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Henri Laborit

La Colombe assassinée

LES AGRESSIVITÉS ET LA VIOLENCE

On comprend maintenant que nous ne pouvions aborder le sujet de ce travail sans le placer dans le cadre indispensable que nous avons essayé de tracer. Tout phénomène vivant n’a pas une cause dont on observe l’effet. Chaque système vivant, avons-nous dit, est construit par niveaux d’organisation et c’est à chaque niveau d’organisation que l’on doit étudier le phénomène que l’on observe en définitive. Nous le disons d’autant plus volontiers que, en ce qui concerne l’agressivité, nous sommes nous-même, il y a une douzaine d’années, tombé dans l’erreur en suivant, à l’époque, l’opinion dominante qui était celle de beaucoup d’éthologistes: en regardant un comportement animal et un comportement humain, leur trouvant un certain nombre d’analogies et sans voir que le cerveau humain et le cerveau de l’animal même le plus évolué, comme celui des grands anthropoïdes, sont différents, on arrivait à cette conclusion que l’animal étant agressif de façon innée — ce qui d’ailleurs est faux —, l’homme l’était aussi. Il fallait se Contenter d’essayer, si l’on voulait que les agressivités disparaissent, de les constater pour les interdire. Mais la police ou les armées n’ont jamais interdit les actes de violence, de même que les institutions internationales n’ont interdit les guerres, car elles ont simplement imposé les lois exprimant la dominance du plus fort sans essayer de comprendre les mécanismes en cause; elles font respecter, par la violence, une violence institutionnalisée, lorsque s’oppose à elle une violence explosive.


CHEZ L’ANIMAL

L’AGRESSIVITÉ PRÉDATRICE

Le comportement de prédation est bien un comportement agressif suivant la définition que nous avons proposée de l’agression, puisque sa conséquence sera la disparition de la structure organique de son objet, l’augmentation de son entropie. Mais il répond à un besoin fondamental, la faim, et le plus souvent il ne s’accompagne pas d’affectivité, puisque nous avons admis que celle-ci est le résultat d’un apprentissage de l’agréable et du désagréable, de l’utile et du dangereux. La lionne sautant sur une gazelle pour la dépecer et s’en nourrir n’éprouve envers elle aucun ressentiment, aucune haine, et sa faim apaisée, elle peut fort bien, sans les agresser, laisser les gazelles venir se désaltérer au même point d’eau. Son comportement se rapproche de celui de la ménagère allant chercher un bifteck chez le boucher. Celle-ci n’en veut pas au bœuf. Ce comportement de consommation animé par une agressivité prédatrice ne paraît lié à l’affectivité que dans la mesure où la pulsion, la faim, résultant d’un déséquilibre biologique interne, provoque une sensation désagréable qui disparaît avec son assouvissement, lequel s’accompagne évidemment d’un certain plaisir. Mais puisque nous avons parlé tout à l’heure du bon La Fontaine, il n’en est sans doute pas de même pour le loup de sa fable qui, poussé par le même besoin, a bénéficié du langage humain pour exprimer un apprentissage, couvrir d’un discours logique son comportement agressif, plein de haine pour «l’agneau, ses bergers et ses chiens». Il s’agit manifestement de l’apprentissage d’un comportement agressif de défense, contre l’action répressive engagée contre son agressivité prédatrice. C’est par l’intermédiaire de l’agressivité prédatrice que la grande coulée d’énergie photonique solaire passe à travers la biosphère et coule au sein des individus et des espèces. C’est elle qui établit l’harmonie des systèmes écologiques dans toutes les régions de la planète et c’est parce que l’homme ne s’y est pas intégralement soumis qu’il est en train de détruire cette biosphère.

Au lieu de limiter sa prédation à sa faim, il l’a utilisée pour faire des marchandises, pour établir sa dominance sur ses semblables, à travers la production de ces marchandises et leur vente. Mais dans nos sociétés contemporaines évoluées, l’agressivité prédatrice motivée par la faim est exceptionnelle. Même parmi les millions d’individus qui, chaque année encore, meurent de faim, ce type d’agressivité n’est pas rentable car il n’est plus efficace en face des armes de ceux qui n’ont pas faim. On ne peut le confondre avec un comportement de vol ou de délinquance dont nous avons dit qu’il avait pour base le plus souvent un apprentissage d’objets gratifiants, c’est-à-dire un besoin acquis d’origine socioculturelle. Enfin, faut-il le souligner, l’agressivité prédatrice s’exerce toujours sur un individu d’une autre espèce que l’espèce observée et jamais sur un animal de la même espèce. Si la faim peut encore exceptionnellement motiver les comportements humains d’agressivité, son but n’est pas de manger l’autre mais de lui prendre son bien, avec des deux côtés, toujours, un discours logique permettant d’interpréter et de fournir un alibi au comportement agressif offensant comme au comportement agressif défensif. Et l’on devine que l’on entre dans une catégorie de comportements agressifs, que nous étudierons dans un instant, c’est celle de l’agressivité compétitive.

L’agressivité prédatrice est valable aussi bien pour l’individu que pour le groupe. Elle est même valable pour l’espèce et l’on sait généralement qu’une espèce a ses prédateurs spécialisés d’une autre espèce. La compétition interspécifique, exprimée dans cette agressivité prédatrice, semble être sous-tendue par le besoin de maintenir la structure individuelle par l’alimentation et, ce but étant mieux réalisé en groupe, l’individu acceptera d’entrer dans un système hiérarchique de dominance et de se soumettre à une agressivité de compétition, maintenant la cohésion du groupe, parce qu’il y trouve son avantage. L’agressivité prédatrice résulte, on s’en doute, de l’état perturbé de la colonie cellulaire où se trouve situé un système nerveux, lorsque les substrats assurant l’activité métabolique des usines chimiques cellulaires viennent à manquer. Ces perturbations vont stimuler certaines régions de l’hypothalamus, qui vont aboutir à l’activité motrice de la prédation, laquelle fera disparaître les perturbations. Lorsque l’animal appartient à une espèce possédant un système limbique d’apprentissage de la stratégie à mettre en jeu pour la satisfaction du besoin, il pourra ajouter à l’activité stéréotypée, mise en jeu par l’hypothalamus, une expérience beaucoup plus complexe due aux succès ou aux échecs des essais antérieurs. Enfin, l’espèce humaine en ajoutant à ces comportements précédents l’activité de ses systèmes associatifs a pu imaginer des moyens de plus en plus complexes et e:":~aces pour assurer la réalisation de son activité prédatrice lui permettant de s’alimenter avec une sécurité plus grande et de se défendre des bêtes sauvages, en résumé, de mieux assurer la conservation de la structure individuelle et des groupes. La transmission de l’expérience ne s’est plus faite seulement par mimétisme, mais par le langage, ce qui a permis son enrichissement de génération en génération, par accumulation de l’information.


L’AGRESSIVITÉ DE COMPÉTITION

Nous avons vu que la mise en relation du système nerveux avec des objets et des êtres au sein d’un espace qu’on peut appeler territoire, lorsqu’elle aboutit au rétablissement de l’équilibre biologique et à la gratification, est à l’origine d’un réenforcement, c’est-à-dire une répétition de l’acte gratifiant. Celle-ci peut donc être considérée comme le résultat d’un besoin acquis, capable lui-même d’engendrer une pulsion à agir, c’est-à-dire capable de motiver l’action capable de satisfaire les besoins acquis. Si dans le même espace, un autre organisme acquiert la même pulsion et les mêmes motivations pour les mêmes objets et les mêmes êtres, il en résultera, nous le savons, entre ces deux organismes, une compétition pour l’obtention de ces objets ou de ces êtres gratifiants. Nous verrons que pour l’homme le problème se complique. Mais déjà pour l’animal, ce rapport entre deux individus entrant en compétition pour l’obtention de l’objet ou de l’être gratifiant peut s’établir dans le temps, suivant des circonstances différentes. Par exemple, à la suite d’une compétition entre deux individus pour un objet gratifiant alimentaire, on pourra voir apparaître une dominance qui ne sera plus en jeu lorsque la compétition aura pour objet un objet sexuel. Ajoutons aussi que, même dans ~s sociétés animales, la compétition pour l’obtention d’objets ou d’êtres gratifiants entre deux individus fait très souvent appel à un troisième auquel l’un de ces deux individus va s’associer pour être plus sûr de l’obtention de ce qu’il envie. Et, dans un autre cas, l’un des protagonistes pourra s’associer d’une façon différente encore, pour l’assouvissement de ses besoins. Il va en résulter des relations complexes souvent circulaires au sein du groupe qui pourront être à l’origine de véritables classes sociales entre les individus de ce groupe dont les uns seront généralement dominés, les autres dominants, mais d’une façon qui ne sera pas définitivement établie, et dont les pouvoirs varieront d’un instant à l’autre suivant les associations interindividuelles dans le groupe[14]. C’est bien évidemment dans le cadre de l’agressivité de compétition que peut se situer l’agressivité exprimée dans la défense d’un territoire. Telles sont les bases de ce prétendu instinct de propriété qui n’est, dans ce cas, que l’acquisition de l’apprentissage de la gratification et du réenforcement qui lui succède. Pour que ce réenforcement puisse se poursuivre, les objets et les êtres gratifiants doivent rester à la disposition de l’individu qu’ils gratifient. Et comme ils sont situés dans un espace opérationnel, le territoire qui, s’il était vide ou rempli d’objets ou d’êtres non gratifiants, dangereux même pour le maintien de la structure de l’individu, donc nociceptifs, ne serait pas défendu mais fui, on peut admettre que l’agressivité de défense du territoire est un comportement acquis et non pas inné; il résulte de la compétition avec un intrus pour la conservation des objets et des êtres gratifiants que le territoire contient.

Mais là encore méfions-nous, même dans les sociétés animales, de ne pas confondre les niveaux d’organisation, de confondre la défense du territoire du couple par exemple, appropriation qui permettra à l’époque du rut la reproduction et l’apprentissage premier de la descendance, avec la défense d’un territoire du groupe, qui contient une autre structure que celle de l’individu: la structure du groupe, c’est-à-dire l’ensemble des relations existant entre les individus constituant ce groupe. Or, nous savons que dans toutes les sociétés animales, cette structure du groupe est une structure hiérarchique de dominance. On peut donc dire que cette chose impalpable qu’est la structure du groupe, ces relations interindividuelles, occupe le territoire et que, quand un individu, participant en tant qu’élément à la structure de ce groupe, va défendre le territoire du groupe, avec les autres individus constituant ce groupe, il va défendre cette structure abstraite qu’est la structure inter-individuelle hiérarchique de dominance. Mais ce faisant évidemment, il défend aussi sa propre structure d’individu, puisqu’il bénéficie de l’appartenance au groupe, pour la protéger. Douloureusement dominé, aliéné, lorsqu’il appartient dans le groupe à la base de l’échelle hiérarchique, il est encore préférable pour lui cependant, préférable pour sa survie, de combattre avec l’ensemble du groupe plutôt que de s’en séparer. Il est probable que le dominant a intérêt à ce que le groupe conserve la propriété du territoire où il survit, s’il veut conserver sa dominance. Mais il est probable aussi que le dominé a intérêt également, s’il veut continuer à vivre sur le territoire qui lui permet de vivre, à ce que le dominant conserve sa dominance s’il veut lui-même participer à la survie du groupe. Sidney Gauthreaux Jr.[15] a proposé, pour expliquer le rôle adaptatif des comportements de dominance, un modèle de dispersion. Au centre le plus riche du territoire se trouvent les dominants et plus on s’éloigne vers la périphérie la plus pauvre, plus s’accumulent les dominés. Quand l’abondance de la nourriture diminue, ce sont ces derniers qui seront les premiers affectés et donc les premiers à émigrer vers d’autres territoires. Même si ces nouveaux territoires sont moins riches en nourriture, ils suffiront aux émigrants qui n’auront plus à subir momentanément l’appropriation des dominants. Le même modèle est applicable aux qualités protectrices de l’habitat.

L’agressivité inter-mâles

Il n’est peut-être pas interdit de penser que l’agression qui survient fréquemment entre les mâles, bien que reposant sur un instinct sexuel qui dépend largement de l’état hormonal, fait appel aussi à ce que nous venons d’appeler agressivité de compétition, dès lors qu’un individu de la même espèce intervient dans le même espace pour s’approprier l’objet de gratification sexuelle, la femelle convoitée. Que la pulsion soit secondaire à une activité hormonale est certain, car l’agressivité inter-mâles n’apparaît chez la souris en particulier qu’au moment de la maturité sexuelle comme dans beaucoup d’autres espèces. On sait aussi que la testostérone, hormone mâle, administrée à des souris castrées, provoque une augmentation considérable des combats entre les mâles comme nous le montrait Ulrich (1958): de même, injectée à la souris immature, elle augmente l’agressivité des mâles et pas celle des femelles. Levy[16] montre que les androgènes et surtout les testostérones agissent sur les voies nerveuses qui supportent l’activité agressive chez le mâle, mais pas chez la femelle, favorisent le développement de l’organisation de ces voies et abaissent leur seuil d’excitabilité même en dehors de la compétition pour les femelles. Cette action sur l’organisation nerveuse se réalise dans les premiers jours de la vie. Bronson et Desjardins[17] en 1968 ont pu androgéniser à la naissance des souris femelles ovariectomisées ensuite au 25e jour, puis isolées à l’âge adulte; ces femelles placées avec les mâles sont considérablement plus agressives

qu’eux et le nombre de blessures qu’elles occasionnent, et qui vont parfois jusqu’à la mort, sont fonction de la dose de propionate de testostérone qui a été injectée. Clayton, Kogura et Kraemer[18], en 1970, ont montré les changements survenant dans le métabolisme de l’ARN dans l’amygdale et l’hypothalamus antérieur des rats nouveau-nés après administration de testostérone et Kobayashi et Gorski[19], en 1969, ont pu interdire ces changements par des inhibiteurs de la synthèse protéique tels que l’actinomycine D ou la puromycine, inhibiteurs de la mémoire à long terme et de l’organisation synaptique du cerveau qui, répétons-le, est encore immature à cette époque. Cependant, et c’est un fait important, récemment Dixson et Herbert[20], en 1977, ont pu montrer expérimentalement chez le singe, après gonadectomie avec thérapeutique ou non de remplacement par la testostérone, que l’expérience sociale antérieure, c’est-à-dire l’établissement d’une dominance ou d’une subordination et l’apprentissage des règles hiérarchiques, avait plus d’importance que les hormones sexuelles dans l’agressivité et l’établissement des dominances.


L’AGRESSIVITÉ DÉFENSIVE

C’est l’agressivité provoquée par un stimulus nociceptif lorsque la fuite ou l’échappement sont impossibles. La lutte, dans ce cas, peut encore réaliser la destruction de l’agent nociceptif. C’est un comportement inné qui met en jeu le PVS. Il peut être orienté vers un agent physique, vers un individu d’une autre espèce ou un individu de la même espèce. C’est l’agression déclenchée en réponse à une agression du milieu quel que soit l’agent qui en est responsable. L’agressivité défensive ne deviendra un comportement appris faisant appel à un processus de mémoire que si elle est récompensée, mais elle reste toujours liée à un stimulus du milieu. Cependant, on conçoit qu’il sera bien souvent difficile de distinguer clairement ce type d’agressivité des agressivités compétitives. En effet, le stimulus douloureux qui est le facteur provoquant l’agressivité défensive peut provenir d’un autre individu entrant en compétition pour l’obtention d’un objet ou d’un être gratifiant. Et même chez l’animal, l’innéité du comportement n’est pas toujours facile à discerner. Expérimentalement, chez lui, l’agressivité défensive est plus facile à classer, car on peut la provoquer par la stimulation électrique de certaines aires cérébrales. Nous savons que la stimulation des structures catécholaminergiques du MFB provoque le réenforcement et la répétition de l’acte; que des animaux chez lesquels on place dans le MFB une électrode reliée à une source électrique de faible intensité dont l’autre pôle est lui-même en relation avec une manette qui, lorsqu’on appuie sur elle, permet de fermer le circuit sur l’animal, vont, s’ils appuient par hasard sur cette manette, rester, pendant des heures, à côté d’elle et pourront appuyer sur cette manette, dix, douze mille fois pendant vingt-quatre heures, en en oubliant de boire et de manger. Bien sûr le rat ou le singe ne vous disent pas que ça leur fait plaisir d’appuyer sur la manette, mais si cela ne leur faisait pas plaisir, ils ne recommenceraient pas, surtout que, lorsqu’on recommence la même expérience de stimulation, avec les structures cholinergiques du PVS, ce n’est pas la répétition de l’appui sur la manette que l’on va constater, mais au contraire un violent mouvement de défense accompagné d’un cri et l’animal va devenir agressif, si la fuite est impossible. C’est ce qu’ont montré de Molina et Hunsperger[21], en 1962. Plotnik, Mir et Delgado[22] ont implanté des électrodes sur des singes et leur ont donné la possibilité de se stimuler eux-mêmes. Il est alors facile de préciser les régions où la stimulation est renforcée, neutre, ou évitée, parce qu’elle constitue une punition. Les animaux placés en situation libre et en groupes s’organisent hiérarchiquement. On stimule alors par contrôle à distance les régions isolées antérieurement. Les seuls foyers provoquant un comportement agressif sont ceux où la stimulation provoquait antérieurement une punition ou un comportement de défense. De plus, les auteurs ont constaté que ce comportement agressif ne se produit qu’à l’égard des singes sur lesquels les animaux stimulés exercent une situation de dominance, ce qui veut dire, semble-t-il, que l’animal dominant n’attaque que lorsqu’il est frustré et que l’apprentissage de la situation hiérarchique est aussi important que les circuits fondamentaux. Mais la situation hiérarchique, rappelons-le, s’est établie à la suite d’une compétition pour un objet ou un être gratifiant. Ainsi, si sur le plan biochimique et neurophysiologique, que nous aborderons tout à l’heure, il est possible de faire des distinctions entre l’agressivité compétitive et l’agressivité défensive, sur le plan des comportements la distinction est beaucoup plus difficile. Moyer[23] appelle comportement d’agression «instrumentale» les cas où la réponse agressive est facilitée et où elle subit un réenforcement positif du fait qu’elle est récompensée. Mais nous verrons en parlant du système inhibiteur de l’action que le comportement agressif peut être inhibé par l’apprentissage de la punition.

Il semble que l’on puisse rapprocher de l’agressivité défensive celle déclenchée par la peur (fear aggression); celle-ci nécessite un apprentissage de la punition. En effet, la peur exige la connaissance de l’existence de stimuli désagréables. Un enfant qui vient de naître ne peut pas avoir peur. La peur exige aussi la connaissance du fait qu’en présence de l’un d’eux antérieurement répertorié comme douloureux, la fuite ou la lutte permettront l’esquive. L’agressivité résultera de l’impossibilité de fuir l’agent agresseur. Dans certains cas cependant, l’étrangeté d’un événement, compte tenu de l’apprentissage de l’existence d’événements nociceptifs, ne permet pas de classer cet événement dans un répertoire douloureux, neutre ou gratifiant. Il en résultera une inhibition de l’action qui s’accompagne d’un sentiment d’angoisse et non pas d’un sentiment de peur. Mais si l’agressivité a été récompensée dans des cas analogues, il se peut qu’elle soit utilisée préventivement. Chez l’animal, il est banal de rappeler que certains comportements, qu’on ne peut appeler qu’agressifs, sont utilisés pour éviter la lutte par la dissuasion, de façon à impressionner l’adversaire. Si celui-ci ne se trouve pas sur son territoire, même s’il possède un avantage d’armes naturelles et de puissance certain, le plus souvent il n’insistera pas et s’éloignera. C’est le chat qui se met en boule, le dos arqué, les poils hérissés; c’est le chien qui gronde; l’un et l’autre montrant leurs dents de façon à impressionner l’adversaire. Mais là encore cette agressivité défensive, mettant en jeu le PVS, résulte le plus souvent d’un conflit interindividuel mis en jeu par la compétition. Il semble encore qu’il faille rapprocher de cette agressivité défensive l’agressivité qui résulte de l’isolement. Elle se développe lorsque l’animal est isolé et replacé en situation sociale. Pendant la période d’isolement, il lui est facile de contrôler son territoire. On pourrait penser que, replacé dans un espace socialisé, son agressivité puisse être une agressivité de compétition là encore. Mais on ne comprendrait pas alors la tendance de la souris, par exemple, quand elle a été vaincue, à retrouver son agressivité après isolement, comme Ginsburg et Allee[24] en 1942 l’ont montré. Nous avons déjà signalé que ces animaux présentent une faible concentration en catécholamines cérébrales[25]. On peut supposer que le PVS cholinergique qui commande l’agressivité défensive voit son action favorisée. De plus, Eleftheriou et Church[26], en 1968, ont constaté que les animaux qui subissaient une défaite ont une chute de concentration en norépinéphrine cérébrale excepté au niveau du cortex, alors qu’ils libèrent une quantité importante de corticostérone. Nous retrouvons là les éléments biochimiques que nous avons déjà signalés. Au contraire, les animaux dominants ont un taux élevé de catécholamines cérébrales. En résumé, l’ensemble des travaux concernant le problème de l’agressivité résultant de l’isolement de l’animal tend à montrer que c’est l’étrangeté du nouveau milieu et l’impossibilité de pouvoir le contrôler qui sont les facteurs principaux d’activation du PVS. Il faudrait donc rapprocher ce type de comportement agressif du précédent provoqué par la peur.

