1er avril 2000
«Trahir» |
«Au total, je suggère qu'on donne au mot intellectuel un sens non-trivial mais assez précis pour lui faire désigner un ensemble d'activités de coordination, de légitimation, de diffusion d'idées et de préparation des esprits accomplies typiquement par une classe spécialisée au sein de nos formations sociales. Et je pense qu'on doit alors admettre que ces activités n'ont le plus souvent pas grand chose d'intellectuel, si l'on entend cette fois par ce mot ce qu'on en entend d'ordinaire, avec ses connotations les plus positives et qui renvoient à des choses comme l'intelligence, la rationalité, l'objectivité, la recherche de la vérité, le désintéressement et ainsi de suite» |
On m'a demandé cette semaine de m'exprimer sur le thème
de la responsabilité des intellectuels. Je veux bien le
faire, mais je dois dire en commençant que mes idées
sur le sujet reposent sur un certain nombre de convictions que
je pense raisonnables et légitimes mais qu'il ne me sera
pas possible de développer ou de défendre ici comme
elles devraient l'être. Ce qui suit sera peut-être
pour cela incompréhensible à qui ne partage pas,
au moins en partie, ces convictions.
En particulier, cet article repose sur l'idée que le monde
dans lequel je vis est intolérable à un grand nombre
de points de vue et notamment parce qu'il est oppressif pour une
majorité de mes semblables. Je pense encore que ce monde,
et ceci est crucial, est largement fondé sur le mensonge
et aussi que, dans une substantielle mesure, il ne perdure et
ses institutions dominantes ne se maintiennent que par la propagande.
Enfin, je dois avouer que je pense, avec Bakounine cité
en exergue de ce texte et avec toute la tradition libertaire que,
dans une société saine, aucun privilège ne
serait d'emblée consenti aux intellectuels et surtout qu'il
ne serait pas donné à une élite de mobiliser
l'information et de la traiter. Au total, je me méfie donc
aussi bien des experts (typiquement de droite) aspirant à
servir les tyrannies privées ou l'État et qui me
chantent les louanges du marché et de nos institutions
dominantes que des intellectuels (typiquement léninistes)
de gauche qui me chantent la nécessité d'un Parti
aux mains d'une élite éclairée.
Mon argumentaire sera ici le suivant: à une classe de
gens les intellectuels, justement - sont consentis des loisirs
et des privilèges considérables permettant, s'ils
le veulent, de contribuer à ce que soit connue la vérité
sur certaines questions d'une grande importance. C'est là
une tâche modeste, sans doute, mais bien souvent utile et
en certains cas nécessaire. On devrait donc attendre des
intellectuels, et c'est un strict minimum, qu'ils s'efforcent
de rechercher la vérité, qu'ils disent ce qu'ils
ont compris à propos de notre monde et des institutions
qui le définissent, et plus encore qu'ils le disent à
ceux que cela concerne et qu'ils s'expriment pour ce faire de
manière à être entendu.
Je soutiens que c'est trop souvent le contraire qui se produit.
Selon moi, les intellectuels servent plus volontiers les pouvoirs
qui oppressent qu'ils ne les dénoncent et, loin de la combattre,
ils contribuent à la propagande des Maîtres. Pire
encore: il arrive qu'ils soient les premiers destructeurs et
négateurs de ces outils de libération auxquels ils
ont un accès privilégié et dont on pourrait
penser qu'ils leur sont particulièrement chers (les faits,
la raison, la vérité, la clarté, l'éducation
et ainsi de suite).
Au total, il arrive donc bien souvent que ce soit précisément
chez les intellectuels que fleurisse l'antintellectualisme le
plus délirant, celui-là même dont ils accusent
volontiers les gens ordinaires chez qui ils feraient bien, pour
certains d'entre eux au moins, de prendre des leçons tant
ils auraient à y apprendre.
Voilà, exprimé le plus succinctement possible, ce
que je souhaite avancer ici.
Au total, je suggère qu'on donne au mot intellectuel un
sens non-trivial mais assez précis pour lui faire désigner
un ensemble d'activités de coordination, de légitimation,
de diffusion d'idées et de préparation des esprits
accomplies typiquement par une classe spécialisée
au sein de nos formations sociales. Et je pense qu'on doit alors
admettre que ces activités n'ont le plus souvent à
peu près rien d'intellectuel, si l'on entend cette fois
par ce mot ce qu'on en entend d'ordinaire, avec ses connotations
les plus positives et qui renvoient à des choses comme
l'intelligence, la rationalité, l'objectivité, la
recherche de la vérité, le désintéressement
et ainsi de suite.
