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Pénombre — la lettre grise n° 7


NOTES EN PHILO OU NOTES EN FOLIE ?

 Q UI A NOTÉ LE PREMIER ? Quand et où ? Comment l’idée lui en est-elle venue ? Faute d’une histoire encore à écrire, les mots ont-ils gardé la mémoire de la première note ?


Le palmarès des dictionnaires

Partons donc du Petit Robert comme le propose D. Reisz. «L’appréciation chiffrée selon un barème préalablement choisi» vient en tout dernier lieu dans la liste des différentes significations de note. Et cela ne nous éclairerait pas beaucoup si nous n’avions pas été notés dès le premier âge, appris ce qu’est la note en étant noté, comme à compter en comptant (et en étant noté dans le même temps).

Revenons au début de la notice. Note, n.f; (XIIe; lat. nota). Bon alors, c’est du latin de cuisine…

Passage au Gaffiot. Nota, æ, f. 1) signe, marque. Un signe matériel donc, mais vite avec un sens figuré péjoratif, notæ ac vestigia flagitiorum (Cicéron): marques et traces d’infamie. Puis viennent des significations tournant toujours plus ou moins autour de la notion de signe, de la ponctuation des copistes aux signes musicaux. 3) marque sur le corps, tache naturelle, tatouage, au propre (sic) d’où, au figuré, encore flétrissure, honte: quæ nota domesticæ turpitudinis non inusta vitæ tuæ est ? (Cicéron) Est-il une flétrissure provenant de scandales domestiques qui ne soit imprimée sur ta vie ? 5) étiquette (mise sur les amphores pour rappeler l’année du vin, le bon cru), d’où marque, sorte, qualité: mel secundæ notæ (Columelle) miel de seconde qualité; de meliore nota commandare aliquem (Curius) recommander quelqu’un de la meilleure sorte. Et puis vient le 6) annotation, remarque. Ce serait donc notre note de bas de page ? Pas tout à fait: notam apponere ad malum versum (Cicéron): noter un mauvais vers. Pas étonnant de trouver alors 7) note du censeur, blâme (motivé, inscrit à côté du nom): censoriæ severitatis nota inuri (Cicéron), «par jeu de mots avec le sens du § 3» précise Gaffiot pour les jeunes latinistes qui n’auraient pas encore fait l’amère expérience d’un zéro pointé, être marqué d’infamie par la rigueur des censeurs. D’où sans doute l’expression «une vraie tache, ce mec…».

Donc finalement, les romains notaient à tour de bras. Or mat - Fr. 23.25

Mais ce nota de Cicéron est-il le bon ? Retour chez Monsieur Alain Rey. La note comme appréciation chiffrée arrive après les deux significations principales à en croire la hiérarchie classificatoire du Petit Robert. Le I, c’est la note de musique. Le II, c’est la note écrite en marge d’un document ou pour garder la trace d’un discours ou d’un événement. Deux sens éloignés en apparence. Et hiérarchiquement toujours, notre note (celle du professeur) vient dans le II, après par exemple la note comme glose ou scolie (avec cette citation d’Alain que tous les élèves mal notés du pays devraient avoir en tête: «la note, c’est le médiocre qui s’attache au beau»), et, enfin, juste après la note d’hôtel, détail écrit d’un compte, mais qui au restaurant laisse place à l’addition. Une autre note chiffrée après la nota des amphores, curieux cette proximité de la note chiffrée et de la consommation de boissons diverses…

Le Petit Robert date la note comme «brève appréciation donnée par un supérieur sur le travail, la conduite de quelqu’un» de 1845. Notre groupe de recherches historiques et 6 roses - Fr. 23.50 pénombresques sur la notation semble avoir trouvé des mentions plus anciennes de cette note (de gueule). La note comme élément textuel (signe de la médiocrité pour Alain) remonterait quant à elle à 1630 et l’usage, vieilli, de la note comme marque pour se souvenir de l’emplacement de quelque chose serait attesté en 1530. Bon, mais il n’y avait plus trop de romains à cette époque…

La note musicale est d’abord un signe marquant la hauteur et la durée du son, puis le son lui-même. Le PR rattache à ce sens, l’usage figuré de note: une note juste, une note gaie, forcer la note, être dans la note… Enfin, des notes moins stigmatisantes…

