Le Monde - Société - AZF, un an après


– S O M M A I R E –

AZF, un an après
N° du 21/09/2002:


Éditorial: AZF, connais pas!
Correspondance: Toulouse se relève difficilement de l'explosion d'AZF
Correspondance: Des experts concluent à une 'réaction chimique' à la suite d'une erreur humaine
Correspondance: Les associations n'ont pas réussi à unir salariés et sinistrés
Correspondance: Pour les sans-travail et les sans-logis, la "galère" continue
Correspondance: En matière de risques industriels, les leçons n'ont pas été tirées
Correspondance: TotalFinaElf opte pour une stratégie de "responsabilité"
Correspondance: Les promesses d'une reconversion vers des industries propres



• LE MONDE | 20.09.02 | 13h39

L'éditorial du Monde

AZF, connais pas!


QUELLES LEÇONS ont été tirées de l'explosion d'AZF, de ses trente morts, ses milliers de blessés, ses milliards d'euros de destructions? Aucune, puisque, jusqu'à présent, rien n'a changé sur le plan de la sécurité industrielle. Si à Toulouse, dans la douleur, beaucoup de choses ont bougé, à commencer par la quasi-disparition des usines à risque, force est de reconnaître qu'ailleurs on fait toujours comme si le risque n'existait pas.

Un an après la plus grande catastrophe industrielle que la France ait connue, la situation des 1.239 établissements classés Seveso sur le territoire reste inchangée.

Les études de danger sont toujours confiées aux seuls industriels, les contrôles demeurent insuffisants, les périmètres de sécurité continuent à être établis sans cohérence, l'urbanisme autour des sites dangereux l'emporte chaque fois sur la réglementation, la question du transport des matières dangereuses reste taboue, les problèmes d'indemnisation accablent toujours les plus démunis et les commissions locales d'information, qui devaient assurer la transparence et l'imprégnation d'une "culture collective de la sécurité", se sont perdues dans les limbes administratifs.

Faut-il y voir la conséquence du poids du lobby chimique ou celle des pesanteurs de la période électorale qui a gelé les décisions? Ou plutôt un "délit d'habitude" de l'ensemble du corps social, comme celui qui s'est emparé de Toulouse, des décennies durant, amenant cette ville riante et rose à accepter de vivre avec une bombe à retardement fichée au cœur de ses HLM, de ses écoles et de ses commerces?

Au lendemain de la catastrophe, dans l'émotion ambiante, tout le monde semblait d'accord pour réagir et passer à un nouvel âge de la sécurité afin de tenter de dompter l'imprévisible. Une commission d'enquête parlementaire, à l'unanimité de ses membres, droite et gauche confondues, faisait 90 propositions. De son côté, Philippe Essig rassemblait les enseignements d'un vaste débat national et lançait quelques bonnes idées pour passer d'une conception du risque acceptable par les experts à celle du risque accepté par les populations. Un projet de loi, celui d'Yves Cochet, avait le mérite d'exister. Or tout cela est resté lettre morte. Il n'y a pas eu de jurisprudence Toulouse comme il y avait eu un après-Seveso. A l'exception de Toulouse, justement. Mais cette "exception toulousaine", consentie au nom de "l'émotion des populations", ne confirme-t-elle pas la règle de l'inertie ailleurs?

On est pourtant au cœur d'un redoutable problème de la société moderne. Comment concilier l'indispensable activité chimique – quitte à en reconsidérer certaines parties – et le besoin de sécurité de 10 millions de Français qui vivent désormais à proximité d'un site à risque? C'est une autre version de la nécessaire réponse politique aux questions de sécurité. Mais peut-être est-il plus facile d'affronter la violence dans les quartiers sensibles que de lutter contre la délinquance industrielle ou de s'attaquer au droit de l'urbanisme.

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 21.09.02


• LE MONDE | 20.09.02 | 12h19
• MIS A JOUR LE 20.09.02 | 19h19

Toulouse se relève difficilement de l'explosion d'AZF

Un an après l'accident qui a détruit l'usine du groupe TotalFinaElf, le 21 septembre 2001, faisant 30 morts et des milliers de blessés, la Ville rose reste traumatisée. Cette catastrophe, une des plus importantes que la France a connues, a aussi ouvert un débat sur les risques industriels.


