DANIEL SCHNEIDERMANN

LE CAUCHEMAR MÉDIATIQUE


DENOËL / IMPACTS

[P R E C.] [S O M M A I R E] [S U I V.]

1. L'insécurité dans la campagne, ou le cauchemar-marathon, fin

♦ Papy Voise, ou l'apothéose nécessaire

Trois jours avant le premier tour de la présidentielle, le 18 avril 2001, un septuagénaire est agressé à Orléans. Selon son récit, deux voyous auraient tenté de le rançonner avant de mettre le feu à son pavillon. C'est TF1 qui, le 19 avril dans son journal de 20 heures, diffuse la première les images émouvantes du visage contusionné du vieillard. «Un autre fait divers inquiétant à Orléans, lance Claire Chazal. C'est un septuagénaire qui a été agressé par deux jeunes qui voulaient lui prendre de l'argent. Ayant refusé de se faire racketter, lui-même a été roué de coups, sa maison a été incendiée».

«Avec ce qu'on voit à la télé...» Ce soir-là, les téléspectateurs sont servis. Car il est irrésistible, Paul Voise, avec sa gouaille sympathique et émouvante de vieux titi, avec sa belle tête décharnée, et ses grands yeux humides de vieillard sans défense. «ils ont mis le feu à ma maison (pleurs). ils voulaient des sous. Moi j'en ai pas». Dans un plan de coupe, «on voit à la télé» la journaliste de TF1, accroupie, prendre la main du vieil homme. Une voisine: «Le monsieur, ça faisait la troisième fois qu'il était agressé». Une autre voisine: «Ici dans le quartier, c'est de pire en pire».

Jusqu'à présent, rien d'anormal. Un fait divers sans doute banal hélas, mais émouvant, traité dans le cœur d'un journal télévisé. Néanmoins, Claire Chazal ne s'y est pas trompée, qui a jugé le fait divers «inquiétant». Entendez: il n'est pas simplement navrant en lui-même, il est inquiétant pour la suite, il témoigne d'une évolution inéluctable. Si Paul Voise a été agressé, plus aucun vieillard nécessiteux n'est à l'abri dans son modeste pavillon.

Première gagnée sans doute par cette «inquiétude», TF1 y revient donc logiquement le lendemain soir, veille du premier tour de l'élection, prenant prétexte du «véritable élan de solidarité» déclenché par «cette terrible histoire». Il est vrai que, de toutes parts, affluent les propositions d'aide pour participer à la reconstruction du pavillon incendié. Mais ce deuxième reportage est surtout l'occasion de «voir encore à la télé» longuement, en gros plan, pleurer Paul Voise, sorti de l'hôpital le samedi matin, pour remercier ses voisins: «De tout cœur, de tout son amour, M. Voise vous dit merci», soupire-t-il en se prenant la tête entre les mains, tandis que la caméra revient sur le visage compatissant de Claire Chazal.

Avec ce deuxième reportage un deuxième soir de suite, on n'est plus seulement dans l'information. Elle aussi vraisemblablement gagnée par «l'inquiétude», France 2, qui avait raté l'information la veille, se joint à la danse en forçant les commentaires, et en évoquant, dans une surenchère d'adjectifs, «la violence stupide et révoltante à Orléans...» En vingt-quatre heures, on est donc passé de «l'inquiétude» à «la révolte». L'agression de Paul Voise n'est plus un simple fait divers, c'est une affaire, un emblème.

Emballement ? De nombreuses incohérences dans les témoignages de Paul Voise (ainsi il ne donne pas la même description de ses agresseurs à la presse et à la police) restent sur le moment ignorées par les journalistes, qui reproduisent sa version sans la moindre distance.

