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Pénombre — la lettre grise n° 6 |
Jaune |
la psychiatrie; |
Bleu |
la statistique |
Rouge |
la politique |
Vert |
Statistique et psychiatrie |
Violet |
Politique et statistique |
Orange |
Psychiatrie et politique |
Gris |
(conclusion) |
JAUNE LA PSYCHIATRIE | ||
A utrefois, inexplicable, la folie était vue comme une manifestation des dieux. Mais, ensuite, la société entendit se prémunir contre les désordres mentaux, qu’ils soient sans cause visible ou résultent, par exemple de l’alcoolisme et de l’intempérance. L’anomalie mentale ayant quelque paraître avec l’anomalie du corps, la médecine fut convoquée pour en traiter. Les aliénistes développèrent une compétence (au double sens du terme) pour s’occuper de ce qu’on appellerait désormais les malades mentaux: pour les soigner, peut-être, aussi pour dire s’il convenait de les enfermer. Depuis, toutefois, le champ s’est étendu aux troubles, au mal-être des sujets sans que l’ordre social y soit nécessairement impliqué.
C’est donc par analogie avec les concepts de la maladie somatique que cette discipline s’est développée: maladie, symptômes, diagnostic, nosographie, traitement, guérison,...
Or, si le corps est une mécanique bien complexe, dont nous sommes encore loin de connaître tous les ressorts, il semble que l’esprit est plus complexe encore. Pour l’un, même si de grandes plages d’ignorance subsistent, on identifie assez précisément l’organe malade (le foie, le cœur, l’œil,...), l’affection (rougeole, entorse, chorée,...), les symptômes qui en général la manifestent et les traitements qui, plus ou moins efficaces, la tempèrent ou en viennent à bout. Pour les maladies de l’âme, les choses sont plus problématiques.
Certes, on observe des comportements ou des plaintes et on dresse un catalogue des troubles. De même que pour les maladies somatiques, les psychiatres ont établi une nomenclature, plusieurs même, sur lesquelles ils s’opposent(1): DSM, CIM, etc., qui visent à catégoriser raisonnablement le diagnostic. Sur cette base, on a un pronostic d’évolution: évolution incertaine, mais enfin quelque chose qui autorise une certaine conduite thérapeutique. Et, l’on a aussi des protocoles de traitement, médicamenteux, comportemental, analytique: controversés, incertains, mais qui doivent avoir un minimum d’efficacité puisqu’on y adhère(2).
Dans les revues, dans les amphis, dans les prétoires, les experts s’expriment: avec prudence, avec nuance, mais avec assurance aussi. Ils qualifient le trouble (schizophrénie, dépression,...) ils en exposent l’étiologie, la physiopathologie, les implications, et enfin donnent des avis sur ce qu’il y a lieu de craindre ou de faire. Le recours ainsi à la panoplie médicale confirme la représentation populaire: il s’agit d’une maladie et ça se soigne, même si la science n’a pas encore toutes les réponses. Et, l’adhésion à ce modèle rassure aussi les professionnels, confrontés qu’ils sont à l’insaisissabilité, souvent, de cette pathologie. Du coup, toute la société est tentée de transposer là ce qu’on attend et ce qu’on exige de la médecine ordinaire.
Or, à la différence de celle-ci, les concepts et catégories sont moins nets. Une catégorie diagnostique, l’entité pathologique qu’elle est censée cerner, ne conduisent pas de façon univoque à l’indication d’un traitement. Non seulement, la modalité de celui-ci n’est pas déterminée par le diagnostic, mais le besoin même de soin ne l’est pas toujours. Le schéma de la MCO (médecine, chirurgie, obstétrique): une pathologie . un geste, ne s’applique pas. Autrement dit, l’homogénéité diagnostique de divers cas n’implique pas l’homogénéité clinique(3). On ne saurait confondre entité pathologique, besoin de soin et modalité de soin. Si celle-ci s’exprime par un protocole, le diagnostic ne conditionne qu’assez partiellement le choix du protocole. Pis: le couple diagnostic + thérapeutique ne prédit pas l’évolution de la pathologie, ou alors avec une large plage d’indétermination.
De même que les mathématiciens savent parfois démontrer que quelque chose est indémontrable, de même, on peut s’expliquer que quelque chose ne soit pas explicable: c’est-àdire échappe à nos tentatives d’en saisir les causes et les comportements. Dit de façon sommaire: lorsqu’on a affaire à un système complexe - c’est-à-dire constitué de beaucoup d’éléments liés par beaucoup d’interactions - le nombre et la variété des états possibles de ce système excède notre possibilité de les énumérer, ni même de les classer en quelques catégories raisonnablement homogènes et séparables. Et, les trajectoires par lesquelles ce système passe de l’un à l’autre de ces innombrables états sont elles-mêmes incroyablement variées: on ne peut non plus en dresser un catalogue, les ranger dans une classification, les ramener à quelques lois d’évolution.
Pour le corps, qui est très complexe, mais dont le fonctionnement repose néanmoins sur une chimie assez déterministe, les régulations, les homéostasies jugulent un peu la fluctuation et l’on a des catégorisations possibles et des enchaînements moyennement aléatoires. Pour les fluctuations de l’esprit, la complexité du système nerveux est largement supérieure à celle du soma et il est plus ouvert sur l’extérieur, tant par le contrecoup de ce qui affecte le corps que par les échanges symboliques dont est faite la vie sociale. De sorte que la maladie mentale n’est pas seulement une anomalie de fonctionnement interne; elle est à la fois un trouble de la relation. S’ensuit notamment qu’une intervention thérapeutique s’accompagne inévitablement de la poursuite de ces interactions externes, autant que de la poursuite des élaborations internes. La faible maîtrise que l’on en a s’ajoute à l’incertitude étiologique et diagnostique pour rendre la cure incertaine. Et, dans cette incertitude, l’échelle du temps est souvent dilatée de façon tout aussi insaisissable.