Pour le dire plus simplement: je souhaiterais que mon lecteur,
ma lectrice, puisse comprendre pourquoi, quand Arthur Schesinger
accuse Noam Chomsky de trahir la tradition intellectuelle dans
ses écrits politiques, Chomsky puisse lui donner entièrement
raison mais en précisant que puisque la tradition intellectuelle
en est une de servilité à l'endroit du pouvoir,
il aurait honte de lui-même s'il ne la trahissait pas .
Bref: le présent article constitue une invitation à
la trahison.
Je souhaite que mes propos concernent ce monde dans lequel je
vis et je ne veux surtout pas m'en tenir à de confortables
généralités abstraites et bien commodes dans
lesquelles ces débats sont le plus souvent confinés.
Permettez-moi donc ici de citer quelques chiffres. Je partirai
d'un document non controversé et très récent
: le rapport 1999 du Programme des Nations Unies pour le Développement
Humain (PNUD) .
Dans les pays en développement, aujourd'hui, 1,3 milliards
d'être humains n'ont pas d'accès à de l'eau
propre, un enfant sur 7 en âge de fréquenter l'école
primaire ne la fréquente pas, 840 millions de personnes
sont sous-alimentées et 1 milliard 300 millions survivent
avec des revenus de moins d'un dollar par jour.
Le rapport nous apprend aussi que l'accentuation de la supposée
mondialisation de l'économie produit des résultats
inattendus, du moins inattendus pour qui prête crédit
à la propagande qui nous en chante sans arrêt les
supposées vertus: c'est ainsi que pendant que les revenus
per capita de plus de 80 pays sont inférieurs aujourd'hui
à ce qu'ils étaient il y dix ans, l'écart
entre les pays riches et les pays pauvres atteint désormais
des "proportions grotesques", selon l'expression utilisée
dans le rapport du PNUD, qui n'a pas souvent eu de tels écarts
de langage. Les pays réunissant le cinquième le
plus fortuné de la population de la Terre disposaient ainsi,
en 1960, de revenus per capita 30 fois supérieurs à
ceux du cinquième le plus pauvre. Cette proportion était
portée à 60 en 1990 et à 74 en 1995. La fortune
des 200 êtres humains les plus riches équivalait
en 1998 aux revenus du 41% le plus pauvre de la population mondiale.
Les pays les plus riches, dont le mien, n'ont pas échappé
à cette montée des inégalités et de
l'exclusion. Dans ces pays, les revenus des salariés stagnent
ou déclinent, la richesse s'accroît mais elle se
concentre de plus en plus en un nombre restreint de mains; le
Canada, qui avait promis en 1989 d'éliminer la pauvreté
chez les enfants avant l'an 2000, a aujourd'hui 463 000 enfants
pauvres de plus que lorsque cette promesse a été
faite et un enfant sur cinq vit désormais dans la pauvreté.
Les soupes populaires se sont monstrueusement multipliées
depuis dix ans et tant d'enfants, à Montréal, mangent
en fin de mois leur seul repas quotidien à la cantine scolaire
qui le leur offre que, s'en avisant, on a cru nécessaire
de revoir le calendrier scolaire de l'an prochain pour assurer
que la semaine de relâche d'hiver ne coïncidera pas
avec une fin de mois.
C'est à propos de ce monde que je veux chercher à
cerner ce qu'il convient d'entendre par la responsabilité
des intellectuels. Pour bien faire comprendre ce que cette question
engage à mes yeux, je reprendrai une image à Michael
Albert . Imaginons qu'un dieu, lassé de la folie des hommes,
fasse en sorte que dans tout cas de mort qui ne soit pas naturelle,
tout cas de mort qui résulte de décisions humaines
contingentes, le cadavre de ce mort ne soit pas enterré
et qu'il ne se décompose jamais mais qu'il soit mis à
bord d'un train qui circulera indéfiniment autour de la
planète. Un par un, les corps s'empileraient dans les wagons,
à raison de mille par wagon; un nouveau wagon serait rempli
à toutes les cinq minutes.
Corps de gens tués dans des guerres; corps d'enfants non
soignées et morts faute de médicaments qu'il coûterait
quelques sous de leur fournir; corps de gens battus, de femmes
violées, d'hommes morts de peur, d'épuisement, de
faim, de soif, morts d'avoir du travail, mort de n'en pas avoir,
morts d'en avoir cherché, morts sous des balles de flic,
de soldats, de mercenaires, morts au travail, morts d'injustice.
L'expérience, commencée le 1er janvier 2000, nous
donnerait un train de 3 200 kilomètres de long dix ans
plus tard. Sa locomotive serait à New York pendant que
son wagon de queue serait à San Francisco.
Quelle est la responsabilité des intellectuels devant ce
train-là ? C'est la question qui m'intéresse.