Emballement ? Aussitôt après le 21 avril, la polémique va enfler. L'élection passée, plusieurs contre-enquêtes, constituant finalement un embryon de «contre-emballement», ont tenté de mettre au jour une «manipulation» autour de l'agression de Paul Voise. Adjoint à la sécurité de la municipalité d'Orléans, Florent Montillot, qui appartient à la Droite libérale-chrétienne, mouvement de Charles Millon, ne s'est-il pas rendu coupable d'une exploitation médiatique effrénée, en rameutant la presse, et en favorisant l'accès des équipes de télévision à l'intérieur de l'hôpital ? «M. Montillot n'aurait-il pas activé les médias par des coups de fil ?» demande avec franchise Régis Guyotat, du Monde[18]. Réponse de l'intéressé: «J'avais autre chose à faire. J'ai passé une grande partie de ma journée à recevoir des appels et à accompagner des journalistes sur les lieux»[19] Ce qui est, il est vrai, une manière de demi-aveu, même si les journalistes n'avaient nul besoin d'un accompagnateur pour leurs reportages. On n'ira pas plus loin.

Il ne reste plus alors qu'à décrire minutieusement la précipitation médiatique. La contre-enquête du Monde multiplie les exemples. Alors que la dépêche AFP relatant l'agression, datée de 12 h 47, est classée non urgente, dès 14 heures une équipe de TF1 est au chevet de Paul Voise, à l'hôpital. Dès 20 h 10, le commissaire Van Agt, patron des services de police du Loiret, est appelé par le cabinet du directeur général de la Police nationale à Paris. La rédaction nationale de France 3 rabroue la rédaction régionale d'Orléans, plus réservée. il est vrai que le premier jour, sans pénétrer à l'hôpital, l'équipe locale de France 3 s'est contentée de tourner quelques images du pavillon calciné et d'interroger quelques voisins.

Faute de découvrir une conspiration crédible, un deuxième soupçon du «contre-emballement» se porte alors sur Paul Voise lui-même. L'agression s'est-elle bien déroulée comme l'a raconté le gentil vieillard ? Sur un trottoir d'Orléans, un reporter du «Vrai Journal» de Canal+ extorque à Paul Voise l'aveu haché qu'il a été condamné, voici quelques années, pour «un problème sexuel. Mais c'était pas méchant (...). Parce que des fois je parlais un peu trop ouvertement avec les gosses»[20]. Mais ni les médias ni évidemment la justice ne vont véritablement creuser cette piste-là.

Ainsi l'emballement Voise garde-t-il son mystère. Mais quel mystère, au fond ? A-t-il vraiment besoin d'explications ? Ne peut-on imaginer que l'emballement ait trop bien«fonctionné» sans chef d'orchestre clandestin ?

L'emballement sur l'insécurité est le crime parfait: il n'a pas d'auteur. Il n'a pas de coupable. Il n'a que des acteurs. Et tous ont parfaitement bonne conscience. Depuis le coup d'envoi du 14 juillet, chaque emballé à sa place a d'excellentes raisons. Jacques Chirac, le 14 juillet 2001, a d'excellentes raisons: il répond aux attentes des électeurs. Les «maires de France» qui, en novembre, consacrent leur congrès à la sécurité ont d'excellentes raisons: leurs électeurs, qui regardent PPDA (ou Chirac), ne leur parlent que de cela. Et puis, les statistiques confirment la hausse de la délinquance. Les journalistes qui citent ces statistiques sans rappeler la part imputable à l'augmentation du parc de téléphones portables ont d'excellentes raisons: même si les statistiques sont en elles-mêmes opaques, elles traduisent un phénomène réel. Les experts ont d'excellentes raisons: les statistiques leur donnent raison. Lionel Jospin a d'excellentes raisons: il regardait à la télé les manifestations policières. Il lisait les chiffres. Ses électeurs, qui regardaient la télé, ne lui parlaient que de l'insécurité.