Toulouse de notre correspondant régional

L'explosion survenue dans l'usine AZF de Toulouse, le 21 septembre 2001, constitue, selon la Fédération française des sociétés d'assurances, "le plus grand sinistre industriel en France". Au total, le coût de la catastrophe, qui a fait 30 victimes, devrait être de l'ordre de 2,3 milliards d'euros. L'explosion s'étant déroulée dans l'enceinte d'une de ses entreprises, il est entièrement à la charge du groupe TotalFinaElf.

Une explosion imprévue. A 10 h 17 le vendredi 21 septembre 2001, l'explosion de 300 tonnes d'ammonitrates - des engrais agricoles que l'usine fabriquait depuis quarante ans -, entreposés dans le hangar 221 de l'entreprise, a provoqué un "effet de blast" (onde de souffle) dévastateur sur la ville et un tremblement de terre de 4,3 sur l'échelle de Richter. L'étude de danger de l'industriel, conforme aux dispositions de la directive Seveso, envisageait divers types d'accidents mais aucune hypothèse d'explosion n'était retenue, les ammonitrates étant réputés comme un produit inerte.

Autour du site chimique, le périmètre de protection établi par l'administration n'était que de quelques centaines de mètres. On a donc construit alentour écoles, HLM, commerces, bureaux, rocades... Or les conséquences de l'explosion ont été ressenties jusqu'à 6 kilomètres à la ronde.

Des causes incertaines. Le processus qui a abouti à l'explosion n'a pas encore été établi avec certitude. Cependant, toute cause autre qu'accidentelle - attentat ou acte de malveillance - est exclue par les enquêteurs.

Des victimes par milliers. 30 personnes sont mortes dont 21 appartenaient au personnel des entreprises du site chimique. 2 242 personnes ont été hospitalisées, dont une quarantaine garderont de lourds handicaps physiques. Au total, le nombre de personnes blessées physiquement ou psychologiquement ayant eu recours à une expertise médicale s'élève à 8 133.

Un comité de suivi médical a été mis en place, qui se préoccupe particulièrement de l'impact de l'explosion sur la santé mentale de la population. Une "souffrance psychique" a été relevée chez des milliers de personnes, se traduisant par "une anxiété généralisée" et "un état dépressif" sur le long terme.

Une population durablement traumatisée. La ville a craint un moment la propagation d'un nuage toxique que la présence de produits extrêmement dangereux sur le site - phosgène, chlore, ammoniac - rendait plausible. Par précaution, la préfecture a appelé la population à rester confinée. Aucune pollution de l'air n'a cependant été relevée.

Si les installations industrielles du site chimique n'avaient pas résisté, en particulier les canalisations de phosgène de la SNPE, c'est sans doute par milliers qu'on aurait compté les morts. Toulouse a découvert avec stupeur qu'elle vivait avec une bombe à retardement fichée en plein cœur de ses HLM, de ses écoles et de ses commerces, et que celle-ci, malgré toutes les assurances officielles, avait fini par exploser.

Depuis, la population ne veut plus entendre parler de risque à proximité des habitations et le gouvernement s'est rendu à ses raisons en supprimant l'essentiel des activités chimiques.

Des dégâts considérables. La ville de Toulouse a tout entière été ébranlée, mais ce sont les quartiers populaires du sud-ouest de l'agglomération qui ont le plus souffert. 35 000 logements, dont 17 000 HLM, ont été endommagés, un tiers étant complètement détruits ou gravement sinistrés. Plusieurs centaines de milliers de fenêtres et de vitres ont dû être remplacées. Les travaux engagés représentent, selon la préfecture, l'équivalent de la construction d'une ville de 10 000 habitants et il a fallu reloger 1 700 familles dans l'urgence. Outre 49 écoles, 19 collèges et 2 lycées, Toulouse a dû fermer provisoirement sa grande salle de spectacles, le Zénith, son grand stade, le Stadium, son hôpital psychiatrique, son Palais des sports, sa principale salle de rock et son dépôt de bus. La rentrée des 30 000 étudiants de l'université du Mirail a été retardée d'un mois et le site devra être totalement réhabilité. 1 300 petites entreprises et commerces ont été également touchés.

70 000 dossiers d'indemnisation déposés. Malgré la lourdeur des procédures et les difficultés rencontrées dans les copropriétés, 95 % des cas sont réglés, y compris pour ceux qui ne bénéficiaient d'aucune assurance. Les procédures d'expertise ont été allégées, grâce, en particulier, au relèvement du plafond de dégâts décidé par Lionel Jospin (de 100 000 à 300 000 francs).

