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Henri Laborit

La Colombe assassinée


LES NIVEAUX D’ORGANISATION: RÉGULATEUR ET SERVOMÉCANISME

Les organismes vivants sont des systèmes ouverts sur le plan thermodynamique, c’est-à-dire qu’ils sont traversés par un courant d’énergie qu’ils dégradent et cela conformément au deuxième principe de la thermodynamique. C’est l’énergie photonique solaire qui, grâce à la molécule de chlorophylle, permet aux plantes vertes de transformer l’énergie lumineuse en énergie chimique et de construire des molécules complexes, réservoir temporaire de l’énergie solaire que la plante va utiliser pour l’établissement de sa propre structure, que les herbivores vont utiliser pour la même fin, en absorbant cette énergie stockée dans la plante et que les carnivores utiliseront, toujours dans le même but: maintenir leur structure, en dévorant les herbivores. C’est encore cette énergie que les omnivores comme l’homme absorberont, ce qui leur permettra de se maintenir en vie. On peut donc dire que grâce à la photosynthèse, c’est un grand courant d’énergie solaire qui traverse l’ensemble de la biosphère, en a permis l’apparition, l’évolution, l’organisation, construisant de l’ordre, une «néguentropie», à partir de l’entropie solaire, du désordre progressif du soleil. Cette description est valable sur le plan thermodynamique donc énergétique mais sur le plan informationnel, le problème est plus complexe, car nous avons indiqué que les organismes vivants étaient constitués par «niveaux d’organisation». En effet, les atomes qui constituent les êtres vivants sont les mêmes que ceux qui constituent la matière inanimée mais ce sont les relations qui existent entre ces atomes qui en constituent leur première caractéristique. On sait d’ailleurs depuis longtemps qu’il existe une chimie minérale et une chimie organique, mais les molécules qui résultent de cette organisation particulière des atomes dans la matière vivante vont constituer des ensembles d’un niveau supérieur d’organisation. Les réactions enzymatiques comprennent trois molécules, un substrat, une enzyme et le produit de la réaction enzymatique. Ces réactions enzymatiques sont la façon dont la matière vivante a résolu les problèmes d’échange énergétique qui nécessiterait une énergie d’activation considérable si la molécule enzymatique intermédiaire n’était pas là. Mais le biochimiste qui étudie une telle réaction à trois éléments dans un tube à essai, in vitro, s’aperçoit vite, lorsqu’une certaine quantité du produit de la réaction est obtenue, par le contact entre le substrat et l’enzyme, que rien ne se passe plus. On atteint un état d’équilibre qui n’ira jamais jusqu’à l’épuisement complet du substrat. En réalité, dans ces réactions qui sont souvent ce qu’il est convenu d’appeler des processus d’oxydoréduction, l’enzyme ne fait que permettre le passage d’un électron à la fois, du substrat vers le produit de la réaction. Le substrat perd des électrons, il s’oxyde, le produit de la réaction en gagne et se réduit. Mais à partir d’un certain moment, pour une certaine quantité de substrat transformé, la réaction s’immobilise. En réalité, cette immobilité n’est constatée qu’au niveau d’organisation observé par le chimiste; mais au niveau des déplacements électroniques, tout bouge car un certain nombre d’électrons, ayant abandonné le substrat, y reviendra lorsque l’état d’équilibre sera atteint, dans un perpétuel échange. Un système comme celui-là ne fait plus rien. Il est en état d’équilibre. Or, dans les systèmes vivants, tout bouge. Il faut donc bien comprendre qu’un régulateur est constitué par un effecteur qui va recevoir de l’énergie et de l’information, ce qui constituera ses facteurs d’action. Il réalisera un effet, une action, mais la valeur de cette action va contrôler par une rétroaction généralement négative la valeur des facteurs, si bien qu’à partir du moment où la régulation est établie, la valeur de l’effet va osciller légèrement, suivant les caractéristiques de l’effecteur, autour d’une moyenne, mais qu’un tel système n’est plus capable de faire autre chose que de maintenir la valeur de l’effet. La réaction enzymatique isolée que nous venons d’envisager en est un exemple; un exemple plus simpliste pourrait être un bain-marie, dans lequel de l’énergie électrique, énergie potentielle, pénètre et va être dégradée en chaleur. La caractéristique de ce régulateur, le thermostat, va permettre le maintien de la température de l’eau de ce bain-marie autour de 37 degrés par exemple. Dès qu’elle dépassera légèrement cette valeur, le système va interrompre le passage du courant. La température de l’eau va diminuer et dès qu’elle se sera éloignée légèrement de 37 degrés, le courant repassera, élevant à nouveau la température de l’eau. Ainsi, dans un tel système, l’effet, c’est-à-dire la température de l’eau à 37 degrés, contrôle-t-il la valeur des facteurs, c’est-à-dire la quantité de courant et la durée du passage de celui-ci pénétrant dans la résistance chauffante. Mais en réalité, un bain-marie est un appareil qui, dans un laboratoire, s’inscrit dans une chaîne expérimentale, au sein de laquelle on a souvent besoin d’obtenir et de maintenir, pendant un certain temps, la température de l’eau, à des valeurs variées. Il faudra donc intervenir sur ce régulateur pour qu’il fonctionne à un autre niveau thermique et c’est l’opérateur qui, de l’extérieur du système, réglera ce régulateur, le transformant en ce que nous appellerons un servomécanisme. Il en est de même pour la réaction enzymatique dont nous avons parlé et la commande du servomécanisme viendra de l’extérieur, du fait qu’elle s’inscrit dans une chaîne métabolique. Elle est précédée, dans cette chaîne, par une autre réaction enzymatique dont le produit de la réaction sera son propre substrat. A l’origine de cette chaîne de réactions enzymatiques se trouvera l’aliment, porteur de l’énergie photo nique solaire qui sera dégradé progressivement et abandonnera cette énergie en la fixant dans une molécule de composés phosphorés dits riches en énergie, telle l’ATP[6], qui la mettra en réserve. De cette façon, l’ensemble cellulaire dans lequel va s’inscrire la chaîne métabolique pourra utiliser cette énergie de réserve, pour maintenir sa structure, c’est-à-dire l’ensemble des relations existant entre les atomes, les molécules, les voies métaboliques et, dans certains cas, pour libérer également de l’énergie mécanique, de telle façon que le milieu où se trouve cette cellule soit contrôlé par elle et que le maintien de la structure cellulaire en soit facilité.

Nous avons vu ainsi se profiler devant nous déjà un certain nombre de niveaux d’organisation: le niveau atomique, le niveau moléculaire, le niveau de la réaction enzymatique, celui des chaînes métaboliques, celui de la cellule. Ajoutons que ces chaînes métaboliques se trouvent généralement comprises dans ce qu’il est convenu d’appeler les organites intracellulaires, tels que les mitochondries, le noyau, les membranes, le réticulum endoplasmique, etc., qui constituent en quelque sorte les machines permettant à cette usine chimique qu’est la cellule de fonctionner. Mais on voit surtout que chaque niveau d’organisation ne pourrait rien faire par lui-même s’il ne recevait pas son énergie et ses informations, s’il n’était pas régulé par une commande qui lui vient du niveau d’organisation qui l’englobe. Il s’ensuit aussi que le fonctionnement et l’activité des cellules dépendront de l’activité fonctionnelle des organes et celle-ci de celle des systèmes auxquels ils appartiennent. Ces systèmes se trouveront réunis dans un organisme. Et cet organisme est lui-même situé dans un environnement, un espace. C’est l’activité de cet organisme dans cet espace qui va commander l’activité des systèmes et, en conséquence, celle de tous les autres niveaux d’organisation jusqu’au niveau moléculaire. Mais l’activité de cet organisme, de cet individu, qui se trouve inclus lui-même dans un groupe social, va être réglée par la finalité de ce groupe social. Ce groupe social fait lui-même partie de groupes sociaux plus grands qui l’englobent. Et l’on voit que de niveau d’organisation en niveau d’organisation; nous atteignons forcément le niveau d’organisation de l’espèce. Quand on parle d’agressivité, on ne peut donc pas envisager celle-ci sans comprendre comment chaque niveau d’organisation va rentrer fonctionnellement en rapport avec celui qui l’englobe.

