DANIEL SCHNEIDERMANN

LE CAUCHEMAR MÉDIATIQUE


DENOËL / IMPACTS

[P R E C.] [S O M M A I R E] [S U I V.]

1. L'insécurité dans la campagne, ou le cauchemar-marathon, suite

♦ Daniel Bilalian, un présentateur en 2002

Il est temps à présent de s'arrêter quelques instants sur Daniel Bilalian. Pourquoi Bilalian ? Pourquoi lui, davantage que Jean-Pierre Pernaut, David Pujadas ou PPDA ? Pourquoi, dans cette rétrospective de l'emballement sur la sécurité du printemps 2002, choisir un gros plan sur le journal de 13 heures de France 2, plutôt que son concurrent de TF1, ou les journaux de 20 heures ? Daniel Bilalian mérite-t-il bien cet excès d'honneur[17] ?

Pourquoi ? Nous pourrions retourner contre Bilalian les armes de l'emballement. Nous pourrions donner des chiffres. Rappeler que statistiquement, dans les semaines précédant le premier tour de la présidentielle, Bilalian fut le champion de l'insécurité à la télé. Quelque temps après le 21 avril 2002, «Arrêt sur images» procédait à un comptage des thèmes développés dans son journal. En mars 2002, le journal de la mi-journée du service public a évoqué 63 fois le thème de l'insécurité contre 41 fois pour le «Treize heures» concurrent de Jean-Pierre Pernaut sur la chaîne privée TF1. Pour conforter ces chiffres, nous pourrions simplement citer les mots, les répétitions, les obsessions de Bilalian.

11 mars 2002, lancement d'un sujet sur les sapeurs pompiers victimes de violences: «L'insécurité, on le sait, est le thème majeur... l'un des thèmes majeurs en tout cas de la campagne présidentielle».

12 mars 2002, à propos des rondes de police dans les trains: «L'insécurité, qui est un des thèmes majeurs de la campagne présidentielle, est un souci quotidien pour la SNCF, entre les casseurs, les vandales, les resquilleurs...»

8 avril 2002, à propos de l'inefficacité de la justice en France, à la suite de la publication d'un rapport de l'Union syndicale de la magistrature: «Sujet de réflexion pour les candidats à l'élection présidentielle pour qui l'insécurité, on le sait, est l'un des thèmes majeurs...»

Nous pourrions donc, chiffres et citations à l'appui, montrer le matraquage Bilalian. Mais au-delà des chiffres et des répétitions, la singularité Bilalian est ailleurs. Ecoutons par exemple ce lancement du 25 mars, après l'agression (finalement fausse) d'un chauffeur de bus à Marseille: «On ne sait plus quel adjectif employer (soupir). On pouvait penser à l'impensable survenu la semaine dernière à Evreux, dans un supermarché à Nantes, ou encore à Besançon avec ces deux jeunes filles torturant une troisième... Eh bien, à Marseille, c'est encore autre chose».

Ce soupir, cette impuissance, cette démission («On ne sait plus quel adjectif employer»): en quelques phrases, tout est dit de la manière Bilalian. Le présentateur ne se contente pas d'informer. Il ressent ces événements dans sa chair. Ces agressions, ces tortures s'impriment en lui. Ce sont elles qui lui arrachent ces soupirs, ces hochements de tête incrédules, jusqu'à ces bafouillements et ces hésitations caractéristiques, qui sont autant de transgressions aux règles de la présentation télévisée. Chargées de décrire ce cancer de la société, les phrases de Bilalian métastasent elles-mêmes, hors de contrôle. Il ne les domestique pas. Il tente de comprendre les faits divers qu'il est chargé de relater, mais ce sont eux qui le terrassent. A plusieurs reprises, les mots lui manquent devant la sauvagerie des événements. Ils prennent le dessus sur lui. Bilalian devrait être un sas entre l'insécurité et nous, il devrait nous permettre de prendre de la distance, mais il ne nous offre, chaque jour à la mi-journée, que le spectacle de son impuissance à trouver les mots. Ainsi se transforme-t-il en porte-parole de toutes les vi~times. Et cette impuissance fait écho à l'impuissance de l'Etat, au délitement de l'autorité, à l'abdication générale devant les «zones de non-droit». Chaque jour à 13 heures, Bilalian nous offre une «zone de non-compréhension». S'offrant avec le moins de résistance à l'emballement, il constituait le meilleur terrain d'observation.