L'efficacité des services collectifs. Malgré la saturation du téléphone et des systèmes de communication, le 21 septembre, le fonctionnement des secours s'est révélé efficace. La mobilisation des services de l'Etat, de la mairie et des collectivités territoriales, soutenue par une multitude d'actions bénévoles, a permis d'éviter le pire. Le gouvernement a immédiatement débloqué 1,5 milliard de francs et 18 millions d'euros de dons ont été alloués à un fonds d'urgence.

Il n'empêche, des milliers de gens ont dû se passer de fenêtres pendant de longs mois, ce qui a entraîné de nombreuses situations de détresse. Personne n'est cependant mort de froid à Toulouse pendant l'hiver. La plupart des réparations ont été effectuées dans les logements, et il ne reste plus qu'une cinquantaine de familles en mobile homes.

Une ville sans chimie. La plate-forme chimique du Sud toulousain où était située AZF s'est réduite comme peau de chagrin. Elle ne compte plus aujourd'hui que 200 salariés sur les 1 100 qui y étaient employés précédemment. Après de longues hésitations de Lionel Jospin sur son sort et la décision du groupe TotalFinaElf de fermer AZF, Jean-Pierre Raffarin a interdit l'utilisation du gaz phosgène par la SNPE, réduisant des deux tiers l'activité de cette entreprise et condamnant sa filiale Tolochimie. Il ne reste plus sur le site - qui devrait être dépollué, mais dont l'avenir reste incertain dans la mesure où il se situe en zone inondable - que les activités carburant de la SNPE et deux petites entreprises chimiques, Raisio et Isochem. Le périmètre reste néanmoins classé Seveso, principalement à cause de la fabrication par la SNPE du carburant d'Ariane et des missiles nucléaires.


Une journée de commémoration

Samedi 21 septembre, à midi, sur la place du Capitole, Michel Plasson dirigera l'Orchestre national du Capitole. Au programme : la Symphonie n° 5 de Ludwig van Beethoven, dite Le Destin. La municipalité invite tous les Toulousains à venir se recueillir, "sobrement et dignement", avec un ruban blanc à la boutonnière. A 10 h 17, heure de l'explosion, toutes les cloches de la ville sonneront le glas et trois minutes de silence seront observées.

De leur côté, les salariés se rassembleront, toutes grilles fermées, sur le site chimique. Non loin de là, le collectif Plus jamais ça organise une manifestation à travers la ville qui se prolongera par des débats tout l'après- midi sur la prairie des Filtres.

Jean-Paul Besset
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 21.09.02


• LE MONDE | 20.09.02 | 12h30

Des experts concluent à une "réaction chimique" à la suite d'une erreur humaine

Total conteste cette version, qui met en cause la sécurité dans l'usine, et a mis en place sa propre commission d'enquête.


Toulouse de notre correspondant régional

Treize personnes, dont le directeur de l'usine AZF, Serge Biechlin, ont été mises en examen, le 14 juin, pour "homicides et blessures involontaires". Ces mises en examen font suite à une longue enquête, qui n'est toujours pas bouclée.

Un collège d'experts a rendu un rapport d'étape qui, sans conclure sur les faits, privilégie la piste d'"une réaction chimique qui s'est propagée vers le tas d'ammonitrates", provoquant l'explosion de celui-ci. Ils confirment la conviction de la justice et des policiers, exprimée, dès le lendemain de la catastrophe, par le procureur de la République, Michel Bréard, qui est que l'explosion était due "à 99%" à un accident, favorisé par un certain nombre de "négligences" au sein de l'entreprise.

Pour les enquêteurs, l'explosion serait le résultat d'une erreur humaine de manipulation. Un ouvrier d'une entreprise sous-traitante, mis lui aussi en examen, aurait confondu un sac de 500 kilos de dérivés chlorés (des DCCNA), produits dans une autre zone de l'usine, avec des granulés de nitrates et aurait déversé celui-ci dans le hangar 221 sur le stock d'ammonitrates, un quart d'heure avant l'explosion. Alors que le nitrate, d'ordinaire, est inerte, et a besoin d'un gros apport de chaleur pour exploser, le mélange des deux produits délivre "systématiquement", selon les experts, du trichlorure d'azote, un gaz particulièrement instable qui explose à température ambiante.

Les conditions d'une explosion étaient d'autant plus réunies que le hangar 221 était pollué, selon les experts, "d'ingrédients de toutes sortes" (huiles, déchets organiques, oxydes de fer, soufre, bitume) qui, au fil des ans, se sont décomposés et ont "souillé" le tas, le prédisposant "à réagir à une sollicitation énergétique".

