[Préc.] [Sommaire]

Henri Laborit

La Colombe assassinée

ÉPILOGUE

La violence a changé progressivement de niveaux d’organisation pour s’exprimer. Alors que la violence interindividuelle a considérablement diminué, sous ses formes brutales du moins, sinon sous ses formes plus camouflées, alors que la violence à l’intérieur du groupe s’est de plus en plus verbalisée, et qu’il en est de même dans l’Etat, la violence entre les Etats s’est développée, le plus souvent d’ailleurs comme moyen interposé de lutte entre les blocs d’Etats. La plus grande efficacité des armes l’a rendue, sous cette forme, plus meurtrière, étendue du guerrier à toute la population, les blocs hésitant encore à s’affronter avec l’arme nucléaire.

On peut alors se demander pourquoi ce n’est pas la forme de violence entre les Etats dont on parle le plus. Tous les moyens de communication de masse, avides de sensationnel, s’empressent de diffuser l’annonce des meurtres, des attaques à main armée gangstériformes, des viols, des prises d’otages, en leur accordant plus de place et d’importance qu’aux tueries, aux génocides, aux tortures qui sont perpétrés par les Etats, en guerre ou non. Les Etats seuls ont le droit de tuer, ils ont seuls droit au crime. Il n’y a guère qu’Amnesty International qui s’en occupe, et Menahem Begin est, comme elle, prix Nobel de la Paix. Il est possible que ce gonflement d’un type de violence en régression ait pour but de créer l’angoisse individuelle, qui cherchera alors refuge et protection dans l’Etat, sa police et ses lois. Dans certains cas parfois, on se doute qu’une opposition politicienne cherche à utiliser cette angoisse pour contester l’efficacité répressive d’un pouvoir étatique qu’elle a perdu. Le bon citoyen, bien sous tous rapports, qui tient plus encore à ses biens qu’à sa vie, accepte que la justice mette sous la même étiquette de «crimes» les atteintes à la personne et aux biens; tuer quelqu’un qui vous vole est un acte généralement pardonné du fait de la légitime défense. Un monde de petits propriétaires et de libres entreprises ne peut susciter qu’une justice de supermarchés. Peut-être cependant permet-elle d’éviter pis encore.

Si l’on se souvient de ce que nous avons écrit au début de cet ouvrage concernant les systèmes ouverts et les systèmes fermés, concernant ce que nous avons dénommé l’information-structure et l’information circulante, on s’aperçoit que toute violence résulte de l’affrontement de deux informations-structures, de deux systèmes fermés sur le plan informationnel, tentant d’établir leur dominance nécessaire à la réalisation de leur approvisionnement énergétique et matériel, lui-même exigé par le maintien des structures. De même on conçoit que, pour que disparaisse cet affrontement, il faut que ces deux structures fermées s’ouvrent par leur englobement dans une autre structure commune, permettant de trouver une synergie d’ensemble à leurs finalités.

Comme l’individu dominant, la nation dominante se considère dénuée d’agressivité. Mais comme l’individu dominant, elle a tendance à étendre son information-structure, son style de vie, considérant que tout le monde j doit l’accepter, l’admirer et le partager. Toute structure socio-économique différente de la sienne constitue, pour une nation dominante, une structure plus ou moins «barbare» ou au contraire concurrente et dès lors ennemie, et puisque la sienne lui a permis d’accéder à la dominance, les autres doivent l’imiter et accepter son «leadership». Elle a aussi tendance à étendre son emprise économique et à considérer que tous les biens matériels du monde lui sont dus, puisque c’est elle qui sait le mieux les exploiter techniquement. En échange, elle fournit son amitié, sa protection et quelques broutilles à consommer, sans jamais y perdre, bien entendu. Ceux qui n’acceptent pas cette soumission sont des hérétiques, des «méchants» qui doivent être punis, car ils menacent la paix du monde dont elle est gardienne. Toute contestation, tout essai de dégagement économique ou structurel déclenchent de sa part des représailles économiques ou guerrières qui sont toujours justifiées car elles défendent une cause juste, en général celle de la liberté. La liberté ne peut se concevoir évidemment que dans l’acceptation de sa dominance. Il semble résulter de ce schéma qu’aucun progrès vers la paix ne peut être envisagé tant que la communication sociale aura pour but, d’une part, de maintenir à l’intérieur d’un groupe humain la structure hiérarchique de dominance en ne diffusant que les jugements de valeur favorables au maintien de cette structure et, d’autre part, de refuser J’inclusion de ce groupe humain dans un ensemble englobant, sans possibilité pour lui de dominance ou de soumission.

L’ouverture des structures sociales peut se faire horizontalement et verticalement. Par horizontalement nous voulons dire en associant les sous-ensembles ou parties de J’ensemble social fermé avec leurs équivalents dans un autre ensemble. Par verticalement, nous voulons dire par J’inclusion de l’ensemble dans un ensemble qui le comprend, mais qui doit dès lors posséder les mêmes finalités. Si le nouvel ensemble formé ferme sa structure sur elle-même, il trouvera vite une autre structure compétitive et antagoniste pour s’opposer à lui. L’approche socio-économique systémique ne peut donc se terminer qu’au niveau d’organisation de l’espèce.