En ce qui concerne les bases biochimiques de l’agressivité défensive non renforcée, nous avons récemment réalisé une revue générale de nos connaissances[27]. Smith, King et Hoebel[28], en 1970, constatent que des rats non tueurs peuvent devenir tueurs par l’injection de néostigmine dans l’hypothalamus latéral. On sait qu’il existe des souches de rats qui, lorsqu’ils sont mis en présence d’une souris, se jettent sur elle et la tuent. Il est donc possible par une manipulation pharmacologique de rendre tueurs des rats non tueurs. Pour les auteurs précédents, l’acétylcholine serait le médiateur chimique d’un système inné assurant les mécanismes de ce comportement muricide car il est inhibé par l’atropine, substance antimuscarinique, c’est-à-dire antagoniste de certaines propriétés de l’acétylcholine. Bandler[29] en 1969 aboutit à des conclusions analogues. Or, il semble bien que ce système qui commande au comportement muricide puisse être rapproché du PVS que nous avons vu être lui aussi cholinergique. Cependant, Flandera et Novaka[30] isolèrent deux lignées de rats, les uns non tueurs, les autres tueurs. Les enfants de chaque type de mère furent échangés à la naissance. Or les enfants développèrent le comportement de leur mère adoptive et non de la biologique, bien qu’ils ne fussent pas mis en présence de souris avant le 30° jour. Regarder leur mère tuer une souris améliora alors leur performance, mais sans être nécessaire à son initiation. Les enfants nés de mère tueuse de souris ne montrèrent leur comportement agressif qu’au 90° jour, ce qui montre l’importance du comportement maternel dans le contrôle et l’apprentissage de celui de l’enfant. D’autre part, Margules et Stein[31], en 1967, admettent que la libération de catécholamines aux synapses, entre le MFB et l’amygdale, inhibe la contribution de l’amygdale au fonctionnement du PVS, la destruction de l’amygdale rend l’animal indifférent. Mais on comprend ainsi que les animaux isolés soient en déplétion centrale de catécholamines (Welch et Welch, 1971). Nous y reviendrons quand nous étudierons l’agressivité liée à l’inhibition comportementale. Et ces mêmes auteurs constatent que les animaux rendus agressifs par isolement et placés à nouveau en situation sociale ont plus de chance d’établir leur dominance. Parallèlement, on note l’apparition d’une surcharge en catécholamines de leur cerveau qui paraît être la caractéristique biochimique cérébrale des animaux dominants, c’est-à-dire les animaux les plus agressifs mais conjointement les mieux récompensés de leur agressivité. Il faut aussi parler du rôle de la sérotonine (5-HT) qui est encore discuté et pour lequel les résultats sont contradictoires. Cependant, la para-chlorophénylalanine (pCPA), qui abaisse la teneur cérébrale en 5-HT, abaisse aussi le seuil de la stimulation douloureuse, stimulation qui paraît commander le comportement d’agressivité défensive. La 5-HT est abondante dans l’hippocampe, dont le rôle inhibiteur des conduites agressives paraît certain, mais il nous paraît possible aussi que la 5-HT intervienne directement ou indirectement par la libération de polypeptides cérébraux dans la synthèse protéique et dans l’établissement des traces mémorisées.

En résumé, si chez l’animal il existe bien un ensemble d’aires et de voies nerveuses centrales, dont l’existence est bien innée, et qui fait partie d’un capital génétique, aires et voies centrales que l’on peut stimuler directement pour voir apparaître un comportement d’agressivité défensive, il semble n’être mis en jeu que chez l’animal blessé, car dans ce cas, la douleur est le facteur primaire de cette mise en jeu. Par contre, il semble que le plus souvent cette mise en jeu sera secondaire à un apprentissage et demandera donc un processus de mémoire, mémoire de la punition et de l’ensemble environnemental qui l’a précédemment accompagnée. Cet appel secondaire à l’agressivité défensive permet sans doute de comprendre pourquoi l’homme a pu, au début du néolithique, élever de jeunes animaux sauvages pour en faire des animaux domestiques. En effet, le nouveau-né a rarement un comportement d’agressivité défensive et s’il est situé dans un milieu dans lequel il n’éprouve pas de douleur et de frustration, il est possible d’empêcher l’apparition de cette agressivité défensive. Là encore, c’est grâce à l’utilisation de l’apprentissage et à l’appel à la mémoire et à l’empreinte, que l’on a pu faire des chiens domestiques à partir du loup. Il faut d’ailleurs noter que c’est encore par apprentissage de la récompense et de la punition que l’on peut dresser un chien-loup, qui ne fera dans ce cas qu’exprimer sur ordre l’agressivité de son propriétaire.


L’AGRESSIVITÉ D’ANGOISSE OU D’IRRITABILITÉ

Nous avons vu que lorsque la gratification n’était pas obtenue et que ni la fuite ni la lutte ne pouvaient s’opposer à l’agression extérieure, un comportement d’inhibition motrice survenait. La poursuite de la lutte pouvant aboutir à la mort, la défaite est encore préférable. Mais nous avons vu aussi qu’elle entraîne la mise en jeu d’un cercle vicieux avec, sur le plan végétatif, une augmentation importante de la norépinéphrine circulante et, sur le plan endocrinien, la libération de glucocorticoïdes, qui eux-mêmes stimulent le système inhibiteur de l’action. Il en résulte une attente en tension qui ne pourra se résoudre que par l’action gratifiante, tension qui parfois peut donner lieu à des explosions d’agressivité ou à des dépressions. Nous avons dit plus haut que, pour nous, non seulement ce processus est à l’origine de ce qu’il est convenu d’appeler les affections psychosomatiques, qui seraient dans ce cas mieux nommées maladies de l’inhibition comportementale, mais bien plus encore qu’il recouvre, comme système comportemental englobant, toute la pathologie. Si, dans une telle situation d’inhibition de l’action, un stimulus surajouté survient, qui normalement n’aurait pas entraîné l’agressivité, cette stimulation nouvelle transforme l’ensemble du comportement. On peut supposer que la sommation des excitations met alors le PVS en jeu. C’est la réponse motrice inopinée à l’angoisse qui ne répond pas à l’ensemble initiateur de celle-ci et permet d’abandonner l’inhibition de l’action pour une activité motrice, même inefficace. Flynn (1967) a proposé un modèle fort semblable de comportement d’irritabilité. Le contrôle par les zones dépressives de l’activité motrice se trouve débordé. L’inhibition de l’action est un comportement résultant d’un apprentissage: elle réclame l’apprentissage de l’inefficacité de l’action. Une expérience simple peut le montrer: des rats ne pouvant éviter des chocs électriques plantaires et isolés de telle façon qu’ils ne peuvent combattre un adversaire font une hypertension chronique à la suite d’une expérimentation qui dure sept minutes par jour, pendant sept jours consécutifs, et cela dans cent pour cent des cas. Or, si immédiatement après chaque séance, on les soumet à un choc électrique convulsivant avec coma, qui interdit le passage de la mémoire à long terme, du fait de la dépolarisation globale de tous les systèmes neuronaux, ils ne font pas d’hypertension. Ils oublient en effet d’un jour sur l’autre l’inefficacité de leur action. L’agressivité d’inhibition ou d’irritabilité est donc une agressivité d’apprentissage et non un comportement inné[32]. Mais un animal ayant «appris» l’inefficacité de son action est, parfois, par la suite, incapable de fuir la punition, si l’occasion lui en est donnée (hopelessness)[33].

Cependant, une fois de plus, il faut noter que l’inhibition de l’action résulte très souvent de la soumission au dominant, si bien que l’ensemble des aires cérébrales, des voies nerveuses, que nous avons rassemblé sous ce terme de système inhibiteur de l’action, a été plus récemment appelé par Adams[34] (1979) «système de la soumission». Ainsi l’agressivité d’angoisse ou d’irritabilité ne serait le plus souvent qu’un chapitre de l’agressivité compétitive, puisqu’elle résulterait de l’inhibition comportementale infligée aux dominés par les dominants. L’agressivité compétitive, mettant en présence deux agressivités antagonistes, se terminera par la défaite d’un des protagonistes qui, à partir de ce moment, sera en inhibition de l’action. Si cette défaite se prolonge, si la soumission s’accompagne d’éléments multiples ajoutant aux perturbations primitives des perturbations supplémentaires, une explosion agressive peut alors en résulter, qui, une fois de plus et même chez l’animal, est difficile à isoler du type d’agressivité de compétition dont elle n’est que le prolongement.

Nous avons déjà dit que le comportement suicidaire était un comportement d’angoisse et d’inhibition de l’action gratifiante dans lequel l’agressivité se tourne vers le seul objet envers lequel la socioculture ne peut interdire l’action, le sujet lui-même. On peut même penser que la toxicomanie est un comportement intermédiaire de fuite de l’inhibition due à la socioculture et d’agressivité tournée vers soi-même. Roslund et Larson[35] (1976) trouvent que la dépendance est un trait commun à des individus commettant des crimes et Glueck et Glueck[36] notent que la prévision de la délinquance peut se faire sur le caractère dominé par le sentiment d’insécurité, la crainte de la dépendance, d’un sujet. Nous reviendrons plus loin sur ces notions en traitant des agressivités humaines.


SCHÉMA NEUROPHYSIOLOGIQUE ET BIOCHIMIQUE DES DIFFÉRENTES AGRESSIVITÉS

Il semble certain que le système assurant le mécanisme du comportement de récompense, celui qui est renforcé, est catécholaminergique[37]. Les neurones adrénergiques prennent naissance dans le tronc cérébral inférieur et leurs axones montent dans le FMB pour se terminer dans l’hypothalamus et les formations limbiques. Or, lorsqu’elles sont introduites par voie intraventriculaire cérébrale, les deux principales catécholamines cérébrales, la norépinéphrine et la dopamine, facilitent l’autostimulation. Il semble que, plus précisément, ce soit la dopamine qui soit responsable du renforcement, la norépinéphrine facilitant l’activité motrice. D’autre part, l’autostimulation est au contraire supprimée par les antagonistes a-adrénergiques comme la pentholamine et non par les ß-bloquants. Ce que l’on peut en dire de toute façon, et nous l’avons dit, c’est que le comportement renforcé n’est pas inné mais qu’il résulte d’un apprentissage, l’apprentissage du plaisir. Le système permettant la fuite, ou quand celle-ci est impossible, la lutte, est, répétons-le, le periventricular system (PVS). Il est cholinergique[38] (De Molina et Hunsperger[39], 1962). Ce système mettrait en jeu la substance grise centrale mésencéphalique et celle-ci serait alertée, suivant notre propre expérimentation, par l’hippocampe ventral,l’amygdale dorso-médiane et l’hypothalamus latéral. Le comportement de fuite ou de lutte en réponse aux stimuli nociceptifs n’implique pas au début un processus de mémorisation. Il s’agit d’un comportement inné. Il en résulte que l’administration au rat de doses croissantes d’atropine ou de scopolamine qui bloquent l’action de l’acétylcholine diminue la fréquence des combats provoqués par des chocs électriques plantaires[40]. De même chez le rat, chez le chat, les micro-injections d’acétylcholine ou de composés cholinergiques déclenchent un comportement agressif alors que ni la norépinéphrine, ni la dopamine, ni la sérotonine ne peuvent le faire. Dans l’hypothalamus médian, le mésencéphale et l’amygdale, la stimulation cholinergique provoque les mêmes effets que la stimulation électrique, c’est-à-dire une réaction d’agressivité défensive[41]. Par ailleurs, Soulairac, Lambinet et Aymard[42], en 1976, grâce à des échelles d’agression permettant d’analyser objectivement les tendances agressives et les états anxieux chez l’homme, ont constaté que le 5-hydroxytryptophane, qui est le précurseur de la sérotonine et qui, lorsqu’il est administré, augmente la teneur cérébrale de cette dernière, diminue ses tendances agressives en abaissant également le taux d’élimination de la noradrénaline et le taux plasmatique de cortisone. De même chez la souris rendue agressive par isolement, le turn-over de la 5-HT diminue et la pCPA, inhibiteur de la synthèse de la 5-HT, accroît l’agressivité chez le rat et chez le chat, élevant de 45 à 50 p. 100 le pourcentage des rats muricides, le 5-hydroxytryptophane antagonisant cette action. Cependant, le rôle de la sérotonine nous paraît plus complexe. La majorité des auteurs, en effet, s’accordent pour constater que ce neuromédiateur intervient dans la dépression de l’activité motrice. En ce sens, il est possible qu’il intervienne en diminuant l’activité motrice dans les comportements agressifs. Cependant, de nombreux faits nous montrent que dans l’inhibition de l’action et l’angoisse, la sérotonine a un rôle à jouer. Si bien que l’on peut admettre inversement que la déplétion centrale en sérotonine puisse s’opposer à l’agressivité d’inhibition et à l’angoisse. La réserpine, qui provoque cette déplétion en sérotonine, diminue l’agressivité et provoque une dépression. C’est un neuroleptique. Ces exemples montrent combien il est difficile de passer d’un niveau d’organisation biochimique au niveau d’organisation neurophysiologique pour atteindre le niveau d’organisation comportemental, lui-même en relation avec un environnement. Un comportement qui peut paraître de prime abord analogue à un autre comportement peut ne pas avoir la même signification, les mêmes bases biochimiques et neurophysiologiques. On peut être dans l’impossibilité de continuer à mettre en jeu le MFB dont l’action résulte d’un apprentissage de la gratification et cela du fait de l’intrusion d’un rival. On comprend alors que l’agressivité de compétition s’accompagne d’une faible teneur du cerveau en catécholamines, neuromédiateurs de MFB (faisceau de la récompense et de l’autostimulation) et d’une libération abondante d’ACTH. On sait que la libération hypophysaire de cette dernière est diminuée par l’injection intraventriculocérébrale de norépinéphrine et de dopamine[43]. Par contre, l’ACTH facilite l’acquisition d’une réponse conditionnée d’évitement[44]; elle va donc favoriser la fuite lorsque celle-ci est possible ou la lutte. Alors, si l’agressivité de compétition est récompensée, on peut penser qu’elle fera appel à nouveau au MFB et que, la dominance étant acquise, l’agressivité disparaîtra tant que cette dominance ne sera pas contestée. D’autre part, l’injection intraventriculocérébrale de carbachol, qui est un acétylcholinomimétique, provoque la libération du CRF et d’ACTH, et l’on sait que le PVS est cholinergique. Enfin, il faut souligner que si le dominant présente généralement un comportement non agressif tant que cette dominance n’est pas contestée, c’est, semble-t-il, parce que le dominé a appris à ses dépens, par la défaite, ce qui lui en coûterait de contester la dominance. Les échelles hiérarchiques étant établies, il y a institutionnalisation de l’agressivité par des règles de comportement entre le dominant et le dominé. Il n’y a donc plus besoin pour le dominant d’actualiser l’agressivité puisqu’elle est inscrite dans les rapports interindividuels du fait de la mémorisation de la victoire et de la défaite.

Nous devons signaler enfin que plusieurs études insistent sur les rapports entre une déficience cérébrale en acide gamma-aminobutyrique (GABA) et certaines formes d’agressivité, ainsi que sur la disparition de ces comportements quand on facilite l’action du système GABAergique central. Une molécule sortie de notre laboratoire (Laborit et col., 1960), le gamma-hydroxybutyrate de sodium (GHB ou ?-OH) capable de traverser la barrière hématoencéphalique, ce que ne peut faire le GABA, se comporte comme un analogue du GABA dans de nombreux domaines, biologiques, pharmacologiques et comportementaux, sur l’agressivité en particulier.


CHEZ L’HOMME

VUE D’ENSEMBLE

Après ce qui vient d’être écrit, on conçoit que si l’homme est bien un animal, si son système nerveux central possède bien encore des aires cérébrales, des voies neuronales, que l’on retrouve dans les espèces qui l’ont précédé, en particulier chez les mammifères, il est cependant un être à part et le distingue des autres animaux l’importance anatomique et fonctionnelle de son cortex. Ce seul fait nous permet de dire que si les données de l’éthologie animale ont permis au cours de ces dernières décennies une meilleure compréhension du comportement humain, il est impossible de réduire ce dernier au comportement des animaux. Il faudra créer une véritable éthologie humaine. Puisque ce sont les zones associatives de son cortex qui constituent la caractéristique principale de l’homme, nous pouvons déjà en déduire que, fonctionnellement, ce qui distinguera le comportement humain du comportement animal sera l’imaginaire et le langage. Ce sont eux qui feront déboucher sur l’abstraction et le symbole.

Nous avons déjà précisé ce que nous entendions par imaginaire. Ajoutons qu’il ne s’agit pas simplement d’images, c’est-à-dire de modèles du monde extérieur s’incrustant dans les voies neuronales. Dans ce cas, l’animal est bien forcé de se faire lui aussi un modèle du monde dans lequel il vit, sans quoi il ne pourrait agir sur lui. Il ne pourrait tout simplement pas vivre. Le petit de l’homme se construit aussi des modèles neuronaux de son environnement, mais avant même qu’il apprenne à parler, il est capable d’associer ces images dans un processus créatif que nous avons dénommé «imaginaire». Nous avons vu précédemment comment cette fonction permettait à l’homme de créer de nouveaux ensembles, différents de ceux qui lui sont imposés par le monde extérieur mais cependant construits avec les éléments, les traces que ce monde extérieur a laissés en lui. Nous avons déjà eu l’occasion de dire qu’avec le langage, il lui était possible de prendre une certaine distance par rapport à l’objet, et de passer du signe au symbole. Mais la langue est la pire et la meilleure des choses. Si le poète écoute Verlaine et se laisse séduire suivant l’art poétique de ce dernier par «la chanson grise où l’imprécis au précis se joint», on conçoit que, pour transmettre une information permettant à l’autre d’agir, la poésie n’est peut-être pas le moyen le plus efficace et le plus rapide. Ce qui ne lui enlève d’ailleurs aucune de ses qualités. L’attrait de la poésie vient sans doute du fait que c’est un excellent moyen thérapeutique de la névrose et de l’angoisse du poète et de ceux qui l’aiment. Elle fait renaître chez ces derniers des images et des affects extrêmement variés et nombreux, particuliers à chacun d’eux. Ils changent avec le vécu unique de chacun. Il est donc rare qu’on puisse tirer de cet impact une action commune. Si l’on veut entraîner des masses d’hommes dans une telle action, il faut faire appel aux affects les plus simples, pour ne pas dire les plus simplistes, aux automatismes culturels les mieux installés, aux discours les plus enfantins, et apparemment, mais apparemment seulement, les plus logiques. L’un d’eux parmi les plus généralisés, mais sans doute les moins respectés, concerne ce qu’il est convenu d’appeler les «droits de l’homme».