Est-ce à dire que, dans cet océan d’incertitude, rien de sérieux ne peut être dit ni fait ? Sans doute pas. Il reste que l’on est loin d’une théorisation ferme et d’une maîtrise thérapeutique. On a des guides, on accompagne les évolutions par des décisions précaires, continues, intuitives. La cure n’est pas l’administration d’un remède que l’organisme exploite selon ses propres règles jusqu’à recouvrer un état réputé normal (guérison) ou acceptable (palliatif), mais une interaction interpersonnelle où l’être du thérapeute est engagé dans la durée. On ne saurait évaluer une thérapeutique sans y englober celui-ci: ce qui veut dire qu’il n’y a pas non plus de nomenclature (objective) de traitements.
La notion même de maladie demande à être questionnée. L’état, le comportement, la plainte même du sujet sont des réponses, des réactions aux circonstances internes et externes. Comme telles, elles traduisent peut-être un optimum, non pas dans l’absolu, mais compte tenu de ces contraintes. La "maladie" est alors un aménagement, le meilleur aménagement ici et maintenant. "Soigner", "guérir" est alors rechercher un autre aménagement, en déplaçant certaines des conditions que le monde et lui-même font au sujet. C’est changer le référentiel, par étapes, par tâtonnements. Mais: en vue de quoi ce changement ? Quels critères orientent cette recherche ? Le bien-être du sujet ? l’élimination des périls pour lui-même et pour autrui ? une normalité sociale ? l’idéal propre au thérapeute ?...
L’impossibilité, donc, de construire un modèle simple(4), la nécessité cependant de s’en donner, au moins approximatifs, au moins provisoires, afin d’avoir une compréhension minimale qui donne prise à une conduite (entre appréhension et compréhension, une préhension) débouchent sur de telles constructions, mais où les positions professionnelles sont hétérogènes: selon les expériences, les écoles,... Et, cette controverse, dont la vertu est de garder à la pratique sa plasticité, contribue à obscurcir et le phénomène et l’intervention.
"Il est donc conforme à l’expérience d’affirmer que le jaune donne tout à fait une impression de
chaleur et de bien-être. Ce pourquoi aussi, en peinture, il apparaît du côté éclairé et actif.
…
Cette couleur est, dans sa pureté et à l’état clair, agréable et égayante; dans toute sa force elle a quelque chose d’enjoué et de noble; par contre, elle est sensible à l’extrême et fait une impression très désagréable lorsqu’elle est salie ou incline quelque peu vers le Moins. Ainsi la couleur du soufre, qui tend vers le vert, a-t-elle quelque chose de désagréable."
BLEU LA STATISTIQUE | ||
L a statistique est la science du nombreux. Non pas, comme on le croit souvent, une science du nombre. Elle n’est pas seule à s’exprimer en nombres; et, elle ne s’exprime pas qu’en nombres: elle construit des catégories (typologies), elle met en évidence des corrélations, répond par oui ou non à diverses questions (tests), etc. Mais elle parle en termes simplifiés, synthétiques, d’une pluralité d’objets. Étymologiquement, science de l’état, elle décrivait une société d’hommes; de là, on en a étendu les techniques à toute collection d’objets.
Elle parle d’une collectivité. Soit elle dénombre les membres de ce collectif qui ont un trait commun (sur ce territoire, tant de personnes ont 25 ans), soit elle donne de ce collectif une caractéristique (moyenne, proportion, inégalité) qui n’appartient en propre à aucun d’eux. Dans cet énoncé qui porte sur le collectif, les personnalités disparaissent: pour la statistique, les individus sont impersonnels, équivalents. À un moment ou un autre, la statistique opère ainsi, sur la population d’intérêt, une mise en équivalence. C’est pourquoi elle sera grande consommatrice (ou, productrice) de nomenclatures, de catégories.
Mais, si la statistique a besoin de mettre les individus en paquets, elle ne dispose pas pour autant du pouvoir de dire quels paquets ont un sens. Sommé de dénombrer les chômeurs ou les cyclistes, ou encore d’analyser la composition par métiers d’un ensemble d’ouvriers, le statisticien commence par demander ce qu’est un chômeur, un cycliste, un métier, un ouvrier. Il ne peut le déterminer par lui-même; toutefois, comme il a aussi besoin que la définition soit précise pour être opératoire, il aura une exigence envers son informateur et, en pratique, tous deux collaboreront pour établir ces définitions. De sorte que le sous-produit premier de la statistique est de fixer le sens des mots. Elle met en circulation à la fois un vocabulaire et la mesure des faits correspondants. Elle est source de langage social.
Elle offre aux acteurs dans la société un langage commun: des mots, des concepts, des faits. Comme tout langage, ceci présente les avantages et les inconvénients d’une norme. Avantages, car cela permet de se parler, de se comprendre, de partager des jugements. Inconvénients, car le résumé écrase la diversité: il porte à méconnaître les faits minoritaires, à attribuer aux moyennes une valeur de normalité. Ce, encore que la statistique puisse au contraire, différemment construite, mettre en évidence la minorité ou rendre compte des écarts à la moyenne: mais il faut pour cela l’avoir orientée de façon appropriée, ne pas perdre en route de vue ce qu’on avait décidé de mettre en lumière et, a contrario, ce qu’on avait décidé d’ignorer. Ce qui veut dire encore que la statistique est une aide à la pensée, mais ne dispense pas de penser. Une voiture vous aide à vous déplacer: encore faut-il que vous usiez des pédales et du volant à bon escient.
