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Pénombre — la lettre grise n° 6


«SOYEZ TRANSPARENTS !»

 T elle paraît être, depuis quelques années, la consigne du ministère, des agences régionales, des DDASS, concernant nos pratiques. Le PMSI sera-t-il la boîte noire dont l’ouverture mettra enfin en lumière nos obscurs exercices ? J’ai souhaité revenir sur quelques points que nos tuteurs me paraissent négliger dans leur souci de vérification et de validation de ce qu’est (ou doit être et devenir) ma discipline. À ces petites rectifications, j’ajouterai d’autres questions qui me paraissent, non seulement négligées, mais radicalement éliminées.

A. Conditions d’émergence:

Un outil de mesure, ici médico-économique, n’apparaît jamais seul. Ses conditions d’émergence sont contemporaines d’un ensemble d’autres mesures, de réflexions, dites ou non, repérables dans d’autres champs que celui de l’outil lui-même. Ce texte cherche à prendre en compte quelques éléments climatiques affectant ma profession et ses tutelles.

Nous aurons à parler de statistiques. Il me fallait donc trouver une définition(1). En voici une proposée par le PMSI: «Une statistique est construite pour répondre à des questions en relation avec un objectif. Elle n’est pas contemplative, mais tournée vers l’action»(2). Les quelques définitions de ce qu’est une statistique m’en donnaient, jusque là, une toute autre idée. Sans être pour autant inertes ou contemplatives, elles ne constituent pas, en elles-mêmes, un élément décisionnel. Souvenir ancien, une phrase, dont je ne garantis ni le style, ni la source, me susurre encore à l’oreille: «Les chiffres ne disent rien, mais on les fait parler».

Le PMSI en psychiatrie, certes annoncé de longue date, arrive dans une période très particulière. Les demandes faites aux médecins et aux psychiatres sont surabondantes: mises en garde en série, exigences de transparence, vérifications et enquêtes multiples… Je ne les énumère pas pour deux raisons: leur liste est longue et par ailleurs, elles émanent de points multiples portant sur des objets différents. De cette masse de documents réclamés, le plus souvent en urgence, il nous est difficile de prévoir et l’usage et l’utilité. Quels subtils recoupements permettent-ils, ou reposent-ils inertes dans des archives jamais utilisées ? La réponse échappe aux psychiatres. Quant aux commanditaires, en prennent-ils connaissance ?

Quoi qu’il en soit, c’est dans une situation où avertissements et menaces s’accumulent si nous n’obtempérons pas (mais à qui finalement ?) que le PMSI advient. F. Engel nous narre la commande qui lui a été faite, dans le début des années 80 par la direction des hôpitaux de l’époque: «Comment passer d’un système d’information […] à des outils de gestion utilisables en interne et en externe, c’est-à-dire au niveau de la régulation ?[…] un troisième concept se présentait spontanément: les coûts associés aux différents groupes homogènes de malades»(3). La justification de la démarche est explicitée quelques lignes plus haut: «Cette difficulté du management à être prescripteur, alors qu’il en ressent la nécessité, fait perdurer un fonctionnement où le corps médical définit seul le processus de production; mais encore faut-il préciser qu’il le fait dans une absence de connaissance […] sur la relation entre choix thérapeutiques ou diagnostics et la consommation de ressources»(4). Je peux entendre l’argument mais, si en tant que médecin j’ai à connaître le coût de mes actes, je ne peux pas penser pratiquer, pour un patient, la politique du moindre coût pour le bonheur de la collectivité au détriment de ce que ce patient est en droit d’obtenir de mes soins. Raisonnements contradictoires, irrecevables peut-être ? Mais c’est ce qu’on peut attendre d’un médecin ou d’un thérapeute. Deux logiques s’affrontent ici. Elles ne sont pas conciliables.

