LE MONDE | 17.05.03 | 13h17
D'Epinay à Dijon, les débats d'idées et les batailles de personnes qui ont marqué l'histoire des congrès socialistes
En 1971, François Mitterrand imposait sa stratégie d'union de la gauche. Ses héritiers ont dû adapter la ligne aux réalités de la gestion gouvernementale, parfois au prix de véritables psychodrames.
La tribune est drapée de rouge, comme les tables des délégués, rangées par ordre alphabétique. Les chants de la Commune composent le fond musical. Alain Savary, premier secrétaire du "nouveau Parti socialiste" depuis 1969, rejoint la délégation du Vaucluse, François Mitterrand, député (non inscrit), celle de la Nièvre. Guy Mollet s'assied dans la rangée du Pas-de-Calais. Ce 11 juin 1971, les acteurs du congrès d'Epinay sont en place. Débattues depuis des mois, leurs divergences, assez minces, portent sur la façon de parvenir à l'"unité de la gauche".
Il faut aborder la question sans complexe, plaide Mitterrand, "pour reconquérir le terrain perdu sur les communistes". "Notre base, dit-il, c'est le front de classe (...). Celui qui accepte la rupture avec l'ordre établi, avec le capitalisme, celui-là peut être adhérent au Parti socialiste." Une coalition hétéroclite Mitterrand-Mauroy-Defferre, à laquelle s'adjoint le Ceres de Jean-Pierre Chevènement, l'emporte - de justesse - sur le tandem Savary-Mollet. Le 17 juin, François Mitterrand est élu premier secrétaire. Neuf mois plus tard, il signe un programme de gouvernement avec le PCF et avec les radicaux de gauche.
La ligne d'Epinay est réaffirmée, un an plus tard, au congrès de Grenoble. Les salariés de Lip vendent leurs montres à l'entrée. Mitterrand n'a pas grand souci à se faire: sa motion, à laquelle s'est rallié Savary, recueille 92%. Le Ceres, lui, a des fourmis dans les jambes. A la tribune, le premier secrétaire moque, en visant Chevènement, ceux qui "songent à faire un faux Parti communiste avec de vrais petits-bourgeois". "Qui vous permet de dire, lui lance-t-il, que l'électoralisme, c'est nous, et que les idées, c'est vous ?"
Lorsque Michel Rocard fait son entrée, à Pau, en janvier 1975, le Programme commun de la gauche donne des signes de faiblesse. Chevènement, qui va quitter le bloc majoritaire, salue son arrivée en raillant: "Il n'y a pas de rivalité entre nous et Michel Rocard, pas plus qu'il n'y en a entre Renault et Bugatti."
Mitterrand et Chevènement continuent de ferrailler. Le second fustige "l'ornière de la social-démocratie molle" dans laquelle il assure que l'arrivée de M. Rocard risque de "faire retomber" le PS. "L'alliance avec le centre ? Il faudrait que nous soyons trop bêtes !, lui répond le premier secrétaire. Faites au moins cette concession."
Printemps 1979, congrès de Metz. L'actualisation du Programme commun a échoué sur les nationalisations, mais l'alliance PS-PCF reste la question centrale. La gauche a perdu les législatives de 1978; la présidentielle de 1981 se profile. François Mitterrand conforte, une nouvelle fois, sa majorité grâce au Ceres. Partisan d'une culture "décentralisatrice et autogestionnaire", Michel Rocard, rejeté dans la minorité, sort amer du congrès: "Une seule ligne affirmée à Epinay anime le parti, déclare-t-il. Mais Epinay n'avait pas tout prévu. Epinay n'avait pas prévu la crise, le chômage, le désordre monétaire..."
La victoire de François Mitterrand, le 10 mai 1981, ouvre une période plus calme. Pour la première fois dans l'histoire du PS, une motion unanime est présentée au congrès de Valence, en octobre 1981. Deux ans plus tard, malgré le "tournant de la rigueur", le congrès de Bourg-en-Bresse, en octobre 1983, se termine par une synthèse générale et par le "soutien résolu" du PS à "la politique du gouvernement". "Nous avons dominé, maîtrisé, élucidé nos différences", assure Lionel Jospin, premier secrétaire depuis 1981.
Michel Rocard rentre dans le rang à Toulouse, en octobre 1985. Le "jeune premier ministre"(dixit Mitterrand) Laurent Fabius est adoubé par les militants. Star du congrès, il tutoie beaucoup et appelle à l'union "Lionel, Pierre -Mauroy-, Jean-Pierre et Michel". Quatre mois plus tôt, le premier ministre Fabius et le premier secrétaire Jospin ont commencé à s'affronter sur la conduite de la prochaine campagne des législatives. Leur rivalité sera durable; elle éclatera en 1990, au congrès de Rennes.