Simplifiant une réalité composite que la raison ne saurait embrasser, la statistique offre des résumés simples (dénombrement, proportion, moyenne, indice d’évolution,...) et d’autres moins simples mais encore saisissables: des modèles. Un modèle retient un nombre limité de caractéristiques ou "variables", liées par un nombre limité de relations logiques ou algébriques. Les valeurs particulières prises par ces variables pour chaque individu n’obéissent pas nécessairement aux relations du modèle; mais le modèle est considéré comme acceptable et utile si elles ne s’écartent pas trop ou pas trop souvent de ce que le modèle assigne. On peut ainsi, entre plusieurs modèles choisir celui qui est le plus proche de l’ensemble des observations. Noter que ledit modèle doit être établi sur la base de l’activité observée et non pas à partir d’une norme théorique (que l’on établirait, par exemple, à dire d’experts ou de toute autre manière). Le modèle, par construction, tend donc à légitimer ce qui se fait.
Dans un modèle statistique, on distingue en général deux types de variables: les unes, auxquelles on porte intérêt pour les buts poursuivis, sont dites "expliquées" et les autres "explicatives". Voulant dire que les variations des unes apparaissent liées à celles des autres: de sorte que, lorsqu’on connaît les variables "explicatives", on s’attend à quelque chose pour les variables "expliquées", on s’explique au moins en partie ce que l’on trouve. Ce vocabulaire est traditionnel, mais cependant un peu malencontreux. "Explicatif" suggère en effet une relation causale: les variables dites explicatives étant données, cela provoquerait quelque chose (pas nécessairement rigoureusement déterminé, mais un peu cadré néanmoins) pour les variables dites expliquées. Cela entraîne souvent des interprétations fausses ou du moins infondées («c’est parce que ceci est arrivé, que cela s’est produit»)(5). Les statisticiens ont beau mettre en garde, disant qu’une corrélation n’est par une causalité, rien n’y fait.
De ce point de vue, la commande d’un modèle prédictif des dépenses, faite par le PMSI à la statistique, semble correcte: on n’a pas à s’interroger sur l’existence et le sens d’éventuels enchaînements; le constat d’un type de clientèle permet d’augurer une consommation de moyens et c’est tout ce qu’on souhaite.
Reste à trouver le bon modèle pour le PMSI. On dispose a priori de diverses variables candidates à être «explicatives» du coût (qui sera la variable expliquée). Mais leurs combinaisons sont innombrables: pour que le modèle soit commode, on les utilisera pour définir un nombre limité de catégories de patients, à chacune desquelles sera attribué un coût standard (les «points ISA»). Or, il y a une quasi-infinité façon de combiner ces variables pour constituer plus ou moins de groupes plus ou moins vastes et plus ou moins homogènes. C’est précisément des groupes aussi homogènes que possible, que l’on souhaite constituer. Car, plus ils sont homogènes, quant au coût (plus par contrecoup les différences entre eux sont fortes) et plus l’appartenance à un groupe détermine plus sûrement le coût. Or, il suffit de démultiplier les groupes, de les éclater de plus en plus finement, pour en augmenter l’homogénéité. À la limite, lorsque chaque patient ferait un groupe à lui tout seul, tous ces groupes seraient parfaitement homogènes ! Mais ce serait sans intérêt car, pour une prévision, il faut que les groupes soient permanents, donc que d’autres patients puissent venir s’y ranger. Il y a donc un arbitrage à trouver entre un petit nombre de groupes, qui rend le modèle maniable, et un nombre suffisant pour assurer qu’ils soient suffisamment homogènes.
La technique - dite de classification automatique - revient à déterminer, entre les myriades de découpages possibles celui qui donne le meilleur rapport simplicité/homogénéité. Dans cette quête, on s’attend à ce que certaines des variables envisagées initialement se révèlent en fait peu «explicatives» et soient éliminées. Les groupes constitués (les GHM ou GHJ) seront le résultat du calcul. Le meilleur modèle sera celui qui maximise la part «expliquée» de la variabilité interindividuelle totale des coûts. On verra ailleurs dans ce document que ce maximum reste modeste, ne révélant qu’une corrélation fort lâche, de 22 %, avec les variables descriptives des patients et de leur pathologie. Les «groupes homogènes» ne le sont pas beaucoup. Le meilleur modèle serait seulement le moins mauvais.
Cela étant, pour être prédictif, quant au futur, le modèle doit traduire une stabilité des choses. La classification établie pour le PMSI l’a été sur les données de quatre semaines: rien ne garantit que, un an ou deux plus tard, on trouverait les mêmes groupes.
On revient plus loin sur la genèse et l’utilisation de ce calcul; mais ce qu’il faut voir, c’est qu’un calcul aboutit toujours à un résultat. Quelles que soient les données mises dans la machine, l’algorithme se déroule et l’on a quelque chose à la sortie. On vous a demandé un chiffre; vous livrez un chiffre. À cette nuance près que, ici, on a aussi un second chiffre, qui mesure la qualité du premier. Et, sur cette qualité aussi, on devra revenir.
"Comme nous suivons volontiers un objet agréable qui fuit devant nous, nous regardons volontiers le bleu, non parce qu’il se hâte vers nous, mais parce qu’il nous attire.
Le bleu nous donne une impression de fraîcheur, et aussi nous rappelle l’ombre. Nous savons qu’il est dérivé du noir.
Des chambres tapissées uniquement de bleu paraissent dans une certaine mesure grandes, mais en fait vides et froides.
Un verre bleu fait voir les objets dans une lumière triste."
ROUGE LA POLITIQUE | ||
P arce que les troubles mentaux ont de tout temps interpellé les sociétés, parce que dans nos sociétés modernes l’État organise un système de santé, parce que la santé mentale est depuis plus d’un siècle l’objet d’une politique publique, les soins de psychiatrie relèvent largement de l’action publique, de la gestion de la cité.