Le réductionnisme consiste à couper la commande extérieure à un niveau d’organisation, la commande extérieure au système que l’on observe et à croire qu’en décrivant le fonctionnement de ce niveau d’organisation isolé, on a compris l’ensemble du fonctionnement du système. Malheureusement, chaque spécialiste ne fait autre chose que de couper la commande extérieure au système et d’observer un niveau d’organisation isolé. Le biochimiste, par exemple, étudiera une réaction enzymatique in vitro, ou bien il étudiera un organite intracellulaire isolé, des mitochondries par exemple, ou bien encore il étudiera une cellule isolée en culture ou une coupe de tissu. Le physiologiste étudiera un organe isolé ou un système, système nerveux, système cardio-vasculaire, système endocrinien. Le physiologiste étudiera aussi un organisme dans le cadre, aux caractéristiques contrôlées, du laboratoire. L’éthologiste n’étudiera chez l’animal et chez l’homme que le comportement, isolé ou en situation sociale, le psychologue ajoutera l’expression langagière de ce comportement, le sociologue étudiera les sociétés, l’économiste, leur activité productrice, et le politique essaiera de gérer et de contrôler l’activité de masses humaines plus ou moins importantes. Chacun d’eux (et ce ne sont encore là que quelques types de réduction) ignore à peu près totalement ce que l’autre a pu retirer de l’étude du niveau d’organisation auquel il s’est consacré. Et il est d’ailleurs difficile de faire autrement. Dans ces systèmes hypercomplexes, les facteurs qui interviennent sont si nombreux que l’on est obligé d’isoler un niveau d’organisation pour l’observer correctement, en ne faisant varier qu’un seul facteur à la fois et en regardant ce que cette variation va produire sur la valeur de l’effet. On devient ainsi capable de contrôler un certain nombre de variables, de voir leur domaine de variation, et leur influence sur l’effet produit par l’effecteur. Mais il ne faut surtout pas penser que le niveau d’organisation replacé en situation dans le système qui l’englobe va se comporter de la même façon. De nombreuses variables auront été ignorées et ce n’est que par ce retour à sa situation d’origine qu’on pourra s’apercevoir que les effets observés et contrôlés sur le niveau d’organisation isolé ne sont pas les mêmes que ceux que l’on observe lorsqu’il est remis en place. Nous avons longuement insisté sur cette notion de niveaux d’organisation, de régulateurs et de servomécanisme parce qu’il nous semble que si l’on n’en tient pas compte, on est conduit aux plus grossières erreurs d’interprétation.

Sur le sujet que nous allons aborder, l’agressivité et la violence, nous n’ignorons pas que d’excellents ouvrages ont été publiés. Ils présentent généralement de nombreuses statistiques, d’origine officielle, émanant de pays variés, en particulier occidentaux, où elles sont établies de façon précise depuis déjà de nombreuses années. Elles permettent de réaliser une étude historique de l’évolution de la violence dans ces pays. L’étude parallèle de l’évolution économique, sociologique et politique pendant les mêmes périodes permet de constater que les «causes» de la violence sont si nombreuses, leurs relations si complexes, leur mise en évidence si difficile, leur importance réciproque pratiquement impossible à préciser, le domaine dans lequel évolue l’écart des variables si confus qu’il faut beaucoup d’intuition ou d’affectivité pour fournir une interprétation séduisante à cette masse de faits, en les observant avec la seule lunette historico-sociologique. Il faut reconnaître d’ailleurs que l’historien ou le sociologue n’ont généralement pas la prétention de décrire un mécanisme à l’apparition des faits observés. Mais en essayant parfois d’en décrire les «causes», ils s’exposent cependant, dépassant l’exposé simple des faits, à établir des relations de causalité linéaire et simpliste entre ces faits et les facteurs qu’ils tentent de leur découvrir. Il suffit de constater que, pour la majorité d’entre eux, la violence est une donnée première du comportement de l’espèce sans qu’ils se posent la question de savoir quel est le mécanisme au niveau des systèmes nerveux humains qui en permet l’expression. Considérant que la violence fait partie intégrante des caractéristiques de l’espèce humaine sans chercher à connaître les mécanismes neurophysiologiques et biochimiques qui la commandent, ils se perdent souvent dans la forêt inextricable des facteurs psychologiques, sociologiques, économiques et politiques capables de la déclencher en accordant à chacun une «valeur» qui n’est autre le plus souvent que celle qui leur est attribuée par leur propre affectivité inconsciente. Nous n’exprimons pas là, comprenons-le bien, un désir de domination de la biologie sur les sciences humaines qui ne serait d’ailleurs qu’un désir de domination du biologiste sur le psychologue ou le sociologue. Il s’agit simplement d’une méthodologie d’approche du monde vivant qui est cohérente avec la structure de ce monde tel que nous sommes capables de l’appréhender et que nous essayons depuis plus de vingt ans de diffuser, en nous heurtant à tous les réductionnismes valorisants. II résulte de cette notion de niveaux d’organisation qu’il est finalement plus important, pour comprendre la dynamique de l’ensemble des structures vivantes, de préciser les relations existant entre chaque niveau d’organisation que de préciser la structure, par ailleurs indispensable à connaître, d’un de ces niveaux.

Il faut dire aussi que, comme nous l’avons déjà signalé, aussi fine que puisse être notre approche d’une structure, le modèle que nous pouvons en fournir ne sera toujours qu’un sous-ensemble de l’ensemble des relations, c’est-à-dire de la Structure (avec un grand S). Une autre notion découle de celle des niveaux d’organisation: nous avons été contraints de distinguer, dans la notion d’information qui étymologiquement veut dire «mise en forme», une information que nous avons appelée «information-structure» et une information que nous avons appelée «information circulante»[7]. L’information-structure est celle qui met en forme chaque niveau d’organisation de l’atome à l’espèce. L’information circulante est celle qui circule, comme son nom l’indique, d’un niveau d’organisation à un autre et permet la cohérence de l’ensemble des systèmes. C’est elle qui transforme un régulateur en servomécanisme. Certaines structures en constituent le support privilégié: la structure moléculaire des hormones par exemple permet de transformer le métabolisme d’une cellule ou de groupes de cellules ou de tissus suivant l’exigence de l’ensemble organique, en le prévenant du travail métabolique qu’ils ont à fournir pour que cet organisme réponde aux exigences de l’environnement. De même le système nerveux par les neurohormones, c’est-à-dire les molécules chimiques qu’on appelle neuromédiateurs, va permettre de réunir les différentes cellules et tissus d’un organisme au système d’intégration central, le système nerveux, et d’en faire un tout cohérent ayant sa propre finalité, celle de conserver la structure de chaque niveau d’organisation nécessaire au maintien de la structure de l’ensemble. La structure de l’ensemble, il faut le comprendre, ou du moins son maintien, est nécessaire au maintien de celle de chaque niveau d’organisation. Une distinction analogue se retrouve en linguistique par exemple où la structure du message — c’est-à-dire l’ensemble des relations existant entre les lettres, entre les phonèmes, les monèmes, entre les mots —, la syntaxe d’une phrase, le signifiant en quelque sorte, est le support d’un signifié, c’est-à-dire de l’information qui sera véhiculée par ce signifiant et qui ira influencer une autre structure. Cette dernière est le cerveau de celui qui va recevoir le message. Un organisme vivant est bien, comme l’a indiqué Prigogine, un système ouvert dans lequel l’énergie photonique solaire circule, mais nous ajouterons que sa structure est constituée de sous-ensembles fermés dans leur information-structure qui ne peuvent s’ouvrir que par leur englobement et leur mise en relation, par servomécanisme, avec une structure englobante elle-même englobée.