Mais d'abord qui sont ces intellectuels ? Je voudrais être
très précis ici. Je vais en effet dire des choses
très dures sur les intellectuels; mais ces choses ne valent
que pour eux au sens où ma définition les désignera.
Lorsqu'il est question de la "responsabilité des intellectuels",
j'ai en tête la responsabilité qui incombe à
une classe particulière de gens lorsqu'ils se penchent
sur un certain nombre de questions particulières. Et uniquement
ceux-là quand il s'agit de ces questions.
Cette classe de gens n'est sans doute pas définie avec
une précision mathématique, pas plus que ces problèmes
auxquels on fait référence. Mais on peut sans doute
convenir que le fait d'exercer ses facultés mentales ne
suffit pas à définir l'appartenance à la
classe des intellectuels: après tout, il n'est pas réservé
à une élite de penser et les facultés intellectuelles
sont utilisées dans diverses activités qui vont
de la réparation d'une bicyclette à la résolution
de problèmes de mathématiques et à la conception
d'une expérimentation scientifique: or ces activités
ne sont pas typiquement ce à quoi l'on pense quand on cherche
à préciser ce qu'est la responsabilité propre
des intellectuels. Qui sont-ils, alors? Cette classe est celle
dont les membres, dans ses activités habituelles, font
tout particulièrement voire quasi-exclusivement usage des
facultés intellectuelles: le physicien, l'éditorialiste,
le professeur d'université, l'artiste, le savant sont typiquement
ceux que l'on a en tête ici. Mais notez bien qu'on ne pense
pas alors au physicien en tant qu'il fait de la physique, ou à
l'artiste en tant qu'il peint une toile et ainsi de suite; c'est
que les intellectuels, dans l'expression responsabilité
des intellectuels, se caractérisent aussi par la catégorie
bien particulière d'objets et de problèmes dont
ils traitent. Pour aller rapidement à l'essentiel, disons
qu'il s'agit de questions qui relèvent notamment du politique,
du sens de notre vie commune, des questions qui y sont débattues,
des choix qui y sont faits etc.. Les intellectuels, au sens où
ce mot est entendu dans l'expression: "responsabilité
des intellectuels", sont donc tous ceux qui, ayant des activités
intellectuelles dans une sphère particulière (en
tant qu'artistes, savants, chercheurs et ainsi de suite), interviennent
dans la sphère publique et commune où se débattent
et discutent des questions comme celles que j'ai évoquées.
La distinction que je suggère me semble triviale et s'il
est vrai qu'elle n'est pas d'une précision mathématique,
elle me paraît demeurer valable, utile et non controversée,
au moins dans une très large classe de cas. Fallait-il
ou non intervenir au Kosovo, l'an dernier ? Voilà sans
l'ombre d'un doute une question qui appartient à la classe
des problèmes qui sont discutés par les débats
entourant la responsabilité des intellectuels. La démonstration
du dernier théorème de Fermat, dont on m'assure
qu'elle tient le coup, est-elle ou non valide ? À supposer
qu'elle se pose - je n'en ai aucune idée - cette question
n'est pas de celles dont la discussion relève de cette
même catégorie, bien que le sujet et sa discussion
soient éminemment intellectuels, cette fois au premier
sens du terme.
Poser la question de la responsabilité des intellectuels,
c'est donc chercher à déterminer ce qu'il est moralement
souhaitable et pratiquement possible de demander à ou d'espérer
de ces gens dont l'essentiel de l'activité est spécialisée
dans des tâches relevant de l'exercice de la pensée,
ce qu'il est moralement souhaitable et pratiquement possible de
leur demander ou d'espérer d'eux quand ils exercent leurs
facultés à propos de ces questions relevant du politique,
du sens de notre vie commune, des choix qui y sont faits et ainsi
de suite.
La réponse à cette question, la réponse élémentaire,
banale, minimale et suffisante dans une très large classe
de cas, est celle que propose par exemple Noam Chomsky quand il
écrit:
À une minorité privilégiée, les démocraties occidentales offrent le loisir, les ressources ainsi que la formation permettant de rechercher la vérité derrière le voile des distorsions et des fausses représentations, de l'idéologie et des intérêts de classe à travers lesquels les événements de l'histoire qui se déroule nous sont présentés.
La responsabilité des intellectuels, dès lors, est plus profonde que ce que Dwight Macdonalds appelle les responsabilité du peuples, compte tenu de ces privilèges uniques dont les intellectuels jouissent. Il est de la responsabilité des intellectuels de dire la vérité et de débusquer les mensonges .
À mes yeux, l'essentiel est dit.
