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Ceux qui ont lu mes précédents ouvrages trouveront sans doute que je me répète, exprimant dans celui-ci de nombreuses notions déjà longuement développées dans d’autres. Mais je veux dire pour ma défense que lorsqu’on aborde un sujet en cherchant ses racines non plus seulement au niveau d’organisation particulier où il se situe apparemment et dans le cadre d’une discipline spécialisée, mais au contraire au niveau des bases biochimiques, neurophysiologiques et comportementales, on constate que celles-ci restent les mêmes, comme un organisme est toujours fait d’atomes et de molécules. Certains diront avec une logique apparente qu’il n’est pas nécessaire de faire de la chimie organique pour aborder la linguistique. Nous allons voir que si l’on veut percevoir un phénomène à un seul niveau, surtout lorsque celui-ci est déjà fort complexe, en particulier celui des rapports humains, les plus grossières erreurs d’évaluation et d’interprétation de ce phénomène sont possibles. La vision interdisciplinaire est en conséquence indispensable. Mais alors tous les niveaux d’organisation sous-jacents à celui qui fait l’objet du discours restent les mêmes. La complexité croît avec l’augmentation du nombre des niveaux d’organisation[1]. Il faut donc pour les lecteurs non avertis reprendre inlassablement les descriptions fondamentales qui acquièrent une nouvelle saveur et ne commencent à être exploitées différemment qu’au moment où l’on atteint le niveau de complexité des rapports humains en situation sociale.
Enfin, je n’ai pas la prétention de croire que l’éventuel lecteur d’aujourd’hui a déjà lu mes ouvrages plus anciens. Avec les mêmes couleurs dont je suis loin d’avoir Vidé les tubes, je vais donc tenter de peindre un nouveau tableau.
NOTE: Le lecteur ayant déjà lu certains de mes précédents ouvrages et qui pense avoir une connaissance suffisante de la biologie des comportements pourra commencer directement la lecture de celui-ci à la page 91.
En 1965, dans un article de la Presse médicale, dont le titre un peu provocant était «L’automobiliste du Néanderthal»[2], nous avions opposé le fonctionnement du paléocéphale à celui du néocéphale et nous proposions l’hypothèse que, chez l’homme, l’existence de ce paléocéphale était à l’origine de ses comportements de violence, lorsqu’il n’était plus contrôlé par le fonctionnement du néocéphale proprement humain. C’est cette idée générale qu’en 1968 Koestler a reprise dans son livre le Cheval dans la locomotive. Depuis, nous avons pris connaissance des travaux de Mac Lean, qui, à partir de l’anatomie comparée, a décrit non plus deux mais trois cerveaux superposés dans le cerveau humain, dont le fonctionnement débouche sur un comportement qui conserve les caractéristiques de l’animalité tout en y ajoutant quelque chose de propre à l’homme. Le système nerveux est l’instrument qui permet à un individu d’entrer en contact avec le milieu qui l’entoure, de répondre aux stimuli qui en proviennent et, surtout, comme nous le verrons, de maintenir la structure de l’organisme dans lequel ce système nerveux est inclus. En 1970, nous avons publié dans la collection 10/18 un volume intitulé l’Agressivité détournée[3] dans lequel nous restions encore fort imprégné par l’idée précédente, notre expérimentation ne nous ayant pas encore conduit à la réformer.
Voilà plus de dix ans maintenant que ce livre est sorti des presses de l’Union générale d’éditions, douze ans environ qu’il fut rédigé. Je n’aurais pas grand-chose aujourd’hui à lui retrancher, mais j’aurais beaucoup à y ajouter. En douze ans, les disciplines biologiques qui concourent à la construction progressive de la biologie des comportements ont apporté, à celui qui se livre à une recherche interdisciplinaire, de nombreuses connaissances nouvelles. L’expérimentation de notre groupe a elle-même apporté des faits et des interprétations que nous ignorions il y a une décennie. Nous les avons rassemblés depuis, en les fixant dans des livres qui ont jalonné notre démarche, pas à pas, comme nous l’avons fait sur le plan purement scientifique, depuis plus de trente ans, dans d’autres ouvrages.
Quelles sont les idées susceptibles de transformer partiellement la teneur de celui-ci ?
La première est l’importance grandissante que nous accordons à la mémoire, à l’apprentissage. Il en résulte que beaucoup de comportements dits «innés», ceux en particulier étudiés par Mac Lean[4], liés à l’activité fonctionnelle des différents étages du cerveau, et que nous avions tendance, avec lui, à considérer comme résultant de la structure génétiquement acquise de celui-ci, nous paraissent aujourd’hui résulter d’un processus de mémoire, d’un apprentissage et, en conséquence, des rapports de l’individu avec son milieu, son milieu humain au premier chef.