Processus multifactoriels et complexes

L’approche que nous venons de tracer peut être considérée surtout comme sociologique ou politique. On est alors tenté d’en opérer une autre que l’on pourrait définir comme plus précisément économique. Mais à quoi se résume l’économie, si ce n’est pas avant tout dans la façon dont l’homme met en forme la matière et l’énergie de telle façon qu’il maintient ses structures individuelles ou de groupe, le plus souvent par l’intermédiaire d’une production marchande ? Devons-nous alors revenir sur les notions précédemment abordées de l’importance de la technologie et du nombre d’individus capables de la faire progresser à l’intérieur d’un Etat ? Sur le fait que l’économie, vue sous cet aspect très global, va permettre aux individus d’assurer l’alimentation et la protection de leur structure organique sous ses formes variées, arbitrairement séparées en biologique, psychologique, culturelle, etc. ? Au niveau d’organisation des ensembles humains, c’est l’équivalent de l’alimentation au niveau des organismes. C’est l’aspect thermodynamique du maintien des structures. Mais nous savons qu’on ne peut séparer la structure, ensemble des relations existant entre les éléments d’un ensemble, de cet aspect matériel et énergétique sous lequel se présentent ces éléments. Les rapports économiques de production sont donc aussi des rapports sociologiques. C’est pourquoi sans doute on utilise le terme «socio-économique». Comment dans ce cas séparer, dans l’étude de la violence, un aspect économique, un aspect psychologique, sociologique, un aspect confessionnel ou politique ? Comment pourraient-ils évoluer séparément ? Comment peut-on étudier l’aspect thermodynamique (économique) et informationnel (psychologique, sociologique, confessionnel, politique) en ignorant la façon dont sont eux-mêmes structurés les éléments de cet ensemble, les individus dans leur chair (matérielle) consciente et inconsciente (informationnelle) ?

Un exemple bénin parmi bien d’autres est celui du tourisme. Il est lié à la notion de loisirs opposée à celle de travail. Mais la notion de travail s’oppose aussi à celle de repos, de récupération. Pendant le travail, toute structure vivante libère de l’énergie mécanique (travail musculaire) et biologique (travail nerveux, cardio-vasculaire, endocrinien). Toutes les formes vivantes doivent assurer le rétablissement de leur structure qui tend à sa destruction au cours du travail. Par exemple, une cellule, grâce à son activité métabolique, rétablira les concentrations ioniques de chaque côté de sa membrane que le potentiel d’action a eu tendance à égaliser, égalisation qui se réalise définitivement dans la mort. Cette récupération se fait suivant certains rythmes, différents pour chaque niveau d’organisation de l’organisme considéré: rythmes cellulaires, d’organes, de systèmes et de l’individu en totalité. Ces rythmes sont dépendants de multiples facteurs, internes d’une part, liés à la structure même de l’élément considéré, et externes, liés aux conditions physico-chimiques de l’espace qui entoure cet élément. Le rythme nycthéméral ou circadien est un des mieux connus: il dépend de l’alternance des jours et des nuits, des variations d’éclairement et d’obscurité. Il règle en partie les alternances de veille (travail) et de sommeil (repos, récupération).

S’il en est bien ainsi, il est impossible de confondre dans la vie de l’homme contemporain les notions de loisirs et de repos. Nos ancêtres du paléolithique devaient, chaque jour, pour assurer leur nourriture, pour éviter la famine, assurer un certain travail: chasse et pêche. Ce travail est devenu pour l’homme contemporain une activité ludique, de loisir. Les loisirs répondent donc, semble-t-il, à une autre notion que celle qui en fait l’opposé de celle du travail. Si les loisirs sont bien contenus dans les moments où l’on ne travaille pas, dans le temps dit «libre», ils ne sont pas synonymes de repos. Nous sommes biologiquement obligés, chaque jour, de nous reposer après avoir fourni un certain travail, de dormir, après l’éveil. Ce repos nécessaire au maintien de la «force de travail» ne peut être conçu comme un loisir. En réalité, les loisirs ne s’opposent pas au travail, mais à l’ennui. Ils ne deviennent vraiment nécessaires qu’à partir du moment où le travail devient ennuyeux. Nous avons schématisé ailleurs les raisons qui rendent ennuyeux le travail de la majorité des hommes contemporains: parcellisation qui lui fait perdre sa signification d’ensemble, absence d’imagination et automatisation des actes, dépendance hiérarchique dans le cadre de leur accomplissement, incarcération à l’intérieur d’une classe sociale et professionnelle aussi bien pendant le travail que pendant le repos, impossibilité des échanges d’information autres que professionnels. L’ennui est le résultat de la disparition progressive des motivations autres que salariales.

Du fait de ce rétrécissement global de l’horizon des activités humaines, la deuxième partie du cycle travail/repos pourrait assurer une détente au sein d’une structure familiale récupératrice. Mais du fait même de l’activité productrice industrielle, la famille elle-même est passée d’une structure tribale, puis élargie, à une structure nucléaire, limitée à deux générations: parents, enfants. La femme elle-même travaillant pour assister l’équilibre économique du ménage, les enfants sont livrés à des éducateurs et les parents n’ont plus le temps, ni la motivation, pour s’en occuper. Les tensions à l’intérieur du groupe familial en augmentent d’autant et l’image idéale d’eux-mêmes que se construisent les enfants ne prend plus pour modèle le couple parental mais des modèles extérieurs, pris parfois aux bandes dessinées. Pour l’adulte, le repos journalier ne peut être ainsi confondu avec un loisir: il prolonge l’ennui, la monotonie impersonnelle du travail.

Les loisirs devront donc répondre à de multiples attentes, non à celle du repos, mais à celle du changement. Ils devront répondre à un désir de fuite de la monotonie: monotonie du paysage, monotonie des tâches, monotonie du décor humain, professionnel et social. Les loisirs devront répondre à une lessive écologique de l’individu, lui faire oublier le décor monotone et aliénant de son environnement matériel et humain. Ils devront rompre les rythmes automatisés de la vie urbaine, schématisés par «métro, boulot, dodo». On peut même se demander si, du moins au début, la guerre, la «fraîche et joyeuse», n’est pas considérée par beaucoup comme un loisir, puisqu’elle n’est certes pas un travail.