L’État pourvoit donc à la formation d’infirmiers, éducateurs et médecins. Il établit des hôpitaux, en règle le fonctionnement et en assure le financement. Qu’une partie des coûts puisse le cas échéant être mise à la charge des intéressés ou d’un système d’assurances, notamment de la Sécurité Sociale, ne change pas substantiellement l’abord budgétaire: dussent-elles être récupérées ensuite, les dépenses d’investissement comme de fonctionnement ont à être prévues. L’aspect financier n’est pas le seul. Parce qu’il paye, l’État demande légitimement compte de l’emploi des deniers publics. Mais, parce qu’il décide de l’existence et de la vocation d’un système de soins, l’État légitimement demande à vérifier que les buts en sont atteints. Deux paradigmes sont affirmés pour juger du système de soins, comme de tout programme public (enseignement, défense, transports):
Nous touchons là ce fait que les structures de l’État (de la République «une et indivisible») ont chacune des objectifs et des stratégies distincts. L’État est en cela à l’image de la société tout entière, divisée qu’elle est en catégories diverses (organisations, professions, classes sociales, etc.) chacune mue par ses intérêts. La vie sociale et économique est ainsi faite d’interactions, souvent constructives, souvent conflictuelles, où le rôle de l’État est précisément de mettre un peu d’ordre. Entre une «demande sociale» multiple, donc pas forcément cohérente, de surcroît mouvante, et l’offre intéressée des producteurs de biens ou de services onéreux ou gratuits, il est censé rechercher l’intérêt général, l’équilibre de compromis acceptables. Et, parmi les tensions et les tentations entre lesquelles arbitrer, il doit compter celles de ses propres services; tout comme les dissensions et les clientélismes des élus du peuple.
Pour mettre un peu d’ordre dans cet entrelacs, on se réfère à quelques principes moraux, juridiques ou pragmatiques. Mais la complexité est telle qu’on ne saurait la ramener à un ordonnancement paisible. Qui disait que la politique est l’art de donner des solutions provisoires à des problèmes insolubles ?
Dans cette affaire du PMSI psy, les corporations en présence sont mues par des ambitions disparates. Des objectifs divers ont pu être caressés, pas toujours exprimés, pas toujours reconnus, qui ont un temps sous-tendu les solutions recherchées avant d’être supplantés par d’autres. Tandis que, le besoin d’une règle pour allouer les subsides est bien réel et pressant. Il a relégué les autres finalités.
Or, tant qu’un fondement réputé scientifique ne prévaut pas, toute règle d’attribution est acceptable... dès lors qu’elle est acceptée par les parties en présence. Opératoire de fait, elle justifie post-hoc le critère ou le procédé. Sa pertinence n’est pas d’ordre objectif, mais de l’ordre du consensus. La fonction d’une telle règle est d’obtenir une allocation qui ne soit pas efficacement contestée. À la limite, on prendrait n’importe quoi (capitation, tirage au sort, ancienneté du chef de service,...): dès lors que l’on serait d’accord, la nécessaire fonction de répartir serait assumée.
Dans cette perspective pèse aussi la considération que, au moins vu du ministère, il faut à toute dépense un facteur limitant. Au pire, le PMSI n’aurait-il aucun lien avec une prétendue réalité, mais pour caractéristique essentielle d’engendrer beaucoup de formalités, de mobiliser des avis d’experts, d’avoir un coût pour fonctionner et donc plus encore pour être contesté, cela seul suffirait pour qu’il fasse son office.
"L’effet de cette couleur est unique comme l’est sa nature. Elle donne une impression de gravité et de dignité aussi bien que de bienveillance et de grâce. La première lui est propre lorsqu'elle est concentrée et sombre, la seconde lorsqu'elle est diluée et claire. Ainsi la dignité de l'âge et la gentillesse de la jeunesse peuvent-elles s’habiller de la même couleur.
L’histoire nous rapporte bien des choses sur la convoitise que les régents nourrissaient envers le pourpre. Un environnement de cette couleur est toujours solennel et somptueux."
VERT STATISTIQUE ET PSYCHIATRIE | ||
D ans cette rencontre, la statistique apporte la méthode, mais la psychiatrie est gardienne de l’objet.
La psychiatrie n’est pas par principe hostile à la quantification, si l’on se souvient qu’elle a démarré avec des nombres. Aussi, ce qui fait scandale pour elle, ici, n’est pas le principe d’évaluation quantitative, mais la convention de mise en équivalence envisagée. Dans la complexité qui a été décrite, les histoires individuelles sont uniques, irréductibles. Les mettre en catégories fait horreur. Ce, quand bien même la psychiatrie invoque des catégories diagnostiques. Car, elle sait que celles-ci n’ont qu’un lien lâche avec la conduite thérapeutique et avec ses effets. Or, c’est bien de ceci qu’il semble s’agir: enserrer dans des déterminismes ce qui y semble irréductible. Ou, du moins, qui est déterminant de façon si ténue qu’on refuse de se laisser juger là-dessus.
Du reste, cette histoire des sujets est longue, autant que leur vie peut-être. Ce qu’on en saisit, durant un épisode hospitalier laisse de côté une part significative. L’épisode hospitalier, luimême, n’est pas fermé. Il faudrait embrasser l’ambulatoire. Mais, la modélisation proposée pour le PMSI s’en tient précisément à l’hospitalisation. C’est là amputer le sujet des soins; et, donc, l’objet de l’analyse statistique.
Sans doute, ce premier exercice fait pour l’hospitalisation «temps plein» est complété pour l’hospitalisation de jour et l’ambulatoire (avec moins de raffinement statistique). Mais, même ainsi: ces trois modalités sont traitées isolément. Sans égard au fait que certains patients passent de l’une à l’autre; ni, à l’éventualité qu’on optimise la cure en reportant certaines prises en charge de l’une à l’autre.
Sans doute aussi a-t-on dès le départ envisagé de regarder la trajectoire des patients. Un deuxième groupe de travail a été réuni. Il n’a toutefois pas (encore) abouti.
