Dans l'air frais de la nuit
«Nous sommes sur un terrain qui n’a pas été cartographié,
nous créons une politique qui n’a pas encore été définie.
Et pour ce faire, il serait peut-être temps de laisser Martin et Malcolm
débattre ensemble autour de la table du dîner,
en compagnie d’Emma, de Karl, de Léon et tous les autres,
et de sortir dans l’air frais de la nuit.»
Starhawk, Parcours d’une altermondialiste
«Ça fait du bien de voir que la pensée peut aussi avoir
des bras, et qu’il suffit souvent de retrousser ses manches»,
écrivait récemment une lectrice de Périphéries dans un très beau
message. Cette «pensée qui retrousse ses manches», on a eu l’impression
de la retrouver à l’œuvre dans La sorcellerie capitaliste – Pratiques de
désenvoûtement, le livre de Philippe Pignarre et Isabelle Stengers. Un livre
«d’intervention», selon ses auteurs, mais en même temps déconnecté de
l’actualité immédiate, et cherchant plutôt, à travers mille précautions,
précisions, louvoiements, ajustements, réhabilitations et revendications de notions
et de mots ambigus ou discrédités, à délivrer des carcans et des réflexes
empoisonnés qui pourraient l’étouffer la fragile contre-offensive politique
apparue au cours de ces dernières années, après la période de K.-O. total qui a
suivi la chute du Mur de Berlin. «Nous avons ressenti le besoin de fabriquer ce
qui constitue une véritable épreuve pour nos habitudes de pensée», écrivent-ils.
Parce qu’il n’était pas question de se poser en intellectuels prophétiques et omniscients,
parlant de nulle part et visant à «coiffer» le mouvement d’une théorie universelle qui
pourrait lui servir de Bible, ils disent avoir longtemps cherché comment définir leur
propre position: «Tout s’est débloqué quand on a tenu l’image des jeteurs de sonde»,
se souvient Philippe Pignarre. «Jeteurs de sonde», c’est la définition qui leur a
paru convenir le mieux au rôle qu’ils pouvaient jouer: «Les jeteurs de sonde
ont beau se tenir à l’avant d’une barque, ils ne regardent pas au loin,
écrivent-ils. Ils ne peuvent pas dire les buts, ni surtout les choisir. Leur
souci, leur responsabilité, ce pour quoi ils sont outillés, ce sont les rapides
où l’on se fracasse, les écueils où l’on bute, les bancs de sable où l’on
s’enlise. Leur savoir provient de l’expérience d’un passé qui dit les dangers
des rivières, de leurs allures trompeuses, de leurs invites piégées. La
question de l’urgence se pose au jeteur de sonde comme à n’importe qui, mais sa
question propre est, doit être, «peut-on, ici, passer, et comment».»
«Un autre monde a appris à se sentir lui-même,
même s’il ne sait pas très bien comment bouger»
Qui sont-ils, pour commencer? Directeur des éditions Les Empêcheurs de penser en rond,
ex-militant trotskiste, Philippe Pignarre est un ancien cadre de l’industrie
pharmaceutique, dont il est devenu un redoutable contempteur, signant des livres comme
Le grand secret de l’industrie pharmaceutique, Comment la dépression est devenue
une épidémie ou encore Comment sauver (vraiment) la Sécurité sociale (tous aux
éditions La Découverte). Chimiste ayant bifurqué vers la philosophie des sciences, auteur
de La Nouvelle alliance, en 1979, avec le Prix Nobel de chimie Ilya Prigogine, ou
encore de L’invention des sciences modernes ou de Cosmopolitiques, la
Belge Isabelle Stengers s’est toujours intéressée aux savoirs minoritaires et
dominés: elle a travaillé sur l’hypnose, sur l’usage des drogues, sur la
sorcellerie... Elle a aussi une activité militante, que ce soit au sein du
Collectif sans ticket de Bruxelles ou des groupes anti-OGM: en novembre 2003,
elle est passée devant le tribunal correctionnel de Namur pour le piétinement
d’un champ de Monsanto. Tous deux proches de l’ethnopsychiatre Tobie Nathan et
du sociologue des sciences Bruno Latour, ils partagent une même recherche de
pratiques et de savoirs qui n’aboutissent pas à «écraser» ou à disqualifier les
autres – que ce soit dans les relations interculturelles ou au sein d’un même
mouvement politique.