Le ton est donné et, si j’ai cité ce passage, c’est parce qu’il met en avant, un ancien directeur des hôpitaux dont une publication récente nous indique ce qui sous-tend le PMSI, comme ensemble d’opinions, même s’il ne nomme pas celui-ci. C’est à ce titre, et non pour son titre, que je citerai M. de Kervasdoué à plusieurs reprises. Je vais tenter dans ces quelques pages de donner, via un instrument en lui-même illogique, ce que je perçois de la logique de sa construction.

Le titre de cette brève communication est éloquent: «La psychiatrie: spécialité de référence ou en voie de disparition»(5). La phrase qui ouvre l’article laisse perplexe: «Il n’existe en France aucun débat public sur la politique de santé des personnes atteintes de maladies mentales. Lorsqu’une discussion s’ouvre sur le sujet, elle est souvent limitée et confidentielle, et ne fait jamais les titres de la presse».

Passé le temps de sidération, faut-il préciser à qui lit la presse, quel qu’en soit le titre, écoute la radio, ouvre sa télévision que de la psychiatrie et de la maladie mentale, on en parle beaucoup, beaucoup trop à mon avis quant aux capacités de réponse supposées du psychiatre face à tous les malaises sociaux, depuis la pauvreté, la marginalisation jusqu’à un certain nombre de formes de perversion… Créditons M. de Kervasdoué qu’un débat lui manque encore. Il s’agit sans doute de ce qu’il indique en terme de politique de santé, encore faudrait-il s’entendre clairement sur ce qu’on entend par ce terme. Ce numéro pénombrien pourra peut-être combler une partie de l’insatisfaction de notre ancien directeur des hôpitaux.

B. L’expérience américaine:

Le concept de PMSI vient des États-Unis. Versions américaine et française diffèrent dans le recueil de données, mais la genèse comme l’esprit de ces démarches sont communes. Un article de V. Kovess et de D. Soyris nous trace quelques étapes de la démarche américaine(6). J’en extrais quelques commentaires. Le premier ne porte pas sur la psychiatrie, mais quand même…: «On reproche aux financements hospitaliers par groupes homogènes de malades [en médecine, chirurgie, obstétrique, de ne pas tenir compte] de l’augmentation des coûts due aux nouvelles technologies et aux problèmes d’emplois particulièrement en milieu rural…». Des hôpitaux pourraient ainsi se trouver en situation difficile du fait de leur éloignement de centres d’urgence ou de maisons de retraite, ce qui tend à augmenter la gravité des pathologies dans une même catégorie de patients. La classification en groupes homogènes de malades devient de ce fait péjorative pour les hôpitaux et leurs malades. On peut imaginer que le PMSI français donnerait un résultat autre, voire inverse, mais rien au demeurant, vu la carence de l’outil, ne peut permettre de l’affirmer.

Deuxième point: aux États-Unis, où est engagé depuis longtemps le PMSI, les services de psychiatrie ont été exclus de l’évaluation à l’exception des patients hospitalisés dans des lits de médecine ou de chirurgie. Sur quelles difficultés se sont arrêtés les évaluateurs d’Outre-Atlantique ?

Retenons encore de l’expérience américaine cette remarque: «Quand le GHM n’est basé que sur le diagnostic, certaines structures risquent d’être pénalisées. Une telle modification pourrait mettre en péril tous les acquis récents de la psychiatrie aux USA. Les hôpitaux généraux pourraient, alors, refuser les patients «non-rentables» qui seraient très vite exclus du système»(7). En quoi les groupes homogènes de séjour, remplaçant les groupes homogènes de malades, permettent-ils d’éliminer cette menace ? FAUT-IL DIRE QUE C’EST CE QU’UN CERTAIN NOMBRE DE PSYCHIATRES CRAIGNENT LE PLUS ? Ce que j’entends là, en termes policés, c’est l’annonce d’abandons de soins, de nouvelles exclusions. Sont-elles d’ailleurs si nouvelles que cela, la psychiatrie s’est construite autour de ces glissements, de ces désintérêts progressifs. Est-ce une erreur d’interprétation que d’entendre avec le terme de «rentable» des discriminations à venir ?