De plus, pour l’hospitalisation temps plein, l’inégalité considérable des durées de séjour va conduire à normer le recueil: l’unité statistique choisie n’est pas même le séjour; c’est la semaine de séjour. Autrement dit, un séjour de six mois va engendrer, dans la base de données, 26 unités statistiques distinctes, traitées séparément dans les calculs.
La notion cardinale du PMSI en MCO est le groupe homogène de malades (GHM), c’est-àdire un groupe homogène de pathologies, lui-même très lié à un groupe homogène de thérapies. Ici, rien de tel: non seulement un GHM ne renvoie pas à un groupe de thérapies, mais on a en fait, par découpage, des groupes homogènes de semaines-patient.
Naïvement, on penserait que ce que coûte un patient dépend d’abord de sa durée de séjour. Que celle-ci dépende du diagnostic et des caractéristiques du patient est une idée assez naturelle, quoiqu’il ne soit pas sûr qu’il en aille ainsi. Si elle n’en dépend pas, on renonce à savoir ce qui commande ce facteur déterminant du coût. Et, si elle en dépend, en tronçonnant on se prive de la prendre en compte. À quelques modulations près, ne revient-on pas implicitement à calculer (et allouer) un «prix de journée» ? Si cela est, on pouvait revenir à cet ancien système plus simplement...
Si, pour le médecin, ce tronçonnage est une perte de sens, pour le statisticien, il se traduit par des «grappes», faites d’unités statistiques très corrélées entre elles puisqu’elles sont relatives à un même individu(6). Rien ne nous dit si cette corrélation a été prise en compte dans l’analyse de variance: était-ce bien 22% de variance expliquée qu’il fallait trouver ?
En revanche, une autre objection est moins valide: les variables retenues dans le modèle n’auraient pas de pertinence clinique. Or, coter quelque chose qui ne serait pas significatif du point de vue médical laisse possible néanmoins un lien de fait entre les caractéristiques du patient et ce qu’il coûte. De ce point de vue utilitaire, les objections du clinicien ne sont pas décisives. (Les écarter ne signifie pas pour autant que la liaison statistique en cause est acquise ipso facto.) Cela étant, l’étape suivante de la démarche consiste à attribuer un coût standard aux divers GHM ou GHJ, sous forme de points ISA. On revient plus loin sur les doutes qu’on peut avoir quant à la pertinence du modèle statistique à l’égard des objectifs assignés.
Dans ces conditions, qu’est-ce qui peut bien motiver l’entrée des données démographiques et cliniques dans un modèle prédictif des dépenses ?
Deux arguments sont donnés en faveur de l’acceptation, deux arguments d’ordre plutôt sociologique, ce qui n’ôte rien à leur intérêt. L’un est que l’existence des chiffrages en question aurait une vertu d’apaisement: entre services, entre hôpitaux et avec la tutelle. L’autre est que l’adoption de ce langage de forme objective signe l’inscription sociale de la discipline et de l’activité psychiatrique.
En revanche, certains professionnels redoutent un effet pervers: quelque efficace et juste que le dispositif puisse être (n’eût-il aucune signification, pertinence ou utilité clinique) quant à l’allocation des ressources et la bonne administration de la médecine, il est à craindre que sa présence, les enjeux présentés, mais peut-être simplement les modes d’enregistrement des données (les catégories mobilisées pour ce faire et les nombres qui s’ensuivent) induisent un changement des pratiques. Ce serait là introduire dans une pratique déjà bien incertaine une perturbation étrangère à sa finalité.
"Sans doute est-il indiqué ici de parler du vert en général. Il apparaît à nos yeux au sens atomistique éminemment et en outre parfaitement pur lorsqu’on combine le jaune et le bleu; et déjà un jaune sali, impur, nous donne à lui seul l’impression du vert. Le jaune et le noir ensemble donnent déjà le vert; mais ce phénomène se déduit aussi du fait que le noir est apparenté au bleu… Et de même un bleu imparfait est perçu vert…
De tout ce qui précède, il semble découler qu’il existe une certaine faille entre le jaune et le bleu, faille qui peut être supprimée toutefois atomiquement par interférence et mélange, donnant alors le vert; mais en fait, seul le rouge assure la médiation véritable entre le jaune et le bleu."
VIOLET POLITIQUE ET STATISTIQUE | ||
D ans le millénaire colloque entre l’autorité du prince (déontique) et l’autorité des faits (épistémique), la statistique est ici porteuse du message et de l’image de la science. Or, le succès considérable de la science moderne lui a donné un poids non seulement pour comprendre et gouverner le monde physique, mais pour comprendre et diriger le monde des hommes. Le politique lui est donc tenu à révérence. Encore qu’il supporte mal sa perte d’autonomie. Et que, du reste, il n’y aurait aucune légitimité à substituer les décrets de la science à ceux de l’État.
Mais, une gestion «mathématique» de la cité donne une image de modernité. Le prestige et l’autorité du gouvernement s’en trouvent renforcés. Le développement d’indicateurs justifie la politique. Des indicateurs non pertinents, pourvu qu’on ne le sache pas trop, permettent également cette justification. D’où, au pire, les tentations de manipulation; et, au mieux, l’indifférence du politique à la pertinence des indicateurs. Ceux-ci ne l’intéressent que pour la fonction qu’ils remplissent et qu’il a, lui, à remplir: cette fonction ne comporte pas de s’interroger sur la nature du monde; elle ne comporte pas de cultiver le doute comme vertu cardinale.
Constitutivement, la statistique parle du politique. Les statisticiens ne le savent pas tous. Et, elle s’adresse au politique. Elle a pour lui une fonction de miroir. Or, le politique est paranoïaque, qui récuse le miroir. Les statisticiens ne réfléchissent pas toujours.
