6 novembre 2000
LES ORPHELINS DE DUPLESSIS
«On leur infligera les traitements réservés alors aux malades mentaux: camisoles de force, électrochocs, médication excessive et de toute façon inutile, isolement; on les privera d'éducation; il seront des travailleurs non-rémunérés. Au terme de cet inconcevable parcours, privés de dignité et d'identité, ils seront recrachés par la dévoreuse machine qui les aura brisés, détruits, abîmés jusqu'au plus profond d'eux-mêmes».
Les enfants ont tout, sauf ce qu'on leur enlève.
Jacques Prévert

Le Québec des années 30 à 60, avec sa chape de plomb catholique et cet étouffant carcan idéologique et politique que Maurice Duplessis fait alors partout peser, ce Québec là est à la fois proche de nous, ne serait-ce que par le peu de temps qui nous en sépare, mais et en même temps tellement éloigné, par tant de choses, qu'il nous demeure souvent étranger.

En certains cas, il nous faut faire un substantiel effort pour nous replacer dans le contexte de l'époque et saisir dans toutes ses dimensions une problématique ou une situation.

Prenez par exemple la question des enfants illégitimes, c'est-à-dire des enfants nés hors du mariage. Il était à cette époque hors de question qu'ils soient élevés par des mères seules et célibataires: l'Église, institution sociale omniprésente, se chargerait donc d'eux, comme elle se charge des enfants orphelins, abandonnés ou de ceux dont les parents ne sont simplement plus capables de s'occuper.

Que fait-elle de ces illégitimes dont elle a la garde? L'Église les confie à des instituts psychiatriques qu'elle possède et qu'elle gère. Certains sont adoptés et s'en sortent. Mais dans d'autres cas, le chemin qui s'ouvre devant ces enfants est ponctué d'horreurs sans nom, de violence psychologique et physique. Évoquant leur cas, le Protecteur du citoyen écrivait l'an dernier: «À plusieurs occasions, des orphelins ont été battus, attachés à leur lit ou isolés dans des cellules pendant de longues périodes. Plusieurs enfants ont également fait l'objet d'agressions sexuelles, de sodomie, de faveurs forcées et d'attouchements répétés. » Certains seront aussi forcés de travailler pour rien, notamment sur des fermes.

Savait-on tout cela? La réponse est oui, hélas. Par exemple, dès 1950, Gérard Pelletier publie dans Le Devoir une belle et courageuse série d'articles qu'il réunit ensuite en une brochure qui sera publiée par L'Action Nationale sous le titre Histoire des enfants tristes. Un reportage sur l'enfance sans soutien dans la Province de Québec. C'est un témoignage bouleversant et un réquisitoire terrible. Mais les années passent. Le Québec fait son aggiornamento politique et économique, se modernise. Voici la Révolution Tranquille. Bientôt, l'affaire de ces orphelins , de ces exclus, nous sembla appartenir à un autre monde et menaça de tomber dans le grand trou noir de l'oubli. Mais ce serait aller vite en affaires. Car ces enfants ont grandi, sans doute, mais ils n'ont pas oublié, pour l'excellente raison qu'il est impossible d'oublier.

Il y a plus. Pour un certain nombre de ces enfants de Duplessis va encore s'ajouter un autre degré dans l'échelle de l'horreur. Remontons à nouveau le temps, jusqu'en mars 1954.

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- «À partir d'aujourd'hui, vous êtes tous fous».

Ce matin là, ces mots, terrifiants, sortent de la bouche de Soeur François. Et ils retombent lourdement sur les centaines d'enfants auxquels il s'adressent. Ils s'incrustent dans leur conscience, dans leur mémoire, dans leur chair. Ils n'en sortiront plus. Et leur épouvantable et angoissant vacarme ne cessera jamais de se faire entendre dans la tête de tous ces enfants, de tous ces enfants qui ne sont pas fous: majoritairement illégitimes, ils sont simplement ce qu'on appelle alors des «non adoptés».

C'était le 18 mars 1954, dans une salle de classe de l'orphelinat du Mont-Providence.

Pour ces enfants, un long calvaire commençait. On leur infligera les traitements réservés alors aux malades mentaux: camisoles de force; électrochocs; médication excessive et de toute façon inutile; isolement; on les privera d'éducation; ils seront des travailleurs non-rémunérés. Pour certains , s'ajouteront encore les sévices physiques et même les viols. Au terme de cet inconcevable parcours, privés de dignité et d'identité, ils seront recrachés par la dévoreuse machine qui les aura brisés, détruits, abîmés jusqu'au plus profond d'eux-mêmes.

Entre 1500 et 2000 enfants connaîtront le même sort dans le Québec des années 40 et 50.