Il y a trente ans, les expériences de Miller, reproduites et poursuivies depuis dans de nombreux laboratoires, ont montré qu’en reconstituant une atmosphère terrestre primitive telle que la géologie nous permet de l’imaginer, en y faisant passer des décharges électriques analogues à celles qui devaient parcourir cette atmosphère primitive avec les orages magnétiques de l’époque, on obtient des structures de plus en plus complexes et en particulier les premières pièces des systèmes vivants: des acides aminés. Dès 1960, nous avions considéré que le résultat de cette expérimentation semblait logique car l’énergie cinétique des molécules, se déplaçant au hasard, augmentait en conséquence les chances pour ces molécules de se rencontrer et de constituer alors des molécules plus complexes. On parvient aujourd’hui avec des expériences analogues à construire des bases puriques et pyrimidiques qui sont indispensables à la construction des acides nucléiques. Depuis, von Foster a montré expérimentalement qu’on pouvait faire de l’ordre à partir du bruit, autrement dit, que l’ordre pouvait naître du désordre. Ainsi l’ordre du vivant, comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire, viendra du désordre progressif de la masse solaire, mais, ajoutons-le, dans des conditions physico-chimiques très particulières qui sont celles qui sont apparues il y a trois milliards cinq cents millions d’années, à la surface de notre planète, et qui ont permis l’épanouissement de la biosphère. La matière inanimée pénètre les êtres vivants et a pénétré en particulier les êtres unicellulaires, les premiers apparus sur notre planète. Elle apporte les éléments nécessaires au maintien et à l’accroissement de leur structure et s’intègre dans le volume de la cellule. Mais ce volume croît comme les cubes alors que la surface cellulaire ne croît que comme les carrés. Il en résulte une diminution progressive de l’approvisionnement énergétique de la cellule à mesure de la croissance en volume et cela nécessitera la division cellulaire. Il n’existe pas de cellule grosse comme un bœuf. Un nouveau niveau d’organisation suivra par l’association de ces cellules en société. Elles constitueront les premiers organismes pluricellulaires. Au centre de ceux-ci les cellules n’auront plus accès direct sur la mer primitive pour y puiser leur matière nourricière, c’est-à-dire l’énergie nécessaire à l’approvisionnement de la petite usine chimique qu’elles représentent et pour y déverser les déchets de leur activité. Certaines cellules seront donc obligées de se différencier et d’assurer des fonctions d’approvisionnement et d’évacuation des nuisances: ce sera le système digestif, le système cardio-vasculaire et les émonctoires. D’autres encore se différencieront en assurant l’activité locomotrice, la possibilité de se déplacer dans l’espace à la recherche de la nourriture: ce seront les systèmes nerveux et musculaire. D’autres encore assureront les communications intercellulaires, permettant à l’organisme d’agir comme un tout cohérent; nous avons dit que c’était le rôle des systèmes nerveux et endocrinien. D’autres enfin assureront le recueil des informations sur ce qui se passe dans l’environnement et leur intégration: ce seront les organes des sens et le système nerveux sensoriel dans son ensemble. Nous comprenons maintenant que ces niveaux d’organisation se sont établis phylogénétiquement en allant du simple au complexe. Nous comprenons aussi que la seule chose qui distingue les organismes vivants de la matière inanimée dont ils sont constitués est bien leur structure. Il Y a pas mal de temps déjà que l’on connaît les atomes qui constituent une molécule d’acide désoxyribonucléique; on connaissait donc les éléments constituant cette structure complexe sur le plan de la thermodynamique et ce qui constituait l’essentiel d’un gène. Mais tant qu’on n’en avait pas découvert la structure, c’est-à-dire tant qu’on n’avait pas connu la façon dont ces atomes sont réunis pour former la molécule d’acide désoxyribonucléique ni compris qu’ils s’organisaient en double hélice — ce qui ne remonte à guère plus de trente ans — on n’avait rien compris au mécanisme de la construction progressive ontogénétique d’un organisme vivant et à la reproduction au cours de l’évolution des caractéristiques d’une espèce.

J’ai utilisé à plusieurs reprises le mot de finalité qui peut, pour certains, avoir un certain relent de finalisme. Je n’ai pas cédé à la crainte de Pettendrigth et, après lui, de Jacques Monod qui ont préféré utiliser le terme de téléonomie. Là encore, il suffit de s’entendre par convention: un effecteur pour agir a besoin d’un but; c’est Couffignal qui l’a souligné. Cela veut dire simplement que cet effecteur est programmé ou, si l’on veut, possède une structure qui lui permet la réalisation de ce but. Mon œil n’est pas fait «pour» voir, mais il est structuré de telle façon que l’organisme dans lequel il est placé, grâce à lui, peut voir.

Ces notions sont indispensables pour comprendre qu’il n’y a pas à rechercher d’analogie structurelle entre les niveaux d’organisation mais à mettre en évidence les relations existant entre chaque niveau. En ce sens, il ne peut y avoir de solution de continuité entre la molécule d’acide désoxyribonucléique et l’espèce humaine. Une notion rarement émise et qui me paraît pourtant importante, c’est que notre espèce constituant le dernier épanouissement de l’évolution des espèces dans la biosphère, de la complexification croissante de la matière organique, n’a pas compris qu’elle était cependant englobée dans cette biosphère, dépendant elle-même d’une commande extérieure au système, et qu’elle restait donc soumise, comme les autres espèces, à une pression de nécessité. Elle a inventé des règles, extérieures à elle-même, religions révélées, morales, idéologies, structures étatiques avec leurs lois, alors que ce faisant, elle restait enfermée dans son niveau d’organisation et demeurait dans l’ignorance totale de ce qui commandait au comportement des individus et des groupes, et à la sécrétion de ces différents règlements de manœuvre. Le malheur de l’homme, semble-t-il, vient de ce qu’il n’a pas trouvé le moyen de transformer la régulation individuelle en servomécanisme inclus dans l’espèce, il s’arrête toujours en chemin à des groupes, des sous-ensembles qui ne conceptualisent pas eux-mêmes leur appartenance à cette espèce ni ne découvrent les moyens d’être englobés par elle. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que nous nous apercevions tardivement que l’espèce humaine n’a pas géré les biens à sa disposition, biens matériels et énergétiques, monde vivant de la flore et de la faune et monde humain lui-même, aboutissant à l’organisation des structures économiques et sociales. En effet, tous les niveaux d’organisation qui vont de la molécule au système nerveux humain et à son fonctionnement en situation sociale ont jusqu’ici été ignorés et remplacés par un discours, dont la raison d’être est que l’analyse logique à partir de faits dits objectifs aboutit forcément à la réalité; mais la logique du discours n’a rien à voir avec la logique de la chimie et de la neurophysiologie du système nerveux humain en situation sociale.

Ces généralités peuvent paraître un peu longues et surtout sembler n’avoir aucun rapport avec le sujet qui nous occupe. Nous espérons cependant, au cours des pages qui vont suivre, montrer qu’il était indispensable de les rappeler, si l’on veut étudier le problème de l’agressivité et de la violence de façon interdisciplinaire et cohérente. Il y a vingt à vingt-cinq ans que nous exprimons, sans crainte de nous répéter, les généralités précédentes. Malgré leur répétition, elles ne semblent parvenir à la conscience de nos contemporains que bien difficilement, en pièces détachées, suivant l’apprentissage antérieur de ceux qui les écoutent.