Cela dit, le discours politique est parfois prudent et, dans notre affaire de PMSI, il semble l’être de plus en plus. Car il sait que ce qu’il réclame de la science peut à tout moment être scientifiquement réfuté. L’image de modernité, de rationalité, est une arme qui, comme toute arme engendre ses surenchères.
D’un autre côté, tant du point de vue de la société que des dirigeants, le traitement rigoureux (statistique) des données donne corps aux représentations qu’il produit ou qu’il étaie. Il permet d’enserrer la question. Ou, il donne l’impression de l’enserrer. Là où la démarche scientifique est une inquiétude perpétuellement vigilante envers des résultats toujours pris pour provisoires, le sentiment populaire au contraire évolue vers la certitude et la confirmation. Le résultat produit par la science induit à persévérer.
Tout chiffre est un outil de dialogue. Il est fascinant de voir combien un énoncé illisible, qui prétend éclairer, est instrumentalisé. Il s’établit une sorte de compromis social: on réclame un chiffrage, on n’y parvient pas, on peine, on a quelque chose que l’on critique; mais on dit «ça avance !» Par delà ce qu’il peut dire, l’énoncé échangé - surtout s’il est investi d’un fort pouvoir symbolique, comme l’est le nombre aujourd’hui - joue pour l’ordre social un rôle somme toute assez comparable à celui de la parole (y compris du délire) pour l’ordre mental du sujet.
Le nombre, le modèle mathématique, le PMSI pour ce qui nous occupe ici, a ainsi une vertu fétiche. C’est un voile, qui préserve d’une réalité indéchiffrable: en la chiffrant, ce n’est pas qu’il la déchiffre, mais elle cesse d’être ressentie comme indéchiffrable. Quoique: le fétichisme d’un indicateur simple peut se voir cassé par un surcroît de chiffres, qui rompt l’unité explicative, ouvre à nouveau le vertige des possibles et des obscurs. Le chiffrage serait ainsi, potentiellement, son propre antidote.
Dans le cas du PMSI, d’abord en MCO puis en psychiatrie, on a demandé à la statistique de fournir un modèle prédictif des ressources nécessaires à l’activité. L’association escomptée entre le type de clientèle et les ressources nécessaires sera d’autant plus pertinente qu’elle sera apparue étroite et stable. Or, on peut avoir trois inquiétudes: - les groupes réputés homogènes et explicatifs ont été établis au vu des données d’une époque. Rien ne garantit qu’ils soient stables dans le temps, qu’ils restent les meilleurs possibles et gardent le même pouvoir explicatif. Seuls seront actualisés (par le «recueil de routine») les coefficients ISA qui leur seront attribués;
Au total, pense-t-on que le modèle aura serré utilement la réalité ?
Quoi qu’il en soit, tant que l’apparence tient, l’existence du modèle a une vertu normative. Elle comble un vide: celui de l’absence de consensus entre les praticiens sur ce qui constituerait les «bonnes pratiques psychiatriques», celui de l’absence pour l’administrateur des critères d’une bonne allocation.
"Le bleu s’intensifie doucement en direction du rouge, et prend par là un caractère d’efficacité, bien qu’il se trouve du côté passif. Mais son charme est de toute autre nature que celui du jaune-rouge. Il anime moins qu’il n’inquiète.
L’intensification elle-même ne peut être freinée, et de même on souhaite continuer à cheminer avec
cette couleur, non pas pour avancer activement, mais pour trouver un point où l’on puisse se reposer.
…
Cette inquiétude augmente quand l’intensification progresse, et l’on peut bien affirmer qu’un papier
de tenture d’un rouge-bleu saturé tout à fait pur serait en quelque sorte une présence insupportable…
…
Le fait que le haut clergé se soit attribué cette couleur inquiète permet sans doute de dire que, sur les degrés mouvants d’une ascension toujours progressante, il aspire irrésistiblement à la pourpre cardinalice."
ORANGE PSYCHIATRIE ET POLITIQUE | ||
H istoriquement, la psychiatrie a eu de la puissance publique le mandat de gérer les fous. Puis, plus large, on est passé à la gestion de la déviance. L’homme est un animal social: la normalité mentale de l’homme social n’est jamais loin de la normalité sociale.
Ou alors, plus tard, on a regardé la psychiatrie comme un service public: offert aux particuliers pour traiter leur mal-être. De même, l’État offre des routes, l’adduction de l’eau ou des musées. Il doit alors veiller à la qualité de ce service.
Dans le premier cas, la psychiatrie est l’outil de la régulation étatique, dans le second, elle est l’objet de cette régulation. Dans les deux cas, elle dépend du politique. Mais, dans le second, qui est plutôt la conception présente, c’est elle qui est garante des objectifs. L’État les valide par avance, sans pouvoir les assigner par lui-même, sans pouvoir en juger(8). Or, c’est cette incapacité qui va nouer le problème. Existentiellement dépendante de l’État, la psychiatrie en est essentiellement autonome. L’État lui donne les moyens et même la mission de pourvoir à ce qui lui échappe. Et, il doit contrôler l’accomplissement de cette mission dont la fin est insaisissable. À l’administrateur, l’insaisissable fait horreur.
Mais, précisément, l’État renvoie à la psychiatrie les problèmes de la société qu’il ne sait résoudre. (Ce qui veut dire qu’il attend d’elle de plus en plus !) Il ne peut donc éluder de lui donner un mandat qu’il ne sait contrôler; puisque le mandat est justement de faire quelque chose avec ce dont on ne sait quoi faire.
Les professionnels sont pris dans la réfraction de cette contradiction de leur mandant. Ils se demandent: pourquoi le ministère nous talonne-t-il ? A-t-il même un objectif ? Alors, ils cherchent ailleurs la justification de leur mandat. Leurs référents respectifs, qui sont divers, reflètent la place à eux assignée par le corps social. Armée de cette légitimation et face aux injonctions de l’État, la profession se dit: pour survivre, il faut plier, se plier à un formalisme dont on ne voit pas le sens et dont on reconnaît la finalité, lors même qu’on y discerne des finalités contradictoires.