Il y a quelques décennies, certains villageois contrôlaient entièrement le milieu qui les entourait et ne recevaient d’informations que de ce milieu étroit. De ce fait, ils n’éprouvaient pas d’angoisse en dehors de celle de la maladie et de la mort. Les mass media n’étaient pas là pour leur montrer que la vie n’était pas toujours celle qu’ils vivaient. Celle-ci était assez variée pour que leur attention demeure en éveil, pour éviter l’habituation et l’ennui. Elle évoluait au cours des saisons à la lumière du jour et non à celle des tubes au néon, et leur activité professionnelle s’intégrait à celle de l’ensemble du groupe social limité auquel ils appartenaient. Ils en voyaient la signification et l’indispensabilité. Ils ne prenaient pas de vacances, car ils n’avaient pas besoin de loisirs. La pêche, la chasse, le jardinage, le bricolage en tous genres faisaient partie de leur activité vitale sans période favorable, sans disséquer l’année par la rupture abrupte des embouteillages routiers. Les loisirs sont bien la conséquence de la société industrielle et expriment bien la fuite de l’ennui qu’elle sécrète.

Le tourisme nous apparaît alors comme l’équivalent des drogues psychotropes dont l’emploi permet de tempérer les névroses, multipliées par la vie urbaine dans les sociétés industrielles. H. Collomb[53] a défini la folie comme «cette part de l’individu qui résiste à la socialisation, part que tout le monde possède à des degrés divers en fonction de l’action érosive de l’ordre social». En ce sens le tourisme peut être considéré comme une thérapeutique des maladies mentales et même plus largement de la maladie tout court. Il permet l’«action» et nous avons montré que l’«inhibition de l’action» était le facteur fondamental de la pathologie générale. La fuite dans l’imaginaire et la créativité étant aujourd’hui rendues pratiquement impossibles du fait de l’automatisation des concepts et des comportements sous l’emprise des mass media, la fuite grâce à l’autonomie motrice est encore possible par le tourisme ou par le «trip», le voyage par la drogue ou la fuite définitive du suicide. Ce n’est pas une coïncidence purement aléatoire que le développement contemporain de ces comportements, sans rapport évident entre eux mais en apparence seulement. Il permet de comprendre aussi pourquoi le tourisme s’est beaucoup développé au cours des dernières décennies chez les vieillards. Inhibés dans leur activité professionnelle, privés de valeur économique, rejetés de la famille nucléaire, quand les possibilités économiques le leur permettent, ils voyagent. Les mêmes raisons permettent de comprendre la fringale des déplacements d’une jeunesse fuyant l’ennui qu’ont accepté leurs aînés, emprisonnés progressivement dans le filet récent de la productivité industrielle.

Ce côté thérapeutique du tourisme, d’aspect un peu négatif puisqu’il n’a l’intention que de traiter les symptômes d’une maladie, sans s’attaquer aux sources de la maladie elle-même, les sociétés industrielles, ne doit pas nous faire ignorer ses aspects positifs. Ceux-ci résultent des sources élargies d’informations directes qu’il permet. Le contact entre cultures et comportements différents, une meilleure connaissance de l’autre à partir du moment où cette rencontre n’est pas organisée, programmée dans l’espace et le temps, «administrée» pour tout dire, «bureaucratisée» pour me faire comprendre, devrait être un moyen efficace de diminuer l’agressivité, la morgue et le contentement de soi et de son groupe ethnique, un moyen de planétiser l’espèce. Voir et entendre l’autre, c’est déjà diminuer l’angoisse de sa représentation indirecte et orientée, c’est en conséquence diminuer l’agressivité à son égard.

Or, curieusement, le tourisme, tel que nous le connaissons aujourd’hui, résulte de l’industrialisation de nos sociétés. C’est celle-ci qui a permis de rétrécir l’espace, en augmentant les vitesses de déplacement et des communications de tous genres. Notons cependant que cela est surtout vrai en ce qui concerne le tourisme étranger, moins en ce qui concerne le tourisme indigène à travers le pays, mais même dans ce dernier cas, il n’est pas sûr que le citadin contemporain, entrant en contact avec les quelques souches paysannes ou rurales qui subsistent, conserve aujourd’hui sa morgue d’hier à leur égard. Il n’est plus aussi certain de leur être supérieur. Il découvre les limites et les dangers de l’urbanisation désordonnée, les chaînes dans lesquelles elle le ligote, et le peu d’enrichissement qu’il lui doit.

Mais cet aspect positif du tourisme pour l’espèce n’est pas celui sur lequel s’appuient sa défense et son exploitation. Dans nos sociétés productivistes, il est devenu lui-même un facteur de production et traité comme tel. En transposant encore dans le domaine thérapeutique que nous avons déjà abordé, il ne s’agit pas de lutter contre l’origine sociologique des maladies, mais de développer l’industrie pharmaceutique, source de profit et d’entrée de devises, source aussi d’emplois nouveaux. La finalité du tourisme n’est même plus d’aider à supporter des conditions de vie urbaine insupportables, de protéger l’efficacité de la force de travail, mais de rentabiliser et d’exploiter un besoin nouveau, né d’une fuite de pressions sociologiques frustrantes et déprimantes. La question se pose même de savoir comment favoriser le tourisme national des nationaux et comment on peut les empêcher de fuir à l’étranger, car à efficacité égale, le tourisme à l’étranger de nos compatriotes favorise une sortie de devises, alors que celui des étrangers dans l’Hexagone en fait entrer. Quelle est la part dans cette optique du plaisir individuel, de la découverte des autres et d’une culture différente ? L’économie devient maîtresse une fois de plus des désirs humains, l’imagination doit se soumettre à la rentabilité. Nous n’accueillons pas les étrangers pour les mieux connaître, mais pour leur soutirer des devises. C’est sans doute les raisons de la pauvreté de notre accueil et de notre xénophobie. L’étranger n’est accepté que pour les devises qu’il nous laisse. Le tourisme, comme l’urbanisme, n’est pas fait pour l’homme, mais pour faire de l’argent, l’argent lui-même n’étant pas fait pour tout le monde. C’est aussi sans doute la raison pour laquelle le tourisme nomade sera moins encouragé que le tourisme fixe. Le premier pourtant favorise le contact du visiteur avec un environnement géoclimatique, culturel et humain plus vaste, plus varié et donc plus enrichissant. Le tourisme fixe pérennise le plus souvent les rapports de dominance, la ségrégation des classes sociales, et focalise sur le groupe déplacé des relations humaines qui auraient intérêt à utiliser un plus grand objectif, un «zoom sociologique».