Et sur l'affaire Voise, donc, les journalistes de TF1 ont d'excellentes raisons: l'insécurité a été longtemps niée, donc longtemps négligée, dans les années précédentes. Leurs patrons ont de tout aussi bonnes raisons: l'insécurité fait vendre. Les journalistes de France 2 qui galopent derrière TF1 sur le chemin d'Orléans ont d'excellentes raisons: ils ne veulent pas se laisser distancer par TF1.

Le visage tuméfié du gentil vieillard tombait à pic. Comme si la fresque apocalyptique brossée, toute l'année précédente, sur les écrans de télévision, avait besoin de l'image de la victime absolue, faible d'entre les faibles, un vieillard sans ressources, et naturellement dépourvu de toute méfiance, triplement faible, triplement victime, victime idéale. Des ruines du World Trade Center aux ruines du pavillon du quartier de l'Argonne, à Orléans, tout se passe comme si l'emballement des ruines avait galopé en ligne droite, et trouvé son apothéose.

L'après-emballement

À propos de la mort de Guy-Patrice Bègue, le père de famille d'Évreux, on a appris après l'élection présidentielle que le meurtre s'était déroulé de manière moins simple que les médias ne l'avaient relaté. Guy-Patrice Bègue, en effet, était arrivé en compagnie de plusieurs hommes de sa famille, le petit clan familial étant en possession d'un cutter (et peut-être deux). Mais surtout, se rendant enquêter à Évreux pour «Arrêt sur images», Michaël Richard a découvert que plusieurs journalistes connaissaient ces éléments et les avaient, à l'époque, passés sous silence[21].

Papi Baki, un jeune de l'Association des jeunes du quartier de la Madeleine, nous disait par exemple: «De France 3,j'ai eu en ligne directe — j'ai même mis le haut-parleur à côté pour que les jeunes puissent entendre — [un journaliste] qui me disait: "Oui, Papi, je sais bien ce que tu me racontes, c'est sûrement vrai, mais en tout cas mon rédacteur en chef, ça l'intéresse pas, ton histoire. Lui, ce qui l'intéresse, c'est d'aller dans le même sens que tout le monde. Et puis avec la campagne électorale, actuellement, on peut pas revenir en arrière, la machine est lancée, laissons-la continuer comme ça et peut-être qu'après les élections on pourra revoir cette affaire"». Quant à Gilles Dauxerre, rédacteur en chef de Paris-Normandie, quotidien régional qui n'a fait état de la présence d'un cutter dans la main de Guy-Patrice Bègue qu'un mois après les faits: «C'est vrai aussi que dans le contexte, on a vu que la famille Bègue a été reçue par M. Chirac, bon... on touche pas à une icône, d'une certaine manière. Donc on a quand même senti un peu ça. C'était pas le moment d'aller fouiller». À propos de Paul Voise, l'enquête n'a jamais débouché. Un suspect a été mis en examen le 28 février 2003, mais laissé en liberté, «comme si on avait des doutes sur sa culpabilité», estime Régis Guyotat dans Le Monde[22].

Quant à la fresque des écroulements, brossée soir après soir par le journal télévisé, elle a commencé à s'estomper dès le 22 avril 2002. Comme par magie, les images d'apocalypse disparaissent des écrans. Terminons donc par une statistique, nous aussi. Pour «Arrêt sur images», en mai 2002, nous avons procédé à un comptage. Du 1er au 21 avril 2002, nous avons dénombré sur TF1 cinquante-quatre sujets sur l'insécurité, dont 5% de sujets «positifs» (par exemple, mettant en valeur des dispositifs de prévention). Après le 21 avril 2002 et sur une période équivalente de trois semaines, nous avons compté seulement dix sujets sur l'insécurité en général, dont 40% de sujets «positifs».


[18] Régis Guyotat, «Saint Paul Voise martyr des médias», Le Monde, 23 avril 2003.
[19] Id.
[20] «Le Vrai Journal», Canal+, 2 mars 2003.
[21] La France a-t-elle encore peur ?, «Arrêt sur images», France 5, 17 mai 2002.
[22] Régis Guyotat, cit.