C. Rhétoriques:

Pour le PMSI, l’absence de pertinence de l’outil, la volonté affirmée malgré des défauts évidents de le généraliser en psychiatrie en 2001, suscitent quelques questions sur l’intention des promoteurs. Je ne parle pas là des membres de la mission PMSI, mais de ceux qui, sans le connaître, en exigent la réalisation: les politiques. Alors, c’est sûr qu’à mon tour, je ratiocine. C’est une forme de pensée où me pousse l’outil. Il n’est pas si imperméable que cela, mais il exige de son lecteur quelque chose de plus que l’attention: une forme de participation. Suivre la logique du PMSI, s’appliquer à la comprendre, c’est s’y associer et, dès lors ne plus la jauger mais s’y perdre. C’est peut-être là un des effets les plus négatifs produit par le PMSI. Il induit, par son agencement, sa technicité, son imperméabilité, un désintérêt, un détournement de ce qui décidera de la pratique psychiatrique.

Face à face, deux arguments. Ils peuvent paraître contradictoires, mais un même fil les relie, le mépris:

Une machine à calculer destinée à produire des résultats qui vont au-delà des calculs, et donc de ce qu’est la statistique, peut devenir folle à force de vouloir être rationnelle, précise, non dans les chiffres produits, mais dans leur utilisation. L’eugénisme, il y a un peu plus de 50 ans, là aussi dans un souci «médico-économique» et dans une adhésion massive d’esprits qui n’hésitaient pas à se qualifier de scientifiques et de philanthropes, a produit quelques effets. Je ne cite qu’Édouard Toulouse, mais des articles, des livres entiers, avant-guerre, reprennent à l’identique cette position: «La critique la plus juste que l’on puisse faire à nos asiles, c’est qu’ils ne répondent pas à un but nettement déterminé […] le séjour de tous ces chroniques inoffensifs dans nos asiles où la vie est presque une extravagance d’assistance […] pourquoi tant dépenser pour cultiver en serre chaude et prolonger l’existence d’un si grand nombre d’idiots et de déments ? Les uns n’ont jamais pu donner et les autres ne pourront jamais plus donner aucun profit à la société. Cette dernière doit les assister congrûment et réserver le reste de son argent pour des malades aigus […]»(9).

D. Les stratégies ou le non stratifié: la pensée du dehors (le pouvoir)

J’emprunte ce titre à G. Deleuze(10). Dans un long chapitre, il interroge ce que M. Foucault indiquait des rapports du pouvoir et des formes du savoir. Ces rapports ne sont pas cohérents, voulus, pensés préalablement dans leur ensemble. Le pouvoir n’est pas localisable dans telle ou telle instance; instable ou diffus, il n’émane pas d’un point central. Si le pouvoir, dans ses foyers multiples, est un exercice, le savoir s’établit comme un règlement. Cette différence «n’empêche pas qu’il y ait présupposition et captures réciproques, immanences mutuelles».

Le PMSI est bien là: une stratégie du pouvoir mais qui, parmi bien d’autres hétérogènes, très dissemblables croisent un temps une forme de savoir. Le PMSI ou l’utilisation du chiffre en santé mentale procède de cet agencement dont la construction n’est plus lisible après coup. Dans une argumentation énoncée comme traduction du seul outil technique, se lit la question du savoir, et la place du politique: «ce qui peut ressortir des données collectées pour le PMSI est une série «de profils» de prise en charge susceptibles de venir interroger ce que l’on croyait savoir sur la pratique quotidienne. Le retour sur information sera donc ce que chaque établissement voudra bien en faire dans la mesure où sa capacité d’écoute est suffisamment ouverte»(11) !

La question du bien traverse d’un bout à l’autre la logique du PMSI: tout est là pour un budget plus juste, produisant un mieux pour l’ensemble des patients: produire le meilleur soin pour le plus grand nombre possible.