Cette fois encore, on ne peut arguer de l'ignorance des faits: en 1960, une équipe médicale évalue 500 enfants du Mont-Providence qu'on a déclarés aliénés: ils ne savent ni lire, ni écrire, sans doute, puisqu'ils ont été privés d'enseignement,: mais il ne sont absolument pas fous.

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La question se pose, immanquablement: Comment, pourquoi en est-on arrivé là? Comment cela a-t-il été possible? Il y a bien des aspects à considérer lorsqu'on cherche à répondre à une telle question et il est vrai qu'il faut replacer tous les éléments dans le contexte historique, politique et social de l'époque. Cependant, en ce qui concerne les enfants ayant été institutionnalisés sur la base d'un diagnostic médical ans fondement, on peut affirmer sans l'ombre d'un doute que les autorités ont agi comme elles l'ont fait à la suite du sordide et effrayant calcul financier que voici: le per Diem était de 70 cents pour un orphelin; de $2. 50 pour un fou. Maurice Duplessis fit ce calcul devant le Cardinal Léger, qui accepta le marché. [Les aspects financiers et économiques de cette affaire sont traités en détail dans un rapport produit par Martin Poirier que je vous invite à lire (il est accessible ici)].

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Aujourd'hui, tous ces enfants ont vieilli. Ils sont devenus des adultes meurtris. Ils ne réclament rien d'autre que la justice. Ils la réclament depuis des années. Mais ils attendent toujours.

L'affaire des orphelins de Duplessis éclate au Québec grâce aux efforts d'un groupe d'anciens pensionnaires d'hôpitaux psychiatriques - notamment MM. Guy Labrosse et Hervé Bertrand. Est alors fondé le Comité des Orphelines et Orphelins Institutionnalisés de Duplessis, le COOID. Il recueille des témoignages de gens trop longtemps astreints au silence, canalise des espoirs, permet à des légitimes colères de s'exprimer. Des recours collectifs sont entrepris, sans grand succès. Certains arguent que le dossier a été mal présenté par les avocats qui ont choisi, à tort, de mettre l'accent sur les dommages individuels subis plutôt que sur l'effet systémique de la discrimination s'exerçant contre une population ciblée: les enfants nés hors mariage et non adoptés qui ont été internés sur la base d'un faux diagnostic médical.

Quoi qu'il en soit, le COOID explore alors la voie politique et tente un règlement hors-cour, sans grand succès encore une fois. L'Église refuse de reconnaître les faits; les autorités médicales de même; l'État offre des excuses du bout des lèvres, propose un fonds d'aide de $3 millions en services, en services qui sont de toute façon déjà offerts à travers les services sociaux eu communautaires. Cette offre, qui ne constitue en rien une offre de réparation réelle sur la base d'une indemnisation individuelle est un leurre, à dénoncer comme tel. Puis, par la bouche de Lucien Bouchard, le Gouvernement assure qu'on ne rouvrira pas le dossier.

Pourtant, le Protecteur du citoyen a tracé la voie d'un règlement à la fois simple, juste, digne et respectueux, sur la base d'un no-fault. [On peut lire ici une déclaration du Protecteur du citoyen du Québec]. La Commission parlementaire des Institutions, à l'unanimité, a proposé qu'il soit donné suite à cette solution. La population du Québec est également largement favorable à un tel règlement. Rien à faire, dit le Gouvernement. Silence total de l'église et des autorités médicales. Et on ne peut dès lors qu'être frappé du contraste entre la patience et la dignité des orphelins de Duplessis et l'attitude hautaine, arrogante et méprisante du Gouvernement, des autorités religieuses et des autorités médicales.

Mais les Orphelins ne lâchent pas. Ils ont le bon droit et la vérité pour eux. Ils sont aussi et ils auront de plus en plus, avec eux et elles, l'opinion publique d'ici et d'ailleurs. Car à l'étranger cette histoire commence à être bien connue. De grands journaux s'en emparent, aux États-Unis et en Europe. La télévision l'évoque, lui consacre une télé série et un producteur de Los Angeles a entrepris de réaliser un documentaire sur le sujet.

Pour le moment, le COOID poursuit son action, la recentre autour des enfants ayant reçu un faux diagnostic de débilité mentale et s'apprête à déposer un nouveau recours collectif. Ce qui n'empêche nullement la population de réclamer qu'un règlement satisfaisant pour tous les orphelins soit conclu et que les autorités religieuses et médicales reconnaissent leurs torts respectifs.

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Que peut-on faire, justement? J'ai posé la question à Bruno Roy, porte-parole du COOID.

Voici quelques suggestions de gestes simples qu'on peut poser pour faire en sorte que ce dossier se règle, le plus vite possible:

[Il existe un site des Orphelins de Duplessis. Vous y trouverez un tas d'informations même si, il faut le dire, il n'a pas été récemment mis à jour. On y accède en cliquant ici.]


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