• LE MONDE | 20.06.01 | 12h15
• MIS A JOUR LE 07.08.01 | 10h57
Severino Antinori, accoucheur de miracles
Provocation ou coup de pub ? Le gynécologue romain Severino Antinori s'est fait fort de réaliser le premier clone humain... en se gardant toutefois de donner une date. Plus sérieusement, le roi de la fécondation in vitro fait le bonheur des "grand-mères mères", ces femmes ménopausées qui mettent au monde un bébé, comme ce fut le cas, récemment, à Fréjus. Enquête sur un faiseur d'enfants très controversé.
Elle a une grimace enfantine, comme pour s'excuser de ne pas trouver les mots savants. Si elle
est là, c'est à cause de son mari: son "sperme n'est pas assez riche", lâche-t-elle tout de go.
Assis en face d'elle, le couple accueille la nouvelle avec une gravité polie. L'homme, en baskets
usées et chemise à carreaux, a une quarantaine d'années. Sa compagne, tee-shirt bleu marine et
collier bon marché, en a trente-sept. De la rue monte le bruit des scooters, des klaxons, parfois
l'écho d'une cloche d'église. Le Vatican est à deux pas. C'est la deuxième fois que Mario et Gina
se retrouvent ici, à Rome, dans cette salle d'attente aux volets mi-clos. La patiente au mari
défaillant continue son babil. Ils l'écoutent distraitement. Sur les murs sont accrochés des
clichés d'embryons, bulles pastel sur fond rose. Et des photos du plus célèbre gynécologue
d'Italie, Severino Antinori, cinquante-six ans, posant au milieu de bambins hilares et de parents
émus, qui brandissent leurs nourrissons comme des trophées.
Des docteurs, ils en ont "vu plein !", soupire Gina. Ils ont "tout essayé".
En vain. "Dans les centres de santé publique, insiste-t-elle, personne ne s'occupe de
ces choses-là". Adopter un enfant ? Ils y ont songé, bien sûr, mais "c'est trop
compliqué. Et puis, ce n'est pas pareil". Le "Professore" Antinori est leur
"dernier recours". Pour consulter chez lui, ils ont fait plus de cent kilomètres. Mais,
pour avoir un gosse, ils en feraient cent mille ! "On sait que c'est très cher", ajoute
Gina. "Moins cher, quand même, qu'une voiture neuve !", tente de plaisanter son mari.
Depuis l'ouverture, à la fin des années 1980, du Centre de recherches associé pour la
reproduction humaine et contre l'infertilité (Raprui), dirigé par le professeur Antinori et
son épouse, la biologiste Caterina Versaci, plusieurs milliers de couples sont venus, comme
eux, d'Italie, mais aussi d'Allemagne, de France, du Koweït ou d'Arabie saoudite. Avec un taux
de succès (c'est-à-dire de naissances) estimé à plus de 25%. Ce pourcentage varie "selon
l'âge de la patiente et le nombre de tentatives déjà effectuées", précise prudemment la
brochure de présentation.
Sur quelque cinq mille expériences de fécondation in vitro (FIV), réalisées au Centre
depuis 1987, environ un quart auraient réussi. Mais ces performances n'ont pas fait, à elles
seules, la réputation du gynécologue romain, ce virtuose de la procréation, adoré de ses patientes
et fustigé par le Vatican. Le "papa des enfants impossibles", comme il aime à s'entendre
appeler, doit surtout sa célébrité à ces nombreuses "nonne-madre" (grand-mères mères),
ces femmes ménopausées dont il a dirigé les grossesses et présidé aux accouchements. La plus
connue d'entre elles, Rossana Della Corte - âgée de soixante-trois ans à la naissance de son
enfant, en 1994 -, figure au Guinness des records. Ces enfanteuses aux cheveux gris seraient
aujourd'hui, assure Severino Antinori, quelque cinquante mille à travers le monde, grâce aux
méthodes mises au point par ses soins.
La technique est la même, depuis le cas de Paola R., première "nonna-madre"
officiellement enregistrée, ayant accouché à quarante-sept ans. Il a fallu, pour commencer,
"recréer un cycle menstruel normal, de manière à rendre la muqueuse utérine adaptée à
l'implantation d'un embryon", explique le docteur Antinori dans son livre-plaidoyer,
I miei figli impossibili (1994, Carmenta editore). Pour ce faire, des prises régulières
d'œstrogène et de progestérone, par voie orale et sous-cutanée, sont nécessaires. "Après
trois cycles de ce traitement", poursuit-il, les ovules d'une donatrice - à qui il signale
seulement qu'on a fait une fécondation in vitro "avec le sperme du mari" de Paola R. -
ont été implantés dans l'utérus de cette dernière. Pour peu que la nature accepte de se charger
du reste. Dans le cas de Paola R., la nature a été bonne fille. Au neuvième mois, "un bébé de
trois kilos et demi est né". Aussi simple et nu qu'un miracle.