La formulation, reprise par le PMSI, a un antécédent de taille. Il s’agit de la formule utilitariste la plus puissante et de ses multiples déclinaisons: la meilleure répartition du bonheur pour le plus grand nombre possible. Elle trouve son plus ardent propagandiste avec Jeremy Bentham. Cet homme passa toute son existence à mettre en œuvre cette formule dans l’ensemble du corps juridique et législatif anglais sur le temps où la France proclamait la République. Il nous est connu aujourd’hui par l’exhumation que firent M. Foucault et M. Perrot du «Panoptique»(12). Prison modèle, pour l’acceptation de laquelle Bentham dilapida l’ensemble de sa fortune mais qui n’eut pas, ou très peu, d’applications. Il y est abondamment question de transparence, de visibilité absolue et constante. Pour Bentham, il s’agit d’une inspection d’un genre nouveau, d’un dispositif révolutionnaire dans le monde pénitentiaire qui peut aisément trouver d’autres applications dans le domaine hospitalier, l’entreprise, les maisons de correction...

La prison est circulaire: à la périphérie des cellules, au centre, la tour du surveillant, entre les deux édifices, une cour. Chaque cellule est percée par deux ouvertures: une vers l’extérieur, l’autre, protégée par une grille, donne sur la cour. Les prisonniers sont ainsi constamment visibles et la nuit, un habile circuit d’éclairage permet de voir les prisonniers à contre-jour. La tour, elle-même percée de petites fenêtres, permet à l’inspecteur, par un seul mouvement du corps, d’examiner la situation de chaque prisonnier sans qu’il puisse être vu. «L’inspecteur invisible lui-même règne comme un esprit… fût-il absent, l’opinion de sa présence est aussi efficace que sa présence même». L’économie réalisée, du point de vue de la surveillance et des coûts en personnel, est considérable. L’inventeur du Panoptique met régulièrement en avant cet argument convaincant.

L’intention est limpide: chaque prisonnier, placé dans l’illusion d’une surveillance permanente, devient son propre gardien. Un appareil construit pour observer et surveiller devient machine à monopoliser la pensée. La force de cette injonction ne permet pas au détenu de trouver de cesse. L’objet de la surveillance n’est plus l’observation du prisonnier mais, par ce détour, la surveillance en elle-même. Bénéfice supplémentaire, cette construction permet de voir et de juger l’autre d’une place imprenable où on ne peut être saisi comme observateur(13). Du Panoptique, M. Foucault, fit une des figures exemplaires de notre modernité, de la multiplicité de ses systèmes de contrôle.

Mais Bentham n’est pas seulement architecte de prison modèle et de modifications législatives(14). Une partie de son œuvre, redécouverte très récemment, concerne «La théorie des fictions». Il ne s’agit en rien d’un genre littéraire. «Elle ne doit pas être confondue avec l’entité imaginaire»(15). Les fictions, pour indiquer vite, et sans doute mal, ce que Bentham entendait par-là, sont des formes de représentations mentales indispensables à toute forme de discours. Le recours à la fiction est absolument obligé du fait de la place première du langage. «Dans la mesure où les mots font exister les choses, toute tromperie devient possible si l’on ne prend pas soin de distinguer ce qui est réel de ce qui est fictif dans ce qu’ils désignent»(16). Cette mise en garde de Bentham concernant le caractère de fiction de la langue, le fait que les mots ne soient pas innocents à ce qu’ils veulent décrire, peutelle rester lettre morte, au moment où l’on prétend dire le vrai sur le vrai de l’activité médicoéconomique(17). La mise en valeur du chiffre vient, dans le cadre du PMSI, prendre place de fiction au sens où Bentham la dénonce.