SIGNIFICATION FONCTIONNELLE DES CENTRES NERVEUX SUPÉRIEURS

Les individus qui constituent un ensemble humain ne sont pas isolés entre eux et l’ensemble qu’ils constituent n’est pas isolé non plus des autres ensembles humains qui peuplent le monde. Si le monde matériel auquel s’ajoutent la faune et la flore dans un espace géoclimatique donné constitue une partie de l’environnement humain, les autres hommes sont sans doute pour un individu le premier environnement, le plus essentiel. Les relations qui s’établissent entre les individus ne sont pas aléatoires mais résultent de l’activité de leur système nerveux. Or, toutes les actions d’un organisme par l’intermédiaire de son système nerveux n’ont qu’un but, celui de maintenir la structure de cet organisme, son équilibre biologique, c’est-à-dire de réaliser son plaisir. La seule raison d’être d’un être est d’être. Ce qu’il est convenu d’appeler la pensée chez l’homme ne sert qu’à rendre plus efficace l’action.

Les milliards de cellules qui constituent un organisme humain baignent dans ce que Claude Bernard en 1878 a nommé le «milieu intérieur»; ce n’est à vrai dire que le morceau d’océan primitif entouré par les cellules isolées lorsqu’elles se sont réunies en un organisme pluricellulaire et qu’elles ont entraîné avec elles, en passant de la vie aquatique à la vie aérienne. C’est dans ce milieu intérieur qu’elles trouveront les substrats nécessaires à leur fonctionnement biochimique et qu’elles déverseront les déchets produits par leur métabolisme. La mobilisation de ce milieu intérieur, permettant, d’une part, d’apporter aux cellules les substrats énergétiques qui parviennent à l’organisme par l’intermédiaire du système digestif et, d’autre part, d’évacuer les déchets de leur travail par les émonctoires, sera réalisée par le système cardio-vasculaire. Claude Bernard a écrit que «la constance des conditions de vie dans notre milieu intérieur était la condition nécessaire à notre vie libre et indépendante». «La constance des conditions de vie dans notre milieu intérieur» fut appelée, dans les années vingt, par un physiologiste américain, Cannon, «homéostasie», mais vers la même époque, un médecin, Sigmund Freud, attira l’attention sur le «principe de plaisir». On peut dire que «constance des conditions de vie dans notre milieu intérieur», «homéostasie»et «plaisir»expriment un même état d’équilibre. Ce terme d’équilibre, en biologie, est dangereux. L’équilibre ne se réalise en réalité que dans la mort. Les systèmes vivants sont bien, comme l’a dit Prigogine, des «systèmes ouverts sur le plan thermodynamique mais qui sont en perpétuel état de non-équilibre». La phrase de Claude Bernard que nous venons de citer a fait croire qu’il suffisait de rétablir l’équilibre des conditions de vie dans notre milieu intérieur pour assurer la santé d’un organisme. La réanimation, pour certains, a été et reste encore constituée par les techniques permettant de rétablir par substitution, remplacement, l’équilibre du milieu intérieur. Ceux-là ignorent l’existence de la cellule, sans doute parce que la biochimie cellulaire intégrée est trop complexe et exige un ensemble de connaissances qu’ils n’ont pas encore acquises. Mais c’est la cellule qui vit et non le milieu intérieur. C’est elle qui doit être réanimée et non le milieu intérieur. C’est en passant par la réanimation de la cellule que l’on peut efficacement réanimer le milieu intérieur. Bien sûr une cellule ne peut vivre dans l’acide sulfurique fumant et la réanimation du milieu intérieur fera partie mais seulement partie de la réanimation générale. L’importance du milieu intérieur n’est pas là. C’est un moyen de réunion de l’ensemble cellulaire et ses variations, les variations de ses caractéristiques physico-chimiques au-delà de certaines limites, vont influencer, exciter ou inhiber certaines cellules nerveuses, certains neurones, situés dans une région très primitive du cerveau.

On peut ainsi considérer qu’un système nerveux possède essentiellement pour fonction:

  1. De capter des signaux internes qui résument l’état d’équilibre ou de déséquilibre dans lequel se trouve l’ensemble de la société cellulaire organique. Quand le dernier repas, par exemple, remonte à plusieurs heures, le déséquilibre du milieu intérieur qui en résulte constitue le signal interne qui, stimulant certaines régions latérales de l’hypothalamus, va déclencher le comportement de recherche de la nourriture et, si les organes des sens avertissent de la présence d’une proie dans leur environnement, le comportement de prédation.
  2. Mais ce cerveau primitif devra, en conséquence, capter les variations énergétiques survenant dans l’environnement et cela grâce aux organes des sens dont la sensibilité aux variations énergétiques variera avec les espèces. Les chiens et les dauphins sont capables d’enregistrer les ultrasons alors que l’homme n’en est pas capable. Les terminaisons nerveuses sensibles enregistreront donc les variations d’énergie lumineuse par la rétine, par exemple, d’énergie mécanique pour le tact, d’énergie sonore pour l’audition, ou d’énergie chimique, pour le goût et l’odorat.
  3. Ces renseignements sur ce qui se passe à l’extérieur de l’organisme vont confluer vers ce même cerveau primitif qui va donc être capable d’intégrer les informations essentielles, fondamentales, lui venant de la colonie cellulaire dans laquelle il se trouve inclus et, d’autre part, les informations qui lui parviennent concernant cet espace, où il se situe, son environnement. Intégrant ces deux sources d’informations d’origine interne, qui constitueront ses motivations à agir, et externe, qu’on peut dire circonstancielles, ce système nerveux pourra informer d’autres éléments cellulaires, les muscles. Le système neuromusculaire assure un comportement adapté à l’assouvissement des besoins fondamentaux. En d’autres termes, les muscles, en se contractant et en permettant à l’organisme de se déplacer dans un espace, vont permettre d’agir sur cet espace, sur cet environnement, de telle façon que la survie, la structure de l’ensemble cellulaire, soit conservée. Si l’action est efficace et rétablit cet équilibre, en passant, mais pas toujours immédiatement, par le rétablissement de l’équilibre du milieu intérieur, d’autres groupes cellulaires de la même région hypothalamique commanderont une sensation et un comportement de «satiété».

Ces comportements déjà extrêmement complexes dans leurs mécanismes biochimique et neurophysiologique sont cependant parmi les plus simples et sont indispensables à la survie immédiate, comme le sont aussi les mécanismes qui gouvernent la satisfaction de la faim, de la soif et de la reproduction, depuis les danses nuptiales et l’accouplement, la préparation du gîte, l’éducation première des descendants. Ces comportements sont les seuls à pouvoir être qualifiés d’instinctifs, car ils accomplissent le programme résultant de la structure même du système nerveux. Ils sont nécessaires à la survie aussi bien de l’individu que de l’espèce. Ils dépendent donc d’une région très primitive du cerveau commune à toutes les espèces dotées de centres nerveux supérieurs et ils sont encore présents chez nous dans ce que l’on appelle l’hypothalamus et le tronc cérébral. Quand le stimulus existe dans l’environnement, que le signal interne est lui-même présent, ces comportements sont stéréotypés, sont incapables d’adaptation, insensibles à l’expérience car la mémoire, dont est capable le système nerveux simplifié qui en permet l’expression, est une mémoire à court terme, ne dépassant pas quelques heures. Ces comportements répondent à ce que l’on peut appeler les besoins fondamentaux. Ils sont régis par une mémoire de l’espèce qui structure le système nerveux et dépendent de l’acquis génétique, des gènes qui dirigent l’organisation de ce système nerveux. Il y a donc bien mémoire mais mémoire qui se transmet de génération en génération et qui est incapable de transformation par l’expérience.