La mise en cause de la direction de l'usine et du groupe Total ne s'arrête pas à un mauvais entretien du hangar 221. Le rapport du service régional de police judiciaire (SRPJ) relève plus généralement "une gestion chaotique des déchets dans cette entreprise". Un autre rapport, établi par l'inspection du travail de Haute-Garonne, critique par ailleurs "l'absence de procédures de contrôle" des sous-traitants, "d'où il découle que le donneur d'ordre a perdu la maîtrise de la sécurité sur une partie du site".

Au-delà de la confusion accidentelle commise par un individu – qui, cependant, nie s'être trompé –, ce scénario place TotalFinaElf en accusation quant au respect des règles de sécurité dans une usine classée Seveso. Le groupe pétrolier nie farouchement, réfute toute "négligence" de sa part dans la sécurité du site et exclut la piste de l'accident chimique. Selon Total, "la reconstitution des mouvements des produits intervenus dans les jours et les heures ayant précédé la catastrophe rend infondée l'hypothèse d'un mélange de DCCNA et de nitrate".

UN ARC ÉLECTRIQUE

Le groupe a mis en place sa propre commission d'enquête, composée d'experts internationaux, qui envisage une autre hypothèse : celle de la formation d'un arc électrique entre deux transformateurs situés à l'extérieur de l'usine, qui aurait pu provoquer l'explosion du hangar 221.

Cette hypothèse est fondée sur de nombreux témoignages qui font état, quelques secondes avant l'explosion, de nombreux dysfonctionnements électriques et de phénomènes lumineux sur le site. Le 31 août 2002, dans une interview à La Dépêche du Midi, le président de TotalFinaElf, Thierry Desmaret, a repris à son compte la contestation radicale de l'explication officielle, largement partagée par l'encadrement et le personnel de l'usine.

Ces doutes sont renforcés par une troisième enquête, menée par le comité d'hygiène et sécurité (CHSCT) d'AZF, qui, comme la direction de l'entreprise, rejette la piste de l'accident chimique et estime "approximatives" les premières conclusions judiciaires. Pour le CHSCT, la piste électrique, bien que réfutée par l'enquête judiciaire au vu des relevés d'EDF et des autres entreprises du site, doit être réexaminée. En tout état de cause, la piste de l'attentat terroriste, envisagée dans le contexte de l'après-11 septembre, est, elle, exclue.

Jean-Paul Besset
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 21.09.02


• LE MONDE | 20.09.02 | 12h30
• MIS A JOUR LE 20.09.02 | 13h27

Les associations n'ont pas réussi à unir salariés et sinistrés


Toulouse de notre correspondant régional

Les associations regroupées au sein du collectif Plus jamais ça ne déposent pas les armes. La fermeture d'AZF et l'interdiction du phosgène à la Société nationale des poudres et explosifs (SNPE) auraient pu laisser penser qu'elles avaient eu gain de cause. Nombre de militants admettent qu'ils ont remporté une "demi-victoire" et estiment que le danger persiste, et exigent la fermeture totale du pôle chimique.

Les activités industrielles autorisées à redémarrer à la SNPE et à Isochem, l'une de ses filiales, sont toujours classées Seveso, le risque n'est pas totalement confiné au périmètre des usines (25 habitations sont encore concernées ainsi qu'une route à forte circulation) et, surtout, leur approvisionnement en produits dangereux, par la route ou par le rail, constitue un danger sur lequel pouvoirs politiques et économiques organisent, selon le collectif, "une véritable omerta".

Ceux qui ne veulent plus de risque chimique "ni ici ni ailleurs" sont surtout amers de constater que les décisions intervenues font référence à une "exception toulousaine".

"Ce n'est pas pour respecter l'émotion des Toulousains qu'il faut fermer le pôle chimique, c'est parce qu'aucun site de ce type ne doit exister dans une agglomération", observe Jean-Pierre Bataille de Plus jamais ça. Pendant un an, ce collectif, mêlant militants blanchis sous le harnais et victimes de la catastrophe, s'est fait le porte-parole de la population, de son traumatisme et de sa perte de confiance vis-à-vis des pouvoirs, des experts et des industriels.

Ce sentiment ne pouvait s'exprimer dans les structures politiques traditionnelles. Lors des municipales de mars 2001, aucun parti n'avait fait la moindre allusion aux dangers potentiels de la plate-forme chimique. Plus jamais ça s'est fait l'interprète de ce désarroi. Mais il s'est efforcé de présenter des solutions alternatives pour une reconversion industrielle "vers des productions socialement utiles".