Les notions de droits et de liberté

Existe-t-il quelque chose de plus changeant dans son contenu sémantique que les droits de l’homme, celui des peuples à disposer d’eux-mêmes, etc., et peut-on expliquer cette variabilité autrement que par l’idée changeante que les hommes se font d’eux-mêmes à travers les époques et les régions, certains hommes imposant d’ailleurs leurs opinions et leurs intérêts aux autres ? L’esclave du temps passé n’avait que le droit de travailler et de mourir. Sa force de travail, sa vie, constituant un capital qui ne lui appartenait pas, étaient entretenues aux moindres frais par son maître. L’OS des temps modernes est-il très différent ? Avoir «le droit de…» renvoie à une autorisation, une permission d’être et d’agir, sans que l’autre ne vienne contrecarrer notre projet. La notion de droit débouche alors sur celle de liberté. Puisqu’on parle des droits de l’homme, nous devons donc tenter de préciser d’abord ce que peut bien être un homme. C’est ce que nous avons essayé de faire au cours des pages précédentes, et que nous reprendrons au cours de celles qui vont suivre, de façon plus synthétique.

A cette question — qu’est-ce qu’un homme ? — on peut répondre, sans craindre de se tromper, que c’est un être vivant et les «amis des bêtes» vous diront que tout être vivant a des droits. Qui en a décidé ainsi ? L’homme bien sûr. La boucle se ferme sur lui-même. Arrivé au bout de la chaîne évolutive, il n’a pas trouvé de système englobant. L’individu se conçoit bien comme appartenant à un groupe, mais au-delà de l’espèce, il ne pouvait plus recevoir d’ordre d’un système organisé lui indiquant ce qu’il devait faire. Se croyant le roi de la nature, il s’est cru libre d’une part, nous allons y revenir, sans voir qu’il était entièrement dépendant, lui aussi, d’une biosphère. L’espèce humaine est la seule à se croire libre parce qu’elle parle et que l’abstraction permise par le langage lui a fait croire à la réalité de ses conceptions abstraites. L’animal, qui ne parle pas, est soumis à des pressions de nécessité innombrables et s’il ne s’y soumet pas, il disparaît en tant qu’individu et en tant qu’espèce. L’homme, ignorant les règles à appliquer, les a inventées. Il a construit un monde qui le dépassait, un système englobant. Ce furent d’abord les mythes, les religions, les morales, puis les structures étatiques, s’exprimant par des lois. Notons que, en agissant ainsi, il se libérait en grande partie de l’angoisse qui, nous le savons, résulte de l’inhibition de l’action, dont l’un des facteurs est le déficit informationnel. A partir du moment où on lui expliquait qu’il fallait agir d’une certaine façon, il pouvait en grande partie occulter son angoisse. Il n’avait plus à hésiter, à réfléchir avant d’agir: il appliquait les règles, ces règles étaient évidemment aussi nombreuses et variées que les mythes, les religions et les Etats ayant chacun sécrété leurs idéologies et leurs lois. Les dernières en date sont celles exprimées par ce qu’on appelle la Science, qui, lorsqu’on leur obéit, après les avoir découvertes, permettent d’aller se poser sur la Lune, alors qu’Icare, après s’être confectionné des ailes dans le dos, s’est écrasé sur le sol. Les dieux étant morts, la science a pris leur place, c’est d’elle qu’on attend l’immortalité. Malheureusement, nous l’avons dit, jusqu’à une époque récente, elle se résumait à la physique, avec son langage, les mathématiques, et la biologie qui a commencé à faire comprendre à l’homme ce qu’exprimait son langage est à peine aujourd’hui dans son enfance. Encore devons-nous nous féliciter qu’elle soit née ! Et comme l’évolution des sociétés modernes s’accompagne d’une anxiété croissante, d’un mal-être, dont les causes sont si nombreuses qu’on le subit sans bien comprendre d’où il vient, on a tendance de plus en plus à accuser la science du malheur actuel de 1 ‘humanité. Quand, il n’y a pas si longtemps encore, des millions d’hommes en quelques semaines mouraient de la peste par exemple, ou de quelque autre épidémie, c’était une catastrophe naturelle, comme celle résultant de l’éruption d’un volcan. On pouvait sans doute en accuser l’homme lui-même qui n’aurait pas été suffisamment fidèle aux lois que la divinité ou les divinités lui auraient imposées et l’on cherchait un bouc émissaire à sacrifier. Mais aujourd’hui, comme c’est l’homme qui a inventé la science, il se sent directement responsable des malheurs engendrés par cette nouvelle divinité, sans comprendre que ce n’est pas la science qui peut représenter un danger, mais l’utilisation qu’il en fait. La connaissance a toujours permis de mieux agir, d’agir plus efficacement, et donc, pour l’homme, de mieux se protéger. S’il n’en est plus ainsi aujourd’hui, c’est qu’une connaissance lui manque, celle des mécanismes contrôlant l’activité fonctionnelle de son système nerveux.

Qu’est-ce qu’un homme ? On vous dira que c’est un être conscient, mais qu’est-ce que la conscience et son complément, l’inconscience ? Où commencent-ils ? Nous avons déjà précédemment parlé d’inconscient et montré qu’il est peuplé de tous les automatismes qui enrichissent à chaque seconde nos états de conscience. C’est pourquoi il n’existe pas de conscience et d’inconscience mais des états de conscience et d’inconscience en perpétuelle évolution. Il serait sans doute trop long, et nous l’avons fait ailleurs, de dire comment nous concevons les mécanismes qui sous-tendent ces états de conscience chez l’homme. Rappelons simplement que tout automatisme est inconscient et nous avons pris précédemment l’exemple du pianiste. Si nous n’étions qu’automatismes, nous serions donc obligatoirement inconscients. C’est le sort de l’individu dans la majorité des espèces animales, encore que le terme de conscience soit bien difficile à définir et qu’il existe sans doute des états de conscience pour toutes les formes vivantes, mais que là encore ces états de conscience sont liés au niveau d’organisation atteint par chaque espèce. D’autre part, si nous n’étions (ce qui est difficilement pensable, puisque la mémoire, telle que nous l’avons décrite, apparaît déjà chez l’être unicellulaire) nous-mêmes qu’à l’instant présent et un autre la seconde d’après, nous ne pourrions pas non plus être conscients. En effet, la conscience est d’abord le souvenir d’un schéma corporel qui est le nôtre et qui évolue dans le temps. La conscience ou les états de conscience ont donc besoin de la mémoire de nous-mêmes et de notre expérience du milieu qui nous entoure, alors que cette mémoire a comme principal résultat de créer en nous des automatismes, c’est-à-dire un monde inconscient. Je ne pense pas qu’on puisse dire qu’un enfant nouveau-né soit conscient. Il n’a sans doute pas encore accumulé suffisamment d’expériences dans son système nerveux pour utiliser un nombre suffisant d’automatismes acquis. D’ailleurs nous ne nous souvenons pas de nos premières années parce que nous n’étions pas conscients d’être. Ce schéma grossier aboutit à la notion que ce que l’on appelle chez l’homme la conscience consiste dans l’impossibilité pour lui d’être à la fois entièrement automatisé, donc inconscient, et entièrement aléatoire, donc également inconscient, ce qui serait le cas si ses systèmes associatifs ne faisaient qu’associer à l’instant présent les différentes informations sensorielles qui lui parviennent de lui-même et du monde qui l’entoure, sans référence au passé. Si l’on admet ces distinctions, l’homme sera d’autant plus conscient qu’il aura à sa disposition un plus grand nombre d’automatismes inconscients à fournir à ses zones associatives de façon à créer des structures nouvelles projetant dans l’avenir une action à réaliser. C’est cette possibilité de se délivrer, par l’imaginaire, des problèmes manichéens qui lui sont posés par son environnement qui lui a fait croire à sa liberté. Mais les automatismes moteurs, conceptuels, langagiers, qui coordonnent le bric-à-brac de nos préjugés, de nos jugements de valeur, qui n’ont de valeur que relative à l’intérêt et à la survie d’un homme ou d’un ensemble d’hommes dans un certain milieu à une certaine époque, ne peuvent prétendre servir à autre chose qu’à maintenir les échelles hiérarchiques de dominance qui ont jusqu’ici permis la cohésion des groupes sociaux. Ce sont donc des valeurs relatives et non point absolues.

L’homme est donc un être vivant dont l’histoire phylogénique et ontogénique est particulière. Comme pour tout être vivant possédant un système nerveux, ce dernier lui permet de contrôler ses conditions de vie en lui permettant d’agir sur l’environnement au mieux de son bien-être, car la seule raison d’être d’un être, c’est d’être. Ce n’est pas un droit cela, c’est une obligation sans laquelle il n’y aurait pas d’êtres vivants. Mais dès que cet organisme et le système nerveux qui l’anime se trouvent réunis avec d’autres organismes de la même espèce, les éléments les plus importants de son environnement, avant les «espaces verts et les terrains de planches à roulettes», ce sont les autres hommes. Il en résulte qu’il semble indispensable de connaître l’essentiel du fonctionnement de ce système nerveux qui va lui permettre d’entrer en contact avec les autres et de construire grâce à eux ce qu’on appelle «sa personnalité».

Les besoins fondamentaux

Comme dans toutes les espèces, la partie la plus primitive du système nerveux va permettre à l’individu de répondre aux exigences de la collectivité cellulaire qui constitue son organisme. Il lui répondra de façon programmée par la structure même de ses régions primitives, en d’autres termes, de façon instinctive. Trois exigences fonctionnelles devront être assouvies, boire, manger, copuler. Ce sont les seuls instincts, tout le reste n’étant qu’apprentissage, à commencer par la façon dont il sera autorisé à les exprimer, apprentissage qui en conséquence dépend de la culture dans laquelle il se situe, ou, si l’on veut, qui est fonction de ce que nous avons nommé préjugés, lieux communs, jugements de valeur, d’un lieu et d’une époque. Boire, manger et copuler, toutes activités exigées par la survie de l’individu dans les deux premiers cas, de l’espèce dans le troisième, paraissent donc être non des droits, et pas seulement pour l’homme mais pour tout être vivant, mais une nécessité, si les individus, et avec eux l’espèce qu’ils représentent, doivent se perpétuer. L’âne de la noria, il faudra bien lui fournir l’avoine nécessaire au maintien de sa structure d’âne et à la compensation de l’effort thermodynamique dépensé pour monter l’eau du puits, si l’on veut continuer à bénéficier de sa force de travail. Mais cet âne n’a aucun droit, il rend service à son propriétaire. L’homme décide, notons-le au passage, de la possibilité de réaliser ces fonctions pour les autres espèces animales que la sienne et les meilleurs amis des bêtes, qui ne sont point agressifs, n’hésitent pas à faire châtrer leur «cher compagnon» pour qu’il ne souffre pas des affres d’une libido insatisfaite; ce faisant, ils se jugent charitables. Quand j’écris que l’homme décide, je me comprends, car sa liberté, et nous allons y revenir, ne fait qu’obéir aux principes exigeants de son propre bien-être, il ne fait d’ailleurs pas autre chose à l’égard des enfants du Biafra, du Bangladesh, de l’Angola ou d’ailleurs, enfants décharnés, mourant de faim et couverts de mouches, qui n’ont qu’à se débrouiller comme ces «chers compagnons» pour trouver un bon patron qui les nourrisse, les tienne en laisse et organise chez eux la contraception, car ils ne lui sont pour l’instant d’aucune utilité.

«Nécessité» donc d’assouvir ses besoins fondamentaux et non pas «droits». Or, cette nécessité n’est satisfaite que si, en échange, l’individu fournit au groupe social, et pour le maintien de ses échelles hiérarchiques de dominance, un certain travail participant à la production de marchandises. D’où l’apparition de la notion de droit au travail. L’inutile dans le cadre des lois du marché peut crever de faim et disparaître. On aurait pu aussi bien décréter qu’il existait un droit à la paresse, mais la propriété privée ou d’Etat, qui charpente les hiérarchies de dominance, n’y aurait plus trouvé son compte. On ne peut donc parler dans ce cas de droits de l’homme, mais du droit des dominants à conserver leur dominance. Nous verrons pourquoi nous en sommes arrivés là. Après avoir appris, depuis le début du néolithique, aux individus peuplant les zones tempérées du globe que leur devoir était de travailler à la sueur de leur front, cet automatisme culturel est si bien ancré dans leur système nerveux que ces individus exigent aujourd’hui le droit au travail, le droit de faire suer leur front pour la croissance du monde productiviste et le maintien des hiérarchies. Au chômage, ils souffrent de ne pouvoir réaliser l’image idéale que ce monde, qui en avait besoin, leur a donnée d’eux-mêmes.

Au passage, notons qu’une cellule hépatique isolée artificiellement et placée dans un milieu de culture, un milieu de survie où son alimentation lui est fournie à domicile, n’aura à fournir qu’un seul travail, son travail métabolique, c’est-à-dire le maintien de sa structure de cellule hépatique. Si on s’adresse à un être unicellulaire dans son milieu naturel, le plus souvent il devra se déplacer pour aller chercher les substrats énergétiques lui permettant de maintenir sa structure. Dans ce cas, il fournira donc un travail supplémentaire, un travail mécanique lui permettant de se déplacer dans son environnement. Il existe donc deux types de travaux aboutissant l’un et l’autre au même résultat: le maintien des relations existant entre les éléments de l’ensemble que constitue une cellule, le maintien de sa structure. Si maintenant nous observons la cellule hépatique précédente, dans sa situation originelle, au niveau d’un foie qui doit assumer de nombreuses fonctions, comme elle doit participer à la réalisation de ces fonctions, elle devra échanger des informations avec les autres cellules hépatiques, afin que cet ensemble cellulaire fonctionne de façon cohérente à la réalisation des fonctions de l’organe. Mais pour cela, cette cellule hépatique devra faire un travail supplémentaire, qui consiste dans la synthèse de certaines molécules, protéiques en particulier, qui vont se placer au niveau de sa membrane, là où elle prend contact avec les autres cellules hépatiques. Ces molécules vont permettre cet échange d’informations. Ce travail supplémentaire ne lui revient pas directement puisque, quand elle est isolée, elle peut très bien s’en passer. Mais par contre, ce travail supplémentaire est nécessaire au maintien de la structure de l’organe, celle du foie. Et c’est exactement ce qu’il est convenu d’appeler une «plus-value». Ce terme, en changeant de niveau d’organisation, en passant de l’organe à l’organisme, puis de l’organisme aux groupes humains, a provoqué des réactions d’agressivité souvent considérables, des luttes révolutionnaires, alors qu’aucune structure, à quelque niveau d’organisation où elle se trouve, ne peut éviter la réalisation de cette plus-value. Ce n’est donc pas cette plus-value en elle-même qui est regrettable puisque nécessaire, mais le fait qu’au niveau d’organisation des sociétés humaines, la structure dont elle va permettre le maintien a toujours été une structure hiérarchique de dominance. Il serait donc plus juste de dire que cette plus-value n’est pas détournée par le capitaliste ou le bourgeois pour lui-même, puisqu’il la ré investit généralement pour améliorer la production, mais qu’elle est utilisée surtout pour maintenir la «structure» hiérarchique, capitaliste ou bourgeoise, des rapports de production.

La mémoire et l’apprentissage

Si tout le reste n’est qu’apprentissage, il faut se poser la question, apprentissage de quoi ? Pour l’individu, il s’agit d’apprentissage entrepris dès la naissance de la façon dont il peut assouvir ses besoins fondamentaux dans l’ensemble social où le hasard de cette naissance l’a placé. Il apprend très vite l’agréable et le désagréable, le bien-être, l’équilibre biologique, le principe du plaisir, mais il découvre aussi très tôt que le monde qui l’entoure n’est pas lui; dès qu’il a construit son schéma corporel, il a compris qu’il est seul dans sa peau, il découvre le principe de réalité, qui n’est pas toujours conforme à celui de son plaisir. Tous les mammifères comme l’homme possèdent un cerveau capable de mémoriser, d’apprendre et qui leur permet, en accumulant les expériences passées, d’éviter celles qui ont été désagréables si le cadre événementiel dans lequel elles se sont produites se représente. Cela permet aussi de reproduire la stratégie d’action qui a apporté la satisfaction, le plaisir. Dans le premier cas, la fuite ou, si elle est impossible, la lutte permettent d’éviter la punition, dans le second, l’acte gratifiant sera renouvelé. Mais pour cela, il faut que l’objet ou l’être gratifiant restent à la disposition de l’individu. Si un autre individu a fait l’expérience de la gratification obtenue par l’usage du même objet ou du même être, il y aura compétition et apparition d’une hiérarchie: un dominant qui gagne et s’approprie et un dominé qui perd et se soumet. Il n’existe donc pas d’instinct de propriété inné, mais apprentissage par un système nerveux du plaisir éprouvé par le contact et l’usage des objets et des êtres qu’il tente dès lors de conserver pour lui. Comment, dans ce cas, inscrire la propriété comme un droit naturel de l’homme, alors qu’il ne s’agit que d’un apprentissage culturel ? Certaines cultures ne l’ont jamais connu. De même, si l’on fait appel à une loi naturelle, en parlant de défense du territoire, faut-il du moins considérer que, si ce territoire était vide, il n’y aurait pas besoin de le défendre. Aussi est-ce bien parce qu’il contient des objets et des êtres gratifiants qu’on le défend contre l’envahisseur. Mais d’une part, si l’homme est vraiment le roi des animaux et la terre son royaume, est-il nécessaire qu’il agisse comme ses frères «inférieurs» ? Pourquoi appelle-t-il leur exemple à la rescousse quand il peut ainsi soutenir par un discours logique ses pulsions les plus primitives et, quand l’acte ne lui convient pas, pourquoi parle-t-il de se «ravaler au rang des bêtes» ? En réalité, il n’y a rien de plus trivial que la notion, et non pas l’instinct de propriété individuelle et familiale, de groupes, de classes, d’Etats, etc. Allons un peu plus loin dans l’analyse, et nous constaterons qu’un territoire, un espace écologique où vit une collectivité humaine, contient avant tout une structure sociale à laquelle les hommes ont donné naissance. Cette structure sociale a toujours été, depuis le début du néolithique, une structure sociale de dominance. Nous venons de voir pourquoi. Si bien que mourir pour la patrie, c’est d’abord mourir pour que cette structure sociale se perpétue, se reproduise, que les rapports de dominance se conservent. Il est curieux de constater que toutes nos lois ne servent en définitive qu’à défendre plus ou moins directement la propriété, comme si celle-ci était un droit de l’homme. Donc, apprentissage des règles sociales, des récompenses (salaires, promotion sociale, décorations, pouvoirs) et des punitions si ces règles sont transgressées; les droits de l’homme ne sont plus alors que les droits de l’ensemble social à maintenir ses structures, quelles qu’en soient les règles d’établissement à l’est, à l’ouest ou au centre, à droite ou à gauche. L’Etat, c’est-à-dire la structure hiérarchique (théocratique, aristocratique, bourgeoise, bureaucratique, technocratique), est omniprésent. L’Etat s’infiltre partout dans son abstraction langagière. On parle ainsi du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais qu’est-ce qu’un peuple, une nation ? Sont-ils représentés par autre chose que par un groupe humain, établi depuis des millénaires dans un espace géoclimatique particulier et dont le comportement a été façonné par ce cadre, qui l’a conduit à l’établissement d’une culture, c’est-à-dire d’un comportement et d’un langage ? Alors il existe une nation bretonne, basque, corse, occitane. Et comme il n’est plus pensable pour ces ethnies de vivre en autarcie, il faut bien qu’elles s’intègrent dans un système englobant. Mais alors pourquoi ne pas les laisser décider elles-mêmes de la modalité des relations économiques, culturelles ou politiques qu’elles veulent entretenir avec cette structure abstraite qu’on appelle l’Etat et qui, nous l’avons vu, n’est guère plus que l’expression institutionnalisée d’une hiérarchie de dominance ? Pourquoi apprendre aux petits Noirs du Sénégal, comme c’était le cas il n’y a pas encore si longtemps, que leurs ancêtres étaient les Gaulois, au moment où l’on interdisait l’emploi du gaélique aux Bretons ? Pourquoi, lorsque la dominance est passée des aristocrates aux bourgeois, a-t-il fallu cinq cent mille morts dans la chouannerie vendéenne pour mieux lui infliger la liberté, l’égalité et la... fraternité ?