La locution «médicalisation des systèmes d’information» peut surprendre. Il ne s’agit pas d’asseoir l’organisation médicale sur une information (on dirait: information des systèmes médicaux). L’administration hospitalière repose déjà sur un traitement d’informations; mais, celle-ci fait assez peu référence aux caractéristiques démographiques et sanitaires des patients: il s’agirait donc bien d’introduire cette dimension médicale dans le système d’information. Un objectif pouvait être de donner aux hôpitaux le moyen d’analyser leur propre activité. En cours de route, on a basculé dans une optique d’allocation budgétaire. Sans qu’on soit du reste assuré que les indicateurs imaginés pour la première finalité restaient pertinents pour la seconde. Les motifs de cette évolution ne sont guère explicites. Le retrait de la DGS a pu jouer (mais par quoi celui-ci était-il motivé ?). Peut-être la technicité, l’opacité du système proposé par la Mission PMSI ne facilitaient-elles pas que les responsables d’hôpitaux (administratifs ou médicaux) s’en saisissent pour leur propre évaluation; peut-être les professionnels ont-ils éprouvé un doute rédhibitoire quant à la prétention de "prédire" les ressources à partir des caractéristiques de la population accueillie ? Le PMSI en psychiatrie se présente comme une extension de celui mis en place pour la MCO, qui est supposé satisfaisant. On conçoit que ce secteur soit un peu plus difficile à englober, d’où des études préalables et des groupes de travail; mais avec des efforts on devrait y parvenir...
Très tôt les experts ont eu l’idée que le PMSI ne pouvait être, en psychiatrie, comme en MCO. Certains se disaient: ça ne se fera pas; d’autres: ça n’aura de PMSI que le nom. La rationalité bureaucratique ne peut s’attaquer à ce qui renvoie à une indétermination foncière. Mais on disait aussi: pour le financement, il n’est pas nécessaire de prendre en compte les choix thérapeutiques. Une heure vaut une heure: si vous dites qu’il faut une heure de traitement, nous paierons une heure. Mais, quelle assurance aura-t-on qu’il faut vraiment une heure ?
L’argument pour accroître les moyens vient-il de l’augmentation du nombre (de patients, d’actes) ? Mais, l’augmentation du nombre ne peut-il venir de celle de l’offre ? Ou, se fondera-ton sur l’évolution des divers types de patients, de pathologies, due à l’évolution de la société, de ses exigences, de ses conflits, des sinistres sociaux peut-être induits par la politique même ? Ou bien, craindra-t-on que cet argument, d’une évolution qualitative, non mesurable, soit dévoyé pour justifier une évolution quantitative des ressources ?
Il fallait objectiver: on a convoqué la science, la statistique.
"Le jaune pur passe très facilement au jaune rouge; de même l’intensification de ce dernier vers le rouge-jaune ne peut être freinée. Le sentiment d’agréable enjouement que nous donne encore le jaunerouge s’aiguise jusqu’à une impression insupportable de violence dans le rouge-jaune intense.
Le côté actif est ici dans son énergie la plus intense, et il n’est pas surprenant que les gens vigoureux, bien portants et frustes trouvent un agrément particulier à voir cette couleur. On a nettement remarqué que les peuplades sauvages ont un penchant pour elle."
GRIS | ||
L' État organise les soins psychiatriques. Il paie; il est tenté de restreindre, mais d’abord, il doit répartir. Il doit et il veut contrôler. Or, il n’a aucune mesure du besoin ni du résultat de l’intervention qu’il commandite: car il n’en est aucune mesure possible. Force lui est de s’en remettre peu ou prou à ceux qu’il s’agit de soutenir et contrôler.
La psychiatrie n’a guère davantage la mesure de ce qu’elle doit faire ni la maîtrise de ce qu’elle produit. Au contact de ce qu’elle traite, elle est cependant le mieux à même d’en avoir une appréciation. Mais, elle est juge et partie, donc suspecte. Et, en son sein, les appréciations, les doctrines, les méthodes font l’objet de controverses. De là, des positions également discordantes sur l’attitude face aux pouvoirs publics. L’unanimité serait du reste tout aussi suspecte. Toutefois, le désaccord des experts, s’il offre une perspective d’autocontrôle, contribue aussi à obscurcir le problème.
Les fins poursuivies par l’État ne sont quant à elles pas plus claires. Les administrations ne sont pas unanimes. Elles ont, aussi, des enjeux institutionnels. Les objectifs évoluent. Les motifs en sont rarement exprimés.
Peut-on au moins objectiver un peu le débat, s’appuyer sur des faits enregistrables ? On décide de recueillir des données, de les analyser, de faire dire aux chiffres quelque chose qui ne soit pas gauchi par l’imagination ou l’intérêt. Le ministère consulte des experts par lui nommés. (Qui aurait le pouvoir de déterminer qui est expert ?) Faut-il s’y rendre ? On trouve des professionnels qui sont d’accord pour participer à une démarche. Où elle doit conduire n’est pas entièrement clair. Mais, on la dit expérimentale: on jugera sur pièces. Et puis, une fois qu’on est dans le groupe, on se prend au jeu. Chacun a des intuitions, dont la somme constitue un avis d’expert. On a deux idées: observer des séjours; ou bien des trajectoires. La seconde approche est plus séduisante. Plus ardue aussi. On décide que l’on fera les deux, mais on commence par la première. Bien plus tard, l’autre a l’air abandonnée. Posez la question: si, si ! on y pense encore.