ÉTRANGERS, VOIRE HOSTILES

Le collectif n'est cependant jamais parvenu à établir un front commun entre les riverains, partisans du risque zéro, et les salariés du site, ce qu'il considère comme son échec le plus douloureux. "On ne peut pas se réjouir que tant de gars restent sur le carreau", dit Marcel Leroux, syndicaliste lui-même. Bien que victimes l'un et l'autre des conséquences de la catastrophe, les deux univers sont restés étrangers, voire hostiles, l'un à l'autre. Traumatisés par la mort de leurs camarades, menacés de chômage, accusés par la rue d'être des semeurs de malheur, les salariés d'AZF et de la SNPE se sont repliés sur la défense de leur usine et de leur emploi – "et de leur direction", accusent certains –, restant sourds aux sollicitations de lutte commune pour la reconversion sur place de tous les salariés du site.

Les milieux socio-économiques, de leur côté, tirent un bilan très négatif de cette mobilisation associative, "un tribunal populaire" selon Jean-Louis Chauzy, président du conseil économique et social et ancien syndicaliste, qui accuse d'"immaturité" les élus qui ont, peu ou prou, emboîté le pas aux associations. "Il fallait donner du temps au site chimique pour organiser sa mutation au lieu de développer un racisme anti-industrie, estime M. Chauzy. On a préféré surfer sur le malheur des gens." Le président de la chambre de commerce et d'industrie, Claude Terrazzoni, enfonce le clou : "Elus et militants de tout poil se sont laissé emporter par l'irrationnel. Maintenant, les industriels ne considèrent plus Toulouse comme fiable. Ils se demandent si cette ville veut encore de l'industrie."

Jean-Paul Besset
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 21.09.02


• LE MONDE | 20.09.02 | 12h24
Reportage

Pour les sans-travail et les sans-logis, la "galère" continue

On estime que plus de 600 employés ont été indirectement victimes de l'explosion.


Toulouse de notre correspondant régional

"Plus de caisse à outils, plus de casier au vestiaire : ils ne m'attendaient plus", raconte A. B., 46 ans, qui a compris en retournant au travail, après plusieurs mois d'absence pour maladie, que son employeur, sous-traitant d'Airbus, ne le reprendrait pas. Pour ce sinistré d'AZF, un an après, la catastrophe continue. Depuis le 1er septembre, il a été licencié et attend toujours ses indemnités. Son épouse, femme de ménage, a eu le tympan crevé et souffre de troubles chroniques de l'équilibre. Pas assez pour se voir reconnaître une invalidité par l'expert des assurances, mais déjà trop pour la Sécurité sociale qui refuse de classer ses chutes à répétition en "accidents de travail". Alors le couple va voir régulièrement les assistantes sociales. Ils ont aussi consulté un avocat et ont déjà obtenu une somme qui leur a permis de meubler leur nouvel appartement HLM de Blagnac, où ils ont emménagé, après quatre mois passés dans un mobile-home.

Nadia Belkacem vient aussi de quitter l'un de ces 121 logements d'urgence disséminés sur sept sites de l'agglomération. Dans l'impossibilité de retrouver son appartement, presque neuf, construit à quelques centaines de mètres de l'usine AZF par un promoteur qui n'a toujours pas commencé les réparations, elle a fini par accepter une HLM qu'elle a fait retaper avec son indemnité. "J'ai accepté pour mes enfants, qui ont connu quatre écoles différentes l'an dernier", témoigne-t-elle.

Une cinquantaine de mobile homes sont démontés et la ville espère augmenter le rythme. L'objectif est que personne ne connaisse un autre hiver dans ces logements de fortune. Si retrouver un toit n'est pas chose facile dans une ville où 35 000 logements, une majorité de HLM, ont été touchés par l'explosion, retrouver un emploi est encore plus délicat.

La voix lasse et un peu pâteuse sous l'effet des antidépresseurs, Dominique Portell explique qu'il a déjà envoyé une centaine de lettres depuis son licenciement économique, à la fin de l'année 2001. La petite surface qui l'employait comme magasinier dans la cité Papus a fermé et il ne sait toujours pas quand il pourra réintégrer son appartement.