Le moment-clé, celui où un refus puissamment exprimé est venu contester les politiques
de libéralisation débridée, «où une génération a appris à passer au travers de la loi
du silence imposée, où un autre monde a appris à se sentir lui-même, même s’il ne sait
pas très bien comment bouger», ils le voient émerger à Seattle, avec
l’échec des négociations de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sous la pression de la
rue, en 1999 – tout en sachant que ce choix comporte une part d’arbitraire, et
que d’autres pourraient citer janvier 1994 au Chiapas, ou Décembre 1995 en
France. Même s’il ne date pas de Seattle, leur intérêt pour les groupes
d’activistes nord-américains comme les sorcières néopaïennes emmenées par
Starhawk, dont ils sont les éditeurs en France, n’y est sans doute pas étranger.
«Une «initiation noire», l’adhésion à un savoir quisépare les personnes
de ce qu’elles continuent à sentir souvent, et qu’elles renvoient désormais
du côté du rêve ou de la sensiblerie»
Ils ne croient pas une seconde au «moins d’Etat» qu’est supposé réclamer le
capitalisme: pour eux, au contraire, celui-ci a absolument besoin de l’Etat pour
mettre en place des batteries de réglementations qui soustrairont un maximum de
domaines à l’appropriation de leurs usagers et les feront tomber dans son escarcelle
– les brevets en sont le meilleur exemple. La remarque, au passage, affaiblit
l’argumentation de ceux qui reprochent aux altermondialistes de s’en prendre à
l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et présentent celle-ci comme un moindre mal
face au risque de voir s’instaurer la loi de la jungle: la loi de la jungle, affirment
au contraire Pignarre et Stengers, n’est pas un état «naturel», mais
une construction à laquelle s’activent, dans le monde entier, des millions de «petites
mains». Ils citent la façon dont on apprend aux jeunes managers à
licencier sans états d’âme dans le film de Jean-Marc Moutout Violence des
échanges en milieu tempéré, par exemple, comme un exemple de production
de «petites mains». Les scientifiques, les hommes politiques, les journalistes sont
soumis au même traitement: «C’est une «initiation noire», l’adhésion à un savoir qui
sépare les personnes de ce qu’elles continuent à sentir souvent, et qu’elles renvoient
désormais du côté du rêve ou de la sensiblerie dont il faut se défendre.»
Devenu une «petite main» au service du système, on renonce à penser, et on
revendique fièrement ce renoncement (les autres, les naïfs, ceux qui «en sont encore
là», auront droit à des ricanements méprisants), pour se soumettre à la dictature du
«il faut bien». «Ce que l’on faisait faire aux gens au nom du progrès, lorsque
ce concept tenait encore la route, on le leur fait désormais accomplir au nom du
réalisme», remarque Isabelle Stengers. Puisant dans leur connaissance de
l’ethnopsychiatrie, Pignarre et elle décrivent le capitalisme comme un «système
sorcier sans sorciers»: un système qui nous frappe de paralysie et d’impuissance
en nous confrontant sans cesse à ce qu’ils appellent des «alternatives infernales»
– par exemple: si vous voulez maintenir ou renforcer la protection sociale des
salariés, vous accélérez les délocalisations et provoquez la hausse du chômage…
Philippe Pignarre: «Un dispositif que ses victimes activent malgré elles: c’est cela,
la définition d’un système sorcier!» Le discours des hommes politiques depuis deux
bonnes décennies pourrait se résumer à cette phrase, écrivent-ils: «Je vais vous
expliquer les contraintes inexorables auxquelles notre action est soumise.» C’est-à-dire
que la politique a depuis longtemps cédé la place à la pédagogie – et à une
pédagogie mensongère, qui plus est. Le capitalisme peut se définir, selon Pignarre et
Stengers, comme «ce qui tue la politique», ce qui confisque un choix après l’autre.
Arracher aux experts les questions qui nous concernent
pour les remettre en circulation, pour en refaire des questions politiques
Comment résister à la «capture»? Comment se protéger
de l’ensorcellement? Ils ne croient guère à l’efficacité de la dénonciation
incantatoire, ni aux «grosses explications» invitant à abattre le
capitalisme pour résoudre la multitude d’injustices qu’il provoque à l’échelle
mondiale. Pour eux, il s’agit plutôt de chercher dans chaque cas, dans chaque
conflit, quelle est la «prise» la plus efficace, ici et maintenant, en réhabilitant
la notion très décriée de «pragmatisme», en développant l’art de «faire
attention», de prendre garde aux conséquences de ses actes, de marcher sur
des œufs plutôt que de les casser sous prétexte qu’il faut bien en passer par
là si on veut faire une omelette. Et cela, même en temps de guerre – «surtout
en temps de guerre».