Encore un détour par la notation avant de donner une deux ou trois étoiles au Petit Robert. À la note donnée par le supérieur hiérarchique correspond la notation comme «action de noter». L’exemple est donné bien sûr de la notation des devoirs par le professeur. Nulle référence à ce point cependant à la correction des devoirs (présupposé de la note ?) qui s’apparente plus à l’action de ramener à la règle comme dans la «correction des mineurs délinquants» ou la «correction typographique» des erreurs d’imprimerie. Pour le PR, la notation comme action de donner une note ne paraît être finalement qu’une signification sans lien avec le sens principal: la notation est l’action qui met en œuvre des symboles pour représenter. La première notation est alors celle des nombres, la notation numérique, puis vient la notation chimique… Le Petit Robert ne s’étend pas, la chimie, ce n’est pas vraiment son affaire. Il préfère ensuite nous parler de la notation musicale. Et surtout de la notation en peinture, «des notations vivement colorées», et cette citation de Francastel, l’impressionnisme «substitue au dessin classique la notation des ombres et des reflets», voilà qui devrait pouvoir resservir dans un conseil de classe ou sur un livret scolaire !

Finalement, le PR ne donne guère d’indication sur le lien entre la note comme signe ou comme petit texte et la note (chiffrée ou non) de nos professeurs. La nota latine semble plus proche des pratiques «pédagogiques» de la notation. Faut-il remonter si loin pour comprendre ?

La note portugaise

Un coup d’œil rapide sur le Nouveau Larousse Illustré, sixième volume, édition non datée mais probablement du début du XXe, à lire les biographies et chronologies qu’il contient. L’entrée notation comprend un long développement sur la notation chimique (mais il ne s’agit pas encore 4 roses - Fr. 27.50 de la notation atomique) et un autre sur la notation musicale. En fin de rubrique, notation chiffrée renvoie à musique chiffrée. Une utilisation oubliée peut-être quand même: dans le commerce, «la notation est la manière adoptée par les marchands pour indiquer sur leurs marchandises des prix de vente dont ils veulent dérober la connaissance à leurs clients». Les chiffres sont alors transformés en lettres. On n’a donc rien inventé en passant de la note chiffrée à la note avec des lettres ? Recette qui peut servir encore: «un marchand a choisi le mot portugaise, dont les lettres figureront pour lui les chiffres 1,2,3,4,5,6,7,8,9,0; s’il veut indiquer qu’il veut vendre une pièce de drap 14 fr. 85 c. le mètre, il marquera sur cette pièce les lettres ptiu». Sur une copie, au lieu de 12,5 (sur 20), on pourra mettre alors pou. Ingénieux, n’est-ce pas ? 1 rose et 1 perle - Fr. 31.

La rubrique note (lat. nota) nous déçoit. Déjà, pas la moindre trace de la note chiffrée du professeur. Peut-être cela vient-t-il de l’orientation encyclopédique du Larousse. Dans le désordre, sont évoqués les usages du mot note dans les diverses disciplines et l’on s’y perd un peu. La note est donc une marque pour se rappeler, un exposé succinct, la mention particulière d’une personne distinguée (Vx.), personnage de note ou personnage de marque. Vient alors l’usage moderne de ce sens: «observation concise par laquelle on apprécie la conduite ou le caractère de quelqu’un, particulièrement d’un militaire ou d’un élève: avoir de bonnes notes.» Donc les notes peuvent être bonnes sans être chiffrées, elles apprécient autant le caractère que la conduite.

Il n’est pas dit si ces notes peuvent être communiquées sous forme de notes tironiennes, selon une écriture abrégée qui «permettait d’écrire aussi vite que la parole» et surtout secrète pour authentifier les actes de façon sûre. Ce serait alors une note chiffrée pour éviter qu’elle ne soit trop facilement comprise… Signification que l’on retrouvait anciennement chez les notaires pour désigner les abréviations qu’ils utilisaient pour rédiger leurs minutes, et par extension leurs minutes elles-mêmes. D’où cette ancienne appellation du notaire, le garde-note. L’appellation étant tombée en désuétude, on pourrait la proposer pour d’autres utilisateurs intensifs de notes…

Illustré le Larousse l’est, et la note par la décomposition figurée des notes musicales. Une ronde vaut deux blanches ou 4 noires ou 8 croches ou 16 doubl. cr. ou 32 tripl. cr. ou 64 quadrup. croches. La ronde est en haut et les quadruples croches, en bas. La note musicale donne lieu à des utilisations dérivées comme «attaquer la note» ou «attaquer la note vivement» ou figurées, comme dans cette citation de Lamartine:

«La nature a deux chants, de bonheur, de tristesse;
de l’une à l’autre note elle passe sans cesse.»

