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Pénombre — la lettre grise n° 7


CARNET DE NOTES IMAGINAIRES DE GASPARD MONGE

Alès, 1er Février 1789

Gaspard Monge en médaillon  U N VENT GLACÉ balayait les rues ce matin, mais le ciel était clair comme jamais. Une belle lumière d’hiver dessinait la ville comme une épure. J’ai retrouvé Alès, familière, pour la quatrième fois en trois ans. Le collège n’a pas changé. Les pensionnaires de l’école de marine, que je viens interroger, se mêlent sans heurt aux autres écoliers.
Le 25 octobre 1783, Gaspard Monge est nommé examinateur de la marine par le roi, sur proposition du maréchal de Castries, ministre de la Marine. Ses tournées l’amènent à Brest, Rochefort et Toulon, où se trouvent les écoles d’officiers de marine. En 1786, deux collèges navals sont créés, l’un à Vannes et l’autre à Alès, pour préparer aux écoles d’officiers. À partir de 1787, Monge doit alors se rendre dans ces deux collèges lors de ses tournées d’inspection, pour y choisir les jeunes gens qui pourront intégrer [le corps des officiers ?]

Des enfants encore, treize ou quatorze ans, parfois moins, comme ceux de Vannes, où je serai en mars, si tout va bien. Sur la liste qui m’a été remise avant mon départ, j’ai noté un petit Artur de la Villarmois qui n’a pas même douze ans… Saura-t-il déjà maîtriser l’arithmétique, la géométrie, la navigation, et même la trigonométrie rectiligne et sphérique, au programme pour la première fois ?

César-Henri, comte de la Luzerne, ministre de la Marine de 1787 à 1790.
    Je sais que j’aurai toujours autant de plaisir à questionner, à écouter, à évaluer ces jeunes intelligences en éveil. Pourtant, cette année, ma tâche m’inquiète: Monsieur de la Luzerne ne veut pas plus de quarante élèves officiers, nous en avons gardé trop dans les deux dernières promotions. Je vais devoir faire un tri sévère entre tous ces jeunes gens. Il ne s’agit plus de dire pour chacun: celui-ci oui, cet autre non. Ce n’était déjà pas facile d’être juste en en interrogeant autant: plus de cent l’an passé entre Vannes et Alès. J’avais déjà dû prendre force notes pour ne pas laisser ma mémoire trahir ces enfants, et pour assurer à ma conscience une équité rigoureuse. Mais cette fois, être juste, c’est être sûr de choisir les quarante meilleurs. Et s’il s’en trouve cinquante qui auraient l’étoffe de bons officiers du roi, ce sera à moi de dire: ces dix-là ne valent pas ces quarante autres.

Je me suis fabriqué un petit carnet où j’ai inscrit le nom de chaque concurrent, et je compte, pour chacune des cinq disciplines où je dois vérifier leur instruction, en noter le degré par une lettre de l’alphabet. J’espère ainsi avoir à la fin une vision plus synthétique et plus juste de leurs qualités respectives. C’est le professeur de Mathématiques de Vannes, Monsieur de la Farge, qui m’en a inspiré l’idée: l’année dernière, il m’avait fourni, avant l’examen, une liste classée et annotée de ses élèves, les meilleurs étant désignés par a, b, ou c, ceux qui lui paraissaient plus douteux, par d, et ceux qui n’avaient pas l’instruction nécessaire, par n. Je compte affiner ce système en utilisant davantage de lettres, et en notant chaque épreuve.

Vannes, 23 mars 1789

Je suis fatigué. Le ciel est bas. Un crachin silencieux mouille de tristesse les bâtiments encore inachevés de l’école de marine.

J’ai fait partir aujourd’hui pour Paris la liste des noms qu’on attend là-bas.

Pendant ces deux mois, mon esprit échauffé par le travail n’a pas douté de parvenir à un jugement sûr.