Les intellectuels, si et quand ils choisissent de sortir de la
sphère de l'activité spécialisée qui
les définit comme intellectuels pour intervenir dans les
enjeux sociaux et politiques, devraient examiner le monde dans
le respect des normes qui régissent leurs activités
habituelles: honnêteté, recherche de la vérité,
objectivité et ainsi de suite; ils devraient s'efforcer
de conserver le minimum de décence morale qui les définit
comme êtres humains; ils devraient enfin s'efforcer de communiquer
ce qu'ils ont compris et plus particulièrement de le communiquer
clairement à ceux que cela concerne notamment parce que
ce qui est en cause les affecte particulièrement et qu'ils
sont en mesure de le changer.
Ces conditions sont le plus souvent satisfaites par la plupart
des êtres humains dans leurs activités ordinaires.
Elles se trouvent par exemple réunies dans une bonne émission
de radio ou de télévision dans laquelle on discute
de sport. Les gens s'y efforcent notamment d'être rationnels,
s'efforcent de ne pas se contredire, évitent de référer
à des choses qui n'ont aucun rapport avec le sujet, tentent
de réunir de l'information pertinente à la discussion
du sujet abordé, d'élaborer des arguments, de les
débattre dans une langue compréhensible et ainsi
de suite.
Ces conditions sont aussi satisfaites par bien des intellectuels
quand ils se livrent à certaines de leurs activités
habituelles. C'est impérativement le cas dans ces disciplines
qui ont un véritable contenu intellectuel. Le physicien,
par exemple, ne peut pas ne pas s'y plier quand il fait de la
physique et tout manquement à cet égard l'exclut
de la communauté scientifique.
Ma conviction est que ces conditions ne sont que trop rarement
satisfaites par les intellectuels lorsqu'ils abordent ces questions
qui sont concernées dans les débats sur leurs responsabilités.
Si j'ai raison en ceci, et puisque des champs entiers de la vie
intellectuelle, des disciplines entières de la vie académique
sont voués en tout ou en partie à l'examen de questions
qui engagent les responsabilités des intellectuels, il
s'ensuit aussi que dans une substantielle mesure des pans entiers
de la vie intellectuelle ne s'élèvent pas au niveau
des Amateurs de Sports.
Cette dernière affirmation, je le sais bien, apparaîtra
comme scandaleuse. Je la pense pourtant en grande partie exacte
et je suis convaincu que sa part de vérité est crucialement
importante. Des disciplines comme la science économique,
par exemple, à proportion qu'elles concernent les questions
dont je traite ici, sont dans une large et significative mesure
une entreprise de justification de l'ordre établi. De même,
la célèbre affaire Sokal a démontré
de manière très convaincante que des pans entiers
de la vie de l'esprit pouvaient se fonder sur la fraude et l'imposture
intellectuelle. Tout cela n'est d'ailleurs pas tellement étonnant.
C'est qu'à s'en tenir aux normes intellectuelles ordinaires,
à celles qui prévalent au moins largement dans la
vie quotidienne, à celles qui prévalent dans les
disciplines ayant un contenu intellectuel véritable, on
découvre bien vite, comme le dit Chomsky dans l'exergue
de ce texte, qu'on ne sait que peu de choses et, plus encore,
que ce peu de choses n'a qu'un rapport ténu avec les problèmes
et les questions sur lesquelles les intellectuels doivent se montrer
responsables. La notion de marché élaborée
par l'économie, par exemple, n'a que peu de rapport avec
le monde dans lequel on vit, n'est que de peu d'incidence pour
décrire et comprendre ce qui se passe dans ce monde. En
fait, il est le plus souvent le cas que les savoirs, modestes
et limités dont nous disposions pour penser le monde des
affaires humaines et pour aborder la plupart des difficiles problèmes
qu'il nous pose, que ces savoirs, donc, n'aient qu'un intérêt
et une pertinence fort limités pour traiter de ces problèmes.
Prendre acte de cela devrait amener à une très grande
modestie et placer les intellectuels dans la situation qui est
celle de la plupart des gens engagés dans des activités
pratiques et s'efforçant de s'informer, de juger au mieux,
de faire preuve de prudence. Mais cette conclusion est inadmissible
pour bon nombre d'intellectuels et elle ne constituerait pas une
justification acceptable des privilèges qui leur sont consentis.
Il vaut donc mieux, quitte à ce que cela soit faux, prétendre
disposer d'un savoir décisif, profond et bien entendu inaccessible
au commun des mortels. Dans ce dessein, diverses avenues sont
possibles, qu'empruntent allègrement bien des secteurs
de la vie intellectuelle de mon temps, par quoi elle ressemble
à de la sorcellerie . L'affaire Sokal a récemment
bien mis en évidence quelques-uns des procédés
couramment utilisés dans le recours à la science
comme instance de légitimation. Je suis pour ma part frappé
- mais je n'ai pas la place de développer ici cette idée
- de l'existence et de l'efficacité de ces subtils mécanismes
de régularisation institutionnelle qui assurent que, de
l'intérieur même de ce disciplines à haute
portée idéologique, diverse questions et divers
problèmes ne puissent simplement pas être abordés.