On retrouve quand même au passage certaines utilisations de note ou noter qui peuvent bien provenir de la nota décrite par le Gaffiot. Même si cela est considéré comme un usage ancien: une note infamante ou d’infamie qui en droit désignerait la déclaration légale et juridique qui frappe une personne et l’attaque dans son caractère ou sa conduite. Et puis une personne notée, qui serait une personne mise en suspicion et dont on a reconnu qu’il fallait se méfier.

Le chaînon manquant

Toutes ces définitions ignorent un usage savant plus ancien de la note, mais sans remonter à Cicéron pour autant. On le trouve mentionné dans les dictionnaires philosophiques. Celui des Notions philosophiques (PUF) comporte une entrée nota (un peu recopiée du vocabulaire de Lalande en fait) à laquelle renvoie directement l’entrée note et qui sera citée ici assez longuement de peur d’en trahir l’aspect très pédagogique:


«NOTA
«Subst. lat. signifiant note ou marque.

1. En V.O.: Nota notæ est nota rei ipsius = prædicatum prædicati est prædicatum subjecti.

note dans la note: “Dans toute énonciation où l’on peut distinguer ce dont on parle et ce que l’on en affirme ou nie, le premier terme est appelé sujet et le second prédicat” (Lalande). Espérons que la note scolaire soit attribuée en faisant [?]
«Dans la philosophie scolastique, attribut d’un sujet caractère d’un concept. De là vient la formulation en compréhension du dictum de omni: la note de la note est la note de la chose même, c’est-à-dire le prédicat du prédicat est le prédicat du sujet1. Ce caractère peut également être conçu dans sa fonction de reconnaissance et de distinction de l’objet; pour Leibniz, une notion distincte correspond aux choses dont nous avons une définition nominale, laquelle n’est rien d’autre qu’une énumération des marques suffisantes à leur reconnaissance (par ex. la notion que les essayeurs ont de l’or). Mais pour assurer cette fonction, il n’est pas nécessaire que la note ait un rapport intrinsèque et naturel à son objet (je souligne). C’est ainsi que pour Hobbes «une marque est un objet sensible qu’un homme érige pour lui-même volontairement, afin de s’en servir pour se rappeler un fait passé, lorsque cet objet se présentera de nouveau à ses sens». Elle correspond à la nature du langage dans son usage intérieur: «Le premier usage des dénominations est de servir de marques ou de notes en vue de la réminiscence».

Si la faculté de noter n’existait pas, il faudrait l’inventer

2. E. Kant, Critique de la raison pure, livre II. Introduction. Du jugement transcendantal en général. «Si l’on définit l’entendement en général le pouvoir des règles, le jugement sera le pouvoir de subsumer sous des règles, c’est-à-dire de décider si une chose est ou n’est pas soumise à une règle donnée. La logique générale ne renferme aucun précepte pour le jugement et n’en peut pas renfermer…
«…Aussi le jugement est-il la marque spécifique de ce qu’on nomme le bon sens et au manque de quoi aucun enseignement ne peut suppléer».

L’auteur ajoute peu après cette note: «Le manque de jugement est proprement ce que l’on appelle stupidité, et à ce vice il n’y a pas de remède. Une tête obtuse ou bornée en laquelle il ne manque que le degré d’entendement convenable et de concepts qui lui soit propres, peut fort bien arriver par l’instruction jusqu’à l’érudition. Mais, comme alors, le plus souvent, ce défaut accompagne aussi l’autre, il n’est pas rare de trouver des hommes très instruits qui laissent incessamment apercevoir dans l’usage qu’ils font de leur science ce vice irrémédiable».
    Donc la note, est bien depuis longtemps, depuis les romains jusqu’à nos jours, l’expression d’un jugement sur le caractère des choses. Noter relève de la faculté de juger2. Nous pouvons «noter» comme nous pouvons juger. Y compris d’ailleurs par des jugements quantitatifs, la grandeur étant l’un des caractères (une catégorie) que nous savons attribuer au sujet.