Nous devons retenir que ce n’est primitivement que par une action motrice sur l’environnement que l’individu peut satisfaire la recherche de l’équilibre biologique, autrement dit son homéostasie, son bien-être, son plaisir. Cette action motrice aboutit en réalité à conserver la structure complexe de l’organisme dans un environnement moins organisé et cela grâce à des échanges énergétiques maintenus dans certaines limites entre cet environnement et lui. A l’opposé, l’absence de système nerveux rend les végétaux entièrement dépendants de la niche écologique qui les environne. Ce cerveau primitif est ce que Mac Lean a appelé le «cerveau reptilien».

Chez les premiers mammifères apparaissent des formations nouvelles situées en dérivation sur le système précédent, c’est ce qu’il est convenu d’appeler depuis Broca le «système limbique». Considéré classiquement comme le système dominant l’affectivité, il paraît plus exact de dire qu’il joue un rôle essentiel dans l’établissement de ce qu’on appelle la mémoire à long terme, sans laquelle l’affectivité ne paraît guère possible. On sait qu’un neurone est une cellule constituée par un corps cellulaire où prennent naissance d’une part des prolongements très fins que l’on appelle les dentrites, très nombreux, et d’autre part un seul prolongement plus volumineux et beaucoup plus long qu’on appelle l’axone. A sa terminaison, l’axone entre en relation avec un autre neurone au niveau de ce qu’on appelle une synapse. La terminaison de l’axone au niveau de cette synapse est renflée en un bouton et dans ce renflement, le synaptosome, se trouvent des granules, des corpuscules, de petites vésicules qui contiennent des substances chimiques appelées «médiateurs chimiques de l’influx nerveux». Pourquoi ce nom ? Parce que lorsque l’influx nerveux qui se déplace du corps du neurone vers la synapse va parvenir à la terminaison de l’axone au niveau du synaptosome, ces vésicules vont se coller à la membrane synaptique et déverser leur contenu dans l’espace qui sépare le neurone du neurone suivant. Le neurone suivant possède sur sa membrane synaptique un ensemble moléculaire, qu’on appelle un récepteur, et dont la structure spatiale est conforme à celle du neuromédiateur libéré qui va donc venir occuper ce récepteur, stimuler ou inhiber le neurone suivant. En conséquence l’influx nerveux va se propager de neurone en neurone grâce à une médiation chimique. Il faut dire en passant que nous connaissons les acides aminés qui sont à l’origine de la synthèse des médiateurs chimiques de l’influx nerveux dans ces neurones. Nous connaissons actuellement une vingtaine au minimum de médiateurs chimiques de l’influx nerveux mais, avec les polypeptides cérébraux récemment découverts, le nombre de ces neuromédiateurs augmente chaque jour. Nous connaissons le plus souvent les enzymes qui vont permettre la transformation par étapes successives de ces acides aminés en la structure moléculaire du médiateur chimique. Nous commençons à savoir comment ces vésicules dans lesquelles ils sont stockés, donc inactifs, vont, au moment du passage de l’influx nerveux, se coller à la membrane et se déverser dans l’espace intercellulaire. Nous connaissons un certain nombre des récepteurs post-synaptiques de ces médiateurs chimiques, nous savons comment ces médiateurs sont réintégrés dans le synaptosome, donc rendus inactifs par recaptation et nous savons aussi quelles sont les enzymes qui les détruisent, donc les inactivent aussi. Mais nous avons également à notre disposition tout un arsenal de molécules chimiques, inventées par l’homme, qui vont agir sur la synthèse, sur la libération, sur la recaptation et sur la destruction de ces médiateurs chimiques, ce qui constitue la neuropsychopharmacologie. Elle permet d’intervenir de façon relativement spécifique sur le fonctionnement des voies neuronales au niveau des différents systèmes, des différentes aires du système nerveux central et périphérique.

Les mémoires

Quand l’influx nerveux parvient au niveau du synaptosome, il déclenche également une synthèse de molécules protéiques qui vont, semble-t-il, se fixer sur la surface d’une synapse et la transformer de telle façon que, lorsqu’un influx parviendra dans la même région, il passera préférentiellement au niveau des synapses déjà codées par l’expérience antérieure, là où le passage antérieur d’un influx nerveux par les mêmes voies neuronales a en quelque sorte frayé le chemin. Cette facilitation constitue probablement le substratum de la mémoire à long terme. Il est bon de rappeler que, lorsqu’un organisme a rencontré un bacille, il a réalisé au niveau de certaines cellules spécialisées, de la même façon, une synthèse de molécules protéiques qu’on appelle «anticorps» et ces anticorps constituent la base de la mémoire immunitaire. On s’aperçoit de plus en plus que la mémoire nerveuse a de nombreux points communs avec la mémoire immunitaire. Mais alors il ne s’agit plus d’un microbe mais d’un influx qui laisse une trace et cet influx a été commandé par le contact de cet organisme avec son environnement. Si l’on interdit la synthèse protéique, grâce à certaines substances comme la cycloheximide, l’actinomycine ou la puromicine, on va interdire la possibilité d’établir une mémoire à long terme. De même en favorisant la synthèse protéique au moment de l’apprentissage, on va favoriser la mémorisation de cette expérience. Bien sûr il existe d’autres mémoires, telles que la mémoire à court terme qui ne persiste que pendant une durée de temps limitée, tant que les influx circulent encore dans les voies neuronales grâce à la multiplicité des boucles rétroactives en particulier au niveau des formations dites «réticulaires». Ce n’est pas le lieu de développer les bases biochimiques et neurophysiologiques de ces différents types de mémoire auxquels notre groupe a ajouté une mémoire à moyen terme qui semble due à la synthèse protéique très spécifique des mitochondries synaptosomales.

La mémoire à long terme est nécessaire pour savoir qu’une situation a déjà été éprouvée comme agréable ou désagréable et pour que ce qu’il est convenu d’appeler un affect puisse être, en conséquence, déclenché par son apparition ou par toutes situations qu’il n’est pas possible a priori de classer dans l’un des deux types précédents par suite d’un déficit informationnel à son égard. L’expérience agréable est primitivement celle permettant le retour ou le maintien de l’équilibre biologique dont nous avons longuement parlé, la désagréable est celle qui est dangereuse pour cet équilibre, donc pour la survie, pour le maintien de la structure organique dans un environnement donné. La mémoire à long terme va donc permettre la répétition de l’expérience agréable et la fuite ou l’évitement de l’expérience désagréable. Elle va surtout permettre l’association temporelle et spatiale au sein des voies synaptiques de traces mémorisées et liées à un signal signifiant à l’égard de l’expérience. Donc elle va provoquer l’apparition de réflexes conditionnés aussi bien pavloviens, c’est-à-dire affectifs ou végétatifs, que skinnériens, c’est-à-dire opérants, ce qui veut dire à expression motrice, agissant sur l’environnement.