Difficile de comptabiliser avec précision le nombre d'emplois perdus depuis l'explosion. A la direction départementale de l'emploi, on estime qu'au moins 600-employés ont été indirectement victimes de l'explosion. Espérant faire jurisprudence, Akila et huit autres de ses collègues licenciés du foyer San Francisco ont décidé de poursuivre TotalFinaElf en justice. Le tribunal de commerce leur a donné raison en acceptant de condamner le groupe, mais sans accorder automatiquement les 32 000 euros réclamés par chaque plaignant. Un expert a été chargé d'évaluer la réalité du préjudice au cas par cas.

Stéphane Thépot
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 21.09.02


• LE MONDE | 20.09.02 | 12h24

En matière de risques industriels, les leçons n'ont pas été tirées


Toulouse de notre correspondant régional

Un an après la catastrophe de Toulouse, des changements sont-ils intervenus pour réduire le risque industriel dans les 1 239 sites français classés Seveso, afin qu'un scénario du type AZF ne puisse pas se reproduire ? La réponse est non ! Les dix millions de citadins qui vivent à proximité d'une usine dangereuse sont toujours soumis à l'imprévisible. L'effet AZF n'a eu d'impact réel qu'à Toulouse, où l'émotion et la mobilisation se sont combinées pour provoquer de réels changements. Mais "l'exception toulousaine" confirme la règle d'inertie qui semble prévaloir ailleurs. La métropole du Sud-Ouest est la seule grande ville à disposer d'une commission locale d'information (CLI), qui associe industriels, syndicats, administration et population dans la définition et le contrôle des règles de sécurité. Un organisme qui était pourtant unanimement présenté comme une garantie indispensable à une meilleure maîtrise du risque. Rien n'a donc changé du point de vue des populations qui sont, c'est bien le moins, particulièrement demandeuses. Les CLI restent à l'état de projets. Comment, dans ces conditions, espérer progresser dans le sens d'une "culture collective de la sécurité" ? Rien n'a changé non plus du point de vue des réglementations sur les sites dangereux. Si 430 stockages de nitrate ont été inspectés ces derniers mois, les contraintes n'ont pas été revues à la hausse dans les usines Seveso. C'est ainsi qu'il appartient toujours aux industriels, et à eux seuls, d'élaborer et de réviser les études de danger de leur entreprise. De même, la définition par l'administration des périmètres de sécurité et des règles d'urbanisation alentour reste largement artificielle, avec des modes de calcul différents d'un site à l'autre. Le transport des matières dangereuses reste le grand non-dit de l'industrie chimique. Des milliers de tonnes de produits toxiques transitent par les routes et les gares. Faudra-t-il attendre la destruction d'un wagon de chlore ou d'ammoniac, pour s'en inquiéter ? Cela ne s'est jamais produit, explique-t-on. Avant AZF, le nitrate, lui, n'avait jamais explosé... Pour les victimes, la situation n'a pas plus évolué. Les procédures d'aide et d'indemnisation restent lourdes et provoquent des drames et des injustices. Il faudra attendre la proposition de loi que le maire (UMP) de Toulouse, Philippe Douste-Blazy, va déposer à la rentrée parlementaire et qui prévoit une prise en charge immédiate par l'Etat pour qu'on avance peut-être vers une meilleure prise en charge des détresses. Pourquoi une telle inertie ? Pourquoi le drame toulousain n'a-t-il pas permis un saut qualitatif vers la sécurité ? Le président (PS) de la région Midi-Pyrénées, Martin Malvy, s'interroge : "Ce n'est pas parce que la majorité a changé que le risque n'existe plus. Après Furiani, on a changé les règles." Philippe Douste-Blazy s'avoue "frappé par la non-perception de ceux qui n'ont pas vécu le drame. Je n'en reviens pas que nombre d'élus et de salariés de la chimie se soient battus pour récupérer chez eux ce dont nous ne voulions plus à Toulouse". "Rien n'est réglé", lance Pierre Izard, le président (PS) du conseil général.DANS LES TIROIRSCe n'est pourtant pas faute de réflexions et de propositions. Lionel Jospin avait lancé un grand débat national. Qui réfléchit aujourd'hui sur la proposition de son rapporteur, Philippe Essig, de concentrer sur quelques sites sécurisés les principales unités de la chimie lourde ? Comme cela se fait en Allemagne ou aux Pays-Bas, comme cela s'est fait pour la sidérurgie en France. Les 90 propositions de la commission d'enquête parlementaire, faites sans clivages partisans, restent dans les tiroirs. "Il y avait entre nous une dynamique pour impulser un après-Toulouse, remarque un de ses membres, Pierre Cohen, député (PS) de Haute-Garonne. C'est retombé et redevenu un problème parmi d'autres." Le projet de loi du ministre de l'environnement de l'époque, Yves Cochet, est passé à la trappe. Pourtant, Roselyne Bachelot, qui lui a succédé, lui trouve des vertus. "Il contenait de bonnes choses", dit-elle. Le texte n'en a pas moins été remis en chantier pour venir en discussion, promet-elle, avant la fin de l'année. Il devrait inclure l'augmentation, promise par Lionel Jospin, de 150 nouveaux inspecteurs des installations dangereuses. Un renfort qui réjouira celui qui, à temps partiel, est chargé du contrôle de la plus grande raffinerie de France sur l'étang de Berre, en même temps que de celui de treize autres installations...