L’enjeu, à leurs yeux, est de se réapproprier les problèmes, de ne plus subir les
termes dans lesquels ils sont posés, mais de parvenir à les formuler autrement –
c’est-à-dire à briser les alternatives infernales. Pour cela, on n’a pas d’autre choix
que de s’obliger «à penser, pas à dénoncer», et de s’atteler à produire du savoir.
Ainsi, par exemple, la lutte contre les organismes génétiquement modifiés, en montrant
que ceux-ci n’étaient que de pauvres bricolages hasardeux, et non l’éclatant progrès
scientifique pour lequel on tente de les faire passer, a permis de contrer l’alternative
infernale «accepter les OGM ou cautionner l’obscurantisme». Ils suivent
avec attention les mouvements qui entrent en force dans tous les lieux interdits, les
domaines réservés, et arrachent aux experts les questions qui les
intéressent pour les remettre en circulation, pour en refaire des questions politiques. Ce
sont évidemment les associations de malades du Sida qui, depuis le
procès intenté par l’industrie pharmaceutique à l’Afrique du Sud en
2001 (la plainte fut retirée quelques semaines après l’ouverture du
procès), en fournissent l’illustration la plus éclatante: «Ils ont
réussi un double processus de création d’expertise et de mise en politique de ce qui les
concernait – recherche, mise à disposition des médicaments, droits des malades,
rapport au médecin», provoquant ce phénomène inimaginable quelques
années auparavant: «l’entrée du médicament en politique». L’association
Oxfam, elle, a aidé les délégués des pays pauvres à affûter leurs arguments lors des
réunions de l’OMC, et à mettre en lumière la volonté des pays riches de
protéger leur propre agriculture tout en obligeant les plus faibles à l’ouvrir
au marché – une insolence qui a largement contribué à gripper les rouages de
l’institution. Tous ont réussi à «fabriquer le problème
d’une manière qui ne préexistait pas à leurs efforts».
La Sécurité sociale, une «invention» avant d’être un «acquis»
Mais Philippe Pignarre manifeste aussi un vif enthousiasme pour
l’action de l’Association française contre les myopathies (AFM), organisatrice
du Téléthon, qui laisse l’entière responsabilité de l’attribution des budgets
récoltés, non aux scientifiques, mais aux représentants des familles, et développe
une politique de brevets soucieuse d’empêcher l’appropriation de la recherche. La
référence ne manque pas de surprendre ni de susciter l’hostilité dans les
cercles où il intervient: «L’autre jour, raconte-t-il, j’ai parlé de
l’AFM devant des militants de la LCR. A la fin de la réunion, une petite
vieille dame est venue me voir et m’a confié: «Je suis très heureuse de ce que
vous avez dit. Je viens ici parce que j’aime bien les gauchistes, mais je suis
aussi la coordinatrice départementale du Téléthon, et je n’ai jamais osé le
leur dire.» Du coup, j’ai engueulé les autres: «Vous vous rendez compte? Elle
est coordinatrice départementale du Téléthon, et elle n’ose même pas vous le
dire! Pourquoi?!...»« Plus largement, tous deux confessent un intérêt
particulier pour les mouvements d’usagers, parce que «les usages fabriquent
des attaches», et qu’ils sont persuadés qu’on ne peut lutter qu’à partir de
ce qui nous «attache», à partir de notre «milieu» – une notion à
laquelle ils tiennent beaucoup.
Ils préfèrent les «usagers» aux «citoyens», ce
dernier terme étant trop attaché à leurs yeux à la «fiction étatique».
Sans être hostiles à l’Etat, ils se méfient de la tentation de se reposer sur
lui. Ainsi, ils rappellent de façon très intéressante que la Sécurité sociale,
aujourd’hui menacée, n’est pas un «acquis», mais une «invention».
Au sortir de la guerre, l’Etat a simplement nationalisé une création du
mouvement ouvrier: les mutuelles (la plus célèbre «société de secours mutuel»
était celle des tisserands lyonnais, dont Florent Latrive signale également,
dans Du bon usage de la piraterie,
le système «ouvert» d’amélioration des techniques de tissage). Un mouvement autonome
et efficace, un peu comme celui des logiciels libres aujourd’hui, a donc été
repris à son compte par l’Etat, ce qui a permis d’universaliser sa portée,
mais l’a aussi rendu plus vulnérable, car ceux qui le faisaient vivre s’en sont
laissé déposséder. La Sécu «ne pouvait se maintenir et se développer
qu’à condition d’être accompagnée, cultivée, rendue capable de bourgeonner en
de nouvelles initiatives»; il aurait fallu «continuer à créer». Au lieu
de ça, il s’est produit une «amnésie des héritiers des inventeurs de la mutuelle».