Nous avons parlé plus haut des besoins fondamentaux, mais la mémoire à long terme en permettant la création d’automatismes sera à l’origine de besoins nouveaux qui ne pourront plus être appelés instinctifs et qui le plus souvent sont d’ordre socioculturel. Ils sont le résultat d’un apprentissage. Ces besoins sont des besoins acquis et ils deviendront nécessaires au bien-être, à l’équilibre biologique, car ils transforment l’environnement ou l’action humaine sur cet environnement, de telle façon qu’un effort énergétique moindre devient alors suffisant pour maintenir l’homéostasie. Et ces besoins acquis pourront être à l’origine de pulsions qui chercheront à les satisfaire par une action gratifiante sur l’environnement, mais ils pourront aussi entrer en conflit avec d’autres automatismes, d’origine socioculturelle eux aussi, qui en interdisent l’expression, c’est-à-dire que, dépendant de la culture dans laquelle un organisme a grandi, certains besoins acquis seront récompensés ou punis et la crainte de la punition peut entrer en conflit avec le besoin à satisfaire. Nous pouvons alors définir le besoin comme la quantité d’énergie ou d’information nécessaire au maintien d’une structure nerveuse soit innée (c’est le cas du besoin fondamental), soit acquise (c’est le cas du besoin acquis). La structure acquise en effet résulte de relation interneuronale établie par l’apprentissage d’une nouvelle structure moléculaire acquise grâce à cet apprentissage. Mais comme nous verrons qu’en situation sociale ces besoins fondamentaux ou acquis ne peuvent généralement s’assouvir que par la dominance, la motivation fondamentale dans toutes les espèces s’exprimera par la recherche de cette dernière, d’où l’apparition des hiérarchies et de la majorité des conflits inconscients qui constituent pour nous la base de ce qu’on appelle parfois pathologie corticoviscérale ou psychosomatique, et qui serait plus justement appelée pathologie de l’inhibition comportementale. Nous verrons plus tard pourquoi. Chez l’homme les interdits et les besoins d’origine socioculturelle s’exprimant, s’institutionnalisant et se transmettant par l’intermédiaire du langage, le cortex sera également impliqué dans sa genèse comme fournisseur d’un discours logique au mécanisme conflictuel des aires sous-jacentes.

L’empreinte

Chez l’homme et chez l’animal, un autre type de mémoire dont nous n’avons pas encore parlé et qui présente une importance considérable est celle qui correspond à ce que Konrad Lorenz a appelé le «processus de l’empreinte». Sigmund Freud avait déjà soupçonné, en son temps, l’importance des premières années chez l’enfant et les travaux modernes des éthologistes, des histologistes entre autres, ont montré pourquoi cette expérience primitive était fondamentale. En effet, à la naissance, le cerveau des mammifères et de l’homme est encore immature. Bien sûr, il a son nombre de neurones et il ne fera plus qu’en perdre au cours de son existence. Mais ces neurones n’ont pas encore établi entre eux tous leurs contacts synaptique~. Ces synapses vont se créer pendant les premières semaines, au cours des premiers mois chez l’animal, pendant les premières années chez l’homme, en fonction du nombre et de la variété des stimuli qui proviennent de l’environnement. On comprend que plus ces synapses nouvellement créées sont nombreuses, plus les possibilités d’associativité d’un cerveau sont grandes et l’on comprend d’autre part que ces synapses soient indélébiles. La trace qui va accompagner leur création et la mémoire qui sera liée à cette création seront elles-mêmes indélébiles. C’est ce qu’a bien montré Konrad Lorenz. Ainsi, un jeune chaton enfermé à sa naissance dans une cage avec des barreaux verticaux pendant un mois et demi, ce qui constitue pour lui la période de plasticité de son cerveau, lorsqu’il sera placé dans une cage avec des barreaux horizontaux, butera contre eux pendant tout le restant de son existence parce qu’il ne les verra jamais. Son cerveau n’a pas été habitué dans la première période de sa vie à coder les voies neuronales de telle façon qu’il voie des barreaux horizontaux. Un jeune poulet peut être placé à sa naissance en contact avec un seul objet dans son environnement qui est un leurre, lorsqu’il aura atteint l’âge adulte, on pourra lui présenter les plus belles poules, ce n’est pas avec elles qu’il tentera la copulation mais avec son leurre. De jeunes rongeurs, à leur naissance, provenant de la même mère, de la même portée, peuvent être placés les uns dans ce qu’on appelle un environnement enrichi et les autres dans un environnement banalisé, appauvri. A l’âge adulte, si pour se nourrir ils ont à résoudre un problème de labyrinthe, les premiers résoudront le problème rapidement, les seconds ne le résoudront jamais[8]. On peut en déduire l’importance du milieu social dans ses premiers mois pour l’animal, dans ses premières années pour l’homme. Pendant ces premières années, en effet, tout s’apprend. L’enfant à sa naissance ne sait même pas qu’il existe dans un environnement différent de lui. Il doit découvrir ces faits par expérience. Quand un enfant touche avec sa main son pied, il éprouve une sensation au bout de ses doigts et au bout de son pied et cela se boucle sur lui-même. Lorsqu’il touche le sein de sa mère, ou son biberon, cette sensation ne se réfléchit plus sur lui mais sur un monde différent de lui. Il faudra donc qu’il sorte progressivement de ce que certains psychiatres appellent son «moi-tout», cet espace dans lequel il est l’univers qui l’entoure et c’est par mémoire et apprentissage qu’il va découvrir la notion d’objet, le premier objet étant lui-même. Il va devoir créer son image corporelle, son schéma corporel. Il va falloir qu’il découvre par expérience qu’il est limité dans l’espace et que l’espace qui l’entoure n’est pas lui. La notion d’objet n’est pas innée et nous ne nous souvenons pas de nos premières années parce que nous ne savions pas qu’un monde nous entourait, qui n’était pas nous.

La notion d’objet et l’associativité

Il faut bien comprendre que le monde extérieur pénètre dans notre système nerveux par des canaux sensoriels séparés, canaux visuels par exemple, aboutissant au cortex occipital, canaux auditifs, canaux tactiles, canaux osmiques, canaux gustatifs. Ils suivent donc des voies séparées qui convergent vers des régions séparées du cortex, et cette troisième région cérébrale, dont nous n’avons point encore parlé, aura avant tout un rôle associatif. Elle va associer ces différentes régions corticales et permettre de les réunir au moment où l’action recueille sur un même objet des sensations séparées visuelles, auditives, kinesthésiques tactiles, osmiques ou gustatives. Cela n’est possible que par l’action sur l’objet et par l’apprentissage qui résulte de la réunion au même moment sur un même objet de différentes sensations pénétrant notre système nerveux par des voies séparées. On peut donc admettre que les éléments constituant un ensemble objectal étant incorporés dans notre système nerveux à partir de canaux sensoriels différents ne se trouveront associés dans notre mémoire à long terme que parce que l’action sur l’environnement nous montre par expérience qu’ils se trouvent associés dans un certain ordre qui est celui de la structure sensible d’un objet. Il en résultera la création d’un modèle neuronal du monde qui nous entoure et en cela l’animal est aussi doué que l’homme, il a même parfois certains systèmes sensoriels plus développés que lui. S’il n’avait pas constitué un tel modèle, il ne pourrait pas vivre dans l’environnement et agir sur lui.

L’imaginaire

Ce n’est donc pas ce type d’associativité qui fait qu’un homme est un homme. Mais il existe chez l’homme dans la région orbito-frontale une masse de cellules nerveuses purement associatives qui vont associer entre elles des voies nerveuses codées par l’expérience et les voies nerveuses sous-jacentes, en particulier celles qui assurent le fonctionnement du système limbique, celui de la mémoire à long terme. Nous sommes très fiers de notre front droit avec juste raison: l’homme de Néanderthal avait un angle orbito-frontal de 65° et, à partir de l’homme de Cro-Magnon, l’angle orbito-frontal est de 90°. Derrière ce front droit, cette masse neuronale qui s’est développée au cours des millénaires a permis les processus imaginaires. En effet, à partir d’un codage neuronal qui est imposé par l’expérience de l’environnement, si nous avons un système nous permettant d’associer ces chaînes neuronales de façon différente de celle qui nous a été imposée par cet environnement, associant, par exemple, la couleur d’un objet avec le poids d’un autre, la forme d’un troisième, l’odeur d’un quatrième, le goût d’un cinquième, nous sommes capables de créer une structure qui n’existe pas dans le monde qui nous entoure et qui sera une structure imaginaire. La seule caractéristique humaine semble bien être cette possibilité d’imaginer. Quand un homme du paléolithique a rencontré un mammouth, il a bien compris qu’il ne faisait pas le poids, et il a couru parce qu’il avait peur. Il est peut-être tombé sur un silex et s’est entaillé le genou. Et seul, l’homme a été capable de faire une hypothèse de travail, c’est-à-dire d’associer ces expériences multiples en se disant que son genou était plus fragile que le silex. Il fut le seul animal à tailler des silex, de façon de plus en plus perfectionnée, à les emmancher dans une branche d’arbre et à passer à l’expérimentation, c’est-à-dire à aller à la chasse avec cet outil et à s’apercevoir alors que sa survie, son alimentation, donc finalement son plaisir étaient plus facilement et plus efficacement obtenus. Depuis ses origines, il a toujours été un scientifique. Il a toujours procédé par hypothèse de travail et expérimentation. Il en fut ainsi pour la découverte du feu, celle de la voile, de la roue, du licol, de l’agriculture et de l’élevage, de la machine à vapeur et de la bombe atomique. La Science, c’est l’homme.