Que la psychiatrie ne soit pas une science ne veut pas dire que ce qui s’y effectue en termes d’actes soit hors de toute mesure. Nous touchons là une évidence, lorsqu’un exercice est rémunéré, payé par la communauté, il faut qu’il soit mesuré. Ceci va de soi. Mais quel est le sens de cet appel réitéré au terme d’égalité dans les textes prônant la valeur du PMSI ? Ce préambule ou cette rhétorique finissent par me faire redouter l’inverse. L’égalité, on le sait, participe totalement du discours politique, du plus démocratique au plus tyrannique. C’est toujours au nom du bien de l’autre, et de l’égalité dans la communauté, qu’on inflige les pires discriminations.

E. La Psyché, une cervelle ?

Les quelques éléments que je vais évoquer, pour conclure, s’éloignent du recueil de routine qu’on nous annonce pour le PMSI. Celui-ci repose cependant, dans son expérimentation en 1997-1998 comme dans ses préliminaires sur des notions plus ou moins formulées qui lui ont donné configuration quand bien même la pauvreté actuelle de l’outil paraît l’aseptiser de ses prolégomènes, de ses intentions dites ou suggérées.

  1. Ce qu’exclut ce discours gestionnaire, c’est tout simplement la part du sujet. Il n’a certes pas à le prendre en compte dans son ouvrage. Mais peut-on ignorer avec autant d’obstination les effets d’un calcul sur ce qu’il entend mesurer. Peut-on imaginer que la mise en place du PMSI n’infléchira pas l’approche, le travail des praticiens et que les soins n’en seront pas affectés ? Par ailleurs comment prétendre mesurer la place d’un seul des protagonistes de la scène médicale: le patient ? Comment le second, le médecin, peut-il s’extraire de l’opération ? Par quelle forme de fiction peut-il être extérieur à l’opération et chiffrer un dialogue, ou un acte dont il est partie prenante ? Quel est le support objectif qui permettrait en psychiatrie au soignant de se dégager de ce qui s’y déroule ? Contrairement à ce que l’on a pu en dire, la position du psychiatre n’est jamais neutre.
  2. Traiter à moindre coût, au plus vite, avec le meilleur résultat possible: Pour revenir sur un autre argument de M. de Kervasdoué, comment trouver une psychothérapie qui en vaille une autre en terme de résultat et à meilleur coût ? Quelques études mesurent depuis longtemps les résultats comparés des médicaments et de la psychothérapie. Mais est-il inconvenant de dire (sans réduire la place des médicaments) qu’il ne s’agit pas du tout de la même chose. L’une, la médication, se pose sur le registre du signe, l’autre se fonde sur la prise de parole. Méthode, déroulement et résultats ne sont en rien superposables. Je cite encore notre ancien directeur des hôpitaux: «Si en France, la psychiatrie et son exercice sont contrôlés, ce n’est pas le cas de la psychologie et de la psychanalyse. Ces pratiques sont-elles aussi efficaces les unes que les autres ? Et si c’est le cas, pourquoi ne pas retenir la moins coûteuse ?». En quoi consiste l’efficacité: effacer un ou des signes du malaise (pour prendre un terme général) ou offrir la possibilité de parler ce malaise, de donner au sujet les moyens d’envisager dans quel contexte, sur quel temps ce mal-être est apparu ? On affirme beaucoup en ce moment, du côté de l’industrie pharmacologique, l’intérêt de ces pilules qui effacent la douleur, la souffrance et bientôt, grâce à la génétique, la question que se pose toujours un sujet sur son destin. Ces nouvelles générations de médicaments permettraient non seulement de prévenir, mais d’éliminer dans un bon nombre de cas la maladie avant même qu’elle ne se manifeste. Les congrès de l’American Psychiatric Association abondent de publications scientifiques qui nous promettent, pris à temps, avec les médicaments adéquats, sinon la disparition, mais la diminution d’une bonne partie de devenirs pathologiques déjà tracés !!! Le rêve américain est là. Les congrès mondiaux multiplient les communications dans ce registre. Quelques laboratoires doivent se frotter les mains du travail fait à leur place, dans des opérations publiques, qu’ils n’auraient pu produire sans un tel couvert scientifique. La schizophrénie peut être objectivée par avance. La prévention rejoint la prédiction. L’avenir s’enferme dans son œuf. Le destin du sujet humain se déplace sur la cellule et le génome. Œdipe reviens ! Tu n’as plus à t’interroger: ta tragédie ne te concerne pas. Comment avait-on pu ne pas te le dire ?
  3. Arrivé là, il n’y a qu’un pas. Je sais qu’on m’en fera procès. On pourra me rétorquer que je vais beaucoup plus loin que ce que cherche à démontrer cet outil. Ce pas, c’est celui de l’organicité. La psyché n’existerait pas, ce serait une affaire de cervelle. Il y a deux siècles, c’était à la boite crânienne, à ses bosses, à l’encéphale et à ses circonvolutions qu’on s’intéressait. Les choses ont évolué avec les progrès de la science. C’est un débat de plus, mais il me paraît central dans cette affaire.