L’imaginaire et la créativité

La seule caractéristique d’un cerveau humain est de posséder les zones associatives particulièrement développées qui permettent, aidées par l’abstraction du langage, une combinaison originale des voies nerveuses codées, engrammées antérieurement par l’expérience. Un enfant qui vient de naître, répétons-le, ne peut rien imaginer parce qu’il n’a encore rien appris. La seule caractéristique humaine est ainsi le pouvoir imaginaire, celui de pouvoir mettre en forme des structures nouvelles qu’il pourra par la suite confronter à l’expérience. C’est là la seule liberté, si l’on tient à conserver ce mot dangereusement suspect. Combien de millions d’hommes ont-ils été assassinés en son honneur ?

Quand on a compris que ce que l’on nomme ainsi représente seulement, pour un individu ou un ensemble humain, la possibilité de faire aboutir son projet, c’est-à-dire l’expression motrice ou langagière de ses déterminismes, sans que le projet de l’autre vienne le contrecarrer, on comprend aussi que la recherche des droits de l’homme soit si difficile à délimiter, à conceptualiser et à institutionnaliser. Il semble que ce soit une donnée immédiate de la conscience, comme on dit, puisque l’ignorance des déterminismes, des lois, des structures complexes en rétroaction dynamique, établies par niveaux d’organisation, au sein des organismes vivants, nous fait croire à la liberté. Elle ne commence qu’où commence notre ignorance, c’est-à-dire très précocement. Mais ce que nous savons déjà de ces mécanismes complexes, qui, de la molécule au comportement humain en situation sociale, animent notre système nerveux, dirigent notre attention, établissent nos processus de mémorisation et d’apprentissage, eux-mêmes fondements biochimiques et neurophysiologiques de notre affectivité, de nos envies simplistes, de notre imaginaire créateur, de ce que recouvrent des mots comme pulsion, motivation, désir, et qui restent des mots si on ne tente pas de leur fournir des bases expérimentales, à chaque niveau d’organisation phylogénique et ontogénique, permet de se demander ce qui reste de notre liberté. Ce n’est guère plus sans doute que la possibilité pour un cerveau humain, motivé inconsciemment par la conservation de la structure organique, de son bien-être, de son plaisir, motivation contrôlée par l’apprentissage également inconscient des lois culturelles lui infligeant l’application d’un règlement de manœuvre avec récompense et punition, de pouvoir parfois, si ces automatismes ne sont pas trop contraignants et si l’on sait qu’ils existent, ce qui permet de s’en méfier, d’imaginer, grâce à l’expérience déterminée par le vécu antérieur inconscient, une solution nouvelle aux problèmes anciens. C’est peu sans doute mais c’est peut-être déjà beaucoup. C’est le moyen de fuir le carcan de la société telle qu’elle est, en ne lui fournissant que ce qu’elle tôt à transmettre à un enfant ce que nous savons de l’homme afin qu’il se connaisse et essaie de se comprendre, de comprendre les autres, de se méfier de tous les discours logiques qui, depuis toujours, lui ont parlé sans grand succès de l’amour, de la tolérance et, depuis peu, de la convivialité ? La logique du discours n’est pas celle de la biologie ni de la physiologie du système nerveux qui le prononce, celle de notre inconscient. Et pour cet homme divisé en deux, moitié productrice, moitié culturelle, le droit à la culture n’est le plus souvent que le droit de participer aux signes de reconnaissance de la fraction dominante, à une culture devenue elle-même marchandise, permettant la reproduction de la structure sociale, calmant les frustrations, permettant à la moitié productrice de l’individu de mieux poursuivre son aliénation, grâce à la récompense de l’autre moitié. La notion de liberté est finalement dangereuse, parce qu’elle aboutit à l’intolérance et l’agressivité. Détenant forcément la vérité et l’ayant choisie «librement», si l’autre n’est pas de notre avis, s’il a choisi aussi «librement» l’erreur et s’oppose à la réalisation de notre vérité, il faut le tuer, et la liberté trouvera toujours un alibi logique aux meurtres, aux tortures, aux guerres, aux génocides. L’instinct de mort freudien, à notre avis, est là, dans le langage humain justifiant, déculpabilisant, et qui absout tous les crimes des hommes contre l’homme, souvent au titre de ses droits.

Le droit pour l’individu ou pour les groupes sociaux à exprimer «librement» leurs pensées, en d’autres termes à communiquer le résultat de leur déterminisme et de leur expérience inconsciente du monde, est, sans doute, un droit naturel qu’il est utile de conserver si l’on désire permettre l’évolution culturelle de l’espèce par la combinatoire conceptuelle. On sait que c’est grâce à la combinatoire génétique, grâce à la sexualité, que l’évolution biologique a été possible. Au stade où en est parvenue l’espèce humaine, son évolution ne peut résider que dans une combinatoire des concepts en sachant qu’aucun d’eux n’est globalisant, ne débouche sur une vérité et que chacun d’eux n’exprime qu’un sous-ensemble d’un ensemble, la «réalité», que nous ne connaîtrons jamais, sous-ensemble qui résulte encore de la spécialisation et de l’analyse. Mais il faudrait surtout que cela ne débouche pas sur l’action, action fanatique, agressive, dominatrice, sûre de son bon droit. Or, comment y parvenir dans l’ignorance de ce qui anime le discours, des mécanismes qui le font naître ? Si le meurtre intraspécifique n’existe pas chez l’animal, c’est sans doute parce que l’animal ne parle pas.

Dans le monde présent, les dominances sont établies sur la puissance des armes et la perfection de la technique, considérée comme le seul progrès, la seule raison d’être de l’espèce. Ceux qui pour des raisons géoclimatiques millénaires n’ont pu en profiter, individus ou ethnies, se voient dépouillés du droit à la propriété. Leur seul droit est de se taire ou de tenter de suivre le même chemin que ceux qui les dominent: courses aux diplômes, à la technologie, course à l’industrialisation. Quand ce chemin leur paraît trop long à parcourir, pris comme tout névrosé dans un système manichéen qui interdit à la pulsion de se réaliser sans enfreindre les lois culturelles, c’est parfois l’explosion agressive, le retour à l’action, même inefficace, puisque leur langage n’est pas entendu: ce sont alors les attaques à main armée, les prises d’otages, etc. La bonne conscience de la société productiviste crie au scandale, appelle à la répression, aux règles éthiques et morales des droits de l’homme. Mais le poète français Fernand Gregh avait écrit, il y a quelques années: «Il n’est pas de méchants, il n’est que des souffrants».

Dans cet aperçu très schématique, où peuvent bien se situer les droits de l’homme ? Son droit le plus strict est de vivre, de vivre sans souffrir, mais faut-il encore que les autres, les plus forts, lui en donnent l’autorisation. Il me semble alors qu’aussi longtemps que les matières premières, l’énergie et surtout l’information technique sans laquelle les deux premières sont inutiles ne seront pas la propriété de tout homme sur la planète, l’institutionnalisation langagière des droits de 1 ‘homme ne lui permettra pas d’assurer son droit à la vie pour lequel il ne devrait avoir rien à fournir en échange. Utopie. Bien sûr. Mais en dehors d’elle, l’histoire ne fera que reproduire l’institutionnalisation par les individus, les groupes humains, les Etats dominants, des droits des dominés à le demeurer. Ils leur expliqueront sans doute que c’est pour le bien de l’humanité tout entière, et les dominés arriveront bien souvent à le croire, en faisant tous leurs efforts pour partager les mêmes droits, ceux de la dominance. C’est quand on l’a perdue que l’on comprend ce qu’est la liberté, dit-on. C’est vrai. Mais il n’y a pas que des prisons avec des barreaux, il y en a de beaucoup plus subtiles dont il est difficile de s’échapper parce qu’on ne sait pas qu’on y est enfermé. Ce sont les prisons de nos automatismes culturels qui châtrent les processus imaginaires, source de la créativité, qui ramènent l’homme au statut biologique d’un mammifère qui parle et fait des outils. C’est peut-être parce que l’imaginaire est la clef qui permet de fuir toutes les prisons que l’homme en bande n’a qu’un souci, celui de le faire disparaître pour maintenir la cohésion hiérarchique du groupe. L’heure n’est pas encore venue où l’ouvrier de la dernière heure aura le droit d’être «payé» comme les autres.

L’utilisation des mass media, qui, paraît-il, «informent», ne permet à l’information que de s’écouler toujours dans un seul sens, du pouvoir vers les masses. La seule différence entre l’Est et l’Ouest consiste en ce que, dans le premier cas, il s’agit d’un pouvoir dogmatique, qui n’a pour imposer son discours que la coercition et le crime d’Etat sur une vaste échelle, alors que, dans le second, l’argent permet de réaliser, de façon subtile et inapparente, l’automatisation robotique des motivations, de créer des envies, de manipuler affectivement l’opinion sans que la finalité du système apparaisse jamais au grand jour. Ceux-là mêmes qui sont chargés d’informer le font le plus souvent à travers les propres verres déformants de leur affectivité et de leur intérêt narcissique et promotionnel. D’ailleurs, l’objectivité, où se cache-t-elle ? Regardez un accident de la circulation: dix personnes sont présentes et y assistent. Chacune vous décrira un aspect différent de l’événement, suivant son vécu antérieur, ses intérêts de classe, son âge, son sexe et un discours logique donnera raison ou tort aux participants, en toute objectivité. Même les images photographiques et cinématographiques ne sont pas objectives, car tout le monde sait bien qu’elles dépendent de la place de l’«objectif» et de l’affectivité inconsciente du cinéaste qui soustrait toujours «objectivement» un sous-ensemble de l’ensemble qu’il voit. Si le cinéma était objectif, ce ne serait plus un art. Mais il est, comme notre langage logique, toujours parfaitement objectif à travers la déformation de notre affectivité. Dans un laboratoire, il est parfois possible de mettre au point un protocole qui pourra être reproduit dans d’autres laboratoires et aboutira dans un nombre de cas statistiquement significatif aux mêmes résultats. Dans ce cas, ce résultat est au moins fiable, il trouve son origine dans une hypothèse de travail généralement logique et «objective» sans doute, mais devra passer par le contrôle de l’expérience pour assurer sa validité. Et bien souvent les hypothèses de travailles plus harmonieuses, les plus logiques, ne sont pas confirmées par l’expérience. Et même lorsqu’elles le sont, nous savons aussi qu’elles ne sont qu’un aspect très fragmentaire, très passager d’un ensemble dont la structure est si complexe que ces hypothèses se trouveront très rapidement englobées par des hypothèses nouvelles, plus globalisantes, plus explicatives du monde qui nous entoure, mais qu’elles-mêmes ne seront encore que parcellaires. La science, c’est-à-dire l’homme, n’avance que pas à pas et la prospective, la projection d’un scénario dans le futur est une conception qui n’a pas de place dans le grand laboratoire que constitue, pour l’homme, la biosphère. Il ne peut y pratiquer qu’une proximospective tâtonnante, maladroite bien souvent, mais qui au moins lui fait comprendre sa faiblesse et le guide vers l’humilité. Or, dans notre vie quotidienne, nous sommes toujours persuadés de l’objectivité de notre vision des événements et certains que notre discours logique doit aboutir, à partir de cette objectivité, à la Vérité. Dans ces conditions, le droit à l’information, que devient-il ? Car pour agir, il faut être informé de façon temporairement complète et contradictoire et savoir que notre prétendu choix en définitive est conditionné par tous nos automatismes et notre passé inconscient, nos envies refoulées, nos désirs inassouvis. Savoir qu’il est relatif, qu’il ne commence à prendre un sens que si l’action qu’il commande est valable pour l’espèce humaine tout entière et non pour un sous-ensemble de celle-ci, ou pour un gourou ou un homme ou un groupe d’hommes providentiels ou tout simplement pour notre satisfaction narcissique. Je sais bien que toute idéologie est toujours présentée comme la seule valable pour toute l’espèce humaine. Et les plus récentes se disent fondées sur des bases scientifiques, quand elles ne prétendent pas être la science elle-même. Le marxisme, le libéralisme, l’eugénisme, le racisme, pour ne prendre que ces exemples, parlent toujours au nom du bonheur et de l’évolution de l’espèce. Nous-même dans l’instant présent pouvons donner à croire que nous tentons aussi de vouloir imposer notre point de vue. Nous ne souhaitons pas imposer quoi que ce soit, mais nous voudrions fournir les raisons qui font que nous souhaitons qu’on ne nous impose rien.

S’il en était ainsi, jamais une action humaine ne pourrait déboucher sur la violence. Malheureusement, si vous savez que vous ne savez rien, l’autre sait qu’il sait et il profitera de votre non-violence. Alors le droit le plus fondamental de l’homme ne serait-il pas d’être informé, non pas de ce qui se passe autour de lui, mais avant tout de ce qui se passe en lui ? Et comme il n’est qu’un point unique de convergence des autres, les vivants et les morts, cela lui permettrait alors de les mieux comprendre, comme il se comprendrait mieux. Il pourrait peut-être aussi mieux utiliser ses processus imaginaires à la création d’un monde humain nouveau où les droits de l’homme ne seraient pas ceux d’un individu, d’un groupe social quelle qu’en soit l’importance, mais ne seraient autres que ceux de l’espèce humaine. Avant de terminer cette approche schématique ou cette vue d’ensemble des notions générales qui vont nous permettre de traiter l’agressivité chez l’homme, nous voudrions une fois de plus insister sur le fait que nous devrons l’aborder maintenant sur le plan des niveaux d’organisation propres aux sciences humaines, celui de l’individu, celui des groupes sociaux, en partant de la famille et en terminant au niveau de l’Etat et de celui qui n’a pas encore été dépassé, celui entre Etats et blocs d’Etats. Chacun de ces niveaux d’organisation constitue une entité en lui-même, un individu, un sous-ensemble à l’intérieur d’un système. Nous devons donc envisager la violence interindividuelle dans ses formes les plus simples, dyades, triades, puis la violence entre les Etats et la violence entre les blocs d’Etats. La difficulté de l’étude de l’agressivité chez l’homme résulte justement de l’existence de ces niveaux d’organisation, car l’enjambement de l’un à l’autre oblige chaque étude, à quelque niveau d’organisation où elle se situe, à faire appel aux structures sous-jacentes et aux structures englobantes. La difficulté, en d’autres termes, consiste dans le fait qu’il faut passer de l’étude d’un régulateur à celle d’un servomécanisme, en essayant de réunir un maximum d’informations sur les relations existant entre les deux, c’est-à-dire entre un système englobé et un système englobant, lui-même englobé.


NIVEAU D’ORGANISATION INTERINDIVIDUEL. LA CRIMINALITÉ

Nous devons, pour l’aborder, faire appel à l’essentiel de ce que nous avons dit dans les chapitres précédents, en particulier sur l’établissement du schéma corporel et du narcissisme primaire, sans quoi il est impossible de comprendre ce qui gouverne les comportements entre deux individus, ou entre un individu et le groupe social qui l’entoure.

Nous savons que, lorsqu’un petit de l’homme a réalisé son schéma corporel et que, sortant doucement de son inconscience, il s’aperçoit qu’il est isolé du monde qui l’entoure, qu’il est seul au monde, il a besoin d’être aimé de façon à retrouver ce bien-être originel dont il jouissait encore, au sein de son moi-tout. Ce qu’il peut imaginer pour son bien-être, c’est-à-dire son désir, bien que l’expérience qu’il a du monde soit encore très restreinte et que ses zones associatives ne pourront travailler que sur un ensemble encore fragile, son désir de toute façon, quel qu’il soit, aussi pauvre qu’il puisse encore être, va rencontrer le principe de réalité, c’est-à-dire un monde qui ne lui obéit pas. L’angoisse d’être seul et la non-conformité du monde à ses désirs vont lui faire rechercher une façon d’occulter son angoisse, de ne plus se sentir seul. Il va tenter de faire pénétrer l’autre dans le monde de ses désirs. Et si cet autre répond à ses besoins fondamentaux et à ses désirs, il va, par réenforcement, essayer de se l’approprier et de le garder pour lui. C’est là, semble-t-il, le mécanisme du narcissisme primaire qui nous semble être la motivation fondamentale à l’action de toute personnalité humaine.

Mais, si l’on admet ce schéma, deux conséquences vont immédiatement en découler: la première est l’image que va se faire l’enfant, puis l’adulte, de lui-même et la deuxième est le comportement que l’enfant va tenter d’imiter pour obtenir de son environnement le maximum d’accès au bien-être.

Il va tenter d’abord de réaliser un comportement qui, du moins le pense-t-il, lui permettra de mieux se faire aimer par l’autre, par son environnement immédiat. Mais il semble évident que ce comportement ne peut être que celui que les autres vont construire en lui, celui en particulier qu’on attend de lui ou celui au contraire qu’il va construire en réaction à celui qu’on attend de lui. Pour attirer l’attention sur lui, il n’est pas toujours efficace d’être conforme, il est quelquefois utile d’être contestataire. Très tôt, l’enfant va se construire pour lui-même l’image qu’il va donner de lui-même aux autres mais qui résultera forcément de son rapport aux autres, rapport qui aura déjà été fortement élaboré pendant la période antérieure, celle que nous avons appelée de l’empreinte, où il ne savait pas encore qu’il était. Tout le monde connaît ces séances autour du pot où la famille attend que le bébé ait fait sa jolie «cro-crotte» et où tout le monde s’extasie lorsqu’elle est faite. «Qu’elle est belle, que le bébé est mignon», etc. Mais très vite, si l’entourage n’a pas répondu aux désirs de bébé, bébé deviendra constipé, car c’est un de ses rares moyens de coercition, avec les pleurs et le refus de l’alimentation. Issue de cet apprentissage qui résulte du contact avec son environnement immédiat et que cet environnement va créer au fil des jours chez l’enfant, l’image qu’il doit donner aux autres est forcément aussi celle qu’il aura de lui-même. Elle n’est pas simple, elle n’est jamais stéréotypée; d’innombrables facteurs interviennent pour la réaliser. Bien sûr, elle est située à l’intérieur d’une socioculture et de grands schémas généraux l’encadreront. Mais finalement, elle sera unique pour chacun de nous. Chez le petit garçon par exemple, l’entourage attend qu’il donne de lui l’image prototype du mâle. Toute son éducation va s’orienter vers l’apprentissage de ce comportement viril, alors que chez la petite fille, c’est au contraire un comportement de séduction et d’intérêt pour les choses du foyer que l’on attend d’elle et qui sera exigé par l’environnement. Les jeux sont différents pour le petit garçon et la petite fille, jeux qui facilitent l’apprentissage de la conduite qu’ils devront suivre à l’âge adulte. Cependant, dans ces cadres généraux, les facteurs individuels sont si nombreux qu’il en résultera une personnalité unique pour chaque individu. Mais cette personnalité unique, en s’inscrivant dans le niveau d’organisation qui l’englobe, le niveau d’organisation social, devra se conformer au schéma général de cette société, d’un lieu ou d’une époque pour prendre sa place, grâce aux automatismes qui auront été enseignés, dans la structure hiérarchique de dominance. C’est ainsi que la famille, le groupe social qui va assurer l’éducation première de l’enfant, et qui désire généralement son bonheur, pensera que pour qu’il le réalise, il devra assurer au mieux sa promotion sociale, chercher à s’élever dans ces échelles hiérarchiques et établir sa dominance. D’autre part, les parents qui, plus ou moins consciemment, traînent en eux l’angoisse de la mort pensent que l’enfant va leur permettre de survivre. Ils vont donc souhaiter qu’il les reproduise le plus exactement possible, tout en exploitant mieux qu’ils ne l’ont fait, grâce à leur expérience transmise, les qualités et les défauts qu’ils lui ont légués. Comme si ces qualités et ces défauts étaient un don inné, transmis génétiquement, comme la couleur des yeux et la forme du nez et non pas l’image idéale qu’ils se font d’eux-mêmes et qui fut l’une des premières que l’enfant eut sous les yeux. Nous allons donc assister à une combinatoire entre le narcissisme de l’enfant à la recherche de son moi-tout perdu, et celui des parents essayant à travers l’enfant de tromper la mort. Quand on imagine ce que la combinatoire génétique peut laisser subsister des caractéristiques des parents d’une époque après quelques générations, on peut rester sceptique sur l’efficacité de ce désir inconscient. On peut aussi s’étonner de ce narcissisme des parents qui considèrent qu’il est utile de laisser une image d’eux-mêmes aux générations à venir, comme si l’être unique qu’ils ont été présentait un intérêt suffisant pour être reproduit et conservé à travers le temps. Ce qui se produit est un homme ou une femme, avec les caractéristiques de l’espèce, et malheureusement aussi ce qu’un tel comportement reproduit, c’est une culture, dont le seul intérêt devrait être de se transformer, c’est-à-dire d’évoluer.