Si bien qu’aujourd’hui, les citoyens sont invités à descendre dans la rue, «indignés
de ce que l’on ose «toucher à la Sécu», mais n’ayant d’autre force que celle de
cette indignation».
«Certains militants trotskistes, quand ils quittent la LCR au bout de quinze ans,
se retrouvent tout nus, sans défense. Ils peuvent virer de bord très facilement,
parce que leur lutte anticapitaliste ne leur a rien appris» Philippe Pignarre
A l’idée de mouvement de masse, ils opposent donc celle d’une multitude de «trajets
d’apprentissage» – une définition qui convenait bien à l’expérience vécue par
les intermittents d’Ile-de-France, devant qui ils étaient allés exposer leurs idées,
en cours d’écriture du livre, au printemps 2004. Chacun de ces trajets nécessite qu’on
lui applique une «intelligence locale», mais suscite en même temps une «dynamique
de propagation». Il s’agit de créer les conditions qui permettront à
chacun de vivre une situation «sur un mode tel que, si elle se défait, ceux et celles qui
auront participé à sa fabrication en sortent plus vivants, ayant appris et capables
d’apprendre à d’autres ce qu’ils ont appris, capables de participer
à d’autres cercles, à d’autres fabrications». Ils croient à la
transmission, à la «connexion» plutôt qu’à la «mobilisation»,
belliqueuse, massive, irrespectueuse des particularités. De ces expériences de lutte naissent
des «recettes» – ils aiment la modestie de ce mot emprunté aux sorcières
néopaïennes – qui, sans jamais avoir valeur de garantie contre tous les périls, pourront
être transmises à d’autres, réutilisées et améliorées par eux. «Je suis frappé de
voir à quel point certains militants trotskistes, quand ils quittent la LCR au
bout de quinze ans, se retrouvent tout nus, sans défense, fait remarquer
Philippe Pignarre. Ils peuvent virer de bord très facilement, parce que leur
lutte anticapitaliste ne leur a rien appris. Ils ne savent pas se protéger.»
Y aurait-il dans la pensée et les pratiques des sorcières néopaïennes de quoi
réconcilier avec le militantisme les plus réticents, les plus sauvages, les plus
échaudés? On ne sait pas trop (et le sonore «qui milite limite» de
Jean Sur résonne une fois de plus à nos oreilles). Mais
aux yeux de Pignarre et Stengers, en tout cas, les «groupes d’affinités» des
sorcières dessinent une forme d’engagement en rupture avec la militance
sacrificielle: «on y participe non par devoir, mais parce qu’on a du plaisir
à se retrouver», fait valoir Isabelle Stengers; on y veille à ce qu’aucune
personnalité ou opinion ne soit écrasée par les autres. Cela implique un
certain nombre de «techniques» visant à empêcher le groupe d’imploser
sous la pression des dissensions et des conflits de personnes, par exemple en
confiant à l’un de ses membres la tâche d’interpréter l’attitude de chacun en
fonction de ce qu’elle dit de la complexité de la situation. On améliore ainsi
sa connaissance des forces et des faiblesses du groupe, tout en échappant aux
explications psychologisantes. Quant aux grandes confrontations mondiales
(Seattle, Québec, Gênes…) auxquelles participent les sorcières, elles s’en
servent, non pas pour ressasser des slogans usés, mais, explique Isabelle
Stengers, pour «créer un espace où faire exister le monde qu’elles appellent
de leurs vœux». Le livre fait également un sort à la culpabilité dont bien
des militants font un usage immodéré: pas question de s’autoflageller sur l’air
de «tous coupables, tous complices». «Nous avons soumis le livre à la
critique en cours d’écriture sur le site anticapitalisme.net, raconte
Isabelle Stengers, et une lectrice l’a commenté en se lamentant: «Quelle
horreur, je suis une «petite main»!» J’ai compris alors que nous avions intérêt
à clarifier les choses. La culpabilité et la pensée ne font pas bon ménage.»
Ni triomphalisme, ni défaitisme: défendre «un possible qui ne demande pas
à être jugé mais nourri»
Ils ne sous-estiment pas l’importance de toutes les alternatives vivantes, des
batailles remarquables d’aujourd’hui permettant à chaque fois la «reconquête d’un
degré d’autonomie créatrice dans un domaine particulier» (Félix Guattari), qu’ils
suivent avec attention et auxquelles ils prennent parfois part. Mais ils refusent de
voir en elles «le signe annonciateur du grand changement» – à cet
égard, certaines rodomontades des promoteurs du logiciel libre prophétisant la fin du
capitalisme, par exemple, les laissent perplexes. Ni triomphalisme, ni défaitisme:
c’est l’un des aspects les plus intéressants du livre. Car Pignarre et Stengers
invitent aussi à refuser les discours méprisants – y compris quand ils sont tenus
par une petite voix intérieure – dénonçant l’inanité de toute résistance, la
torpillant en la passant au crible d’une pseudo-lucidité. Ils se font les défenseurs de
«ce qu’il est facile de détruire parce qu’il n’existe qu’à être cultivé,
fabulé, célébré»; d’un possible «qui ne demande pas à être jugé mais nourri».