Ce qui est demandé au psychiatre d’aligner, le diagnostic venant de surcroît, c’est, je ne sais pas le dire autrement, de ranger la psyché, comme une appendicite ou n’importe quel organe. Certes, me dira-t-on, «vous voilà bien encore les psychiatres…». Faux. L’expression la plus courante déjoue le prétendu outil. «Tu me fends le cœur» réplique Marius sur sa terrasse. De quoi s’agit-il: de sa carte, de sa stratégie, d’un jeu d’esprit ou de l’ensemble ? Et s’il faut être plus sérieux, reprenons «Le marchand de Venise» de Shakespeare. Le morceau de chair ne pèse, malgré les allégations de Shylock, ni le poids, ni le prix que lui fixerait le plateau de la balance. Toute la pièce le démontre.

Alors, désolé pour la balance qui d’ailleurs n’en a cure, nous sommes en psychiatrie. C’est bien à ce qui fait le poids, pour le sujet, qu’aucune balance ne viendra jamais mesurer, et, non à la «lourdeur» de sa pathologie qu’on a affaire. Le morceau de chair ne se résume ni à sa pesée, ni au papier, ni à l’emballage mais au langage qui lui donne place de corps. Il me faut conclure. Il fut un temps, il n’est pas tout à fait comparable. L’histoire ne suit jamais le même tour. Comment ne pas voir sur la fin du XIXème, à l’apogée du courant de la dégénérescence, dans ses tracés héréditaires, dans l’étude des générations, dans ce travail monumental, babélien qui allait donner naissance à l’eugénisme, surgir une affection inclassable: l’hystérie. Charcot crut un moment s’en faire le maître et fut reconnu comme tel. Ce fut elle, multiforme, hypnotisable, se cabrant à souhait, devant un public ébahi, sur l’injonction du maître, qui le tira par le bout du nez. Quelque temps après, Freud reprenait l’ouvrage mais dans un tout autre sens.

La même opération est à l’œuvre. Dans ces nations où règne la norme, posée en vertu collective, où la jurisprudence est portée à son comble, dans le monde anglo-saxon d’où nous importons le PMSI, une nouvelle entité clinique resurgit: les personnalités multiples. Elles déjouent organisations et classifications si bien ordonnées. Artefact répondra-t-on. Bien sûr si l’on ne juge que ses propres performances, celles qui entrent dans la machine et celles qu’on exclut. Mais la psychiatrie est là pour quoi ? Pour sarcler sans cesse son jardin des espèces, jeter les herbes inutiles ? Ou tenter d’entendre et de suivre ce qui ne cesse de la dépasser ?

Dr Jean-Paul LIAUZU


Le chœur:
"O vous, qui habitez la Thèbes de vos pères ! regardez cet Œdipe,
Qui savait les énigmes, l’homme le plus fort au monde,
Lui qui n’a eu d’égard ni pour l’émulation des citoyens ni pour leur succès,
Dans quelle vague, quel effroyable malheur il est arrivé !
Ainsi, en mortel qu’on est, devant le spectacle de la grande journée,
La dernière qu’il vit, on n’attribuera le bonheur à personne, avant
Qu’il n’ait franchi la borne de la vie sans avoir souffert."