Il est vrai que l’individu des sociétés industrielles cherche le dépaysement, mais fuit l’isolement; être seul l’angoisse et il n’a de cesse qu’il n’ait reconstitué, ailleurs que dans son cadre journalier, un groupe, qui arrive parfois à être aussi contraignant que celui qu’il a fui, souvent dans des conditions d’hygiène plus précaires. Mais il a au moins l’impression, fallacieuse au demeurant, qu’il l’a choisi. Tout le monde ne peut pas être navigateur solitaire. Les automatismes sociaux sont difficiles à effacer. D’où la réussite des Clubs Méditerranée, dans lesquels la palette des occupations est assez variée, mais pourtant orientée, organisée, programmée: un mélange bien proportionné de changements et d’habitudes, d’automatismes culturels réconfortants, sécurisants.

Puisque les sociétés industrielles sont là et bien là, et qu’il n’est pas question, à moins d’un cataclysme écologique planétaire, de les transformer en quelques années, puisqu’en conséquence le tourisme s’installe, se développe et s’inscrit même dans le cadre des industries nouvelles, qu’il complète l’industrialisation en fournissant un antidote rentable à la toxicité de cette dernière, quelle conduite adopter ?

Une fois de plus, malgré le désir d’une conduite volontariste, il est probable que nous nous laisserons entraîner par une pression de nécessité. Du fait que le tourisme apparaît avant tout comme une conséquence de l’industrialisation et de l’urbanisme, il faut noter qu’il va nécessairement conduire à une transformation de ses causes.

Tout d’abord, excepté pour les individus isolés, il nécessite le plus souvent une coordination des vacances scolaires avec les vacances professionnelles des parents. On peut cependant imaginer que les enfants puissent désirer se libérer quelque temps de l’aliénation résultant de l’autorité parentale et ne soient pas mécontents de pouvoir prendre leurs vacances séparément des parents. «Merci papa, merci maman, pour les jolies colonies de vacances !» (P. Perret). Mais la société industrielle amenuisant les contacts familiaux, les parents souhaitent généralement «profiter» (sic) de «leurs enfants» pendant les vacances scolaires qui doivent alors coïncider avec leurs vacances professionnelles. L’étalement des vacances scolaires est facilement imaginable et réalisable, semble-t-il. Mais celui des vacances professionnelles nécessite une révision assez profonde du mode de production, en particulier pour les PME: utilisation maximale des machines, roulement d’un personnel de plus en plus spécialisé, nous devons dire automatisé, emploi d’un plus grand nombre d’individus pour remplir une même fonction. On conçoit que les problèmes du tourisme et de son développement soient capables de contribuer à la transformation des mécanismes de production. Sa signification première était, admettons-le, de permettre à l’individu de mieux supporter les nuisances de la société industrielle, alors que son existence risque de transformer cette société industrielle de telle sorte qu’elle devienne plus facilement supportable. Il semble s’amorcer là un feed-back de l’effet sur ses facteurs, que la cybernétique nous a appris à connaître. Un esprit chagrin pourrait d’ailleurs poursuivre le raisonnement et supputer que les rythmes de travail, le temps de travail, les risques, les contraintes, les inhibitions comportementales qu’ils entraînent dans nos sociétés industrialisées s’amenuisant pour favoriser la thérapeutique touristique, le tourisme puisse devenir de moins en moins utile, comme thérapeutique d’une inhibition de moins en moins angoissante. «Le malheur de l’homme ne vient-il pas du fait qu’il ne sait pas rester seul dans sa chambre à penser ?» (Pascal).

Une vie professionnelle moins aliénée par un travail sans joie pourrait laisser plus de temps aux individus pour acquérir une «culture» non professionnelle, non «immédiatement» rentable. Leur laisser le temps non pour se recycler, mais pour se cycler plus simplement dans des domaines qui ne sont pas encore enseignés. Il resterait encore à trouver les moyens de les motiver à cela. Les motivations sont en effet fonction des informations et la quête de celles-ci fonction des motivations. On tourne en rond.

Nous n’avons abordé le problème du tourisme que pour montrer qu’il n’est pas possible, sur un sujet quel qu’il soit, d’isoler arbitrairement l’aspect psychologique, sociologique, économique, ou politique, et surtout pour montrer qu’on ne peut isoler ce sujet des ensembles qui l’englobent et qu’il englobe. Le tourisme ne peut être à la fois considéré comme une marchandise, comme un moyen thérapeutique du mal-être contemporain dans les sociétés industrialisées et, du fait du mélange des cultures, comme une thérapeutique de l’agressivité. Suivant la finalité adoptée, sous la même étiquette de «tourisme», les moyens mis en place et les techniques utilisées pourront aboutir aussi bien à la fermeture qu’à l’ouverture d’une information-structure individuelle, de groupes ou d’ethnies. Il était intéressant à notre avis de prendre un sujet aussi éloigné en apparence du problème de la violence pour montrer qu’aucun problème n’est isolé et que tout problème n’est résolu depuis des siècles que par des moyens permettant d’affirmer la suprématie d’un individu, d’un groupe humain, d’un Etat, d’un bloc d’Etats, par le truchement d’un pouvoir dit «économique».