Ils développent cette hypothèse: ce qui nous a rendus vulnérables au «système
sorcier» du capitalisme, c’est le fait que nous sommes les produits d’une culture
ultra-rationaliste qui a éradiqué toutes les vieilles croyances précapitalistes, nous
privant ainsi des moyens de nous défendre: nous sommes des ensorcelés qui ne croient
pas à la sorcellerie… Ce sont ces forces qu’il s’agit, non pas de «retrouver»
dans un retour à un âge d’or illusoire, mais de «réactiver» (voir
sur ce site la critique du livre de Starhawk, Femmes, magie et
politique). Les sorcières pratiquent une opération qui s’appelle «tracer le
cercle»: c’est-à-dire «créer l’espace clos où puissent être convoquées les
forces dont elles ont un besoin vital», «apprendre à la fois à fermer
et à faire exister à l’intérieur le «cri» d’un monde qui demande que l’on
apprenne comment le rejoindre». C’est ainsi qu’entre l’art des sorcières et les
«petites mains» du capitalisme, il y a «une différence de nature bien plus
qu’une opposition».
«Le mot magie force à sentir ce qui en nous se cabre,
et qui est peut-être précisément ce qui nous rend vulnérables à la capture»
Le mot «magie», écrivent-ils, qui désigne cet ensemble de forces, de ressources,
a ceci d’inestimable qu’il nous fait sursauter: «Il force à sentir ce qui en nous se
cabre, et qui est peut-être précisément ce qui nous rend vulnérables à la capture.»
Leur démarche implique donc une grande part d’humilité, de capacité à remettre en
question nos certitudes. Ils épinglent par exemple notre tendance à penser que les
autres cultures, certes, c’est formidable, mais que quand il s’agit des choses
sérieuses, de la science, de l’explication des phénomènes ou de la nature, c’est
bien «notre» culture, et elle seule, qui a raison… En ce qui concerne les
victoires dont on peut se targuer en Occident (en matière de libertés
individuelles, de droits des femmes…), «il ne s’agit pas de s’abstenir
de les revendiquer et d’en être fiers, mais d’être très attentifs à la
façon dont nous en parlons aux autres, explique Isabelle Stengers. Il faudrait
les laisser libres de puiser des idées dans nos expériences, plutôt que de vouloir
les leur imposer telles quelles de manière autoritaire. Ce que nous avons appris aux
côtés de Tobie Nathan, c’est que c’est justement quand nous croyons faire preuve
de la meilleure volonté du monde que nous sommes le plus redoutables.»
Ils mettent aussi en garde contre la tentation, au sein du mouvement altermondialiste,
de passer son temps à dire aux autres (aux anarchistes du Black Block, par
exemple, dont Starhawk avait pris la défense après Gênes) ce
qu’ils doivent faire ou ne pas faire, à tenter de les convertir à sa propre vision des
choses. Cet aspect-là de leur argumentaire appelle pourtant certaines questions (la grande
gueule en moi renâcle): si on s’engage, n’est-ce pas aussi au
nom de convictions qu’il est normal de vouloir défendre? Ne risque-t-on pas ainsi de tuer
le débat d’idées ? Ne peut-on pas s’exprimer sans avoir pour autant la volonté de
«convertir» qui que ce soit ? Si on ne peut même plus donner des leçons à la terre
entière, où va-t-on, je vous le demande… Et pourquoi, par exemple, les autres
manifestants s’abstiendraient-ils de commenter les actions du Black Block,
sachant qu’ils sont embarqués avec eux et subissent les conséquences directes
de ces actions?...
Reste un livre atypique et stimulant, qui, sans renier
l’héritage des luttes passées, desserre un peu l’étau de routine usée dont
restent trop souvent prisonniers ceux qui ne se satisfont pas de l’état du
monde. Et fournit de précieux concepts-outils à tous ceux qui cherchent comment
«habiter à nouveau les zones d’expérience dévastées».
Mona Chollet
Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La sorcellerie
capitaliste – Pratiques de désenvoûtement, La Découverte, 230 pages.
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