absolument de signer le satisfecit qu'on lui réclame à son départ. Solidaire des luttes menées, il avait toujours refusé l'embrigadement communiste ("M'inscrire au Parti? On me mettrait dans une cellule", disait-il) et trouvera sa manière à lui de s'engager, insolente au besoin, passionnée, iconoclaste mais toujours libre.

Un jeune metteur en scène de cinéma assiste un soir à une représentation par le Groupe Octobre de La bataille de Fontenoy, texte de Prévert. Une réplique le fait crouler de rire : "Soldats tombés à Fontenoy, vous n'êtes pas tombés dans l'oreille d'un sourd! " Ça tombe bien : le jeune metteur en scène, Marcel Carné, cherche un auteur. C'est le début d'une longue et fructueuse collaboration qui nous vaut moult chef-d'œuvres, dont Drôle de Drame et Les enfants du paradis, peut-être le plus grand film français.

Voici la Guerre; puis, en 1945, la sortie de Paroles. Prévert délaisse peu à peu le cinéma et devient le poète que tout le monde connaît. Il écrit aussi des chansons (la célébrissime Les feuilles mortes, c'est lui), des textes inclassables et se met même à la création de remarquables collages : son ami Picasso ne lui a-t-il pas dit que même s'il en sait pas dessiner, il sait peindre.
Prévert passe ses dernières années dans le petit village d'Omonville-la-Petite, en Normandie, près du Cap de la Hague.
Le cancer du poumon de celui qu'on ne voit que très exceptionnellement photographié sans une Gitane au bec fera son œuvre, peu à peu, mais il ne pourra jamais enlever à Prévert son amour de la vie et son sens de la répartie. À son médecin qui s'inquiète de santé il répondra : "Même assis, je ne tiens plus debout".

Le 11 avril 1977, Prévert s'éteint. Courrière termine sa biographie sur cette judicieuse remarque : "Il avait soixante-dix sept ans, cinquante-cinq films, trente livres, dont six recueils de poèmes qui, de Paroles à Choses et autres, l'avaient fait connaître du monde entier, une foule de plaquettes, des centaines de collages, et cinq cent quarante-trois chansons éditées. On le disait paresseux."

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Frère Jacques, frère Jacques

Dormez-vous? Dormez-Vous?

Hélas. Beaucoup de fois hélas

Mais comme il le disait aussi: "Le jardin reste ouvert pour ceux qui l'ont aimé."

Merci, Yves Courrière, d'en offrir une nouvelle clé.

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COURRIÈRE, Yves, Jacques Prévert, NRF Biographies, Gallimard, Paris, 2000. 720 pages.

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