Absurdité de la notion d’égalité quand l’agressivité compétitive domine les comportements

Nous avons eu l’occasion d’écrire que, à notre avis, si le meurtre intraspécifique n’existait pas chez l’animal, c’est que celui-ci ne parlait pas. Nous avons déjà signalé qu’en ce qui concerne le meurtre interindividuel, la justice, bavarde, vocalise sur l’opinion des plus forts, sur les règles établies par le système hiérarchique de dominance, et que devant ce flot langagier, le criminel ne peut répondre le plus souvent que par l’acte violent que l’utilisation perfectionnée d’un langage lui aurait peut-être permis d’éviter. Nous avons vu que la criminalité interindividuelle était avant tout une criminalité de classe; de même, pour les groupes, que le terrorisme était le langage de ceux dont on n’a pas entendu la voix.

Mais inversement, en ce qui concerne l’agressivité entre les groupes, le langage évite de rechercher les motivations latentes et leur sert avant tout d’alibi. L’animal, ne parlant pas, se plie à la loi du plus fort ou s’enfuit. Il obéit à une pression de nécessité. Ses structures sociales sont figées mais concrètes, elles sont rarement meurtrières à l’intérieur d’une même espèce. L’homme au contraire essaie de formaliser dans un langage, dans des concepts abstraits, ses relations socio-économiques. Les groupes humains s’entretuent à partir de l’abstraction langagière. L’individu et les groupes souffrent des relations de dominance. Mais au lieu d’aller chercher, dans les mécanismes même de leur organicité, les faits concrets qui permettraient de les traiter comme les microprocesseurs dont ils sont si fiers, ils. les habillent d’une phraséologie irréaliste qui, depuis des millénaires, a fait la preuve de son efficacité.

Nous avons déjà dit ce que nous pensions du concept de liberté. L’égalité est une autre baudruche remplie du vent des discours humains. Nous avons cependant, dans le cours de cet ouvrage, parlé des «inégalités». Il est temps de préciser notre pensée. Si égalité signifie identité, ce que le signe «égale» porterait à penser, elle serait tout simplement absurde, chaque individu étant unique et différent de tous les autres. La seule «identité» (terme que nous devons mettre entre guillemets puisque deux choses identiques n’existent pas) consiste dans l’appartenance de tout homme à l’espèce humaine suivant certaines caractéristiques, biologiques, anatomiques, physiologiques et fonctionnelles. Mais quand nous disons que deux choses sont identiques, nous entendons par là que dans l’ensemble matériel qu’elles constituent, à un certain niveau d’organisation, abstrait par nous de ces deux ensembles, le niveau de la forme générale ou celui de la fonction par exemple elles répondent toutes deux aux critères que nous avons établis pour définir cette identité. La notion d’égalité entre les hommes ne peut donc être envisagée qu’au niveau d’organisation de l’espèce. En ce sens, cela veut dire que tout homme est, ce que nous savons déjà, un homme. Or ce n’est pas dans ce sens que les discours «moraux», sociologiques ou politiques l’entendent. Est-ce que par hasard l’égalité entre les hommes leur conférerait les mêmes devoirs ? Dans ce cas, l’autorité du «Dieu vengeur», de Yahvé, dans l’énumération de ses «commandements», au même titre que le code Napoléon, suffisait à rendre les hommes égaux. Ils sont d’ailleurs égaux, nous dit-on, devant la loi, et le monde contemporain (comme celui du passé) nous en montre tous les jours des exemples à l’égard des lois étatiques ou de celles susurrées par l’Assemblée des Nations dites Unies, suivant le niveau d’organisation que l’on observe. Non, avant tout, les hommes sont égaux en droits. Nous avons précédemment tenté de découvrir quels étaient ces droits pour aboutir à cette notion que le seul droit pourrait être de vivre et d’être bien dans sa peau. Ce projet simple paraît bien difficile à réaliser puisque depuis des millénaires des millions d’hommes sont morts pour tenter de le réaliser.

Pour vivre en effet, il faut que l’Etat vous en donne l’autorisation et, s’il vous ordonne d’aller mourir pour le défendre, vous serez égaux aux autres individus de cet Etat dans le devoir de le faire, mais vous n’aurez certainement pas le droit d’avoir une opinion contraire. Les droits de l’homme, de l’individu s’inscrivent d’abord dans ceux de l’Etat.

En fait, la notion d’égalité telle qu’elle est généralement comprise exprime surtout la possibilité pour tout individu de jouir d’un bien-être économique égal à celui du voisin. Il s’agit d’une uniformisation des moyens d’assouvir les besoins individuels, fondamentaux et acquis. Les inégalités sont de plus en plus considérées comme des inégalités économiques entraînant derrière elles les inégalités culturelles et de pouvoir. Dans ce domaine, les pays dits socialistes, bien que certaines propagandes prétendument objectives assurent le contraire, ont fait un progrès indiscutable. Mais dès le début de leur établissement, sont apparues, dans ces Etats, des inégalités de pouvoir qui, comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire, ne sont plus fondées essentiellement sur le profit, mais sur la recherche de la dominance, dans le cadre d’un conformisme à une idéologie, laquelle est interprétée d’ailleurs de façon différente suivant les lieux et les époques. Les hiérarchies nous ont paru chez eux posséder une rigidité qui compense l’uniformisation des biens. Les inégalités de pouvoir sont peut-être plus camouflées, moins étalées au grand jour que les inégalités économiques qui dans les pays occidentaux s’étalent à toutes les vitrines, à tous les coins de rue et sous chaque publicité au néon. Mais surtout il faut insister sur le fait que, si le pouvoir aliène, il sécurise aussi, alors que la richesse, l’opulence et leurs pouvoirs créent l’envie, le besoin d’obtention de l’objet gratifiant chez ceux qui ne le possèdent pas. L’agressivité en découle.