Les premiers êtres avec lesquels l’enfant va donc entrer en contact sont ses parents, qui constituent pour lui la force, le pouvoir et la sécurité. Pour lui qui ne sait rien, ils savent, et pour contrôler cet environnement incompréhensible qui l’entoure, pour pouvoir assurer par ce contrôle son bien-être, son plaisir, il peut utiliser deux moyens: son expérience progressive personnelle, par succès et échecs, résultant des actions qu’il pourra entreprendre sur cet environnement et surtout, dans l’angoisse qui l’étreint du fait du déficit informationnel qu’il éprouve à l’égard de cet environnement incompréhensible, l’exemple des parents qu’il voit contrôler devant lui ce même environnement. Pour s’éviter les échecs auxquels il constate que se heurte fréquemment son expérience personnelle, il va donc essayer de les imiter. C’est sans doute là l’origine, à partir des pulsions qui le poussent à agir, du mimétisme: connaître par expériences personnelles est une chose, mais reproduire un comportement dont l’observation montre qu’il est efficace court-circuite l’acquisition de la connaissance et permet d’arriver plus directement au but. Les parents savent bien que leur comportement est l’aboutissement d’un long apprentissage où leur expérience personnelle est ajoutée à celle que la génération précédente leur a transmise.

Mais nous avons suffisamment insisté maintenant sur le fait que cet apprentissage n’est finalement que celui de la façon d’établir sa dominance suivant des moyens différents au cours des millénaires. L’éducation sera donc soumise à la structure de la société globale et malgré l’infinie diversité des individus, elle risque de reproduire indéfiniment les mêmes comportements. Ce mimétisme que nous venons d’aborder, qui n’est qu’un des moyens de faire fonctionner avec le plus de chances de succès le MFB, cet ensemble neurophysiologique contrôlant l’équilibre biologique et le plaisir, a permis à René Girard d’expliquer à sa manière l’œdipe freudien. Pour lui, cet œdipe n’est pas la conséquence d’une pulsion libidineuse de l’enfant pour la mère, cet objet gratifiant qui est sorti de son moi-tout pour entrer dans le monde de la réalité et qu’il voudrait bien réintroduire dans son monde indivis et premier, celui où ses pulsions étaient satisfaites, sans rencontrer celles des autres. Pour Girard donc, l’œdipe résulterait, pour le garçon, du mimétisme à l’égard du père qui, dans notre jargon personnel, s’attribue préférentiellement l’objet gratifiant: la mère. Ainsi, le père désignerait à l’enfant l’objet de son désir. Qu’en est-il pour la fille ? Nous n’avons pas notion que René Girard en parle et nous ne prendrons pas sa place dans un essai d’interprétation. De toute façon, pour nous, l’agressivité œdipienne du fils contre le père, de la fille contre la mère, résulte avant tout de l’apprentissage et de la gratification qui résulte du contact avec l’objet gratifiant, mère ou père; du besoin en conséquence de le garder pour soi, besoin qui aboutit à la compétition avec le rival qui veut se l’approprier. Pour nous, il est probable que la généralité de l’œdipe vient du fait que l’apprentissage de la gratification s’établit à l’époque où l’individu n’a pas encore conscience d’être dans un milieu différent de lui, la période de l’empreinte et, en conséquence, qu’il semble sortir du néant ou de l’innéité, puisqu’il sort d’un être qui n’avait pas encore conscience d’être, au moment où il s’est créé.

Nous avons également insisté sur l’importance du langage à l’origine de l’agressivité humaine, langage qui fournit un discours logique, permettant d’expliquer des comportements, dont la seule logique est celle de notre inconscient. Un travail récent de Jean-Michel Bessette[45], exprimé dans un livre, montre que le langage intervient aussi d’une façon fondamentale dans l’agressivité individuelle. Nous avons longuement développé cette notion qu’un système nerveux nous servait à agir, et que l’action contrôlait notre environnement. Et J.-M. Bessette montre que le langage, comme nous l’avions déjà exprimé, est lui-même une action qui permet d’agir sur l’environnement social. Mais il montre surtout, par des études statistiques officielles extrêmement édifiantes, que le crime est essentiellement le fait des classes sociales les plus défavorisées, celle dont la niche environnementale ne leur permet pas d’apprendre à parler facilement. Pour lui, le geste criminel est lui-même une parole, la parole de la misère le plus souvent. Ainsi, dit-il (p. 100), «le discours exerce non seulement une fonction cathartique, mais il est aussi pôle d’intégration. Il véhicule et distille les valeurs intégratrices de la société, car la dramatisation des assises remplit une fonction bien précise: rendre intelligible un comportement aberrant, un comportement qui menace l’ordre social et, par là même, régénérer les valeurs sur lesquelles se fonde cet ordre social». Et plus loin: «Des mécaniques verbales différentes régissent chez le personnel justicier et chez le prolétaire criminel des psychologies différentes. Les hommes ont la psychologie du langage qu’ils apprennent mais cela n’est pas l’affaire de la justice». Ailleurs encore: «Le criminel n’est-il pas, lui aussi, le spectre de ce jardin où l’homme est appelé à vivre, jardin envahi par le béton de la raison techno-industrielle ?» Les conclusions des statistiques abondantes émanant d’organismes officiels que fournit J.-M. Bessette laissent peu de place à la discussion. Ainsi ce narcisse qui s’exprime plus ou moins bien et qui essaie de trouver l’autre à travers l’image idéale qu’il se fait de lui-même, ce narcisse qui trouvera cet autre d’autant plus facilement qu’il pourra s’exprimer avec plus d’efficacité sous une forme langagière dans ce besoin d’être aimé par l’être gratifiant, et qui cherchera à se l’approprier, à le conserver pour lui, à le soustraire aux autres, ce narcisse, dans le rapport même le plus simple, celui que constitue le rapport sexuel, va s’exprimer effectivement par la recherche d’une dominance. Elle s’exprime différemment chez l’homme et chez la femme, et ce n’est pas notre propos d’essayer de savoir lequel, en fin de compte, domine. Mais parfois, la recherche de cette dominance dyadique pousse à se procurer un statut social hiérarchique privilégié. La motivation première se trouve donc au niveau de la dyade mais elle aboutit à un comportement situé au niveau d’organisation de la société. Dans ce cas, la volonté d’imposer sa dominance au plus grand nombre d’individus vient du besoin d’abord de se rendre intéressant pour l’autre de la dyade. On observe là un passage du niveau d’organisation de l’individu à celui du groupe. La recherche de la dominance opère à partir de facteurs extrêmement nombreux parmi lesquels le sexe et l’âge sont sans doute importants. Ces facteurs varient avec la motivation à l’assouvissement du besoin et l’on sait l’intérêt pour l’objet sexuel dans toutes les classes de notre société industrielle. L’assouvissement des envies est une motivation qui, généralement, provient de la publicité faite autour de l’objet envié et de la constatation du plaisir que les autres éprouvent à l’utiliser. On ne peut donc sous-estimer la part de la publicité aux sources de la violence, mise en jeu pour se procurer les objets que le statut économique ne permet pas toujours d’obtenir en se soumettant aux lois du monde marchand. Notons d’ailleurs que ce monde ne maintient ses échelons hiérarchiques de dominance, à tous les niveaux d’organisation, qu’en créant des besoins nécessaires à l’accroissement de la production marchande.

Enfin, nous voudrions préciser qu’ayant écrit qu’à notre avis, si le meurtre intraspécifique n’existe pas chez l’animal, c’est que celui-ci ne parle pas, cette opinion semble contredire celle de J.-M. Bessette. En réalité, le rôle du langage change en changeant de niveau d’organisation et, pour les groupes humains, un discours logique, un alibi langagier, une idéologie couvrent toujours les guerres et les génocides, motivent et excusent les pulsions inconscientes à la recherche de la dominance. Nous avons aussi écrit ailleurs que l’instinct de mort freudien nous semblait biologiquement impossible et qu’il n’était invoqué sans doute que pour faire le pendant à l’éros, dans un système douteux d’équilibre. Plus récemment, nous avons abouti à la notion que cet instinct de mort n’était pas un instinct mais que l’on pouvait admettre qu’il provenait, chez l’homme, de l’apprentissage de l’emploi du langage qui façonne l’inconscient et fournit la justification au crime «juste»; mais c’est aussi un moyen de vivre, puisqu’il permet la communication, la formation des groupes et finalement l’occultation de l’angoisse résultant de la solitude et de l’inhibition de l’action: ambiguïté de ce qui n’est qu’un moyen relationnel pouvant aussi bien servir au meurtre, qu’il motive ou qu’il excuse, qu’à la délivrance en apaisant notre solitude.

A côté des motivations à agir, provenant des pulsions, de celles provenant de l’apprentissage des objets gratifiants, il y a celles qui proviennent du désir. Les précédentes dépendaient bien évidemment de la socioculture. Si l’on avait demandé à un homme du paléolithique ce dont il avait envie, il n’aurait certainement pas répondu: d’une R 16. Il aurait sans doute souhaité un ours avec un peu de feu pour le faire cuire. Les motivations qui résultent du désir sont au contraire une projection dans l’avenir de quelque chose qui n’existe pas. Elles résultent du travail de l’imaginaire. Mais, d’une part, un tel désir ne peut exister que s’il existe une motivation beaucoup plus élémentaire, une pulsion, et, d’autre part, nous l’avons suffisamment répété, un processus imaginaire ne peut reposer que sur un apprentissage antérieur d’éléments mémorisés, mais associés de façon originale et capables de créer l’image d’un nouvel ensemble. C’est peut-être l’existence de ces mécanismes des motivations gouvernant la recherche de la dominance qui permet de proposer de ne pas être motivé comme le plus grand nombre. Ce qui se résume en définitive à être pleinement un homme et à tenter de réaliser ses désirs. Ce faisant, on ne s’inscrit pas dans un système de compétitivité, on n’entre donc pas dans une lutte contre l’autre et il devient possible de ne pas être conforme au règlement de manœuvre de la socioculture. Sans doute, cette autonomie sera-t-elle toujours relative, car même si un individu est motivé différemment, il faudra, pour qu’il soit accepté par l’ensemble social, que son comportement apparaisse conforme à ce que ce groupe social attend de lui. Le statut hiérarchique résultant de la récompense accordée par le groupe à celui qui est le plus utile à la cohérence et à la survie du groupe, ce statut hiérarchique dépendra donc des moyens que le groupe considérera comme indispensables pour la reproduction de sa structure. Dans nos sociétés industrielles, la récompense et le statut hiérarchique s’adresseront à ceux qui ont accédé à un haut niveau d’abstraction dans leur information technique et professionnelle. L’égalité se montre ainsi une parfaite utopie, dans un monde entièrement bâti sur l’agressivité compétitive. D’où l’alibi logique des dons «innés» et le repli prudent vers une prétendue «égalité des chances». Egalité des chances à établir sa dominance, autrement dit à créer et entretenir les inégalités.

Mais si la finalité de l’individu est ailleurs, il pourra très bien sembler s’inscrire dans la finalité du groupe, où il rencontrerait très rapidement l’agressivité compétitive et l’inhibition de l’action qui généralement peut en résulter, de même qu’il rencontrerait très tôt son niveau d’incompétence suivant le principe de Peter alors que, dans cet «ailleurs» qu’est le monde des désirs, il ne rencontrera aucune concurrence. Cet individu risque de rester en bonne santé jusqu’à un âge assez avancé. Bien plus, indifférent aux motivations qui animent la majorité de ses contemporains, il peut en souriant faire semblant de s’y conformer et atteindre ainsi un statut hiérarchique que l’aveuglement de l’agressivité compétitive ne lui aurait pas permis d’atteindre. Il suffit pour cela qu’il ne suive pas les carottes que la socioculture lui tend, qu’il les croque quand elles lui tombent dans la bouche, mais qu’il ne se laisse pas influencer par leur goût sucré. Si ce comportement était très largement répandu dans nos sociétés industrielles, une source très considérable d’agressivité disparaîtrait d’elle-même.

Il faut d’ailleurs reconnaître que dans ces sociétés industrielles, les barreaux des échelles hiérarchiques sont si nombreux que l’individu peut souvent se contenter d’une dominance restreinte par rapport à la société globale. C’est une des raisons pour lesquelles à notre avis, dans ce type de société, les troubles sociaux peuvent exister mais qu’il est très rare et épisodique d’assister à une révolution sanglante, alors que dans les peuples dits sous-développés ou en voie de développement, où les échelons hiérarchiques sont beaucoup moins nombreux, car toute une partie importante de la population est stationnée au bas de l’échelle et une autre, beaucoup plus restreinte, en haut, on voit au contraire fréquemment des bouffées d’agressivité révolutionnaire. Nos sociétés industrielles aboutissent le plus souvent au mal-être, aux maladies psychosomatiques, maladies dites de civilisation, mais rarement à la bouffée d’agressivité désespérée, celle de l’inhibition de l’action sans espoir. Ce que nous venons de dire montre combien il est difficile de se contenter de l’étude d’un seul niveau d’organisation, puisque dès que l’on étudie un peu précisément celui de l’individu, on passe très vite à celui du groupe et de la société globale. Dès lors, quand le pouvoir judiciaire juge et condamne un individu, n’est-ce pas les systèmes englobants qu’il juge et condamne du même coup, et aussi lui-même qui en fait intégralement partie ?


LA VIOLENCE A L’INTÉRIEUR DU GROUPE

Dans la famille

La famille est une structure; on ne la voit pas, on ne la touche pas. On voit et touche ses éléments, ses membres, qui sont réunis dans le même espace parfois, par des relations de consanguinité et des relations administratives, institutionnalisées, qui varient avec les Etats, les régions, les cultures, c’est-à-dire les valeurs, les préjugés, les coutumes d’un lieu et d’une époque. Le fait de vivre ensemble établit, entre les membres de la famille, des relations de dépendance ou de soumission, à partir de la notion de propriété, elle-même liée en général à l’existence d’un apprentissage de l’objet gratifiant. «Mon» fils, «ma» fille, «mon» papa, «ma» maman, «ma» femme, «mon» mari, etc., A l’entière dépendance motrice de l’enfant, au début, par rapport aux parents, se superpose une dépendance économique, qui, suivant le milieu social, peut se prolonger plus ou moins longtemps. L’ensemble de ces liens matériels et affectifs est plus ou moins institutionnalisé par des règlements religieux ou étatiques, Il faut remarquer que, quand on parle de la famille, on entend en général le type de structure qui a prévalu, dans la société occidentale, à partir du néolithique, la structure patriarcale monogame. C’est elle qui est parée de toutes les qualités, chaînon fondamental de la société, gardienne non moins fondamentale d’une civilisation. Cependant, il faut signaler que d’autres ethnies, dans d’autres régions du globe, ont conçu des structures d’accueil et de protection de l’enfant, car c’est pour l’enfant qu’existe la famille qui n’a pas de finalité en soi. Or, il n’est pas évident que ces structures familiales différentes ne remplissent pas aussi bien leur rôle et quand on observe le genre de société à laquelle la structure patriarcale monogamique a donné naissance, on se prend à douter de la perfection de ce type de «chaînon fondamental» des sociétés. La dominance décisionnelle et économique du mari sur la femme, des parents sur les enfants et la soumission des seconds aux premiers, la transmission de l’héritage et des automatismes culturels pourraient bien être, au niveau d’organisation englobant, du groupe, des classes, des Etats, à l’origine des mêmes structures de dominance, centrées sur la notion de propriété des choses et des êtres. Il est vrai que l’on peut aussi bien en faire remonter l’origine à l’individu lui-même, inventeur de la famille dans un cadre géoclimatique particulier. De toute façon, on comprend qu’une telle structure ne peut être que conflictuelle, même si elle n’est pas que cela. Il faudrait que la société dans laquelle elle s’inscrit soit non évolutive ou régressive, pour que la génération parentale puisse longtemps dominer celle des descendants. Mais dans un monde en évolution technique et sociologique accélérée comme le nôtre, quelle expérience du monde l’adulte ou le vieillard ont-ils, alors que le monde d’hier est déjà différent de celui d’aujourd’hui et encore plus de celui de demain (en paraphrasant Rosemonde Gérard) ? L’expérience que l’on respectait, que l’on admirait et utilisait chez eux au cours des siècles passés, ne pouvait s’accumuler que parce que le milieu évoluait alors au ralenti. Le recyclage aujourd’hui aurait besoin d’être non seulement technique mais généralisé. Au sein des groupes et de l’Etat le pouvoir grandissant avec l’âge et les services rendus s’impose encore, car il se cramponne à des situations de fait le plus souvent, en s’appuyant sur les niveaux hiérarchiques sous-jacents. Ceux-ci attendent de lui rarement la sagesse ou «la» connaissance, mais l’utilisation de «ses» connaissances, de ses «relations» pour assurer leur propre élévation hiérarchique. Mais dans la famille, groupe restreint, la contestation, la recherche de la dominance, l’affirmation de soi, pour les jeunes, créeront entre les générations des conflits, parfois violents. Est-ce la perte de «certaines valeurs» qu’il faut accuser, ou simplement le passage rapide d’une société artisanale à une société industrielle, en attendant celle qu’on nous promet, la post-industrielle ? Est-ce l’évolution accélérée des structures de la société globale qui a détruit la famille classique ou au contraire l’évolution de la famille classique, la démission des parents (sic), qui a engendré la société globale. Poser cette question montre que les cybernéticiens n’ont pas encore suffisamment diffusé leur forme de pensée. Cela montre que l’on n’utilise pas encore suffisamment les notions d’effecteur, de facteur, d’effet, de boucle rétroactive, et surtout de servomécanisme et de niveau d’organisation, quand on aborde un problème, fût-il celui-ci. La famille, la nucléaire avant tout, est sans doute la structure sociale la plus simple pour laquelle tout ce qui a été dit précédemment au sujet des bases biologiques des comportements est directement applicable. Il ne nous semble même pas utile de développer le rôle des processus de l’empreinte, de l’établissement progressif du schéma corporel, de la notion d’objet, celui de l’être ou de l’objet gratifiants, de la naissance des lois de la compétition, de l’idéal du moi, du narcissisme enfantin ou parental, du mimétisme ou de l’expérience gratifiante ou nociceptive, pour comprendre les facteurs intervenant dans la violence familiale, comme dans toute violence d’ailleurs. Mais ces facteurs, tous fondamentaux et liés au fonctionnement d’un cerveau humain en situation sociale et conflictuelle, ne peuvent être isolés des ensembles sociaux plus vastes englobant la famille et dont les relations, les structures se sont établies historiquement au cours de l’évolution des sociétés humaines dans l’espace géoclimatique où elles se sont situées. Tous les aspects, psychologiques, sociologiques, économiques et politiques (dans un sens large), ne peuvent alors être qu’artificiellement isolés, dans leur étroite interdépendance. Ils résultent eux-mêmes des structures biocomportementales des hommes qui sont en définitive les éléments de ces ensembles complexes. Ceux-ci, en retour, réagiront sur les structures biocomportementales.