"Ces juges de Fréjus sont ridicules !", tonne, avec un sourire théâtral, le
gynécologue italien, en agitant la photocopie de la dépêche de l'AFP annonçant, fin mai,
l'accouchement d'une femme de soixante-deux ans dans une clinique française du Var. Severino
Antinori jubile. Cette fois, c'est aux Etats-Unis que le traitement de la patiente a été,
semble-t-il, ordonné. Un traitement identique, grosso modo, à celui qu'ont suivi Paola R. et
Rossana Della Corte - et qui reste interdit en France.
"A sa façon, Antinori reprend le fantasme latin Tota mulier in utero - toute la
femme est dans l'utérus -: une femme ne peut être mère que si elle passe par la grossesse et
l'accouchement. C'est une vision archaïque, opposée à la conception anglo-saxonne qui veut
qu'une femme est mère quand elle est reconnue comme telle par la société", commente la
psychanalyste parisienne Geneviève Delaisi de Parseval. L'affluence relativement modeste que
connaît le cabinet du docteur Antinori semble lui donner raison: quelque deux mille patientes -
dont seulement quatre cents femmes ménopausées, précise-t-il lui-même - sont reçues chaque année
en consultation. La vision "archaïque" de la mère-utérus n'est pas, à l'évidence, massivement
partagée. Mais, même minoritaires, ces candidates à la grossesse doivent-elles, pour autant,
être rejetées dans les limbes ?
"Pour procréer, les hommes n'ont pas besoin d'être aidés médicalement ni d'avoir le feu
vert de la société. Les femmes, elles, ne sont pas logées à la même enseigne. Une grossesse
tardive est souvent vécue comme une transgression", constate le professeur Emile Papiernik,
de l'hôpital Cochin. Les dangers physiques de ces grossesses sont connus et ne font que grandir
avec l'âge. Autre argument, culturel celui-là: la confusion des temps et des rôles. "L'idée
qu'un enfant soit élevé par sa grand-mère peut choquer. C'est pourtant vieux comme
l'humanité !", relève le professeur Papiernik. "On aurait tort de s'en offusquer...
tant qu'il s'agit de la vraie grand-mère", souligne-t-il. Aux yeux du scientifique français,
Severino Antinori n'est qu'un "faux prophète". Quant aux patientes, elles jouent avec le
feu: "C'est folie de penser que la jeunesse est éternelle. Il y a un âge pour être mère et
un autre pour être grand-mère. C'est dans cette confusion des rôles que l'enfant peut se
perdre", estime-t-il. "Rien n'est moins anodin, sur le plan psychique, que d'être enceinte
à soixante ans", renchérit Mme Delaisi de Parseval. "Le sujet humain se situe dans la
différence des sexes et dans la différence des générations, rappelle-t-elle. La succession
des générations constitue une sorte de noyau dur auquel il ne faut pas toucher sans précaution
ni réflexion. Antinori court-circuite cette chaîne des générations à travers la vie d'une seule
femme, sans se soucier de savoir si elle a déjà eu des enfants, si elle en a perdu, et comment
les choses vont se passer ensuite. Les femmes, pour lui, ne sont que des laboratoires".
DANS son bureau de la rue Properzio, Severino Antinori lève les bras au ciel. Tous
"ses" enfants et toutes "ses" mères vont bien, il le jure ! Lui qui aime tant
la patrie de Voltaire et de Napoléon, lui qui place Jean-Jacques Rousseau parmi ses auteurs
préférés, il ne comprend pas, "venant d'un pays comme la France", ces "blocages"
et cette "défiance" à son encontre. "Ce que je fais n'est pas de la transgression,
puisque c'est bon pour l'humanité. C'est une révolution positive !", s'exclame-t-il.