Tout cela n’est encore qu’analyse langagière et superficielle. Par contre si l’égalité consiste dans le fait pour chaque homme de réaliser ce qu’on appelle, non sans humour, «le plein épanouissement de sa personnalité», nous voilà bien embarrassé. Le schéma, même enfantin, que nous avons essayé de tracer au début de cet ouvrage, concernant la façon dont s’établit cette personnalité, nous laisse rêveur quant à la possibilité d’en contrôler les innombrables facteurs à tous les niveaux d’organisation. Mais soyons sans crainte, dans nos sociétés productives, épanouir pleinement sa personnalité signifie simplement que l’on est suffisamment motivé et favorisé par son milieu pour s’élever avec acharnement sur les barreaux des échelles hiérarchiques de dominance. Les mass media, le film en particulier, nous montrent toujours, pour que nous les admirions, des gens qui «à la force du poignet» sont partis de rien pour arriver au sommet des hiérarchies grâce à leur seul mérite. Et les pays où cela est possible sont vraiment des pays où l’égalité n’est pas un vain mot ! A chacun sa chance !

Or, il paraît curieusement absurde, dans un système de compétitivité, quel qu’il soit, un système où la recherche de la propriété des biens, des concepts, des pouvoirs, des technicités est la seule motivation du plus grand nombre, de parler d’une égalité des chances à créer ces inégalités. C’est, en d’autres termes, définir, pour un ensemble humain, un but à atteindre qui donnerait à chaque individu les moyens de ne pas réaliser ce qui serait désirable pour l’ensemble. Il est vrai que l’on parle plutôt aujourd’hui de faire disparaître les inégalités «trop criantes». Des inégalités économiques, culturelles, de pouvoir, existent. C’est là un fait qu’on ne peut nier. Certains, parmi les nantis, font appel à la génétique, qui a bon dos, pour déguiser leur intérêt narcissique et affirmer que les dons innés, fournis au départ sans qu’on puisse rien y faire, vous donneront le QI d’un dominant ou d’un dominé. Nous entrons avec eux dans le monde de la justice génétiquement programmée. On sait où cela conduit: aux peuples des seigneurs ou des élus, c’est tout comme.

Mais il faut tout de même réaliser que si, inversement, quelqu’un désire, le plus souvent parce qu’il n’en est pas bénéficiaire, faire disparaître ces inégalités, il ne peut y parvenir dans un système d’agressivité compétitive. La compétition dans le cadre de la recherche d’une dominance économique, culturelle, ou des connaissances, ou des pouvoirs, est évidemment à l’origine des inégalités. «Que le meilleur gagne !» S’il y a un meilleur, c’est aussi parce qu’il y a un moins bon. La notion d’égalité consiste bien alors à fournir à tout individu la possibilité de devenir inégal aux autres, depuis la maternelle jusqu’à la pseudo-direction des Etats. «Direction, mon cul», aurait dit Zazie, par la plume du bon Queneau. L’égalité ou l’inégalité n’existent donc pas en tant que telles. Phénomènes certainement mesurables, ils n’existent pourtant qu’en fonction des valeurs assurant la structure d’une société donnée.

Il resterait encore à parler du dernier mot de la triade: «Fraternité». Il est certes inutile de nous y attarder longtemps. Il suffit de rappeler qu’il fut accolé à retardement aux deux autres pour remplacer celui utilisé d’abord par la révolution bourgeoise, de «Propriété». Si l’on suivait René Girard on serait d’ailleurs tenté de tuer préférentiellement son frère parce que moins différent que son voisin de palier. Pour les sociobiologistes wilsoniens, ce serait le contraire, car les gènes égoïstes auraient plus de chances de se conserver parce que présents en plus grand nombre chez le frère que chez le voisin. Quoi qu’il en soit, quel sens peut avoir la fraternité dans un système de compétition ? Elle n’existe en général que devant l’ennemi commun s’attaquant aux intérêts communs. En ce sens, c’est la fraternité entre les éléments d’un groupe qui conduit à l’assassinat des éléments du groupe adverse, celui qui n’a pas d’intérêts communs avec le premier, ou dont les intérêts sont antagonistes.

Et pourtant l’homme étant le seul animal à se concevoir en tant qu’espèce, ne serait-ce pas ce mot, qui n’a plus aucun sens et n’en a d’ailleurs jamais eu, qui devrait dicter ses conduites ?

A la place de ces trois mots pour lesquels, depuis près de deux cents ans, des millions d’hommes sont morts, j’ai proposé, il y a bien des années déjà[54], d’afficher aux frontispices de nos monuments publics: «Conscience, connaissance, imagination». Mais ce n’est encore qu’une division arbitraire de la personnalité humaine, car il n’y a pas de conscience, ni d’imagination sans connaissance.

L’enseignement: enseignant, enseigné, institutions et société globale

Mais la connaissance est transmise de génération en génération par l’enseignement, la communication éducative. On communique une information, une mise en forme; qui n’est toujours qu’un sous-ensemble d’une structure. Comment aborder la pédagogie dans l’ignorance de ces sciences toutes jeunes et encore fragiles, incomplètes, qui pénètrent le monde qui vit en nous, alors que jusqu’ici nous nous étions contentés d’explorer le monde qui nous entoure et de découvrir des lois du monde inanimé ? Celles-ci ont débouché sur une technologie dont les médias de communication ont largement profité. Or, le médium fondamental n’est-ce pas l’homme lui-même qui abstrait ses modèles et ses sous-structures de l’ensemble des relations, c’est-à-dire de la Structure ? Et le récepteur de toute information n’est-ce pas un autre homme ? Ces hommes, l’informateur et l’informé, vont-ils réagir l’un sur l’autre dans les deux sens ? Sont-ils isolés des ensembles sociaux ? Ne vont-ils pas se conformer aux besoins de ceux-ci et pourquoi ? L’enseignement peut-il être autre chose que le moyen de maintenir et de reproduire une structure d’un niveau englobant l’individu, d’un niveau d’organisation supérieur, une structure sociale, dont l’individu n’est plus qu’un élément ? Et dans ce cas, connaissez-vous à travers le monde une structure sociale qui ne soit pas une structure hiérarchique de dominance ? Et saurez-vous pourquoi, si vous ignorez comment fonctionnent et ont fonctionné à travers l’histoire les systèmes nerveux humains dans leurs environnements sociaux ? Ces connaissances ne sont-elles pas indispensables pour comprendre comment est fait, à partir d’un œuf fécondé, un homme contemporain ? Si vous ignorez les bases expérimentales à tous les niveaux d’organisation, de la molécule à l’individu entier, qui supportent et déterminent ses comportements, comment comprendre pourquoi l’histoire humaine en est arrivée à nous faire considérer l’enseignement, sans nous en rendre compte, comme le moyen d’inclure tout individu dans un système de production, de contrôle, ou d’administration de la marchandise, si nous ignorons comment s’établissent dans un cerveau humain la notion de propriété et la recherche de la dominance qui n’ont rien d’instinctif mais résultent d’un apprentissage ?