Tout ce que nous venons d’exposer, concernant les rapports interindividuels et la naissance de l’agressivité dans une dyade ou une triade, est directement utilisable dans le contexte familial. Cependant, en général, quand on parle de la violence dans la famille, c’est pour envisager la violence des parents sur leurs enfants, donnant naissance à ce que l’on appelle les enfants martyrs. Mais il faut noter que si cet aspect est souvent le plus révoltant puisqu’il représente la violence d’un adulte sur un être sans défense, il est cependant loin d’être le seul et, s’il est spectaculaire, il n’est pas le plus fréquent.

Que dire de lui qui n’ait déjà été dit ? Et comment, une fois de plus, rester enfermé dans le groupe familial et ne pas voir que ce qui s’y passe résulte de la réaction des individus constituant ce groupe à la société globale ? Enfants non désirés, considérés comme une charge supplémentaire venant s’ajouter à celle que le couple est incapable d’assumer du fait de son salaire insuffisant. Enfant à charge d’un des membres isolés du couple, l’autre l’ayant abandonné, représentant en conséquence l’image même du couple désuni bien souvent par la misère. Le plus étonnant, c’est que ces enfants retirés aux parents «indignes» et placés dans une famille adoptive préfèrent parfois retrouver leur famille première avec l’agressivité qui y règne et les coups qu’ils y reçoivent, ce qui montre que la période de l’empreinte est une marque indélébile et qu’un bien-être apparent est quelquefois plus douloureux ensuite à supporter que la douleur réelle qui a accompagné son établissement. Plutôt que de punir les parents indignes, ne serait-il pas préférable d’éviter que soient réalisées les circonstances socio-économiques qui font qu’ils le deviennent ? Mais la violence n’est pas absente non plus dans les familles, bien sous tous rapports, où un code rigide et sans amour est appliqué à l’enfant pour assurer son bonheur à l’âge adulte. Il ne s’agit pas de réaliser, aussitôt qu’il les exprime, tous les désirs ou toutes les envies de l’enfant. Celui-ci a besoin d’apprendre que la réalité n’est pas toujours conforme à ses désirs, et de l’apprendre progressivement mais suffisamment tôt afin d’éviter plus tard des déboires, des déceptions. D’autre part, pour éprouver un sentiment de sécurité, essentiel pour lui, il a besoin de se sentir à la fois protégé et contrôlé. Mais en dehors de ces notions bien banales, la formation d’un enfant, je ne dirais pas l’éducation, est quelque chose de bien trop complexe pour que l’on puisse donner des règles à appliquer. Je pense que si l’on rencontre quelqu’un disant qu’il sait comment on doit élever un enfant, il vaut mieux ne pas lui envoyer les siens pour qu’il s’en occupe.

L’inhibition de l’expression corporelle du cerveau droit de l’enfant fait partie de la coercition et de l’agressivité parentales. L’agressivité en famille ne se solde pas toujours par des lésions apparentes avec ecchymoses. Mais après ce que nous avons dit concernant la pathologie générale en rapport avec l’inhibition de l’action, on devine que les rapports dans le couple ou entre celui-ci et la génération suivante, à l’intérieur de la famille, peuvent être générateurs d’une agressivité qui, sans être toujours apparente, n’en provoquera pas moins des lésions sans relation directe avec des coups et blessures. Nous retrouverons dans ce type d’agressivité tous les facteurs précédemment envisagés, l’appropriation d’un des éléments du couple par l’autre, le narcissisme, le mimétisme, l’image idéale du moi, etc., aboutissant à l’inhibition de l’action.

La violence entre les sexes, dont la femme a été jusqu’ici généralement la victime, pose un problème qui n’est pas simplement limité au couple mais qui dépend de tout un système historiquement établi depuis près de douze mille ans, le système patriarcal. Elise Boulding a rédigé récemment (1978) un travail concernant «les femmes et la violence sociale»[46] auquel on pourra se référer. L’importance prise au cours des dernières décennies par les mouvements féministes nous autorise à ne pas approfondir l’ensemble du problème que les mass media ont très largement diffusé. Elise Boulding cite une liste de crimes contre la femme qui a été publiée par un tribunal international créé en 1974 lors d’une réunion féministe internationale tenue au Danemark. Je rappelle succinctement les éléments de cette liste: la maternité forcée, c’est-à-dire la non-possibilité de se procurer les moyens de contraception, une impossibilité d’avorter, des crimes d’ordre médical commis par les gynécologues, les psychiatres, et d’autres médecins, expériences dangereuses sur le corps des femmes, crimes d’ordre économique, tolérés par la loi, double charge du travail des femmes dans la population active, d’où la discrimination raciste ou sexiste contre les femmes du tiers monde, travail non rémunéré des ménagères, oppression des femmes dans la famille patriarcale, persécution des mères célibataires et des lesbiennes, abandon des femmes âgées, enfin le viol, les coups, les meurtres, les mauvais traitements infligés à l’occasion de la prostitution ou de la pornographie, les brutalités à l’égard des détenues politiques ou non. Là encore, le problème n’est pas un problème de rapports mutuels, c’est un problème de société. Il semble évident que l’établissement du système patriarcal depuis douze mille ans a été à l’origine du comportement de l’homme à l’égard de la femme, encore que, à certaines époques, le rôle de la femme ait été parfois dominant, ne serait-ce que, par exemple, au Moyen Age. Il est certain qu’une société honorant le mythe du héros vainqueur et violeur ne laisse pas une part très honorable à la femme. Il faut noter cependant au passage que l’enfant mâle est généralement élevé par sa mère et que les femmes elles-mêmes ont depuis bien longtemps une responsabilité inconsciente dans la perpétuation de ce mythe. D’autre part, ce n’est pas en réclamant la participation à ce type de dominance dont elles ont souffert, ce n’est pas en répétant avec le sexe dit faible l’agressivité de compétition, que l’on peut espérer un changement de la société. Il n’est même pas complètement erroné de dire que si les femmes ont actuellement une espérance de vie plus grande que celle des hommes, cela vient peut-être du fait qu’elles ne sont point encore entrées dans cette compétition pour l’ascension hiérarchique et le pouvoir. Le jour où elles y pénétreront, il est probable que les causes multiples d’inhibition de l’action qu’elles rencontreront les feront vieillir aussi prématurément que la gent masculine actuellement, car les perturbations biologiques que nous avons schématisées en relation avec l’inhibition de l’action sont très vraisemblablement une des causes essentielles du vieillissement par l’intermédiaire de l’augmentation des processus oxydatifs et la formation accrue de radicaux libres[47]. Enfin, il est peut-être souhaitable qu’un peu de lucidité permette aux revendications absolument indispensables des mouvements féministes contemporains de ne pas faire appel au terme de liberté: liberté pour la femme, par exemple, de procréer quand bon lui semble, et avec qui bon lui semble. Il suffirait de remplacer le terme de liberté par celui d’«autorisation par la socioculture», car où se loge cette liberté qui, dès la naissance, oblige un petit de l’homme à naître par la «liberté» de sa mère, puis à supporter ensuite les aléas, les angoisses, les peines et les douleurs d’une vie qu’il n’a pas demandé à vivre ? A quel âge apparaît donc cette liberté qui vous est soustraite dès la naissance par la libre volonté des géniteurs ?

La violence dans le groupe élargi

Chez l’homme comme chez l’animal, la violence à l’intérieur du groupe s’exprime par la recherche de la dominance. C’est le seul processus que nous serions tentés d’appeler «loi», qui persiste à travers les millénaires, et nous avons vu pourquoi. C’est la conséquence même de la structure du système nerveux animal et humain, recherchant l’appropriation de l’objet gratifiant, lorsque apparaît une compétition pour son obtention.

Lorsque ces dominances sont établies, il y a une tendance constante à pérenniser, par l’apprentissage, les échelles hiérarchiques et le moyen de les réaliser. On passe alors à l’institutionnalisation de ces règles d’établissement de la dominance qui vont être légalisées et ces lois ne seront que celles réglant les différents types d’appropriation et leurs différents objets. Ces objets peuvent être des choses, des êtres, ou des concepts liés aux êtres, des coutumes, des rites et des savoirs. Il semble évident que ces lois sont érigées par les dominants et non par les dominés, et qu’elles seront favorables à la dominance et non à la soumission. «La loi du plus fort est toujours la meilleure»; «suivant que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous feront blanc ou noir». La constatation du fait n’est pas récente.

Mais à partir du moment où des lois régissent le comportement des éléments individuels du groupe, l’agressivité compétitive qui fut à l’origine de leur établissement disparaît progressivement. Il en fut ainsi après toutes les révolutions que l’on oublie bien vite être réalisées dans le sang et la terreur et que l’on sacralise ensuite dans la mémoire des peuples. Mais nous avons déjà signalé à plusieurs reprises que, la dominance étant établie, le dominant voit disparaître son agressivité, qu’il n’a plus besoin d’actualiser puisqu’elle est institutionnalisée. Il en fut ainsi à toutes les époques. Bien plus, il va jeter l’anathème contre ceux qui oseraient se révolter contre le droit, droit établi grâce à cette agressivité compétitive oubliée. Et comme après douze mille ans, le droit du plus fort s’est établi sur le progrès technique, les ethnies qui en ont bénéficié ont tendance à considérer les autres comme des ensembles d’attardés mentaux ayant parfois tout juste le droit d’être considérés comme des hommes.

Il nous faut alors envisager aussi une des opinions de René Girard à laquelle nous ne pouvons que difficilement adhérer. Cet auteur essaie de montrer que la violence naît de la non-différenciation à l’intérieur du groupe. Il propose un certain nombre d’arguments dont quelques-uns sont pour le moins curieux. Il prétend ainsi que si les jumeaux, dans certaines sociétés, primitives, sont tués, c’est parce qu’ils sont indifférenciés. Ne pourrait-on justement dire que la gémellarité étant en principe exceptionnelle, dans l’espèce humaine, elle constitue un état différent qu’il faut faire disparaître ? Les animaux ne tuent pas les jumeaux et, cependant, la portée d’une femelle dans de nombreuses espèces de mammifères donne naissance à des individus nombreux et indifférenciés. Selon lui, également, la violence entre frères serait fondée sur une moindre différence. Mais ne serait-elle pas surtout fondée sur la compétition pour un même héritage, ou tout autre bien gratifiant ? Il fait ainsi à juste titre l’éloge de la différence (titre d’un livre d’Albert Jacquard) et non moins justement montre que ces différences s’établissent par la constitution de hiérarchies. Quand l’égalitarisme surgit, l’indifférenciation s’établit, sécrétant la violence dans la communauté, et il prend appui sur l’exploitation de la tragédie grecque, pour montrer qu’elle n’est qu’une histoire des indifférences, des non-différences.

Bien sûr, l’établissement des hiérarchies va avoir pour résultat la possibilité pour les plus forts, pour les dominants, de maintenir au fil des années la structure hiérarchique de dominance et, en conséquence, d’éviter la violence actualisée en s’appuyant sur une violence antérieure, secondairement institutionnalisée. Mais il m’est difficile de comprendre comment il est possible de ne pas se rendre à l’évidence que la violence première à l’intérieur du groupe résulte justement de l’établissement de ces inégalités. Les explosions de violence qui ont jalonné toute l’histoire humaine me semblent être nées de l’existence des inégalités, des révoltes paysannes, dues à la famine, à l’époque préindustrielle, aux révoltes ouvrières de l’époque industrielle. La fête, le carnaval, René Girard[48] les considère comme des manifestations violentes du fait qu’ils suppriment la différence. De nombreux auteurs avant lui et, je l’espère, après lui, ont considéré et continueront à considérer que la fête est une soupape de sécurité, autorisant l’évasion du quotidien, qui permet, en supprimant temporairement les différences, d’éviter une violence plus grave qui aurait résulté du maintien de la différence. Au cours du carnaval, le masque supprime bien la différence, cache la personnalité et on sait que l’on peut trouver alors mélangées toutes les classes sociales; les moins favorisées se permettaient autrefois, dans ce court laps de temps, toutes les irrévérences envers la dominance et ceux qui la représentaient, irrévérences qui leur étaient interdites dans le quotidien. Le carnaval et la fête ne sont pas des institutions gratuites et si certains les ont comparés à ce qui s’est passé en France en mai 1968, c’est bien parce que ce qui s’est passé à ce moment-là a constitué une soupape de sécurité qui a permis le maintien et le rétablissement par la suite de l’ordre antérieurement établi. La fête est donc pour nous, à l’inverse de l’interprétation de René Girard, un moyen passager de maintenir les différences en soulageant momentanément les insatisfactions et les désirs inassouvis qui résultent de l’établissement et de la pérennisation des échelles hiérarchiques de dominance, donc des différences. La fête est en résumé le moyen d’éviter la révolution comme la diffusion étatique de ce que l’on appelle la «culture».

Par contre, nous serons d’accord avec René Girard sur la notion, sur laquelle il insiste longuement, de la découverte d’un bouc émissaire. La victime émissaire, qui est souvent prise à l’intérieur du groupe, va canaliser sur elle la violence du groupe et rétablir ainsi sa cohésion. Mais cela nous paraît valable aussi lorsque la victime émissaire est prise en dehors du groupe. Qu’est-ce qui peut exister de plus favorable à la cohésion d’un groupe national ou étatique que de choisir comme victime émissaire l’ennemi vers lequel la violence et l’agressivité du groupe vont se focaliser ? Nous en avons vu un exemple tout récent encore, ne serait-ce qu’en Argentine, où la violence à l’intérieur du groupe, à partir du moment où elle s’est détournée vers l’ennemi commun, a permis une nouvelle cohésion à l’intérieur de ce groupe. De même, le jour où l’Etat d’Israël n’aura pas comme bouc émissaire le monde arabe, et qu’une paix s’établira, il est possible qu’alors la violence à l’intérieur de cet Etat entre séfarades et ashkénazes puisse apparaître alors qu’elle ne s’était pas encore exprimée. Cependant, si nous continuons les mêmes discours logiques on pourrait dire que le bouc émissaire que constitue l’Etat d’Israël à l’égard du monde arabe n’a pas encore réussi à faire l’unité de ce dernier. Ce qui montre avec quelle prudence il faut aborder des notions aussi générales et qui le deviennent de plus en plus à mesure que l’on passe d’un niveau d’organisation à un autre plus complexe.

En résumé, il nous est apparu que René Girard semble confondre hiérarchie, pouvoir, dominance et fonction. Les fonctions qu’exerce un individu dans un groupe social sont valorisées plus ou moins, suivant l’intérêt qu’elles représentent pour la finalité de la communauté. Et c’est cette finalité qui crée la différence. Car si la finalité du groupe social est de survivre, elle est d’abord de le faire par le maintien de la structure hiérarchique qu’il représente. Les prétendues valeurs de cette société n’assurent que cette fonction. Si ces valeurs sont contestées, les hiérarchies s’effondrent, la structure sociale aussi. Enfin, nous n’avons pas très bien saisi quels sont les mécanismes internes de cette violence fondatrice du groupe social invoquée par René Girard. Nous avons l’impression que la violence est pour lui quelque chose qui existe «en soi» du fait de la non-différence comme si cette violence était assumée par des êtres qui n’ont pas de cerveau et dont le système nerveux n’a pas une part indispensable dans l’établissement de cette violence. La violence n’est pas un mot. Elle n’a d’existence que par l’existence même du système nerveux qui l’exprime. Comment peut-on en parler lorsque l’on ne prend pas en charge la structure et le fonctionnement de ce système nerveux, si ce n’est sous la forme d’un système langagier ? L’importance du travail de René Girard vient sans doute du fait qu’il jette une lumière autre que celle à laquelle nous étions jusqu’ici accoutumés sur le problème de la violence. Nous resterons légèrement sceptiques sur l’aspect qu’il veut «scientifique» de cette approche, ce qui ne lui enlève nullement son intérêt. Nous n’argumenterons pas non plus sur son approche du divin qui résulterait pour lui de cette violence fondatrice. Nous aurions, pour notre compte, plutôt tendance à croire que la création du divin par l’homme résulte de l’angoisse existentielle qui est propre à son espèce. Sa crainte de la mort, son déficit informationnel devant tout ce monde incompréhensible pour lui (du fait qu’il a cru à sa liberté, comme nous l’avons déjà dit précédemment), l’absence d’un système englobant l’ont contraint à le créer de toutes pièces avec ses mythes et ses religions. Cela ne veut pas dire que ce système englobant n’existe pas, mais il est probable que s’il existe, ce que tout nous porte à croire, l’homme n’y participe pas, du moins pas plus que ma cellule hépatique, qui m’est pourtant indispensable, ne participe actuellement au discours que je suis en train de tenir. Ainsi, pourquoi cette étude de la violence à l’intérieur du groupe ? Nous pouvons dire sans crainte de beaucoup nous tromper, car le monde contemporain nous en donne de multiples exemples, que la violence institutionnalisée s’exprime par un mot, l’Etat, dont il suffit de comprendre que c’est un des moyens d’expression historique d’une hiérarchie de dominance localisée.

Luttes de classes

On peut considérer que ce type de violence s’étend du groupe à l’espèce entière.

Qu’est-ce qu’une classe ? Ce mot définit un ensemble d’individus qui ont en commun une fonction, un genre de vie, une idéologie, des intérêts, etc. La multiplicité des facteurs qui entrent en jeu pour la définir rend difficile l’appréciation de ses limites. Le marxisme en a fourni une définition simple. La classe prolétarienne ne possède que sa force de travail, la classe bourgeoise détenant la propriété privée des moyens de production et d’échanges. Il est clair qu’aujourd’hui un nombre considérable d’individus, ne possédant pas la propriété privée des moyens de production et d’échanges, a des intérêts, une idéologie, un genre de vie, une échelle de salaires qui en font de parfaits bourgeois. De même, définir le prolétariat par sa force de travail consiste à dire que, lorsque l’on n’appartient pas à cette classe, on ne travaille pas, on vit dans l’oisiveté. Cependant, un bon nombre de bourgeois, ou soi-disant tels, remplissent plus d’heures de travail par semaine que n’importe quel ouvrier spécialisé.

Est-ce alors le genre de travail effectué qui constitue le facteur essentiel de division par classes de la société ? Le travail manuel serait-il prolétarien, et l’intellectuel, petit ou grand bourgeois ! L’artisan serait alors un prolétarien, au même titre que le manœuvre, et le philosophe marxiste ou l’instituteur, un bourgeois. Ce qui n’est pas toujours faux. Certaines fonctions sont sans doute plus motivantes que d’autres, et un travail dans lequel on joue avec des informations variées, un travail créateur de nouveaux ensembles abstraits, est plus motivant que le geste stéréotypé du travailleur à la chaîne. Celui qui réalise le premier sera souvent moins contestataire de la structure sociale qui lui permet de se gratifier que le second. Mais la frontière entre travail intellectuel et manuel est encore bien mal délimitée et ce n’est pas parce qu’un travail fait moins appel à l’énergie thermodynamique du muscle et de la main et plus à celle, métabolique et informationnelle, du cerveau humain, qu’il n’est pas aussi automatisé, aussi dénué d’intérêt, aussi peu motivant. Mais ayant demandé à celui qui l’effectue d’avoir atteint un certain degré dans l’abstraction, il sera mieux récompensé par une structure sociale productiviste.

Mieux récompensé ? En quoi consiste la récompense, source le plus souvent de l’inégalité ? Elle est salariale, bien sûr. Mais certaines professions, dont le salaire dépend de l’Etat, bien que professions dites «intellectuelles», ne sont guère mieux rétribuées que celle remplie par un chef d’atelier dans l’industrie. Pourquoi existe-t-il encore des médecins militaires, par exemple, passant des concours, alors que leurs équivalents civils ont des situations économiques beaucoup plus rentables ? Le salaire est un facteur motivant mais insuffisant à séparer les classes sociales. Un chercheur scientifique dira avec ostentation si on lui demande quelle est sa fonction: «Je suis chercheur», alors qu’il est payé parfois juste au-dessus du SMIC.