Notre faculté de noter n’a pas besoin pour s’exercer qu’une grandeur ait été définie au préalable et que la note résulte d’une opération de mesure de cette grandeur. Nous savons noter (d’infamie ou de dignité, de bonheur ou de tristesse, de bon cru ou de médiocre production) les objets soumis à notre jugement. L’appel croissant fait à des nombres pour exprimer un jugement ne peut donc se comprendre que par notre maîtrise (a priori) d’un «instrument» de quantification sans grandeur définie au préalable. Une capacité psychologique à noter et même à noter de chiffres. Innée ou acquise ? Les neurobiologistes sont à la recherche du gène du nombre. Certains pensent l’avoir trouvé, les animaux possèderaient les rudiments nécessaires à l’évaluation chiffrée comme le petit d’homme qui sur cette base Ciselé or mat - Fr. 46.50 innée pourra apprendre à compter. Mais peu importe, adultes nous sommes supposés savoir dire notre opinion sur les gens, les choses, les événements et ceci de plus en plus précisément. Si l’on nous demande «d’affecter une note» à une chose ou une personne, nous mettons notre tuttimètre en route, et la réponse vient. Au sondé, on ne demande en général que de dire s’il est tout à fait favorable, plutôt favorable, plutôt en désaccord ou tout à fait en désaccord avec une opinion stimulus. Arrive un moment où on lui demande de mettre une note et ceci ne fait qu’imposer une forme particulière à l’expression de ses préférences. Et dans un premier temps, ce n’est pas trop compliqué. Ayant mis une certaine note pour une chaîne de télévision ou un responsable politique, la préférence des suivants sera marquée en faisant varier la note.

Notes colorées, notes claires ou obscures, blanches ou noires

10 roses - Fr. 47.50

Car noter avec des chiffres, ce n’est pas autre chose que l’expression d’un système de préférence. Les propriétés de cet instrument propre à noter toutes choses sont-elles bien connues ? Dans le domaine de la consommation de biens matériels, les économistes pensent normal d’attribuer à notre système de préférence et à la formation de nos choix des propriétés formelles stables et permettant une mathématisation sans trop de difficultés. D’où les bonnes propriétés d’ordre et de mesurabilité qu’auraient les préférences du consommateur.

Platine pavé roses - Fr. 59. Si je préfère avoir deux pommes plutôt qu’une, et trois plutôt que deux, alors je suis supposé préférer avoir trois pommes plutôt qu’une. Admettons. Mais cette transitivité est-elle toujours assurée ? Que se passe-t-il si l’on me demande quelle est ma couleur préférée ? Si je dis préférer le rouge au jaune, et le jaune au bleu, pourquoi devrais-je préférer le rouge au bleu ? Mettez donc les couleurs sur un cercle et voyez ce qu’il en est de cette «relation d’ordre» ! Je peux tout à fait préférer le bleu au rouge et de nouveau le rouge au jaune en parcourant le cercle… Ou alors il faut avoir en tête la disposition des feux tricolores pour transformer trois couleurs en système d’expression de préférences garantissant le bon ordre, par exemple pour évaluer des élèves en cours primaire: vert, c’est bien tu peux continuer, orange c’est moyen, il faut faire une pause, rouge, c’est mauvais, tu t’arrêtes et tu ne repars pas. Dans ce cas, vert est mieux que orange, orange mieux que rouge, et vert est bien mieux que rouge. Patiné 1 rose et 2 saphirs - Fr. 60

Cet usage scolaire des couleurs comme signe d’évaluation (que mes enfants ont expérimenté) n’est possible qu’après «rectification» du cercle des couleurs. L’opposition du bien et du mauvais le permet et l’impose. En allant vers le bien (vert) et au-delà, on ne peut revenir au mal (rouge).

On peut alors construire toutes les échelles que l’on veut (échelle lettre comme le marchand de tissu cité par mon Larousse ou note chiffrée) cela ne résulte pas d’une propriété objective de ce qui est noté, mais de la mise en œuvre d’un système de préférence manichéen.

Dans le monde des couleurs, dont la notation n’est pas absente selon l’histoire des mots, ce système cohabite avec le «cercle» des teintes: c’est l’opposition du clair et de l’obscur. L’obscur ne peut rejoindre le lumineux (au moins pour des occidentaux). Dans le monde des notateurs, le bien ne peut être confondu avec le mal. La note moderne ne commence-t-elle pas avec les représentations (les marques) mettant le paradis en haut, là où règne la lumière, et l’enfer en bas, monde des ténèbres ?

Bruno Aubusson de Cavarlay

 

 

Simili - Fr. 6.50


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