Le maître n’a-t-il pas ses propres motivations à enseigner ? Quelles sont-elles ? Gagner sa vie, s’élever dans une hiérarchie, répondre à une image idéale de lui-même que les autres ont forgée en lui, paternaliser l’enseigné, etc. ? Est-il lui-même conscient de la finalité de ces motivations à être ce qu’il est ? Quels sont ses apprentissages techniques et culturels de famille, de classe ? Ne vont-ils pas influencer profondément le choix des messages, leur interprétation, leur transmission ? Un chapitre des connaissances peut-il être transmis à travers lui, sans être déformé par ses jugements de valeur, ses préjugés socioculturels, ses désirs inassouvis, ses envies frustrées, etc. ? L’éducation de l’éducateur n’est-elle pas à faire plus encore dans la connaissance de lui-même que dans celle de la discipline qu’il enseigne ? Le même raisonnement est à faire pour chaque enseigné. Quelles sont ses motivations à apprendre ? Quelle est la part du milieu social, et surtout familial auquel il appartient, dans ses motivations, dans les structures acquises par son cerveau depuis sa naissance ? Ne va-t-il pas entendre du message que ce qu’il peut entendre et le reconstruire pour lui-même en le déformant ? N’est-il pas utile, avant de le contraindre à utiliser cet instrument qu’est son cerveau, de lui apprendre comment celui-ci fonctionne et de le rendre conscient de la façon dont son milieu l’a déjà programmé ? Enfin, compte tenu de la variabilité de ces éléments, dans ces deux ensembles, que sont l’informateur et l’informé, dont la structure d’accueil, le cerveau humain, est fondamentalement la même cependant, comment vont s’établir les intersections à la faveur du message transmis ?

Dans cette ignorance, la technologie avancée, celle des media, iconiques, langagiers, ou combinés, peut-elle faire autre chose que de perfectionner la robotisation du petit de l’homme, puisque sous la couverture consciente des discours logiques, nous ne communiquons que l’accumulation historique des processus inconscients qui ont procédé aux choix de nos modèles abstraits ? Il ne s’agit pas de laisser parcourir seul à l’enfant, l’adolescent ou l’adulte l’expérience humaine depuis les origines. Mais les connaissances de biologie comportementale déjà acquises peuvent être utilisées pour perpétuer l’universelle compétition interindividuelle, inter-groupes, internationale, inter-blocs de nations. Le développement technologique, propriété privée de certaines ethnies établies dans les zones tempérées du globe depuis le début du néolithique et la fin de la dernière glaciation, a permis l’établissement de dominances de ces ethnies sur le reste de la planète. La biologie comportementale peut en fournir une interprétation historique sans doute. Mais elle peut aussi favoriser ces motivations dominatrices, les utiliser pour perpétuer les dominances ou en faire naître de nouvelles. Elle peut en quelque sorte favoriser l’apprentissage de tous les conformismes sociopolitiques qui se camouflent eux-mêmes bien souvent sous une défroque de prétendue scientificité à la mode Mais qu’est-ce que la Science ou soi-disant telle ?

Le temps n’est-il pas venu au contraire de l’utiliser à faire naître une conscience planétaire des finalités de l’espèce et des moyens de la réaliser ? Cette finalité ne peut être que sa survie. Le développement technologique ne doit être que le serviteur de cette finalité et non le moyen d’établir des dominances de groupes par l’intermédiaire de la production de biens marchands et d’armes de plus en plus meurtrières.

Une biopédagogie débouche ainsi sur ce que nous avons appelé l’«information généralisée»[55], celle des systèmes, et non sur la transmission, à travers les générations, de l’accumulation du capital technologique dans ses diverses spécialisations, dans des sous-ensembles manipulant la matière, l’énergie ou les concepts qui y sont liés dans l’ignorance des mécanismes qui gouvernent leur emploi. Je ne vois pas, en dehors de cette biopédagogie, qui est à la fois une pédagogie de la biologie et une biologie de la pédagogie, comment une «nouvelle société», dont on parle beaucoup mais qui ne dépasse pas le stade du vœu pieux, pourrait naître. C’est elle qui pourra, suivant l’expression connue, apprendre à mieux comprendre, mais aussi apprendre aux générations à venir à apprendre autre chose que ce que nous avons appris et surtout à l’utiliser autrement.

Il faut dire que le projet n’est pas simple car chaque individu est enfermé dans une «institution», par exemple, la famille pour l’enseigné, l’Education nationale pour l’enseignant. Or, ces institutions sont elles-mêmes inscrites dans une société globale. Celle-ci, dans notre monde occidental, a institutionnalisé les mécanismes d’obtention des dominances sur le degré d’abstraction atteint par un individu dans son apprentissage professionnel, qu’elle sanctionne par des parchemins. Une civilisation productiviste, entièrement construite sur la vente des marchandises, car c’est elle qui établit les critères de dominance, favorisera dans les institutions qui en dépendent la compétition implacable qui conditionne ce qu’elle appelle le «progrès». Elle exigera que chaque individu se soumette à cette structure abstraite de l’Etat productiviste. Les parents, voulant le bonheur de leurs enfants, exigeront de J’institution qu’elle leur fournisse les moyens d’établir leur dominance dans ce système qui ainsi se reproduira indéfiniment.