La récompense n’est pas uniquement liée non plus aux décorations, à l’avancement hiérarchique, encore que les professions où celui-ci est possible soient plus attirantes pour l’individu que celles où il n’existe aucun espoir promotionnel. Mais cette progression hiérarchique est forcément liée au conformisme à l’égard des valeurs, des lois, des préjugés, des intérêts d’une société, d’un lieu et d’une époque. Tout petit Français est «libre» de devenir président de la République (dit-on) comme tout P-DG d’une grande multinationale est «libre», au même titre que le clochard, d’aller coucher sous les ponts. Mais il n’y a que le clochard qui en «profite». Cette progression hiérarchique est donc parfaitement stérilisante et n’est utile qu’à la reproduction de cette structure sociale. Nous serions donc tentés de dire que le bourgeois est le conservateur de cette dernière et le prolétaire celui qui veut la transformer à son avantage. Malheureusement, ce n’est souvent que pour la reproduire, en changeant les éléments de l’ensemble sans en changer fondamentalement la structure; nous verrons que l’inverse est également vrai.

En réalité, ce qu’il est convenu d’appeler la «démocratie» dépend fondamentalement de l’image idéale que les individus se font d’eux-mêmes. Nous savons que cette image est celle que leur entourage immédiat, depuis leur plus jeune âge, a façonnée en eux-mêmes, donc du niveau culturel de cet entourage. Si l’individu a l’impression d’avoir réalisé cette image dans la société où il se trouve, quel que soit le niveau qu’il atteint dans l’échelle hiérarchique, il ne cherchera pas à transformer une structure sociale qui reconnaît ses mérites. Par contre, s’il se voit plus beau, plus grand, plus «intelligent», plus généreux que l’image qui lui est renvoyée par l’ensemble social, alors il sera tenté de renverser cet ordre social qui ne lui renvoie pas l’image idéale qu’il se fait de lui-même et de participer à la création d’un nouvel ordre qui reconnaîtrait ses mérites. Dans le premier cas, ce sera un conservateur bourgeois, dans le second, un révolutionnaire prolétarien. Qu’on ne s’étonne pas alors que dans les pays «démocratiques» le partage électoral des voix se fasse en général par moitié pour la «droite» conservatrice et la «gauche» transformatrice, mais rarement révolutionnaire. Entre les deux, évolue souvent un marais idéologique qui, ne se voulant pas conservateur d’une structure sociale, ce qui fait rétrograde, tente cependant de conserver ses prérogatives en son sein, en proposant quelques réformes qu’il croit susceptibles de tempérer l’agressivité révolutionnaire. Dans un tel système, où tout individu est le dominant de quelqu’un, le mari sur la femme, le chef d’atelier sur «ses» ouvriers, le petit chef de bureau sur les employés, le cadre moyen sur le petit cadre, le cadre supérieur sur le moyen, parfois sous la parure d’un paternalisme dégoulinant, etc., mais aussi le dominé de quelques autres, personne ou presque n’est tenté d’employer la violence active pour améliorer sa position. Celle-ci s’accompagne d’aliénations multiples, mais aussi de multiples facteurs de sécurisation; ceux apportés par les lois sociales, mais ceux aussi qui résultent de l’éparpillement de ce qu’il est convenu d’appeler les «responsabilités». Personne ne réalise qu’il est d’abord prisonnier et aliéné par un système, dans lequel la seule finalité est la productivité en marchandises, mais que ce monde marchand est aussi un monde d’acheteurs, auquel on doit fournir les moyens de l’achat. D’où l’élévation exigée du «pouvoir d’achat» qui va permettre l’accroissement des investissements nécessaires à l’accroissement de la production: système fonctionnant à «tendance», comme diraient les cybernéticiens qui savent parfaitement qu’un tel système «pompe». Un pont sur lequel une troupe passe au pas cadencé peut s’écrouler. Ce système dans une certaine mesure, dans les pays industrialisés, atténue les différences dans la consommation et, à l’encontre de ce que soutient René Girard, diminue les tensions qui aboutissent à la violence révolutionnaire, à la lutte de ces classes si difficiles à délimiter.

A l’origine de la civilisation industrielle, cela n’a pas été le cas, puisque ceux qui possédaient la force de travail, manuelle le plus souvent, étaient entièrement exploités, dépendants, dominés par ceux, peu nombreux, qui possédaient les moyens de production: les détenteurs du capital. Mais la nécessité d’une production croissante pour conserver leur dominance les a contraints à faire appel à ceux qui, sans posséder les moyens de production, ni le capital, étaient capables d’inventer des moyens nouveaux de production plus performants et à ceux capables de les administrer: technocrates et bureaucrates. Cette nouvelle «classe» s’est donc progressivement imposée au capital privé comme à l’Etat; elle a imposé, par cela même, sa dominance sans toujours en tirer le parti pécuniaire que son importance croissante lui aurait permis d’espérer. Mais, facteur indispensable de la croissance économique, sa dominance, tirée de son indispensabilité, a suffi à satisfaire son narcissisme et son idéal du moi. Malheureusement, une technologie de plus en plus abstraite et efficace a rendu la force de travail manuel de plus en plus inutile et a contraint ceux qui ne possédaient qu’elle au chômage. C’est l’étape à laquelle nous sommes parvenus à l’intérieur des Etats industrialisés et qui pourrait être à l’origine chez eux, avec le nouvel accroissement des différences, d’une nouvelle explosion de violence dans le groupe, si des lois sociales à l’égard des chômeurs n’en retardaient l’apparition.

Qu’on nous pardonne ces vues économiques et des rapports de production un peu simplistes dans un système de causalité linéaire, un peu simpliste également, et que nous avons déjà largement critiqué. Il n’a la prétention que de fournir un cadre très général pour passer de la violence individuelle à celle à l’intérieur du groupe. Les statistiques montrent toutes (voir à ce sujet J.-C. Chesnais[49]) que la violence interindividuelle a considérablement diminué au cours des derniers siècles, et tout particulièrement depuis le début de celui-ci, dans tous les pays européens. La diminution des inégalités de toutes sortes paraît en être un facteur prédominant. Mais au niveau d’organisation englobant, celui des Etats, elle n’a fait que croître dans son efficacité meurtrière.

Un dernier fait doit être lourdement souligné: il ne suffit pas de changer la structure sociale d’un ensemble humain pour transformer la structure des éléments individuels qui le composent. En d’autres termes, il ne suffit pas, par exemple, de supprimer la propriété privée des moyens de production et d’échanges, qui n’est qu’un moyen parmi d’autres d’établir la dominance, pour rendre l’individu «maître de son destin». Cette suppression est sans doute souhaitable, mais les expériences qui en ont été faites à travers le monde montrent à l’évidence que la dominance a d’autres moyens de s’établir. Technocratie et bureaucratie, même si elles ne sont pas récompensées par des différences importantes de salaire, fournissent aux technocrates et aux bureaucrates un pouvoir discrétionnaire qui suffit à satisfaire leur narcissisme. De plus, la motivation fondamentale n’étant plus le profit (qui se moque bien des idées et les accepte toutes pourvu qu’elles se vendent) mais le pouvoir oblige celui qui veut y participer au conformisme idéologique le plus absolu, s’il ne veut pas risquer la déportation ou l’hôpital psychiatrique. Il s’ensuit que dans un tel système ce n’est pas le prolétaire qui souffre le plus, mais ce qu’il est convenu d’appeler l’intellectuel, surtout celui aimant à manier des idées non conformes à l’idéologie dominante. Il en résulte ainsi une stagnat,ion idéologique et conceptuelle navrante.

Ainsi, il ne suffit pas de remplacer le bourgeois par le prolétaire ni de transformer les rapports de production pour transformer les éléments du système, c’est-à-dire les individus qui conservent toujours un cerveau humain à trois étages, dont le plus dangereux, en ce qui concerne la violence, est celui de l’apprentissage des automatismes acquis.

Au début, nous avons tenté de définir la violence comme la caractéristique d’un acteur assurant l’application d’une certaine quantité d’énergie sur un ensemble organisé, y provoquant un certain désordre, augmentant son entropie, perturbant sa structure (ensemble des relations existant entre les éléments de cet ensemble organisé). Cette définition s’applique à la violence interindividuelle (crimes, suicides, coups et blessures «volontaires»). Elle s’applique encore à un ensemble social, mais dans ce dernier cas, la structure est moins apparente puisqu’elle consiste en relations interindividuelles: relations économiques, culturelles, idéologiques ou politiques qui furent toujours jusqu’ici des relations hiérarchiques de dominance, généralement institutionnalisées, après un épisode de terreur, et s’exprimant par des lois. Cependant, cette structure étant parfaitement abstraite, impalpable, la violence ne pourra s’exercer contre elle qu’en s’exerçant sur les individus, qui sont censés en profiter et en être les défenseurs.

Dans ce cas, la violence sera le fait des dominés, lorsqu’ils ne pourront plus supporter l’inhibition de leurs actions gratifiantes (impossibilité d’assurer leurs besoins fondamentaux ou acquis, blessures narcissiques et absence ou suppression secondaire de pouvoir). Mais les individus profitant de la violence institutionnalisée ne seront pas toujours atteints. Le terrorisme est un moyen de focaliser sur quelques-uns, qui ne sont malheureusement pas toujours les «responsables», la violence contre la structure de dominance institutionnalisée. La révolution sanglante en est un autre. Mais bien souvent, entre les dominants et les dominés s’interposent la police et l’armée, ce qu’il est convenu d’appeler les «forces de maintien de l’ordre», du maintien justement de cet ordre où existent dominants et dominés, de l’ordre hiérarchique de dominance. Et la police et l’armée seront presque toujours aux côtés du pouvoir, pour le maintien d’un ordre dans lequel leur ordre personnel s’inscrit. Si bien que, à moins que la subversion soit alimentée en armes efficaces par un Etat étranger pouvant avoir intérêt à la «déstabilisation» (sic) de la structure en cause, la révolution sera toujours perdante et se limitera à l’émeute.

Il est même curieux de constater qu’un comportement social, comme la grève, qui paraît essentiellement non violent, puisque caractérisé par l’inaction, est souvent susceptible de déstructurer l’organisation sociale fondée sur la productivité en marchandises qui l’autorise. Si bien que le pouvoir utilise parfois la police ou l’armée pour l’interdire et que c’est lui qui, dans ce cas, introduit une violence active à laquelle risque de répondre une violence défensive qui ne s’était pas encore exprimée. Mais il est aussi curieux de constater qu’à l’intérieur même du prolétariat en grève, les centrales syndicales qui savent ce qui est «bon» pour les syndiqués essaieront d’établir leur dominance, les unes par rapport aux autres, jusqu’à l’action violente corporelle envers l’individu, le groupe ou le syndicat localement dominé si celui-ci ne veut pas suivre l’ordre de grève, et tout cela au cri de «Liberté» avec un discours logique à la clef comme alibi indiscutable à l’action violente. «Ton analyse, mon vieux, ne tient pas debout !» et suit un discours fondé sur un système de causalités linéaire et simpliste, faisant en général appel aux grands ancêtres qui ont pensé pour ceux qui n’avaient pas le temps de le faire, et qui n’exprime que l’intérêt particulier, conscient et surtout inconscient, de celui qui le prononce.

A cette violence à l’intérieur du groupe, il est encore possible de rattacher la violence du régionaliste et de l’autonomiste dont nous avons déjà parlé. A l’aliénation implacable, à l’égard de cette structure abstraite qu’est l’Etat, institutionnalisant la structure hiérarchique de dominance, dans un centralisme bureaucratique sans visage, ceux-là préfèrent une structure régionale moins abstraite, plus palpable, faite de tous les automatismes acquis au sein d’un espace climatique particulier et transmise au cours des millénaires. Elle réunit en effet un sous-ensemble d’individus, effaçant entre eux les différences, et au contraire accusant celles qui les séparent des ensembles englobants. Là encore, le bouc émissaire sera l’Etat, mais, à l’exception des statues objectivant la République une et indivisible, la violence ne pourra trouver que des objets ou des individus qui sont considérés comme étant le symbole de cet Etat castrateur. L’inhibition de l’action gratifiante par un centralisme uniformisant nous paraît être encore le facteur réunissant l’ensemble des causalités dont des analyses, économiques, sociologiques ou politiques, isoleront celles les plus favorables à la cohérence du discours explicatif.

D’autres types de violence devraient être également étudiés dans l’optique de la biologie des comportements humains en situation sociale: la violence routière, de loin la plus meurtrière mais jamais mise en cause, la violence industrielle des accidents du travail, la violence des pollutions industrielles, etc. On retrouverait toujours à l’origine la recherche d’une dominance entre les individus les grands groupes industriels nationaux et internationaux, les Etats. Les mouvements écologiques peuvent tirer à juste titre la sonnette d’alarme, ils ne nous proposent généralement que des actions négatives, sans jamais mettre en cause la motivation et les mécanismes comportementaux qui animent l’action polluante. On assiste même à la compétition ridicule entre ces mouvements, qui chacun recherche l’établissement de sa propre dominance comme champion de la lutte écologique derrière un représentant inspiré.

Au début de ce chapitre, parlant de la lutte de classes, nous avons signalé que ce type de violence s’étendait du groupe à l’espèce entière. En effet, nous verrons plus loin que la violence entre les Etats industrialisés et ceux du tiers monde constitue, au niveau d’organisation des peuples, une lutte de classes du dominé contre le dominant, l’inverse n’ayant été, jusqu’ici, qu’une violence institutionnalisée par les peuples dominants. Esclavagisme et colonialisme en sont des exemples.

Chacune des formes de la violence à l’intérieur du groupe pourrait faire l’objet d’un long développement, qui en analyserait les facteurs multiples et privilégierait certains d’entre eux. Mais dans le cadre que nous avons tracé, le lecteur peut lui-même réaliser ces développements. Nous serions étonnés s’il ne retrouvait pas toujours à leur origine l’apprentissage de l’action et du bien gratifiant et la recherche de la dominance permettant de s’attribuer ce dernier. On peut dire que dès qu’un groupe humain se différencie et s’isole par rapport à un ensemble, par sa fonction, ses ressources économiques, son pouvoir politique, ses origines ethniques, etc., du corporatisme aux sectes religieuses ou idéologiques, il tentera de défendre ses «droits» qui ne sont généralement que ses avantages acquis ou perdus, par le discours d’abord et sa diffusion, par la violence ensuite lorsque le discours s’avère inefficace. Il faut noter, cependant, que certaines religions ont largement servi le maintien des dominances en persuadant les dominés que, plus leurs souffrances et leur misère étaient insupportables, le fait de les supporter sans révolte était l’équivalent d’un chèque tiré sur un autre monde où ils seraient définitivement heureux. L’acceptation des statuts sociaux se fit souvent sans révolte, en admettant que les différences résultaient des lois divines et éternelles et que la justice n’était pas à attendre ici-bas, mais ailleurs. Il est aussi plus facile et plus consolant de croire à une fatalité transcendantale que d’accepter, de rechercher et de mettre en lumière quelques-uns des innombrables facteurs environnementaux qui, par niveaux d’organisation, enchaînent un homme à son destin. Un projet divin ne peut être que «juste» suivant notre conception humaine de la justice et mieux vaut, sans y rien comprendre, s’en remettre à lui qu’à un déterminisme aveugle à la hauteur de notre ceinture, mais aussi à la portée de notre main. Il n’est pas impossible pourtant d’imaginer que c’est par l’intermédiaire de ce dernier que le premier se réalise. Pourquoi pas ? Mais alors ce déterminisme aveugle, à portée de notre main, pourquoi ne pas y porter la main ? Pourquoi ne pas essayer de le démonter en pièces détachées, comme un enfant démonte ses jouets mécaniques, même si ensuite il ne sait plus les remonter ? De toute façon, l’action est anxiolytique. La croyance en la «bonté» divine aussi d’ailleurs, bien que cette bonté ne vole pas plus haut que la nôtre, bien sûr. A chacun donc de se laisser guider par le type d’anxiolyse qui le fatigue le moins, mais sans forcer l’autre, surtout par la violence, à suivre le même chemin.


LA VIOLENCE INTER-ÉTATS: LA GUERRE

Toutes les statistiques montrent que la violence interindividuelle n’a cessé de décroître au cours des derniers siècles. On peut découvrir de multiples causes à cette évolution: psychosociologiques et économiques avant tout. La diffusion des connaissances, l’alphabétisation, l’extension des modes d’expression langagiers à un plus grand nombre d’individus, puisque parler c’est déjà agir sur ses contemporains, ont sans doute eu un rôle favorable. L’élévation du niveau de vie, l’augmentation généralisée chez les peuples industrialisés de la durée de la vie, moins sujette aux aléas des maladies infectieuses, ont fait attacher plus de prix à cette vie et désirer la protéger. On a pris l’habitude de vivre plus longtemps. Le déplacement des inégalités économiques et de pouvoir entre les individus, l’uniformisation et la banalisation par les mass media des modes de vie ont rendu la violence interindividuelle moins fréquente sans doute, mais ce ne sont là que quelques facteurs parmi bien d’autres, plus ou moins évidents, qui sont intervenus pour transformer les mentalités.

Dans le même temps, alors que les inégalités devenaient moins criantes, elles en devenaient aussi plus insupportables. La violence interindividuelle a d’abord été remplacée de plus en plus par la violence des sous-groupes à l’intérieur du groupe. Les grandes idéologies socio-économiques leur ont fourni un discours logique bien adapté aux problèmes de l’époque, mais ce discours, reçu et assimilé par des couches sociales qui ne l’avaient pas sécrété, a été reçu comme vérité révélée, immuable et éternelle. Il faut reconnaître d’ailleurs à ces idéologies d’être applicables à de multiples niveaux d’organisation, des groupes à l’espèce entière. Ce n’est pas une de leurs moindres qualités. Malheureusement, elles ont été généralement rétrécies à l’interprétation d’un problème local, sans en chercher les conséquences planétaires. L’ouvrier qui est au SMIC et qui a toutes les peines du monde à nourrir, loger, habiller sa petite famille, a sans doute toutes les raisons de se mettre en grève et de militer à la CGT pour obtenir le maintien de son pouvoir d’achat. Mais l’enfant décharné qui meurt de faim au soleil ne se met pas en grève et ne peut militer. Le militant vous dira que c’est aussi pour cet enfant qu’il se bat, même si, momentanément, son augmentation de salaire se répercute sur les prix des objets produits par l’industrie dans laquelle il travaille et retire encore un peu plus de nourriture aux pays auxquels on les vend, pays dits, de façon euphémique, en voie de développement. En réalité, le militant pense à lui d’abord, c’est bien normal, à ceux de sa «classe» ensuite, parce qu’il ne peut obtenir seul son augmentation de salaire et doit «s’unir». Agir en groupe est plus efficace. Ce n’est que son discours qui se trouve gonflé de toute la révolte d’un monde qu’il ne voit pas, qu’il n’entend pas. Le pilote de bombardier déversera, sans crise de conscience, son chapelet de bombes sur une agglomération où se trouvent des écoles, des crèches, des hôpitaux, parce qu’il ne voit pas les suppliciés, qu’il n’entend pas leurs cris d’agonie et parce qu’il défend une juste cause, toujours. De même le militant déverse ses bombes économiques ou idéologiques en s’efforçant surtout qu’elles ne tombent pas sur lui ou sur son entourage. Ce faisant, il agit pour faire disparaître l’exploitation de l’homme par l’homme, pour l’abolition du capitalisme et la justice sociale. D’ailleurs, il milite pour un nouvel ordre social planétaire, c’est sûr, mais d’abord aux «couleurs de la France», c’est bien normal.

Ah ! niveaux d’organisation ! que de violences absurdes ont été commises par ceux qui vous ignorent ! Mais on peut dire aussi qu’il faut commencer par un bout. Alors on peut tirer sur la bobinette la plus proche, en espérant que la chevillette de l’ensemble cherra. C’est sous-estimer peut-être la solidité des structures et, en espérant les briser par la violence, favoriser l’apparition de nouvelles structures qui, en utilisant d’autres moyens, aboutiront quand même à l’établissement d’échelles hiérarchiques de dominance.