Un enfant qui vient de naître ne peut rien imaginer parce qu’il n’a rien appris et on conçoit que, plus te système nerveux aura appris, mémorisé d’éléments, plus l’imagination risque d’être riche, à la condition que le matériel sur lequel vont travailler les systèmes associatifs ne soit pas enfermé dans la prison d’automatismes acquis, c’est-à-dire que l’homme sache utiliser la caractéristique qui en fait un homme, ses systèmes associatifs et son imaginaire.

Le langage

Depuis quinze à vingt mille ans environ, une région du cortex gauche chez les droitiers a pris une importance de plus en plus considérable: ce sont les zones de Wernick, de Broca; ce sont les zones qui permettent le langage. Certes, les animaux savent communiquer entre eux, ils possèdent un certain langage. Mais celui qui est propre à l’homme, le langage parlé, puis écrit, régi par une grammaire et une syntaxe, n’a sans doute vu son épanouissement que depuis quinze à vingt mille ans, lorsque sa créativité lui a permis d’inventer des outils variés, de développer par rapport à son environnement des fonctions également variées. Un besoin s’est alors fait sentir de communiquer entre ces différentes fonctions humaines, comme précédemment la spécialisation cellulaire avait exigé, pour qu’un organisme travaille comme un tout cohérent, l’apparition d’une information circulante. C’est en cela que l’on peut rapprocher les hormones du langage. Au paléolithique, la seule différenciation, semble-t-il, qui ait existé, entre les fonctions attribuées aux êtres humains était la différenciation sexuelle. Leroi-Gourhan dit qu’à cette époque «qui allait à la chasse gagnait sa classe». On imagine en effet difficilement une femme largement enceinte, suivie d’une ribambelle de marmots, car du fait de l’insuffisance de l’hygiène infantile, il fallait en faire beaucoup pour qu’en survivent quelques-uns, comme cela se passe encore dans de nombreux pays dits sous-développés, on imagine difficilement donc cette femme allant à la chasse pour assurer l’alimentation du clan. Ce sont les hommes qui se chargèrent, du fait de leur force musculaire, de ce travail, et la femme fut sans doute reléguée au foyer. Il fallait bien que quelqu’un restât à la caverne pour alimenter le feu. Les Vestales sont des déesses et Vulcain n’est apparu qu’avec la forge et l’industrie des métaux. Aussi est-ce vraisemblablement les femmes qui découvrirent la possibilité, en plantant des graines, d’assurer l’alimentation en grains et qui découvrirent également, sans doute en confisquant à leur mère de jeunes animaux et en les apprivoisant, qu’il était possible de conserver de la viande sur pied. En d’autres termes, ce sont vraisemblablement les femmes qui découvrirent l’agriculture et l’élevage. Ce son~ d’ailleurs, là encore, des déesses qui représentent et protègent ces fonctions, déesses qui sont généralement liées à la fécondité. L’agriculture et l’élevage permirent le passage du paléo- au néolithique. Nous verrons que, avec la sédentarisation des groupes humains, il en est résulté la notion de propriété qui n’était pas innée mais fut apprise à cette époque. Elle transforma le comportement, et nous vivons encore, sans nous en rendre compte, sur ces apprentissages culturels qui remontent à dix ou douze mille ans. Mais la spécialisation fonctionnelle des individus d’un groupe, spécialisation qui permit une augmentation de la productivité, fut certainement un élément important du développement du langage. Il permit de maintenir la cohésion entre les différents artisans du groupe mais aussi d’informer, de génération en génération, les nouveaux venus de l’expérience acquise par leurs anciens. On passa ainsi, dans l’expression, du signe au symbole. Jusque-là, on peut dire que le signe pouvait être représentatif d’un seul objet et qu’un objet n’était représenté que par un seul signe. La relation était bi-univoque. Mais à partir du moment où le signe s’inscrit dans un ensemble complexe permettant de transmettre l’expérience qu’un individu possède de son environnement à d’autres individus, chacun de ceux-ci étant situé dans un espace et un temps différents, chacun étant un être unique, doué d’une expérience du monde également unique, le langage, signifiant support de toute sémantique qui lui est propre, n’exprime plus l’objet seulement mais l’affectivité liant celui qui s’exprime à cet objet. L’homme est passé ainsi de la description significative au concept lui permettant de s’éloigner de plus en plus de l’objet et de manipuler des idées à travers les mots, sans être vraiment conscient de ce qui animait sa pensée, à savoir ses pulsions, ses affects, ses automatismes acquis et ses cultures antérieures. Ainsi, en croyant qu’il exprimait toujours des faits qu’il appelle objectifs, il ne s’est pas rendu compte qu’il ne faisait qu’exprimer toute la soupe inconsciente dont ses voies neuronales s’étaient remplies depuis sa naissance, grâce à l’enrichissement culturel, c’est-à-dire à ce que les autres, les morts et les vivants, avaient pu coder dans ces voies neuronales. La Science a bien essayé de plus en plus précisément, au cours des millénaires, de revenir à une description précise du monde en décidant que tel objet ou tel ensemble n’était représenté que par tel signe et par lui seul; ce qui lui permet d’écrire des protocoles que tout le monde peut reproduire en retrouvant généralement le même résultat. Mais ceci n’a été possible, jusqu’à une date récente, qu’en ce qui concerne le monde inanimé, celui vers lequel le regard de l’homme s’est d’abord tourné, celui qui semblait le plus inquiétant et le moins compréhensible, alors que la clarté limpide de son discours logique lui faisait croire que le monde qui vivait en lui ne pouvait avoir de secret. Plus récemment, on fit une distinction entre le rationnel et l’irrationnel. Le premier ne fait généralement que valoriser l’expression d’une causalité linéaire enfantine, alors que le second est respecté comme ce qui, chez l’homme, ne peut être réduit aux lois de la matière. Malheureusement, cet irrationnel est parfaitement rationnel au niveau d’organisation de la biochimie et de la neurophysiologie du cerveau humain, s’il ne l’est pas à celui du discours logique. C’est ainsi que le rêve est parfaitement rationnel mais que nous n’en connaissons pas encore suffisamment bien les mécanismes. Ce sont pourtant la biochimie et la neurophysiologie qui nous ont récemment fait faire quelque progrès dans sa compréhension plus que tous les discours antérieurs élaborés à son sujet.