En effet, institution, Etat, société globale sont des «structures», c’est-à-dire des choses impalpables, une «mise en forme» des systèmes vivants, qui n’existent pas en tant que «chose» mais en tant que relations. Mais ces relations s’établissent entre d’autres structures, les structures biologiques des individus dont nous avons dit deux mots en commençant. Comment changer celles-là sans changer celles-ci, mais comment changer celles-ci sans changer celles-là ? C’est ce qui fait sans doute l’inertie et la lourdeur de l’évolution des sociétés humaines. L’inhibition de l’action se retrouve à tous les niveaux d’organisation. Les seules fuites en sont la délinquance, la toxicomanie, le suicide ou la démence et, au niveau des groupes ou des Etats, le terrorisme et la guerre. Quand on pense que depuis des millénaires, mais surtout depuis l’avènement de la société industrielle, l’enseignement a récompensé, favorisé l’activité du cerveau gauche, celui de l’analyse séquentielle, du langage et des mathématiques dans leur aspect le moins créateur, tout en châtrant celle du cerveau droit, celui des synthèses globalisantes, de l’occupation de l’espace, capable de créer quelque chose de neuf, une structure nouvelle à partir de la poussière des faits analysés par le précédent et que cette attitude fut toujours motivée par la recherche de la dominance, cela peut nous laisser sceptiques sur l’évolution prochaine de ce que l’on appelle l’enseignement. Einstein fut refusé, paraît-il, au Polytechnicum de Zurich comme mauvais mathématicien.

Finalement, toute approche non systémique du problème de l’enseignement me paraît dérisoire et inefficace. Mais inversement, toute approche systémique se heurte à la finalité du plus grand ensemble, la société globale sur laquelle, en tant qu’individu, nous ne pouvons rien. A moins qu’une prise de conscience (comme on dit), une acquisition de connaissances (je préfère) n’arrive à nous sortir de la soupe des logorrhées, des analyses logiques, des jugements de valeur et des préjugés dans laquelle nous barbotons, à bout de souffle. Mais le discours que je viens de tenir n’est sans doute qu’un ingrédient supplémentaire à lui ajouter et je pense qu’il n’en changera pas beaucoup la valeur nutritive, ni la sapidité.


Alors ? Dans ce monde humain si complexe, on se demande comment les masses peuvent encore écouter, sans sourire, les homélies politiques dont on abreuve nos oreilles chaque jour. Comment elles peuvent voir à la télévision, sans être soulevées par un rire cosmique, ces représentants des fractions populaires gesticuler et grimacer comme des clowns sans en avoir l’humour, avec des vocalises, des modulations harmoniques de leur discours, attendant de façon rythmique les applaudissements forcenés d’une foule éblouie. Peut-être après tout, ces foules ont-elles un sens aigu du comique, en regardant l’air satisfait de l’orateur qui quitte la tribune, persuadé qu’il a prononcé des phrases et des concepts essentiels qui vont changer le destin du monde, impressionné lui-même par la puissance de son pouvoir charismatique. Les jeux du cirque étaient plus cruels, pour ceux qui pénétraient dans l’arène, moins drôles aussi. Mais les jeux de l’arène politique, ceux de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la «guerre économique», aboutissent à des tueries autrement plus redoutables que celles des gladiateurs et des triomphes romains. Le rôle des biologistes des comportements n’est pas d’apporter des solutions qui ne peuvent être découvertes que par l’ensemble des hommes de la planète. Mais il est peut-être de mettre à nu les mécanismes de cette comédie humaine, qui n’ont point encore été abordés autrement que sous la forme du discours. Ce faisant, ils ne feront sans doute qu’ajouter un autre discours aux discours précédents, ce qui ne changera pas grand-chose à la destinée vers laquelle l’espèce humaine se dirige en pleine inconscience, tout en se croyant maîtresse de son destin: Enfin, à supposer même que l’homme parvienne un jour à faire disparaître l’agressivité intraspécifique, absurdité qui le caractérise, un problème restera, que nous avons considéré au cours de cet essai comme n’en posant pas, un problème qui devrait révolter pourtant notre notion humaine de la justice. Pourquoi, dans l’enchaînement si complexe des systèmes écologiques de la biosphère, toute vie est-elle dépendante d’une autre vie qu’elle détruit ? Pourquoi toute vie se nourrit-elle d’une autre vie qu’elle mortifie ? Pourquoi la souffrance et la mort des individus d’une espèce sont-elles indispensables à la vie de ceux d’une autre ? Pourquoi cette planète n’a-t-elle toujours été qu’un immense charnier, où la vie et la mort sont si étroitement entremêlées qu’en dehors de notre propre mort, toutes les autres nous paraissent appartenir à un processus normal ? Pourquoi acceptons-nous de voir le loup manger l’agneau, le gros poisson manger le petit, l’oiseau manger le grain et, par le chasseur, la colombe assassinée ? Mais aussi pourquoi vivre et pourquoi mourir ? Univers de mon cœur, tu m’exaspères !


[53] H. COLLOMB: «Pour une psychiatrie sociale», Thérapie familiale, Genève, 1980, 1,2, pp. 99-107.
[54] H. LABORIT: l’Agressivité détournée. Union générale d’éditions. 1970.
[55] H. LABORIT (1974): la Nouvelle Grille, R. Lattont éd.; (1968): Biologie et Structure, coll. Idées, Gallimard éd.