Mme Bachelot confirme le recrutement de 150 inspecteurs

"Je ne suis pas convaincue que certaines parties du [travail ?] ne puissent pas être confiées au secteur privé", a déclaré Roselyne Bachelot, ministre de l'écologie, dans un entretien à L'Express paru le 19 septembre.

Le même jour, un communiqué de son cabinet a apporté un démenti à cette affirmation en précisant que "la possibilité de voir l'Etat renoncer à ses responsabilités dans ce domaine est exclue". La ministre confirme que "son intention est bien de voir renforcer les effectifs consacrés à l'inspection des sites à risque". Mme Bachelot indique dans l'hebdomadaire que les 150 inspecteurs supplémentaires prévus par le gouvernement Jospin seront bien recrutés, contrairement aux informations selon lesquelles ils auraient pu être supprimés lors de l'élaboration du budget 2003.

Jean-Paul Besset
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 21.09.02


• LE MONDE | 20.09.02 | 12h24

TotalFinaElf opte pour une stratégie de "responsabilité"

Le groupe tente de corriger la mauvaise image qu'il avait donnée lors du naufrage de l'"Erika".


Toulouse de notre correspondant régional

Confronté à l'onde de choc émotionnel qui a envahi la France après l'explosion de son usine AZF, le groupe TotalFinaElf a immédiatement opté à Toulouse pour une stratégie de "responsabilité" qui contraste radicalement avec celle qu'il avait adoptée, en décembre 1999, lors du naufrage du pétrolier Erika.A l'époque, l'industriel avait donné l'impression de vouloir se décharger sur l'armateur et l'assureur. Son attitude était apparue raide et froide aux yeux d'une opinion choquée par une nouvelle marée noire, renforçant l'image implacable de multinationales dont le profit est l'unique moteur.

Depuis un an, à Toulouse, le groupe ne s'est pas fait prier pour mettre la main à la poche et s'efforcer de "réparer". "Nous ne cherchons pas à échapper à notre devoir de réparation et de solidarité", affirme Patrick Timbart, qui représente la direction du groupe sur place.

Il faut dire que, cette fois, TotalFinaElf se trouve devant une évidence : l'explosion a bel et bien eu lieu sur le territoire de son usine. Vingt et un de ses salariés y ont même laissé la vie. Il est donc, au titre de la loi, "responsable". Même s'il s'efforce de disjoindre cette "responsabilité" réelle de sa "culpabilité" potentielle en contestant l'enquête judiciaire, qui met en cause l'application des règles de sécurité, le groupe pétrolier n'a eu de cesse, depuis un an, de montrer des gages de sa bonne volonté.

Son PDG, Thierry Desmaret, est venu à Toulouse le jour de l'explosion et s'est déclaré prêt à assumer les conséquences financières de la catastrophe. Celles-ci sont considérables, plus de 2 milliards d'euros, même si elles sont à la portée d'un groupe qui a réalisé un résultat net record de 7,6 milliards d'euros l'an dernier. L'ensemble des dossiers d'indemnisation – 70 000 – est à sa charge pour un coût de 1,5 milliard d'euros, excédant de 40 % le plafond de ses assurances. Des enquêteurs, 250 au total, ont été dépêchés sur place.

Le groupe a décidé de prendre aussi en charge les victimes qui n'étaient pas assurées (15 % des sinistrés). Parallèlement, il s'est engagé à soutenir économiquement la réindustrialisation de l'agglomération, en promettant d'aider à la création de 1 000 emplois, l'équivalent de ce que l'explosion a coûté en termes d'emplois directs. La création d'un institut européen de recherche sur la sécurité industrielle, l'installation d'une usine de panneaux solaires, le parrainage de créateurs d'entreprise, et la participation à la fondation d'une cité des biotechnologies devraient y contribuer. A cela s'ajoute l'engagement de dépollution du site et le financement d'un plan social "exemplaire" pour les 450 salariés d'AZF.