En fait, pour être franc, je pense qu'être formé
dans certaines disciplines (sociologie, politique, éducation
et ainsi de suite) c'est en partie au moins avoir assimilé
cet ensemble de normes et de valeurs par lesquelles on adhère
à une vision du monde et de la vie intellectuelle qui autorise
que certaines questions soient débattues et qui interdit
que d'autres le soient. Orwell a écrit quelque part qu'un
animal bien dompté saute dans le cerceau dès que
claque le fouet mais qu'un animal parfaitement dompté n'a
plus besoin du fouet. Un intellectuel bien éduqué
est celui qui n'a pas besoin de se faire rappeler qu'il y a des
sujets dont il ne conviendrait pas de parler.
Revenons aux questions sur lesquelles nous nous demandons comment
se comporteraient des intellectuels responsables quand ils les
abordent. Je pense qu'il ne faut pas s'étonner de ce que,
loin de reconnaître la modestie du savoir dont ils disposent,
ils parlent comme s'ils disposaient d'un savoir profond, incontournable
et décisif; de ce que loin de s'adresser à ceux
qui sont concernés par le sujet dont il parlent, ils se
parlent entre eux; de ce que loin de s'efforcer d'être compris,
il s'expriment dans une langue souvent ésotérique
et obscure. Ces intellectuels ont parfaitement compris ce qui
assure d'obtenir des privilèges parfois importants et ce
qui garantit qu'on n'y ait pas accès.
Intellectuellement, les résultats sont souvent risibles.
Pour en rester à des productions récentes, plusieurs
intellectuels (Français, notamment) semblent soutenir qu'un
résultat mathématique très abstrait et plutôt
difficile à démontrer, le théorème
de Gödel, constitue une clé déterminante pour
aborder nos problèmes politiques et sociaux . Je dis bien
: "semblent soutenir" parce que je dois l'avouer: je
suis à peu près incapable de comprendre ce que racontent
ceux qui développent de telles idées ou encore le
lien qu'ils établissent entre ce théorème
et ces conclusions auxquelles ils aboutissent.
Quoi qu'il en soit, à en croire ces gens, il serait de
ma responsabilité, si je souhaite comprendre le monde dans
lequel je vis et contribuer à diminuer les souffrances
que j'y découvre, de me précipiter sur le théorème
de Gödel et surtout d'étudier ce qu'en racontent Régis
Debray ou Michel Serres. Je ne le ferai pas, bien entendu. Ce
que je comprends du théorème de Gödel m'incite
à penser qu'il y ait bien peu de chance que cela ait un
quelconque rapport avec les questions qui m'intéressent
quand je m'efforce d'assumer mes responsabilités d'intellectuel;
ce que j'ai lu de Debray ou de Serres m'a amplement suffi pour
conclure que je perdrais très probablement mon temps. Mais
notez ici combien c'est ma position qui est à présent
malaisée, dans la mesure où c'est moi qui dois me
justifier de mon refus de prendre en compte ce que je juge comme
des sottises, moi qui suis sommé de justifier ce jugement
et ainsi de suite. Pour être honnête et exhaustif,
il faudrait ici des pages et des pages d'argumentaire. Jacques
Bouvresse a eu la grande patience de démonter quelques-unes
de ces étranges constructions qui allèguent de l'importance
capitale du théorème d'incomplétude pour
les questions sociales et politiques . Je lui lève mon
chapeau. Je n'ai ni le goût ni la force d'entreprendre un
tel travail, qui me semble de surcroît à peu près
inutile, inutile pour la même raison qui fait que je n'ai
rien à dire à des gens qui discutent de la couleur
de l'aura des fantômes. Je n'ai donc nullement l'intention,
non pas d'étudier le théorème de Gödel,
qui est réellement une percée intellectuelle passionnante,
mais de lire ce que ces gens-là (Debray, Serres ou d'autres
du même tonneau) en racontent. Et je ne pense pas que ces
carences manqueront cruellement à ma compréhension
du monde dans lequel je vis
Tout près de nous, un intellectuel québécois
soutient pour sa part que le relativisme, entendu en divers sens
du terme - mais je n'ai pas tout compris ici non plus et je ne
pense pas qu'on puisse comprendre ce que ce monsieur raconte -
permet de conclure que, sur le plan politique, il n'y a rien à
faire et surtout pas à essayer d'améliorer le monde
dans lequel on vit. Il faudrait ici encore plusieurs centaines
de pages pour redresser tout cela et je n'ai ni le temps ni la
force de m'atteler à une telle tâche, au demeurant
elle aussi à peu près inutile. On hésite
: faut-il rire ou pleurer? Pour reprendre une image à Voltaire,
mes contemporains marchent, la nuit, dans une sombre forêt
et n'ont que la petite bougie de la raison et de l'empathie pour
se guider. Or voici que des intellectuels, de manière plus
marquée encore depuis trois décennies, leur suggèrent
de l'éteindre et leur assurent que s'ils le font, ils y
verront bien mieux .