Daniel Bilalian, comme tous les journalistes, devrait fonctionner comme une machine à oublier. Qu'est-ce que les médias, sinon de terrifiantes machines à oublier aujourd'hui une partie des informations d'hier ? Une peur chasse l'autre, un fait divers chasse l'autre, une image chasse l'autre, et il est de la responsabilité des journalistes de savoir œ qu'ils doivent retenir, et ce qu'ils peuvent oublier. Mais Bila1ian ne parvient pas à chasser l'angoisse de la veille. Les images de la veille le hantent. Les peurs ne se chassent pas, elles s'accumulent. Après chaque fait divers, il ressent le besoin de retourner sur le théâtre de l'atroce, pour en explorer les suites. Comme s'il ne parvenait jamais à décrocher, il fait durer les feuilletons, les étire en longueur, se livre à d'interminables rappels des épisodes précédents, pour les relier les uns aux autres, dans une fresque toujours inachevée.

Une fresque, oui. Une terrifiante apocalypse peuplée de démons ricanants et de victimes à la Jérôme Bosch, mais impressionniste. Maniant les «peut-être», les «depuis un certain temps», les «une certaine forme de» comme l'artiste mélange les couleurs sur sa palette, il abolit les frontières nettes, les faits avérés, s'affranchit ostensiblement des définitions rigoureuses et des statistiques, pour revendiquer une vision impressionniste.

Abdiquant son rôle de médiateur pour se poser en victime, Bilalian nous retire donc toute échappatoire, toute possibilité de recul par rapport à la course à l'apocalypse. C'est une victime, un miraculé, un rescapé qui, chaque jour, vient témoigner devant nous. Son exemple nous enseigne que l'on peut être à la fois propagateur et victime de l'emballement.

Le renoncement à penser

Invités à contempler chaque jour, à la mi-journée, l'autoportrait de Daniel Bilalian, nous voyons donc un homme dépassé. Cet homme a baissé les bras. Mieux: il baisse les bras en direct, devant nous, chaque jour. C'est pourtant un homme dans sa pleine maturité, honnête, qui parle le langage présumé de ses téléspectateurs, qui répugne aux mots savants et aux analyses désincarnées. Il a toujours tenté de faire de son mieux, d'affronter ses responsabilités de journaliste et de passeur. Mais justement, le passeur est dépassé par les événements, comme par les frasques d'enfants adolescents que leurs parents ne parviendraient plus à canaliser. Tout déborde. Les quartiers, les écoles, les stades. Si désespérés que soient ses efforts pour rationaliser la sauvagerie quotidienne, Bilalian n'est qu'un homme. Et parfois, souvent même, il lui faut avouer qu'il est impuissant à savoir «quoi penser» des faits divers qu'il relate, puisque sa mission de journaliste lui imposerait d'en penser quelque chose.

Le 21 mars: «Que dire ? Quoi penser, à propos de ces deux jeunes filles de la région de Besançon, âgées de treize et quatorze ans seulement, arrêtées pour tentative d'homicide volontaire avec actes de torture et barbarie à l'encontre d'une de leurs copines de classe, pour un soi-disant motif de jalousie amoureuse ?»

Déjà ce fait divers dépasse les capacités d'entendement du présentateur. Mais quatre jours plus tard, elles sont à nouveau soumises à rude épreuve: «La violence n'est jamais gratuite, mais elle peut être incompréhensible». Et de développer: «On ne sait plus quel adjectif employer, etc». (voir plus haut). Suit un sujet sur le chauffeur de bus de Marseille, qui prétend avoir subi une agression (et dont on apprendra quelques jours plus tard qu'il a inventé toute l'histoire).

Ce sujet terminé, Daniel Bilalian ne tente pas moins, dans le même journal, d'établir une gradation à propos d'un autre chauffeur de bus, sommé par un père de famille de le raccompagner jusqu'à son domicile. «Alors euh, moins grave, peut-être, et encore, mais tout de même aussi inquiétant...»

Enfin à propos de la froide tuerie, perpétrée par Richard Durn, au conseil municipal de Nanterre (huit morts et plus d'une quinzaine de blessés), Daniel Bilalian avoue sans ambages son incapacité, cette fois radicale, à penser. il ne tente même plus. Lancement du 27 mars: «Comment expliquer l'inexplicable ?» Deux jours plus tard, alors que le journal tente, «à froid», de revenir sur l'événement, la tentative d'explication n'a pas progressé: «Nanterre: enquête sur l'impensable». il faut une semaine pour que le présentateur offre à ses téléspectateurs «le pourquoi et le comment du geste mûrement réfléchi» de l'assassin de Nanterre.

Du bon usage des compléments de temps.. la violence s'accélère

Si Daniel Bilalian peine à penser la violence, c'est parce que la violence court plus vite que lui. Le 29 mars: «La police connaît une crise de légitimité. C'est la conclusion inquiétante d'un rapport remis au ministère de l'Intérieur: l'uniforme n'inspire plus le respect, voire la crainte, on s'en rend compte jour après jour. Dans les quartiers où ils résident, les policiers se mettent en civil de peur d'être repérés, reconnus. Hier encore un couple de policiers a été attaqué sur un parking de grande surface. La peur a souvent changé de camp».