Nous arrivons maintenant à nous poser la question de savoir comment ces groupes humains, déjà terriblement conflictuels, réunis en Etats, vont exercer la violence contre l’ennemi extérieur, l’autre Etat. Quand celle-ci est-elle apparue dans l’espèce humaine ? A-t-elle toujours existé, comme les dominants conservateurs l’affirment pour valider leur pouvoir et comme les dominés le confirment pour accéder à la dominance ?

Il est certain que l’époque paléolithique étalée sur des centaines de milliers d’années est trop éloignée pour nous fournir autre chose que des indices. Mais de nombreux paléontologistes sont d’avis que, à ces époques dites primitives, la guerre et la violence collective ne semblent pas avoir existé. J. Dastugue[50], un paléopathologiste, récemment écrivait: «Plus on remonte le temps et moins l’on trouve sur les squelettes humains les stigmates de grands délabrements traumatiques consécutifs aux blessures que peuvent s’infliger mutuellement les protagonistes des affrontements guerriers. […] Non seulement nos ancêtres préhistoriques devaient ignorer cet affrontement collectif qu’on nomme la guerre, mais encore il est probable qu’ils n’avaient rien à voir avec l’image qu’on se fait trop souvent d’eux: des sauvages. […] Le paléopathologiste ne peut que répondre, naïvement, en disant son impuissance à en trouver les preuves, voire les indices, sur leurs squelettes. […] Il semble exister une prédominance des accidents “domestiques” qui cadre infiniment mieux avec le mode de vie pacifique et paisible qui devait être celui de ces populations préhistoriques, peu nombreuses et disséminées […] Dès qu’on aborde les périodes préhistoriques antérieures à l’âge des métaux, on a peine à trouver les séquelles de fractures du crâne ainsi que celles des grands os longs des membres (cuisse, jambe, bras)». Plus près de nous encore, les premières civilisations néolithiques, de dix à six mille ans avant notre ère, paraissent avoir présenté un comportement pacifique. Une paléontologiste américaine, M. Gimbertas[51], étudiant l’Est méditerranéen au néolithique, montre que ces premières civilisations, sédentarisées par l’agriculture et l’élevage, étaient matrilinéaires, égalitaires et sans armes. Elles furent soumises par des peuplades caucasiennes de cavaliers chasseurs. On peut donc imaginer que l’abondance relative qui a résulté de l’invention de l’agriculture et de l’élevage n’a pas été immédiatement répandue à travers les peuplades du moment. C’est encore sans doute la différence qui fut à l’origine de l’agressivité compétitive des moins favorisés à l’égard des plus favorisés. Ce fut, tout porte à le croire, la compétition pour l’objet gratifiant, à savoir les réserves, le territoire qui les produisait et les techniques qui permettaient de les créer, qui fut à l’origine des hiérarchies et des dominances comme de la notion de propriété. Mais parallèlement, le polytechnicien, du paléolithique se transforma dans la cité en spécialiste monotechnicien, incapable dès lors de subvenir seul à ses besoins. Il lui a fallu s’intégrer au groupe en lui fournissant le produit de son savoir technique spécialisé, le groupe lui fournissant en contrepartie les autres produits spécialisés, puisqu’il n’avait ni le temps, ni les connaissances nécessaires pour les produire lui-même. Le niveau de vie s’éleva, les besoins s’accrurent et se diversifièrent, les fonctions sociales se multiplièrent. Parmi celles-ci, certaines ne demandaient qu’un apprentissage assez simple, d’autres exigeaient déjà un certain niveau d’abstraction. Pour administrer la production et la comptabiliser, les scribes devinrent nécessaires, l’arithmétique aussi. Le chef de la horde colonisatrice prit le pouvoir entouré de ses guerriers. La démographie subit une accélération considérable. Les besoins alimentaires s’accrurent aussi en conséquence. La conquête de nouveaux territoires à exploiter s’imposa. La guerre pour les obtenir, c’est-à-dire les prendre à d’autres groupes humains limitrophes, en fut la conséquence toujours sous le couvert d’un discours idéologique, le plus souvent religieux mais dont les motivations étaient fondamentalement économiques. Il est probable cependant que le narcissisme des tyrans eut également son mot à dire, tout en exprimant celui des individus qui se reconnaissaient en lui.

Cette fresque, un peu simpliste sans doute, fait appel une fois encore à une causalité linéaire dont la seule chance de se rapprocher d’une certaine réalité vient du fait que, au départ, la multiplicité des facteurs en relation réciproque était moindre qu’aux époques suivantes où les historiens doivent se débattre dans un nombre croissant de facteurs secondaires. Ceux-ci prennent parfois une importance prépondérante dans l’esprit de l’historien qui les dénombre, au gré de sa propre affectivité et des conceptions de son époque. C’est pourquoi sans méthodologie systémique et si l’on n’implique pas la biologie comportementale dans le schéma, il paraît difficile de s’y reconnaître.

Nous retrouvons donc en étudiant l’agressivité inter groupes étatiques les mêmes lois comportementales que celles qui régissent l’agressivité interindividuelle et à l’intérieur du groupe, mais exprimées à un nouveau niveau d’organisation, celui de l’Etat. Louis XIV pouvait bien dire: «L’Etat, c’est moi», il n’était lui que parce que, au-dessous de lui, l’ensemble humain dont il était roi était organisé dans un système hiérarchique de dominance, structure abstraite de relations humaines dont il personnifiait l’existence et dont chaque individu, à des degrés divers, bénéficiait. Ce n’est que lorsque le bénéfice pour certains ne fut plus évident que la structure étatique fut contestée puis détruite. Le rôle d’un chef d’Etat apparaît dès lors secondaire, se limitant à concrétiser la structure abstraite, institutionnalisant dans un espace, le territoire, la forme des rapports interindividuels de hiérarchie et de dominance.

Il fallut des siècles pour réunir des groupes humains vivants dans des espaces géoclimatiques différents, ayant des besoins, des habitudes alimentaires, des coutumes, une appréhension de l’espace différents, un véhicule de communication, c’est-à-dire un langage, différent, etc., et en faire cette unité abstraite que l’on nomme la France, dont les limites territoriales furent pendant ce temps en perpétuel remaniement. Pour faire naître ce sentiment de communauté dite nationale, il était nécessaire de faire taire la violence inter-groupes et de fournir un objet de ressentiment commun en dehors du groupe. Pour faire taire l’animosité due aux différences entre les éléments du groupe, il s’avéra nécessaire d’accuser les différences avec les groupes qui n’en faisaient pas partie, nécessaire de décrire l’ennemi du moment, le bouc émissaire, comme un non-homme, la dignité d’homme se reconnaissant par l’appartenance au groupe: c’est le boche, le viet, le bicot, le métèque, le crouille, etc. L’unité nationale se fait toujours contre l’ennemi du dehors.

C’est alors que les idéologies entrent en jeu, racistes d’abord, que l’on voit éclore déjà à l’intérieur du groupe, lorsqu’une compétition s’engage entre les sous-groupes, forcément hétérogènes, qui le constituent: compétition pour le travail, les fonctions, le pouvoir économique ou administratif, l’espace, etc. On peut dire que le racisme est beaucoup plus répandu que la notion imaginaire de «race» ne le laisserait entendre. Cette dernière notion, reconnue aujourd’hui comme ridiculement fausse, n’intervient que pour fournir une étiquette au comportement de rejet de la différence et un support à l‘image narcissique de soi-même. Mais tout groupe humain qui s’isole, qui restreint ses relations avec ceux qui l’entourent, quels que soient les innombrables facteurs, surtout socio-économiques, qui sont à l’origine de cette sporulation, crée son propre racisme et donne naissance à un racisme «anti». Inutile alors de chercher à qui revient la faute. Seul un discours animé par le racisme pro ou anti fournira une explication puérile dans l’enchaînement linéaire des responsabilités. Nous avons déjà exprimé ce que nous pensons de la causalité linéaire et de la notion de responsabilité. En particulier, un des facteurs importants de la sporulation d’un groupe social, c’est, comme pour les bactéries, l’agressivité du milieu qui n’admet pas sa différence. Mais cette différence résulte elle-même de l’image différente que se fait de lui-même ce groupe social, image qui le flatte et qu’il accompagne d’un discours raciste ou culturel.

L’idéologie, quelle qu’elle soit, va exalter la fatuité individuelle. L’individu appartient alors à la race ou au peuple élu ou à la race ou au peuple des seigneurs, et même situé au bas de l’échelle sociale dans le groupe auquel il appartient, il se fera une image idéale de lui-même, bien supérieure à celle qu’il aura de celui qui n’appartient pas à ce groupe. Il est prêt à utiliser la violence pour faire admettre à l’extérieur des frontières sa suprématie. Cette violence elle-même devient la preuve indiscutable de sa supériorité «raciale». Il est prêt à abandonner, et abandonne même le plus souvent, toutes ses revendications à l’intérieur du groupe, pour assouvir son narcissisme individuel au sein de la prétention idéologique du groupe. Il a enfin trouvé l’autre, non dans la vie, mais dans la mort. Les classes sociales et culturelles s’effacent devant l’égalité au regard de la mort au combat. Un discours exalte ce don de la vie individuelle pour quelque chose qui la dépasse et qui n’est que la structure hiérarchique de dominance dans laquelle elle est inscrite. On peut toucher son champ, sa maison, les membres de sa famille, ses amis, mais on ne peut toucher la Patrie. D’où la confusion fréquente entre le sentiment national et la structure socio-économique qui réunit les éléments d’une nation. On s’est battu, on a tué et l’on est mort noblement, aussi bien pour la France que pour la République. On meurt pour son drapeau, pour son roi, que l’on peut toucher, mais qui symbolisent l’intouchable, la Patrie, dans laquelle tant bien que mal on arrive à vivre, à communiquer grâce au même langage, à se situer hiérarchiquement par rapport aux autres, à s’isoler et à se réunir. L’ennemi pille, tue et viole. «Ils viennent jusque dans nos bras égorger nos fils, nos compagnes». Mais l’ennemi est motivé par la même abstraction patriotique, par le même altruisme apparent. Mourir pour des marchandises, pour la conquête des marchés, pour la dominance d’industries nationales à l’extérieur des frontières, ou plus simplement pour le maintien au pouvoir de certains individus eux-mêmes inconscients du pion banal qu’ils représentent sur un échiquier économique terriblement confus, n’a rien de «noble» en soi. L’unité nationale est difficile à réaliser sur des motivations aussi terre à terre. Alors que la mobilisation pour défendre la Patrie et l’image idéale que l’on a de soi est toujours efficace. Lorsque les multinationales d’origine américaine envahissent le territoire national, conformément à la structure socio-économique du «monde libre», on ne met pas en ligne les tanks, les avions d’assaut, ni même les combattants de l’ombre pour défendre la Patrie. La structure hiérarchique de dominance profite en effet de cet envahissement et se contente fort bien de sa dominance localisée, même si elle est entièrement dominée par un pouvoir qui vient d’ailleurs. Pourquoi, si l’on peut gagner de l’argent en exploitant en France des brevets achetés en Amérique, et conserver ainsi sa dominance, risquerait-on de la perdre en investissant dans une recherche localisée, dont l’avenir est toujours incertain ? C’est peut-être même cette motivation du profit pour conserver les dominances qui permettra la planétisation de l’économie, les échelles hiérarchiques de dominance étatique s’inscrivant dans des échelles hiérarchiques de dominance par blocs d’Etats, ce qui existe déjà, depuis Yalta, avant d’atteindre le niveau d’organisation de la planète. Mais alors qu’est-ce que l’individu y aura gagné ? Son chef du bureau sera toujours là et la motivation de cet ensemble humain planétaire restera encore la recherche de la dominance. L’individu s’inscrira toujours dans une hiérarchie de pouvoir et non de fonction[52], même si l’on peut envisager qu’alors les guerres mondiales disparaissent. Elles feront sans doute place de plus en plus au terrorisme parcellaire des inhibés dans leurs actions. Si une idéologie socioéconomique planétaire est concevable par pression de nécessité, idéologie qui ne peut être celle du libéralisme ou du communisme contemporains, mais quelque chose d’autre, elle ne résoudra pas pour autant ces problèmes biochimiques, neurophysiologiques et comportementaux de l’appropriation, de la compétition pour l’objet gratifiant et la réalisation de l’image idéale du moi, sans une large diffusion de la connaissance de leur existence et de leurs mécanismes.

Ce passage progressif de la violence à l’intérieur du groupe à celle qui s’établit entre les Etats nous permet peut-être de faire une distinction entre le terrorisme et la guerre. Nous avons déjà signalé le premier en parlant de la violence à l’intérieur du groupe. On peut dire que le terrorisme est le langage des dominés, qui ne parviennent pas à se faire entendre, à trouver le coopérant de la triade, le langage de ceux qui n’en ont plus. La guerre, le plus souvent, est le langage des dominants. On ne ferait pas la guerre si on n’espérait pas la gagner. «Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts» (tu te souviens ?). Comme affectivement (et là je n’engage que moi), je serais plutôt pour la défense de la veuve et de l’opprimé, je serais plutôt aussi pour le terrorisme que pour la guerre, bien que fondamentalement adepte de la non-violence. Il s’agit d’une échelle de valeurs personnelle sans doute. Mais la guerre est tellement prétentieuse, arrogante, triomphaliste et bête dans ses arguments et les motivations à la recherche de la dominance de la structure socio-économique qui l’entreprend qu’on ne peut être que clément envers un terrorisme qui ne cherche généralement pas la dominance puisqu’il ne fait pas la guerre, mais seulement à signaler qu’il existe quelque part des dominés, esclaves, prêts à donner leur vie, obscurément, sans avoir leur nom sur un monument aux morts, sans décorations, récompensant leur «courage», mais simplement parce qu’ils en ont «ras le bol» de la justice des dominants. Il est vrai que tous les actes de terrorisme ne comportent pas cette attitude sacrificielle désespérée. En quelques années les meurtres perpétrés par les dominants sont oubliés parce que la structure socioéconomique s’est institutionnalisée et les meurtres beaucoup moins massifs, meurtres parcellaires, très loin du génocide, provoqués par le terrorisme, provoquent une révolte bien-pensante des citoyens appartenant aux Etats dominants. Si l’on veut bien être un instant lucide, il faut reconnaître que le meurtre interindividuel, ou à l’intérieur du groupe, ou entre les groupes, ou entre les Etats, est toujours un meurtre et qu’il résulte de l’inhibition de l’action gratifiante dans une activité compétitive. C’est au nombre de morts, à la réussite ou à l’échec final que, le plus souvent, on le juge, l’absout, le glorifie, ou le condamne. D’ailleurs, suivant le côté où l’on se trouve, on parlera de terroristes ou au contraire de résistants pour désigner les mêmes hommes.

Après le troc, la production de plus en plus diversifiée des groupes humains, suivant leur implantation géoclimatique et leur culture, s’échangea sur des distances beaucoup plus grandes et le phénomène aboutit, j’imagine, à la naissance des monnaies, moins encombrantes et plus durables que la plupart des produits échangés. L’économie prit alors un tournant décisif. Surtout à l’époque contemporaine, la véritable richesse d’un ensemble humain est, plus que les matières premières et l’énergie qu’il possède sur son territoire, l’ensemble des techniques permettant de transformer celles-ci en objets d’échange ou de combat. La richesse d’un groupe humain est abstraite. L’instrument de la dominance qui fait la force de la monnaie est la matière grise. Elle se juge au nombre des brevets qu’il est possible d’exploiter, sans les acheter en dehors de son territoire. Les matières premières et l’énergie ne servent pas à grand-chose si l’on n’est pas capable de les transformer en objets marchands.

Il paraît en résulter deux conséquences. Dans les pays industrialisés, il faut pour échanger offrir aux autres ensembles humains les produits d’une matière grise, autrement dit d’une technologie, qu’ils ne possèdent pas ou qu’ils maîtrisent moins bien. Le problème devient de plus en plus difficile du fait de l’internationalisation des technologies. Il est admis que si l’on consomme plus à l’intérieur du territoire et que la production demande l’importation de matières premières et d’énergie qui n’est pas compensée par l’exportation des produits d’une technologie de pointe, moins chère et plus originale que ce qui se fait ailleurs, la faillite est inévitable. Or, nous avons eu l’occasion de dire précédemment que le nombre d’individus d’un Etat intervenait statistiquement dans la probabilité de trouver des technologies nouvelles, à côté bien sûr de la scolarisation. Les plus grands Etats ont donc plus de chances d’imposer leur dominance que les plus petits. D’où la constitution des blocs d’Etats avec soleil et satellites. Certes on pourrait imaginer une spécialisation fonctionnelle des Etats comme elle existe à l’intérieur de ceux-ci et à l’intérieur des organismes vivants. Mais alors l’autonomie nationale disparaîtrait, ce qu’elle fait de toute façon d’ailleurs, à moins que l’Etat dominant par le nombre accepte de ne pas produire ce que d’autres Etats produisent et devienne donc lui aussi dépendant de ces derniers. Ce n’est pas demain la veille.

On assiste même à l’évolution inverse dans les pays du tiers monde, si longtemps et toujours exploités du fait d’une technologie arriérée. L’état de soumission n’étant pas particulièrement agréable, même sur le plan du narcissisme national dont nous parlions plus haut, ces Etats cherchent à copier le processus qu’ils constatent avoir permis l’établissement des dominances des pays industrialisés. Il s’ensuit un mimétisme souvent préjudiciable, car aboutissant à une inadaptation des hommes et de leurs rapports dans un espace géoclimatique particulier, plus dégradante que l’adaptation précaire qu’ils avaient établie avec leur espace au cours des siècles. Il est évidemment plus long et plus difficile d’imaginer et d’inventer que de copier.

Cela nous amène au dernier volet de cette étude de la violence: celui des rapports entre pays nantis et défavorisés, entre le Nord et le Sud. Nous avons déjà dit pourquoi, selon nous, les peuples occupant les régions tempérées dans l’hémisphère nord avaient été poussés, à la fin de la dernière glaciation, à la découverte de l’agriculture et de l’élevage et comment la révolution néolithique avait été par la suite à l’origine de toute l’évolution technique. Quoi qu’il en soit, d’innombrables travaux, surtout depuis la fin de la dernière guerre et avec les processus de décolonisation, ont été consacrés à ces problèmes. Nous n’aurions rien de bien original à leur ajouter, concernant aussi bien les luttes tribales ou de classes au sein des Etats nouvellement décolonisés, la violence se faisant jour entre eux, que la violence plus perfide qui continue à s’exercer, souvent sous la protection d’un discours paternaliste, humanitaire, voire altruiste, entre ces pays et les pays industrialisés.

Plutôt que d’exprimer des lieux communs, nous convions le lecteur à appliquer lui-même les grands schémas comportementaux que nous avons développés à ce problème angoissant de notre monde contemporain. Peut-être découvrira-t-il que ce ne sont pas les grands sentiments, les actes prétendument généreux qui seront capables de résoudre ces problèmes socio-économiques mais une conception planétaire nouvelle des rapports humains. Et cela n’est évidemment possible que par une transformation généralisée et profonde de l’image que l’homme a de lui-même, de ses prétendues valeurs dont l’effritement le conduirait, paraît-il, à sa perte, alors que ces mêmes valeurs ont fait germer et s’épanouir ce monde de sauvages dans lequel nous sommes plongés.


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[37] Système catécholaminergique: ensemble de voies nerveuses dont les médiateurs chimiques sont les catécholamines — dopamine, noradrénaline, adrénaline. Elles agissent sur la membrane cellulaire par l’intermédiaire de récepteurs parmi lesquels on distingue surtout les a et les ß récepteurs.
[38] Système cholinergique: ensemble de voies nerveuses dont le médiateur chimique est l’acétylcholine.
[39] A. F. De MOLINA et R. W. HUNSPERGER: «Organisation of subcortical system governing defence and fight reactions in the cat», J. Physiol. (Londres), 1962, 160, pp. 200-213.
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[50] J. DASTUGUE (1982), la Recherche, n° 136, pp. 980-988.
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