 

Le rideau tombe

 

© Pénombre 2001


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(1) R. Padieu, dans la préparation de ce numéro de la Lettre grise de Pénombre, m’indique qu’il ne s’agit pas d’une définition mais d’une finalité de la démarche statistique, finalité avec laquelle il est en plein accord. Cette position peut être tout à fait partagée, mais elle amène au moins une réserve sur ce qu’introduit le mot action. D’autant que l’action, ici, porte une démarche qui, dépassant la statistique, rallie une décision politique dont les motivations excèdent, et de très loin, la seule analyse du chiffre. C’est le cas du PMSI, et de façon plus large, ce que P. Rosanvallon, dans son dernier ouvrage, pointe via l’usage systématique du sondage «Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France».
(2) G. Wagenaar, "Le PMSI à quoi ça sert ?", Santé Mentale n° 41, Octobre 1999, p. 24.
(3) F. Engel et Coll. (FR. Kletz, J.Cl. Moisdon, D. Tonneau), La démarche gestionnaire à l’Hôpital: le PMSI, Séli Arslan, 2000, p. 20.
(4) Ibidem p. 12
(5) Halopsy n° 23, Janvier 2000.
(6) V. Kovess et D. Soyris, "Les groupes homogènes de malades. L’expérience américaine", L’Encéphale, 1994, n° XX, pp. 37-45.
(7) V. Kovess, D. Soyris, "Les groupes homogènes de malades. L’expérience américaine", Perspectives psychiatriques, 1993, 32ème année, n° 36.1.
(8) R. Padieu, toujours dans la préparation de ce numéro, m’objectait une citation de Laplace «La vérité ne se décide pas à la pluralité des voix». Évidence que le psychiatre redécouvre au quotidien. Si la recherche de la vérité est au point de départ de la démarche psychothérapique ou psychanalytique, le déroulement de ce travail montre que la vérité ne peut être traquée et que l’errance est assurée pour ceux qui prétendent la détenir par avance.
(9) Édouard Toulouse: Rapport sur l’existence des aliénés en France et en Ecosse, Conseil Général de la Seine (1898) in R. Castel, «La gestion des risques», Éditions de Minuit, 1981, p. 80.
(10) G. Deleuze, «Foucault», Collection «Critiques», Éditions de Minuit, 1986, p. 81.
(11) G. Wagenaar, «Le PMSI: À quoi ça sert ?», Santé Mentale, n° 41, Octobre 1999, pages 22 à 28. Les portions de phrases soulignées sont de mon fait.
(12) J. Bentham: «Le panoptique» précédé de «L’œil du pouvoir», entretien avec Michel Foucault, postface de Michèle Perrot, Belfond, 1977, p. 9.
(13) Je passe sur la tuyauterie et autres accessoires permettant à l’inspecteur de se faire entendre et laisse à chacun le soin de placer les différents protagonistes du PMSI dans les cases qui lui paraissent appropriées.
(14) Élie Halévy avait tenté, dans «La formation du radicalisme philosophique» (1901-1904, l’ouvrage vient d’être réédité), de résumer l’ensemble de l’œuvre.
(15) In J. Bentham. «Le pouvoir des fictions» par Christian Laval, PUF, 1994.
(16) J. Bentham: «Le panoptique», op. cit.
(17) Le Panoptique édité sur ordre de l’Assemblée Nationale eut un destin très court. Il fut très vite oublié. Les positions de Bentham n’étaient pas étrangères à ce projet avorté. Édité par l’Assemblée Nationale, fait citoyen d’honneur de la République, il critique très vite la notion d’égalité. Le concept, en lui-même, dans l’aurore de cette démocratie naissante, lui paraissait plus proche d’un slogan que d’une volonté politique effective et efficiente. Ce curieux personnage qui forgea tant de néologismes et de mots (dont déontologie), lui trouvait un parfum d’imposture.


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