L’agressivité en est un exemple. Nous n’avons pas distingué, à l’époque, l’agressivité prédatrice, interspécifique, mais non intraspécifique, de l’agressivité défensive, en réponse à un stimulus nociceptif, et de l’agressivité compétitive intraspécifique. Celle-ci est pratiquement la seule qui persiste chez l’homme. Elle résulte de l’apprentissage de la «gratification» à la suite du contact avec un être ou un objet «gratifiant», c’est-à-dire permettant le maintien ou la restauration de la «constance des conditions de vie dans notre milieu intérieur» (Claude Bernard), de notre «homéostasie» (Cannon), autrement dit de notre «plaisir» (Freud). Pour renouveler la gratification (réenforcement des auteurs anglo-saxons), il faut que l’objet reconnu, et mémorisé comme gratifiant, reste à notre disposition. Si la même expérience des mêmes objets ou êtres a été faite par un autre qui veut aussi les conserver à sa disposition, il en résulte la notion de propriété (qui n’est pas un instinct puisqu’il faut un apprentissage) et l’apparition d’une compétition pour conserver l’usage et la jouissance de l’objet gratifiant. Le processus est à l’origine de l’agressivité compétitive et de la recherche de la dominance.
Le perdant dans la bagarre, le soumis, mettra en jeu un certain nombre de voies et d’aires cérébrales aboutissant à l’inhibition de l’action. Celle-ci est un processus adaptatif puisqu’il évite la destruction par le vainqueur. Le petit rongeur en s’immobilisant n’attirera plus l’attention du rapace et rejoindra l’abri de son terrier quand celui-ci se sera éloigné. Mais si l’inhibition persiste, le remue-ménage biologique qu’elle entraîne, résultant en particulier de la libération de corticoïdes surrénaliens (cortisol) et de médiateurs chimiques sympathiques contractant les vaisseaux (noradrénaline), va dominer toute la pathologie: blocage du système immunitaire qui ouvrira la porte aux infections et aux évolutions tumorales, destructions protéiques à l’origine des insomnies, amaigrissement, rétention d’eau et de sels, d’où hypertension artérielle et accidents cardio-vasculaires, comportements anormaux, névroses, dépressions, etc.[5]
Enfin, l’histoire existentielle de chaque individu est unique. C’est avec l’expérience inconsciente qui s’accumule dans son système nerveux depuis la naissance qu’il va négocier son environnement, se «comporter» par rapport à lui. Suivant que cette expérience a été gratifiante ou non, qu’elle aura permis ou interdit l’action, le retentissement affectif de tout sujet aux événements qui peuplent son existence sera variable, différent à l’infini, du plus grossier au plus élaboré.
En résumé, l’agressivité telle que nous la comprenons aujourd’hui, dans l’espèce humaine, ne nous parait pas faire partie de notre «essence». Comme l’affectivité dont elle ne représente qu’une expression particulière, elle résulte d’un apprentissage. Le nouveau-né ne nous semble pas pouvoir être agressif pas plus que sentimental. En dehors d’une réponse stéréotypée à des stimuli douloureux qui pourront secondairement, par mémorisation, constituer les éléments sur lesquels prendra naissance une affectivité capable elle-même de s’exprimer agressivement, il ne sait pas qu’il «est» dans un milieu différent de lui. Comment pourrait-il éprouver un ressentiment agressif à l’égard de ce dernier ?
Peut-être alors est-ce le titre même qu’il faudrait changer. Pourquoi «détourner» une agressivité, qui n’existe pas en dehors de l’apprentissage de la propriété ?
Enfin, une approche historique doit nous faciliter la compréhension du passage de l’agressivité de l’individu à celle des groupes sociaux entre eux, du passage de la criminalité à la guerre. Mais là encore la plus large interdisciplinarité nous sera nécessaire.