Mais à présent, je ne sais plus rien. Tant de questions me viennent, ai-je vraiment mené ma mission à bien ? Je croyais avoir trop de brillants sujets à départager, mais je n’en ai pas même trouvé quarante: en cherchant à trancher entre le quarantième et le quarante et unième, j’ai trouvé ces deux-là également médiocres, et même aussi deux autres que j’avais précédemment placés devant. J’ai classé les quatre ex aequo, en recommandant qu’on ne les garde pas. Il n’en reste donc finalement que trente-sept. La crainte d’en choisir trop m’a-t-elle rendu plus sévère ? Mon système de lettres y est-il pour quelque chose ? En parcourant mes carnets, je me rends compte que pas une fois je n’ai voulu donner de a… Mes questions de trigonométrie ont-elles été au-delà de ce qu’on peut attendre d’esprits encore si neufs ? La statique sera au programme de l’examen l’année prochaine. Trouverai-je encore moins de têtes assez bien faites ? Je rêve à l’immense réserve d’intelligence à laquelle nous aurions accès en supprimant la règle qui exige des concurrents quatre quartiers de noblesse paternelle.

En 1791, les collèges de Vannes et Alès sont remplacés par douze écoles gratuites et publiques de mathématiques et d’hydrographie. C’est Monge qui est chargé de leur création, et du recrutement des élèves. Il sera lui-même ministre de la Marine d’août 1792 à avril 1793.

Je pars demain pour Lorient, où l’on instruit les troupes coloniales. Puis les élèves officiers de Brest m’attendent pour la fin d’avril. Cette tournée est la plus longue et la plus fatigante de toutes. J’ai hâte de retrouver Paris, et ma chère famille, pour un été de repos…

Dijon, le 28 janvier 2002


Ces quelques lignes m’ont été inspirées par:

Tous ces documents m’ont donné l’illusion d’avoir rencontré Gaspard dans une autre vie. C’est pourquoi j’ai eu l’audace de prendre la plume en son nom. Les détails historiques sont exacts. Quant à la psychologie que je lui attribue, il ne faut y voir que le reflet de mon imagination.

Françoise Dixmier


Extrait du carnet de notes (authentique) de G.Monge (Vannes, mars 1789)

ArithmétiqueGéométrieTrigonométrie
rectiligne
Trigonométrie
Sphérique
Navigation
Huon de Kermadec (4e) cbbcc
Aubert de Trégomain (5e) bbccc
de Mélient (7e) fdcbb
de Poix (9e) bbbbb
Artur de la Villarmois (10e) ccccc
Majance de Camiran (11e) bbccf
Le Roux de la Routière (12e) cbbbc
de Berset (13e) bcccc
Sauvage (15e) c-dcc-dc-dc-d
de Carn (16e) ccc-dd-ed-e
d’Amphernet (17e) ddc-dc-dd-e
Lantivy de Trédion (18e) cddd-ee-f
Achard de Bonvouloir (20e) d-edded
Le Large (24e) e-f/2effg-h
de Vaufleury de la Durandière (25e) ceeee
Augier (26e) d-ed-ed-ed-ee-f
Tardieu de Maleyssie (28e) cdddf-g
de Verteuil (33e) eeeee
Charette de la Colinière (34e) effff
Garnier de Boisgrollier (36e) deff*
de Gilart de l’Archantel (38e) deef-gf-g
Huchet de Ceintré (38e) eeff*
d’Aubenton (38e) ffffg-h
Perrin de Cabriller de Laugary (38e) edff*
*: «il ne la sait pas»

Gaspard Monge complétait ces notes par des remarques:

de Mélient: «Je l’avais mal jugé, il n’a que treize ans, et il sait fort bien lorsqu’il sait. Sa lenteur et sa timidité m’avaient trompé.»
Le Large: «Intelligent et propre aux sciences, mais trop peu instruit.»
d’Aubenton: «Intelligence bien faible, et cependant il n’est pas borné.»

Il mettait parfois une «note d’intelligence»: de Berset: c-d , Huchet de Ceintré: c , Perrin de Cabriller: d.

Il a réexaminé certains candidats une deuxième fois:

Huon de Kermadec: «sera examiné de nouveau sur les logarithmes; assez intelligent mais lent.»
Sauvage: «Le 26, il a donné la statique jusqu’à la fin du 3e chapitre.»
Lantivy de Trédion: «Le 26, il a donné les mappemondes.»


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