Congrès dévastateur. Sept motions sont présentées au vote des militants. Jospin (28,9%) est au coude-à-coude avec Fabius (28,8%). Rocard (24,2%), premier ministre, est en position d'arbitre. Le drame se joue dans les coulisses et à coups de communiqués. L'axe formé par Mauroy - premier secrétaire depuis 1988 -, Jospin et Rocard s'oppose à Fabius, alors président de l'Assemblée nationale que Mitterrand souhaite voir à la tête du parti pour le contrôler. Les alliances se font et se défont dans une extrême confusion. Les jospino-mauroyistes négocient un accord avec Chevènement. Fabius cherche à s'allier Jean Poperen, l'un des chefs de file de l'aile gauche du PS. Rocard s'efforce de rester au-dessus de la mêlée.
Suspecté de "dérive droitière", Fabius prononce, le samedi, un discours "à gauche toute", qui évoque la Révolution, la Commune, Jean Jaurès et le Front populaire. Mauroy bout, Emmanuelli bougonne, Rocard fait la grimace, et Jospin regarde ailleurs.
A 6 heures du matin, le dimanche, les socialistes s'étripent toujours sur la répartition des postes et des fédérations. Mauroy voit l'édifice d'Epinay s'effondrer. Jospin récuse sa tentative de compromis avec Fabius. Le congrès s'achève dans un désordre général. Défait, le maire de Lille tente d'expliquer qu'il y a tout de même "beaucoup de points communs entre les socialistes"... Dans la semaine qui suit, une synthèse est trouvée, dictée par François Mitterrand, et Pierre Mauroy conserve son poste.
Il faudra trois ans aux militants pour ressouder la famille. Au Bourget, en octobre 1993, l'emploi du mot "courant" déchaîne les sifflets. Rendu aux délices de l'opposition, après la défaite de la gauche aux législatives de mars 1993, le congrès s'enflamme à propos de la "laïcité" et de la "justice sociale". L'Internationale et les chants de la Commune ont été remisés depuis longtemps, et les délégués se séparent, après avoir élu Rocard premier secrétaire, sur une chanson du groupe Téléphone: Un autre monde. Le dimanche, Chevènement, qui vient de rompre avec le PS, ironise: "Le Bourget est le seul aéroport où il ne s'est rien passé cette semaine."
Liévin, chef-lieu socialiste du Pas-de-Calais. Sur fond de terrils et de corons, c'est là que se tient, en novembre 1994, le congrès du PS. Cinq mois plus tôt, Emmanuelli a succédé à Rocard à la tête du parti. Une maxime jaurésienne orne les affiches: "Aller vers l'idéal, comprendre le réel." Le "réel" c'est alors, pour les socialistes, la candidature attendue de Jacques Delors à la présidentielle. Ils ne savent pas encore qu'elle ne sera, en fait, qu'un idéal. Emmanuelli et la motion majoritaire recueillent 92% des voix. Delors ne se montre pas, mais le congrès se déplace pour accompagner Mitterrand, venu commémorer la catastrophe du puits numéro 3 (42 morts), en décembre 1974. On rechante L'Internationale.
Novembre 1997. François Hollande est heureux. Depuis les législatives de juin, la gauche est revenue au pouvoir. Le premier secrétaire délégué savoure les fruits de la victoire de Jospin, à qui il va succéder à la tête du PS. Le climat qui entoure le congrès de Brest est idéal: la reprise économique est en vue, la droite est sonnée par l'échec de la dissolution. Fabius salue le "sans-faute" du gouvernement. Les ministres défilent à la tribune. Claude Allègre reçoit une ovation. C'est "le congrès de la fierté socialiste", lance Hollande. Jospin, lui, plaide pour le "retour à l'union de la gauche, perdue depuis 1984".
L'exercice gouvernemental abîmera la belle unanimité. Quand s'ouvre le congrès de Grenoble, en novembre 2000, la tension s'est accrue entre les écuries ministérielles. Hollande ne rassemble plus que 73% des voix sur sa motion (au lieu de 84% à Brest). Les minoritaires progressent: Emmanuelli et la Gauche socialiste totalisent 27% des voix. Mais l'heure n'est pas encore à l'alliance. En désaccord avec la politique de l'emploi du gouvernement, l'ex-premier secrétaire refuse aussi de rejoindre la majorité. Ministre du travail, Elisabeth Guigou est furieuse: "Je ne me laisse pas dicter ma politique par le PS", lâche-t-elle. Vincent Peillon trouve qu'Emmanuelli exagère. Marc Dolez, premier fédéral du Nord, aussi. "C'est l'honneur de chacun de considérer qu'une différence bien identifiée vaut mieux qu'un accord confus", se console François Hollande. Il est réélu avec près de 97% des suffrages. Il ne sait pas de quoi demain sera fait.
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