On pourra penser qu'il serait intéressant et souhaitable
de demander leur avis sur la question aux gens qui souffrent des
institutions de notre monde sur cette étrange idée
qu'il ne faut surtout pas essayer de les changer. Mais l'opinion
des gens n'est pas une chose que les intellectuels prennent volontiers
en compte. En fait, il est une autre conviction largement répandue
chez nos élites et chez bon nombre d'intellectuels selon
laquelle le commun des mortels ne peut comprendre que ce que Reinhold
Niebuhr appelait "des dogmes justes, des symboles et des
sursimplifications émotionnellement efficaces" et
des "illusions nécessaires" . Il suffira donc
peut-être de dire aux parents des enfants de Montréal
qui ont faim qu'un mathématicien de génie a démontré
que si on cherche à améliorer leur sort, on l'empirera.
Parmi les stratégies de légitimation utilisées
par les intellectuels, une place à part doit être
faite à celle que j'évoquais plus haut et qui consiste
à arguer de la possession d'un savoir assurant à
son détenteur une perspective privilégiée
sur l'ordre des choses et qui permet, éventuellement, de
prescrire ce qui doit être. Voici par exemple comment un
intellectuel contemporain, au Québec, formulait récemment
cet ensemble d'idées.
[...] l'intellectuel, dans notre civilisation, grâce à la culture et singulièrement grâce à la littérature, [...] a pris le relais des prophètes. [...] [il] définit, pour le présent, la valeur de l'héritage culturel, [...] sa méditation sur la statuaire égyptienne ou Les Pensées de Pascal, autorise un écrivain à se mêler des affaires du monde, à engueuler le tyran, à reprocher au peuple sa légèreté, son aveuglement, sa bêtise
Il faudra qu'on m'explique en quoi la connaissance de la statuaire
égyptienne ou des Pensées de Pascal autorise
tout ce qu'on nous assure qu'ils autorisent: engueuler le tyran
et ainsi de suite. Car il me semble qu'on peut fort bien être
le meilleur expert au monde des statuaires égyptiennes
et être aussi un grand ami du tyran et qu'il n'y a entre
ces deux états aucune incompatibilité, loin de là,
si j'ose dire. On peut tout à fait connaître la littérature
et même l'enseigner et être du côté des
tyrans. Dans son texte, Jean Larose, puisque c'est lui l'intellectuel
dont je parle, se contente de répéter, sur ce ton
hautain et pompeux qu'affectionnent les intellos, que la possession
de la " haute " culture fonde chez qui la possède
une perspective permettant de juger du point de vue de l'héritage
humaniste le monde dans lequel on vit et donc de dire leur fait
aux puissants.
Le plus drôle, mais je n'ai pas du tout envie de rire, est
que notre auteur aboutit alors à cette conclusion que la
menée de l'OTAN au Kosovo, qui se déroule pendant
qu'il prononce cette conférence sur la responsabilité
des intellectuels, est une guerre humaniste et de compassion,
une juste nécessité.
Il faudrait au moins être George Orwell pour commenter cela
et je suis pour ma part incapable de simplement dire comment on
pourrait procéder, ce monsieur et moi, pour avoir une discussion
rationnelle sur le sujet dont il parle. Il n'y a donc guère
de doute qu'il soit un grand intellectuel puisque toute discussion
avec lui est impossible: on ne peut que l'admirer et envier ce
précieux savoir dont il est le détenteur.
Comment lui faire comprendre ce qu'est un non-sequitur ? Comment
lui dire, gentiment, que les êtres humains qui ne sont pas
des intellectuels, quand ils parlent de sujets communs et ordinaires,
s'efforcent de ne pas s'auto contredire instantanément
et qu'ils y parviennent généralement ? Comment lui
faire remarquer qu'il se contente d'ânonner les arguments
de l'OTAN en leur donnant un vernis pompier voire en allant plus
loin que l'OTAN puisque Larose déplore le refus de nos
foudres de guerre d'aller au sol? Comment discuter avec lui de
ce qui s'est vraiment passé au Kosovo ? En fait, j'ai toutes
les peines du monde à envisager que ce spécialiste
de la littérature puisse être capable de simplement
considérer qu'il existe une telle chose que des faits et
qu'il peut être pertinent de les examiner dans une pareille
discussion.