Bref, une fiche est établie, une période est choisie, on mobilise les services, une base de données est constituée. Alors entre en scène le statisticien. Il a le secret de faire parler les données. On établit une typologie qui préserve une signification clinique tout en présentant une homogénéité statistique au regard de divers critères de prise en charge. On calcule des coefficients, de futurs points ISA peut-être. On mesure la variance "expliquée": elle n’est pas bien grande; on améliore un peu le modèle; mais elle n’augmente guère.
Va-t-on dire que l’analyse ne conduit à rien de significatif ? Tout ce travail pour rien ! Mais non, des experts se sont réunis, des ordinateurs ont calculé. On a des résultats: on peut donc s’en servir. Les statisticiens ont-ils dit assez fort que la signification était limitée ? Ont-ils osé ? Les a-ton écoutés ? Mais, non: vous n’êtes pas là pour dire qu’on ne peut rien dire. Le juge n’a pas à se déclarer incompétent. Les chiffres ont été convoqués comme arbitres dans le débat entre l’administration et la profession: à cela ils doivent servir, à cela ils serviront. Et l’on continue. Le système court sur son erre: le PMSI sera mis en place. C’est un non-sens ? Peut-être: et alors ? Imperturbable, l’administration déroule sa stratégie. La profession, perplexe, laisse venir. Elle ni l’administration n’ont compris ce que le statisticien disait. Elle se divise: quelques irréductibles (beaucoup, en fait) continuent à soutenir que tout ceci n’a pas de sens médical. On les fait taire: le problème n’est pas clinique, mais budgétaire. Quelques-uns croient à la science des chiffres. D’autres voient à s’en servir une position tactique.
C’est ainsi qu’une statistique sans signification (ni signifiante pour la psychiatrie, ni significative pour la statistique) joue son rôle social, politique, mêlant en son creuset calculatoire et ses procédures opératoires les influences de l’État, de la population, de la profession, de la finance.
Dans cette forme nouvelle de poker menteur, chacun tient son rôle et chacun trouve son compte. Le statisticien mouline du non-sens. Peut-être le sait-il ? Mais il fait ce qu’on attend de lui: fournir au débat une base chiffrée. On est content de lui. Le politique a son instrument. La profession, tout en protestant, s’en accommode: car elle y voit le moyen de fixer le politique. Dans un autre contexte, on dirait en effet qu’il est "fixé". Du médiateur à la dope ! La statistique assure la maintenance d’une société ivre, dont les instances en conflit ont trouvé ce seul moyen, donc pleinement légitime, pour réguler le vertige de l’injonction paradoxale: maîtriser l’immaîtrisable, celui des sujets et celui du service public.
DERNIER ÉPISODEPéhaimécy:"Tu ne vas pas me laisser tranquille, et t’en aller loin d’ici !Créon:Je vais me mettre en route,Incompris de toi; pour eux, je suis leur pair. Le chœur:Femme, qu’attends-tu pour le conduire à l’intérieur de la maison ?Jocaste:Je veux d’abord apprendre ce qui s’est passé.Le chœur:Une opinion a surgi, ignorante, dans des paroles.L’accusation mord, même injuste. Jocaste:S’est-elle formée à la fois chez l’un et chez l’autre ?Le chœur:Oui.Jocaste:Et de quoi parlait-on ?Le chœur:C’est bien assez, assez, à mon sens, quand la terreSouffre déjà tant, que la discussion en reste là où elle s’est arrêtée !" |
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(1)Controverse dans laquelle nous n’entrons pas ici. Les
auteurs américains de la DSM III pensaient échapper à l’affrontement des écoles en le concevant
comme «athéorique»: prétention elle-même contestée par une partie de la profession.
(2) «Puisque» est ici à double entente. D’un côté, on peut penser
que l’adhésion repose sur une expérience: c’est la présomption d’une part de vérité. (Bien que
l’on ait des exemples historiques d’adhésion controuvée par la suite: telle la mode des saignées
au XVIIe siècle...) De l’autre côté, l’adhésion en elle-même, dans un domaine où la subjectivité
est prégnante, peut avoir une vertu performative: être par elle-même source d’efficacité.
(3) C’est peut-être bien pour cela que la variance «expliquée» par le modèle statistique élaboré par la mission PMSI est
si faible.
(4) Le modèle du psychiatre n’est pas le modèle du statisticien, dont on parle par ailleurs. La clinique résultant de la
tension entre la généralité théorique du modèle et la singularité du cas.
(5) Si les variations de B apparaissent liées à celles de A, nous ne savons pas si A a entraîné B, mais nous pouvons dire
que, si nous savons que A s’est produit, alors nous pouvons nous attendre à ce que B se soit produit aussi (du moins
assez souvent ou approximativement). «Prédictif» est à cet égard un peu moins fâcheux. Mais, cette prédiction de B,
connaissant A, n’impose pas que A soit la cause de B plutôt que l’inverse, ni du reste n’exclut que A comme B, sans
lien direct entre eux, soient tous deux la conséquence d’un troisième facteur (C) inconnu.
Certains, notamment anglo-saxons, disent «variables dépendantes» et «indépendantes». C’est peut-être encore pis.
Cela suggère que les premières seraient causées par les secondes (sous leur dépendance); et on se demande à l’égard
de quoi ou de qui celles-ci sont «indépendantes»...
(6) Cette corrélation pouvant du reste être positive ou négative.
(7) Un tel prorata brutal n’est certes pas annoncé par le ministère. On voit mal toutefois comment l’exercice entrepris
interviendra, autrement que par une proportionnalité au résultat. Et, s’il doit être complété ou tempéré par d’autres
éléments, rien n’est annoncé à leur égard.
(8) La psychiatrie n’est pas le seul secteur où cette disjonction s’observe entre le payeur et le prescripteur ou évaluateur.
C’est le cas aussi pour la médecine somatique, pour la recherche scientifique, etc.
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