Il y a déjà bien des années nous avons proposé de définir l’agression comme la quantité d’énergie cinétique capable d’accélérer la tendance à l’entropie d’un système, d’accélérer son nivellement thermodynamique, autrement dit, d’en détruire plus ou moins complètement la structure. L’homme ne peut appréhender que des ensembles et chaque ensemble est constitué d’éléments. Ces éléments ne sont pas placés au hasard à l’intérieur d’un ensemble. Ils présentent entre eux des relations qui aboutissent à une «forme» et ces relations, cette «mise en forme» constituent un nouvel ensemble: l’ensemble des relations. C’est cet ensemble de relations unissant les éléments d’un ensemble que nous appelons «structure». L’agression va donc perturber les relations existantes entre les éléments d’un ensemble, augmenter à l’intérieur de cet ensemble le désordre, et l’on sait qu’on a voulu, à une époque, voir une, relation d’égalité entre l’entropie d’un système et l’ordre qui le constitue, c’est-à-dire son «information». Il faut cependant rappeler que, comme Wiener l’a indiqué: «L’information n’est qu’information. Elle n’est ni masse ni énergie». Il s’ensuit que la formule de l’entropie qui est une formule exprimant une valeur thermodynamique (la transformation d’une énergie potentielle, pouvant fournir un certain travail, en énergie cinétique qui n’est plus capable d’en fournir) peut avoir un rapport avec le degré d’ordre d’un ensemble mais que cet ordre n’est pas de la même nature que les éléments énergétiques ou massiques qui constituent le système. Ainsi, la ressemblance entre la formule de l’entropie et celle de l’information, au signe inverse près (néguentropie), permet de dire seulement que l’entropie croissante s’accompagne d’un désordre croissant, c’est-à-dire d’une information décroissante.
Après le rappel de ces quelques notions, on peut dire que l’agressivité est alors la caractéristique d’un agent quel qu’il soit, capable d’agir, de faire quelque chose, et ce quelque chose sera d’appliquer une quantité d’énergie cinétique sur un ensemble organisé de telle façon qu’il en augmentera l’entropie et, en conséquence, le désordre, en diminuant son information, sa mise en forme. Dans ce cas, la violence n’exprimera pas la quantité d’énergie libérée par cet agent, mais pourra être conçue comme exprimant, quelle que soit cette quantité d’énergie, la caractéristique d’un agent assurant son application à un ensemble organisé en y provoquant un certain désordre. On s’aperçoit que l’agression ne peut être un concept unitaire car les mécanismes qui sont à l’origine de la libération énergétique déstructurante sont relativement variés. C’est l’ignorance de ces mécanismes différents qui a conduit de nombreux auteurs, jusqu’ici, à établir une liste des types d’agression le plus souvent observés. Ils ont, en fait, distingué les situations déclenchantes ou les différents objets subissant l’agression sans préciser le plus souvent les mécanismes qui dans le système nerveux central sont mis en jeu. D’autre part, nous allons voir qu’un organisme est un système complexe et que les êtres vivants sont construits par niveaux d’organisation. La confusion qui résulte de l’ignorance des niveaux d’organisation dans l’expression de l’agressivité et de la violence a rendu extrêmement confuse son approche par les disciplines les plus variées, chacune établissant son observation à un niveau d’organisation particulier et croyant pouvoir, à partir de ce niveau, fournir une description globale du problème. On a essayé de définir les causes de l’agressivité ou, en d’autres termes, les facteurs produisant un effet sans préciser la structure de l’effecteur, son niveau d’organisation (individu, groupe, société), ses rapports avec celle des éléments, les cerveaux humains en cause, si ce n’est par des discours logiques, alors que la logique des mécanismes biologiques n’est pas celle du discours.
Dans les systèmes hypercomplexes, il ne s’agit plus de trouver les causes à une action. La causalité ne peut plus être conçue comme linéaire («cause-effet»), suivant l’interprétation du déterminisme de la fin du XIX° siècle. Dans ces systèmes, il est d’abord indispensable de découvrir l’organisation interne pour en comprendre le fonctionnement. Le béhaviorisme est à notre avis un exemple de l’erreur à laquelle conduit l’ignorance de ces mécanismes. La découverte d’une «analogie» entre un comportement animal et un comportement humain fait croire qu’il s’agit dans les deux cas d’un mécanisme identique, d’une «homologie». L’effecteur étant différent, les relations entre les facteurs et le ou les effets ne peuvent être les mêmes. L’erreur fréquente consistant à considérer deux comportements, animal et humain, comme «homologues», c’est-à-dire supportés par une même entité génétique, à travers les phylums, alors qu’il ne s’agit que d’une analogie fonctionnelle, n’est d’ailleurs pas suffisante pour nous faire ignorer l’énorme apport de l’éthologie et du béhaviorisme aux sciences humaines.
[1] H. LABORIT (1970): l’Homme imaginant,
coll. 10/18, Union générale d’éditions.
[2] H. LABORIT: «A propos de l’automobiliste du
Néanderthal», la Presse médicale, 1965, 73, 6, pp. 927-929.
[3] H. LABORIT: l’Agressivité détournée, coll.
10/18, Union générale d’éditions, 1970.
[4] P. D. MAC LEAN: «Psychosomatic disease and the
“visceral brain”. Recent development bearing on the Papez theory of emotions», Psycho
Med, 1979, Il, pp. 338-353.
[5] H. LABORIT (1979): l’Inhibition de l’action.
Biologie, physiologie, psychologie, sociologie, Masson et Cie, éd.