"Il faut arrêter de penser qu'une femme, à quarante-cinq ans, est finie !",
plaide-t-il avec fougue. Il serait même prêt, quoique le mot le fasse hésiter, à se dire
féministe, "au sens, précise-t-il, où il défend le droit des femmes à lutter contre
les discriminations". En assurant la longévité de leur utérus ? "L'éthique, c'est
ce qui permet d'alléger les souffrances humaines. Les limites de l'éthique, c'est ce qui risque
de les aggraver. Tout le reste n'est que rhétorique !", balaye-t-il. D'ailleurs,
ajoute-t-il, il est le premier, quoi qu'on dise, à sélectionner soigneusement ses patientes,
selon des "critères médicaux très stricts". Il lui est ainsi "fréquemment arrivé de
refuser des femmes de moins de quarante ans, mais d'accepter, en revanche, des femmes âgées
de cinquante ou soixante ans, parce que ces dernières étaient en meilleure forme physique".
L'âge social, celui de l'état civil, ne correspond pas forcément à l'âge biologique: telle
serait, au fond, la seule vraie (re)découverte du professeur Antinori ?
Très connu en Italie, où il est devenu un habitué des plateaux de télévision, cette star
paradoxale se dit "croyant, mais pas clérical", et se vante d'avoir gagné son procès
en diffamation contre le Vatican. Ce patriarche en herbe, qui défend les vertus du couple et la
norme hétérosexuelle, tout en se présentant comme "un libéral et même un ultralibéral",
ce roi de l'automarketing n'a de cesse d'être à l'avant-scène. Dernier tollé en date, celui qu'il
a provoqué, il y a quelques mois, en annonçant son intention de réaliser le premier clone humain.
On est loin de ce que professait l'auteur de I miei figli impossibli, qui affirmait
considérer la vie "comme un miracle inimitable" et jurait qu'il "refuserait
catégoriquement toute tentative visant à la 'pré-construction' d'un nouvel être en
laboratoire". La "nature", prêchait-il, "doit être respectée". Volte-face ?
Ou esbrouffe ? Professeur de bioéthique à l'université de Sienne, Cinzia Caporale pencherait
plutôt pour la seconde hypothèse. "Venant d'Antinori, ces promesses de clonage ne sont qu'un
coup de publicité", estime-t-elle.
Depuis la naissance de Dolly, première brebis clonée, venue au monde en 1997, en Ecosse, les
techniques se sont affinées. D'autres mammifères ont été clonés. Pourtant, les incertitudes
restent fortes et les succès exceptionnels. "Les expériences faites sur les animaux sont trop
récentes et trop peu nombreuses pour qu'on puisse en tirer des données fiables, explique
l'universitaire italienne. Il faudra encore dix ou vingt ans de travaux et d'analyses sur les
animaux avant de songer au clonage humain. Pourquoi prendre un tel risque aujourd'hui ?
Il faudrait être fou comme les raéliens, pour tenter un coup de poker pareil !"
LA secte des raéliens, implantée au Canada, au Nevada et aux Bahamas, a récemment créé,
à cette fin, une filiale baptisée Clonaid. Dotée d'une idéologie "100% scientiste", cette
secte se montre "très favorable à toutes les utilisations du génie génétique", confirme le
chercheur français Bertrand Jordan, dans le numéro de mai de la revue Médecine/Sciences.
Les raéliens aussi ont publiquement promis de réussir le premier clone humain. Les moyens
financiers "non négligeables" dont dispose cette organisation, mais "aussi et
surtout, insiste Bertrand Jordan, son caractère sectaire", représenteraient de
"sérieux atouts". De quoi faire pâlir d'envie Severino Antinori ?
"Ces gens n'ont aucune expérience scientifique !", commence par s'énerver le
gynécologue italien. "Je ne suis pas en compétition avec les raéliens", se reprend-il
aussitôt, en s'efforçant au calme. Mais le coup a fait mouche. Le bouillonnant
"Professore", dont le quotidien britannique The Times annonçait, fin février,
qu'il réaliserait le premier clone humain "avant la fin de l'année", évite désormais
de donner des dates - hormis celle d'un colloque en octobre, qui devrait réunir des experts
mondiaux du clonage dans la ville de Monte-Carlo. Cette modestie soudaine a mis en joie ses
détracteurs. "En Italie, la communauté scientifique et médicale déteste Antinori.
Pourquoi ? Parce qu'il est bon ! s'amuse la professeure Caporale. Avec
Flamigni et Bilotta, il est l'un des meilleurs professionnels italiens de la procréation
médicalement assistée. Et, pour la pub, il les bat tous... A présent, il va être contraint
d'inventer quelque chose de plus spectaculaire encore que les "nonne-madre" et le clonage
humain. Un homme qui tombe enceint, ça ferait bien, non ?" Chiche !
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