Du point de vue des normes intellectuelles, les Amateurs de Sport
constituent vraisemblablement, pour ce monsieur, un idéal
inaccessible. Mais le plus troublant est sans doute que ces intellectuels
dont je parle ne manquent jamais de reprocher au commun des mortels
leur antiintellectualisme. Je voudrais m'attarder un peu à
cette idée.
À mon sens, du moins dans la majorité des cas. ce
ne sont pas les idées, la vie intellectuelle ou l'intelligence
que les gens n'aiment pas et rejettent mais bien ceux qui les
portent et la manière dont ils les portent. Et en ceci,
ils ont bien raison. Mieux, et, pour le dire franchement, on trouve
souvent bien plus de respect pour la vie de l'esprit et pour les
valeurs intellectuelles parmi les gens ordinaires que chez les
supposés intellectuels qui les dénigrent. Car enfin,
qui est le plus respectueux de la vie de l'esprit ? Cette cohorte
de porte-voix des puissants ? Ces semi-lettrés de l'économie
qui ne savent que répéter que le marché est
bon et que le marché est beau ? Les MBA ? Tous ces spécialistes
des outils de gestion et de coordination sociale chez qui, de
manière prépondérante, l'ignorance de la
culture le dispute à son mépris ? Ces universitaires
qui adhèrent à des bêtises sans nom, qui se
livrent à des activités intellectuellement insignifiantes
ou qui oeuvrent dans des secteurs de supposée recherche
dont l'idée même est une insulte à l'intelligence
? Ces savants penseurs qui passeront leur vie à répéter
ce que d'autres ont dit avant eux ? Ces intellectuels qui tiennent
Jacques Derrida pour un philosophe ? Ces penseurs qui vénèrent
Bernard-Henry Lévy ou Alain Finkielkraut ? Ces postmodernes
de tout poil qui clament l'équivalence de tous les récits,
y compris celui de la science ? Ces relativistes qui pensent que
Gödel permet de démontrer qu'il ne faut surtout pas
se battre contre les injustices et les horreurs qu'engendrent
nos institutions et que tout effort en ce sens est démonstrativement
voué à engendrer le pire ? Certains de ces profonds
théoriciens de la sémiologie, de ces profonds théoriciens
de l'art, de ces profonds théoriciens des sciences de l'éducation
et de tant d'inénarrables entreprises dont l'existence
même demeurera jusqu'à mon dernier soufflle un profond
mystère ? Les praticiens de ces nombreuses disciplines
dont le contenu varie selon le pays, selon l'université
dans le même pays, selon le professeur dans la même
université ? Ces spécialistes des sciences politiques,
aux Etats-Unis, qui n'étudient pour ainsi dire jamais les
Dossiers du Pentagone ou les liens tissés chez eux entre
les milieux d'affaires et les centres de décision ? Le
grand public américain qui considère que l'invasion
du Vietnam fut un crime, une opération immorale ou les
intellectuels et les coordinateurs pour qui la présence
américaine au Vietnam était un geste de générosité
qui s'est hélas trop prolongé ? Tel chauffeur de
taxi de Montréal qui n'a jamais cru que la guerre au Kosovo
puisse être autre chose qu'un acte d'agression ou Jean Larose
qui y voit, exactement, comme l'OTAN et parfois dans les mêmes
termes que son appareil de propagande, une guerre humanitaire
? Ce même chauffeur de taxi ou Bernard Henry Lévy
? Jean Baudrillard qui assure que la Guerre du Golf n'a pas eu
lieu et qu'elle ne fut qu'une représentation ? Ou le jeune
Irakien qui a reçu un missile sur la gueule ? Ou ces centaines
de milliers de gens, dans ce pays, qui sont morts à la
suite de l'embargo qui n'a sans doute jamais eu lieu et qui a
suivi cette guerre qui n'a pas eu lieu ? Le grand public, chez
nous, qui demeure attaché à ce minimum de décence
de civilisation que constitue un système de santé
universel et gratuit qui dispense des soins indépendamment
de la capacité de payer ou tous ces bons intellectuels,
journalistes, éditorialistes, fonctionnaires, bureaucrates,
politiciens et autres salauds qui prônent le retour à
la barbarie de la privatisation des soins de santé ? Fantômas
se vantait de ses crimes; Savantas leur trouve des excuses, disait
Prévert. Intellectus les justifie.
Pour ma part, j'ai plus d'une fois vérifié qu'on
trouve cent fois plus de vie intellectuelle chez les gens qui
ignorent jusqu'à l'existence de tous ces savants penseurs
que je viens d'énumérer que chez ceux-là
ou ceux qui les lisent, commentent, vénèrent.