"ENGAGEMENTS FORMELS"

"Le groupe a les moyens pour que ça se passe bien", affirme M. Timbart. Cette bonne volonté reste cependant à confirmer. Jusqu'ici Toulouse n'a pas vu venir grand-chose du point de vue de la création d'activités. "Les chômeurs sont là et les engagements restent formels", notent ensemble les présidents (PS) du conseil général et du conseil régional, Pierre Izard et Martin Malvy. "Amorcez la pompe, M. Desmaret !", lance le président de la chambre de commerce et d'industrie, Claude Terrazzoni.

Ce comportement suffira-t-il à réconcilier le groupe pétrolier avec la population pour laquelle il reste le coupable désigné, le "délinquant industriel", cible de toutes les manifestations ? S'il s'avère que les conditions de sécurité n'ont pas été respectées, Total, malgré ses efforts financiers, aura encore une fois perdu la bataille de l'opinion.

Jean-Paul Besset
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 21.09.02


• LE MONDE | 20.09.02 | 12h30

Les promesses d'une reconversion vers des industries propres


Toulouse de notre correspondant régional

"On a choisi une sortie de crise par le bas, par l'anéantissement d'une branche industrielle et d'une catégorie de salariés", analyse, amer, Jean-Louis Chauzy, le président du conseil économique et social régional, quand il constate la liquidation quasi totale du pôle chimique toulousain, la fin d'AZF et de ses 450 salariés, la suppression de 402 emplois à la Société nationale des poudres et explosifs (SNPE), "tous ces gens cassés à 52 ans". Depuis un an, le déficit d'activité et d'emplois dans la ville est net. Outre le pôle chimique et ses sous-traitants, c'est tout le tissu de PME, commerces et artisans dans plusieurs quartiers qui est atteint. "Le poissonnier est au RMI et le garagiste n'est jamais revenu", observe Michel Lasserre au nom du groupement des artisans et des commerçants du secteur dévasté.

L'économie toulousaine, à qui tout semblait sourire, a été fauchée en pleine croissance. Une étude du cabinet Cap Gemini Ernst and Young estime que 12 000 à 17 500 emplois pourraient être prochainement perdus dans l'agglomération "si on ne fait rien". "On a honte de dire que nous sommes sinistrés", affirme Pierre Izard (PS), le président du conseil général.

Un sinistre économique va-t-il s'ajouter au drame humain ? La crise survient en tout cas au plus mauvais moment. Le paysage économique international reste morose, alors que l'essentiel des activités de l'agglomération – aéronautique, espace, télécommunications – est dépendant de la conjoncture mondiale. Toulouse tousse quand Wall Street s'enrhume et son entreprise phare, Airbus, tremble d'imaginer un nouvel "effet Twin Towers" sur son futur gros-porteur, l'A-380, qui doit être assemblé à Toulouse.

UNE CHIMIE VERTE ?

Le maire (UMP) de la ville, Philippe Douste-Blazy, est plus optimiste et s'emploie à trouver des pistes. Il veut voir dans l'annonce de l'installation d'une entreprise de biotechnologie, Enzynomics, et les 180 emplois qu'elle créera d'ici à 2006 les prémices d'une reconversion vers la chimie verte, "celle qui ne pollue ni l'eau ni l'air". Le maire aligne les promesses qu'il a reçues : Sanofi qui va doubler ses capacités de recherche, les laboratoires Pierre Fabre qui pourraient installer une unité de production de médicaments anticancéreux, Total qui ouvrirait une usine de panneaux solaires et installerait un institut de recherche sur la sécurité industrielle... En attendant l'arrivée de nouvelles start-up qui pourraient constituer, avec l'aide de Total, une "cité des biotechnologies" sur laquelle le maire estime que "Toulouse joue sa diversification et son avenir".

Un début de reconversion vers une industrialisation respectueuse de l'environnement urbain est en marche. Suffira-t-elle à combler le trou que la quasi-disparition de la chimie laisse à Toulouse ? Tous les élus sont dans l'attente du coup de pouce que l'Etat devrait donner lors du prochain comité d'aménagement du territoire (CIADT). Les responsables sociaux économiques ont fait dix propositions au ministre de l'économie, Francis Mer, qui recoupent celles du maire. Jean-Pierre Raffarin a promis "un effort de solidarité nationale". Sera-t-il au niveau du "plan Marshall" que Philippe Douste-Blazy souhaite pour sa ville ?

Jean-Paul Besset
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