Trois compléments de temps: jour après jour, hier encore, souvent. Le «hier encore» vient renforcer le «jour après jour».

Peindre la fresque de la montée inexorable de l'insécurité suppose de la jalonner de dates: avant l'enfer d'aujourd'hui, un paradis a jadis existé. C'est le rôle du complément de temps, substitut bienvenu à la statistique précise. Ainsi le 11 mars: «Aujourd'hui, non seulement les policiers, mais les sapeurs-pompiers, à leur tour, sont victimes de violences lors de leurs interventions dans certains quartiers difficiles».

Le 13 mars:«Le phénomène de vol ou de racket à l'intérieur ou aux abords des établissements scolaires prend de plus en plus d'importance. D'après les statistiques officielles de l'Education nationale, un établissement sur dix en serait victime. Cela peut commencer très tôt, dans les petites classes, par le vol d'un goûter ou d'un stylo, pour se poursuivre ensuite par le racket proprement dit: de l'argent, des valeurs, des bijoux».

Le racket, devenu un «phénomène», est en augmentation constante, nous dit Bilalian. Néanmoins, les statistiques alléguées n'appuient pas son propos: un établissement sur dix, c'est beaucoup; mais combien était-ce auparavant ? Pour cette fois, Bilalian est d'ailleurs contredit par le commentaire du reportage: «Le racket représenterait un peu plus de 3% des actes de violence à l'école. Mais le phénomène est difficile à évaluer, encore tabou, malgré les campagnes menées depuis 1995 par les gendarmes et les policiers dans les établissements scolaires». Si «le phénomène est difficile à évaluer», comment Bilalian y est-il parvenu ? Dispose-t-il d'informations inconnues du reporter, auteur du sujet ?

Comment noircir les récits des reportages

Si Daniel Bilalian semble parfois mieux informé que les journalistes de terrain, il sait aussi dans ses lancements forcer le trait d'un fait divers. Le 14 mars: «C'est tout simplement une attaque en règle dont a été l'objet un commissariat de la banlieue de Mulhouse hier. Une expédition punitive en bonne et due forme: une trentaine de jeunes venus avec l'intention de libérer trois d'entre eux, de leur quartier, arrêtés à la suite d'une altercation dans une grande surface. Les policiers du commissariat ont dû faire appel à des renforts pour se dégager». Voix off: «Dialogue de sourds entre un policier de Wittenheim et un jeune du quartier dit sensible du Markstein. Des jeunes qui, hier soir, sont venus ici pour soutenir trois des leurs, interpellés après avoir agressé un vigile d'un supermarché. Une dizaine d'entre eux sont rentrés dans le commissariat. Ils auraient alors essayé de libérer de force leurs amis».

Le décalage est patent entre le lancement, qui informe de l'irruption d'une «trentaine de jeunes venue avec l'intention de libérer trois d'entre eux» et le commentaire qui précise dans le sujet que les trente jeunes «sont venus ici pour soutenir trois des leurs», que seule «une dizaine d'entre eux sont rentrés dans le commissariat» et prend la précaution d'avancer au conditionnel l'hypothèse de la tentative de libérer leurs comparses: «Ils auraient alors essayé de libérer de force leurs amis». Enfin le témoignage de la commissaire Valérie Hatsch corrobore nettement la version de l'auteur du reportage. «Ils sont arrivés tous effectivement d'un coup, donc effectivement il y a eu un effet de surprise qui fait que bon, sur le coup il y a un ordinateur qui tombe, les gens sont bousculés... Mais enfin, très rapidement, ils ont été repoussés».

On est loin du lancement de Bilalian, qui évoquait «tout simplement» (aucun doute possible) une «attaque en règle» à l'encontre du commissariat, une «expédition punitive en bonne et due forme», autant de faits autrement plus inquiétants qu'une bousculade ou qu'une chute d'ordinateur. Où est la vérité ? Que s'est-il réellement passé dans ce commissariat de la banlieue de Mulhouse ? La commissaire Valérie Hatsch ne tente-t-elle pas d'atténuer l'ampleur et la portée de l'intrusion, pour maintenir de bons rapports avec les «jeunes» du quartier, ou faire bonne figure auprès de ses supérieurs ? Je n'en sais rien. Je n'étais pas présent dans le commissariat de Mulhouse. Je constate simplement que les histoires que raconte Daniel Bilalian ne sont pas toujours les mêmes que celles des reportages qu'il lance.


[17] Question d'autant plus pertinente que dans une de mes chroniques du Monde, le 7 juin 2003, j'ai fort injustement critiqué Daniel Bilalian, parce que j'avais moi-même commis un contre-sens sur l'horaire d'une dépêche d'agence. Je lui ai présenté des excuses dans la chronique de la semaine suivante. Mais ce faux pas ne doit évidemment rien retirer au droit de critique.