De même, on trouve souvent chez les premiers bien plus de
liberté dans l'exercice de la pensée, bien plus
d'aptitude à l'autonomie de la réflexion, bien plus
surtout de cette humanité et de cette empathie sans laquelle
la pensée est mutilée.
Ce qui au demeurant est tout sauf étonnant. Les intellectuels
sont la première cible de la propagande que secrète
notre monde et ils remplissent excellemment la fonction que les
institutions dominantes leur confie en détournant l'attention
du public des véritables enjeux qui le concernent, en le
privant des moyens de se défendre, en aidant à formuler
et à articuler les consensus des puissants.
Ils en retirent de grandes satisfactions et de grands avantages
en termes de prestige, de pouvoir, d'argent, de colloques dans
des lieux chic et ainsi de suite.
Mais on peut aussi choisir de trahir, refuser de servir cette
culture de la mort et du mensonge qui exige qu'on se mette sans
réserve à son service. Il y a un prix personnel
à payer pour ce faire; mais il y a aussi de grandes joies
à en attendre.
Que devraient faire les intellectuels, ici et maintenant? Ce que
je réponds à cette question, je pense, se laisse
assez aisément déduire de ce qui précède.
Les intellectuels devraient aborder les questions politiques et
sociales avec les normes et les valeurs intellectuelles qui prévalent
dans leurs secteurs d'activité, si tant est qu'elles en
aient. Ce faisant, ils sont susceptibles d'apporter une contribution
originale et spécifique aux problèmes dont ils traiteront
: en particulier, dans un monde largement dominé par des
intérêts particuliers et à courte vue, ils
introduiront dans les débats des perspectives à
plus long terme et feront jouer l'effort pour tendre vers l'objectivité
contre les intérêts corporatistes de toute sorte.
Ils devraient encore faire la preuve du caractère irremplaçable
des contributions de la raison, du respect des faits , de l'honnêteté,
de la clarté. Prenant ensuite acte du fait que les enjeux
et les problèmes humains sont largement sous-déterminés
par les savoirs, ils devraient inviter au débat, aux échanges,
à la discussion. Pour ce faire, ils devraient aller vers
les gens et s'adresser à eux de manière à
en être compris. Ils apprendraient alors d'eux, bien souvent
bien plus qu'ils ne leur apprendront. Je veux insister sur cette
idée et pour ce faire m'inspirer d'une intéressante
distinction avancée par Kant en esthétique - et
je ne fais que m'en inspirer, ne prétendant aucunement
que mon usage de ce distinguo soit kantien .
Kant, on s'en souviendra, pose que de certaines questions, on
peut disputer: ce sont typiquement celles à propos desquelles
il y a un véritable savoir. Dans l'éventualité
d'un désaccord entre vous et moi sur les modalités
de la chute d'un objet donné, nous aurons une dispute qu'il
sera possible de trancher - merci Newton. Mais, ajoute Kant, de
certaines autres questions il n'est possible que de discuter:
on avance des arguments, sans doute, mais ils ne reposent pas
sur un savoir concluant et décisif bien qu'il soit possible
de faire à propos de ces questions des progrès dans
et par l'argumentation. Les jugements esthétiques sont
typiquement des propositions dont on discute. Je pense que les
questions dont parlent les intellectuels quand ils assument leurs
responsabilités sont de celles dont on doit discuter et
qu'il leur revient de rendre possible les discussions, notamment
en étant clair, en informant, en se faisant pédagogue
et ainsi de suite. Mon opinion, on l'aura compris, est que bien
des intellectuels font comme si on avait disputé et qu'ils
avaient pu trancher.
Tout ceci est minimal et me paraît aller de soi. Ce qui
suit l'est moins, mais j'en suis venu à le penser - il
se pourrait que je me trompe, je n'en sais rien: à mon
avis, des années de propagande et de matraquage idéologique
et économique ont laissé les gens non seulement
isolés (et c'est pourquoi les intellectuels devraient tout
mettre en uvre pour les approcher) mais aussi, il me semble, cyniques
parce que persuadés que tout changement pour le mieux est
désormais impossible. En ce sens, il ne sert plus à
grand chose de faire simplement état de la misère
du monde: cela est su, connu, et surtout vécu, à
tout le moins par ceux qui ne fréquentent pas les hautes
sphères où se tiennent les Importants. J'en suis
donc venu à penser qu'il est de la responsabilité
des intellectuels de proposer des modèles alternatifs qui
soient tout à la fois attirants, plausibles et mobilisateurs.
En particulier, je m'efforce à cette fin, depuis quelques
années, de faire connaître un modèle d'économie
participative imaginé par Robin Hahnel et Michael Albert.
Bien entendu, il va de soi que se livrer à de telles activités
constitue une trahison de la tradition intellectuelle.
Tant mieux...