La différenciation fonctionnelle interhémisphérique

Nous avons dit que les zones permettant le langage humain étaient chez les droitiers, cas le plus fréquent, situées au niveau de l’hémisphère gauche. On s’est aperçu depuis quelques années, à la suite de travaux de nombreux neurophysiologistes, parmi lesquels il faut citer particulièrement le nom de Sperry, que les deux hémisphères du cerveau humain assumaient des fonctions différentes. Le cerveau droit qui semblait jusqu’à il y a quelques années pratiquement inutile, puisqu’il ne permettait pas à l’homme de parler, a été reconnu avoir des activités indispensables. C’est le cerveau qui permet l’appréhension de l’espace, la synthèse globalisante, c’est aussi le cerveau de la musique, mais de la musique, je dirais, spontanée, celle qui n’a pas besoin pour s’exprimer de la connaissance du solfège ou de l’étude du contrepoint et de la fugue. Le cerveau gauche, au contraire, est celui de l’analyse linéaire, des fonctions causales, de la parole, des mathématiques. Et on s’aperçoit que, dans les civilisations occidentales, celles qui sont situées autour du 45° parallèle dans l’hémisphère nord — et nous aurons plus tard à dire pourquoi —, ce sont les fonctions de cet hémisphère gauche qui ont été particulièrement développées dès l’enfance. La raison en est d’ailleurs évidente, car c’est grâce à l’activité de cet hémisphère gauche que les mathématiques et la physique ont permis, au cours des siècles, à l’homme, de prendre possession du monde matériel par la connaissance de plus en plus précise qu’il en avait. Dès la plus tendre enfance, en particulier dans la civilisation occidentale, on a donc châtré le fonctionnement de l’hémisphère droit, obligeant l’enfant à apprendre sa table de multiplication et à résoudre son problème de robinets, en jugeant ce qu’on appelle l’»intelligence» d’un homme, donc en assurant sa réussite sociale, sur la façon dont il utilisait ensuite l’activité de cet hémisphère gauche. Cela d’autant plus que les connaissances de physique et de mathématiques permirent de déboucher sur une civilisation dite industrielle, c’est-à-dire de construire des machines faisant beaucoup d’objets, de marchandises en peu de temps. Cette possibilité d’assurer la dominance des individus, des groupes et des Etats, aujourd’hui même des groupes d’Etats, par cette productivité en marchandises évolua parallèlement à l’invention et à la production d’armes de plus en plus efficaces permettant d’imposer au besoin cette dominance aux ethnies n’ayant pas atteint ce niveau d’abstraction dans une information qui, jusqu’ici, n’est toujours que professionnelle. II n’était peut-être pas inintéressant de rappeler ce schéma historique et, avant d’aborder le problème de l’agressivité et de la violence, de dire comment sont nées et ont été acquises par l’homme, du fait d’un apprentissage lié à l’espace géoclimatique dans lequel se sont trouvées incluses certaines ethnies, des notions aussi suspectes que celles de propriété, d’intelligence, de dominance, par exemple, et sur lesquelles nous aurons à revenir en les développant dans les chapitres qui vont suivre.


BASES NEUROPHYSIOLOGIQUES ET BIOCHIMIQUES DES COMPORTEMENTS FONDAMENTAUX

Chez l’animal et chez l’homme, nous retrouvons un comportement pulsionnel, tendant à satisfaire les besoins biologiques endogènes. Si ce comportement de «consommation», dont l’origine est une stimulation hypothalamique résultant d’un déséquilibre du milieu intérieur, est récompensé, c’est-à-dire si ce comportement aboutit à l’assouvissement du besoin, le souvenir qui en est conservé permettra le renouvellement, on dit le «réenforcement» de la stratégie comportementale utilisée. Les faisceaux qui sont mis en jeu dans un tel
Fig. 2: Rétroactions négatives dans le système hypothalamo-hypophyso-surrénal
(système régulé) et son contrôle par le système nerveux comportemental en réponse à
l’environnement (servomécanisme). (Tiré de H. LABORIT, Ressuscitation, 1976, 5, P. 27)

Fig. 2: Rétroactions négatives dans le système hypothalamo-hypophyso-surrénal (système régulé) et son contrôle par le système nerveux comportemental en réponse à l’environnement (servomécanisme). (Tiré de H. LABORIT, Ressuscitation, 1976, 5, P. 27)

comportement unissent un certain nombre d’aires cérébrales. Le plus important est appelé par les Anglo-Saxons le «median forebrain bundle» (MFB), et nous l’appellerons le «faisceau de la récompense». Nous en connaissons les médiateurs chimiques, qui sont essentiellement ceux qu’on appelle les catécholamines: dopamine et noradrénaline. Ce faisceau met en jeu un système de mémorisation dont nous avons déjà envisagé succinctement les mécanismes biochimiques. Si l’action par contre n’est pas récompensée, ou si elle est punie, le comportement est alors celui de la fuite, puis, si la fuite est inefficace, insuffisante à protéger, à délivrer l’individu du danger, celui de la lutte. Il s’agit alors d’une agressivité défensive, en réponse à une stimulation dite «nociceptive». Ce comportement met en jeu lui aussi les différents étages cérébraux que nous avons décrits, grâce à un ensemble de voies appelé le «periventricular system» (PVS). Ce système fait appel comme médiateur chimique à l’acétylcholine, Il est «cholinergique». Par contre, si la fuite ou la lutte permettent d’éviter la punition et sont donc récompensées, si elles sont, en d’autres termes, efficaces, soit dans l’assouvissement de la pulsion endogène, soit dans la possibilité de soustraire l’individu à l’agression, elles peuvent être réenforcées, comme la précédente, par mémorisation de la stratégie utilisée et on revient alors à la mise en jeu du système de la récompense. Enfin, si le comportement n’est plus récompensé, ou s’il est puni, et si la fuite et la lutte s’avèrent inefficaces, un comportement d’inhibition, d’extinction d’un comportement appris survient. Ce système d’inhibition, que nous avons appelé «système inhibiteur de l’action» (SIA)[9] et à l’étude duquel nous sommes intéressé depuis une dizaine d’années, met en jeu un certain nombre d’aires cérébrales. Ce système a aussi comme médiateur chimique l’acétylcholine, mais également la sérotonine. Au fonctionnement de ces différentes aires et voies nerveuses centrales, sont associées des activités endocriniennes, parmi lesquelles nous retiendrons surtout celles impliquées dans ce que H. Selye[10] en 1936 a appelé le «syndrome d’alarme». C’est l’ensemble hypothalamo-hypophyso-corticosurrénalien, sous la dépendance d’un facteur produit par l’hypothalamus et provoquant la libération par l’hypophyse de corticotrophine (ACTH). C’est le «corticotropin releasing factor» (CRF). L’ACTH déclenchera elle-même la sécrétion par la corticosurrénale de glucocorticoïdes. L’un d’eux, utilisé en thérapeutique dans des conditions bien particulières, est connu du grand public: c’est la «cortisone». Or, nous savons maintenant que l’hypothalamus est lui-même contrôlé par le système nerveux central tout entier, dans ses rapports fonctionnels avec l’environnement. Ainsi, l’ensemble de l’équilibre endocrinien, et tout particulièrement celui mis en jeu au cours de l’alarme, se trouve être sous la dépendance du fonctionnement du système nerveux central, lequel fonctionnement dépend lui-même des rapports de l’individu avec son environnement, son environnement social en particulier (fig. 2).


[6] ATP, molécule d’adénosine triphosphate: combinaison à une base purique, l’adénosine, d’un sucre à 5 atomes de carbone (pentose) et de trois molécules d’acide phosphorique. La libération des deux dernières de ces molécules d’acide phosphorique conduit à une libération d’environ 800 cal.
[7] H. LABORIT (1974): la Nouvelle Grille, R. Laffont éd.
[8] Ce type d’expérience a encore été répété récemment par D. N. SPINELU et F. E. JENSEN (1979): «Plasticity: The mirror of experience», Science, 203. 4375, pp. 75-78.
[9] H. LABORIT (1974): «Action et réaction. Mécanismes bio- et neurophysiologiques», Agressologie, 15,5, pp. 303-322.
[10] H. SELYE (1936): «A syndrome produced by diverse noxious agents», Nature (Londres), 138, p. 32.