[A C C U E I L]

France plurielle, République fraternelle — Programme de Christiane Taubira

[C O N T A C T]
[I M P O R T S] [S O M M A I R E]


[Sommaire] Pourquoi je suis candidate

 I l y eut la Marseillaise sifflée une après-midi d’automne. Et des adultes, péremptoires, indignés, pressés de proférer des anathèmes raccourcis. Et nous, consternés mais instruits de leur exclusion, sensibles à leur détresse, conscients que leurs sifflements visaient les multiples contrôles d’identité qu’ils subissent chaque jour, les «fous-le camp chez toi», les logements inaccessibles, les emplois interdits, les services publics déserteurs. Et notre gêne: comment expliquer sans justifier, lorsque les clignotants se multiplient dans ces voitures brûlées à Strasbourg, autour de Paris, et dans les périphéries de toutes les grandes villes, ces magasins pillés, ces bus pris pour cible, ce métro devenu si peu sûr.

Au Stade de France, en ce lieu de saine compétition et de fair-play, ils ont hurlé le trouble qui les oppresse à devoir s’emparer des symboles d’appartenance. Et même s’il est toujours hasardeux de comparer des événements et des temps différents, comment oublier Tommie Smith et John Carlos athlètes africains-américains vainqueurs des J.O. de Mexico, levant un poing ganté de noir ? L’Amérique s’est cabrée. Puis elle s’est mise à comprendre. Quand donc ceux qui gouvernent la France comprendront-ils ?

Quand comprendront-ils que ce n’est pas en cabotinant au nom de la France et en traitant de sauvageons une partie de ses enfants humiliés, en réclamant pour eux des maisons de correction, en jetant sur leurs parents, leurs amis, leurs voisins un regard uniformément réprobateur, en exigeant d’eux respect de la loi et des biens sans vraie contrepartie éducative ni perspective d’insertion, en ignorant leurs succès dans les arts, les sciences, les techniques, la littérature, outre le sport et la musique, quand comprendront-ils que ce n’est pas en occultant la déshérence de ceux qui ont cru aux vertus de l’effort, à la méritocratie républicaine, à l’ascenseur social, que ce n’est pas en les stigmatisant aveuglément qu’ils apaiseront les légitimes sentiments de révolte, qu’ils réduiront l’illusion protectrice des citadelles identitaires ?

Quand comprendront-ils qu’ils n’obtiendront nulle soumission à menacer les parents de suspendre les allocations familiales, sans assurer à leurs enfants l’égalité des chances, sans leur reconnaître le droit d’être eux-mêmes, simplement d’être, de conserver l’héritage précieux d’une histoire, d’une langue, d’une religion ? Quand comprendront-ils que la violence d’un urbanisme qui a bâclé des forteresses au bord des autoroutes, reléguant ensemble, soi-disant par hasard, des familles d’origine coloniale ou d’origine française rurale, les oubliés du progrès, les blessés de la croissance, les bernés de la prospérité ? Quand comprendront-ils que loft story et star academy ne sont que des mirages plus fertiles en frustrations qu’en espoir, et qu’une partie de la jeunesse de France peine à croire qu’elle a droit à sa juste place au soleil de la vie ?

Car c’est bien d’elle qu’il s’agit d’abord. De cette jeunesse de France refoulée dans la honte de parents soumis aux impôts locaux mais privés de droits civiques, acculée au ressentiment des contrôles incessants, forcée à s’habituer à la peine de mort sans sommation, tentée par la loi du talion et les charmes du caïdat.

Mais il s’agit aussi de cette jeunesse, fière jusqu'à l’orgueil, qui refuse le misérabilisme. Et parce qu’il est insupportable de regarder s’élargir le fossé entre deux France, celle d’hier et celle d’aujourd’hui, nées d’une même histoire aux pages contrariées, tantôt étincelantes de générosité, tantôt écrasantes d’indifférence et de mépris, je sais, moi qui par choix, par fidélité et par nécessité, passe d’un univers à l’autre, je sais que je dois être là, visible et audible, pour dire que nous n’avons pas encore perdu la guerre des modèles, des repères et des références, que notre identité composite doit cesser d’être conflictuelle, que cette diversité culturelle donne de la fragrance à la variété des territoires. Dire aussi que la laïcité est le meilleur rempart pour éviter que la diversité ne mue en disparité, pour que la citoyenneté restaurée assure l’égalité en droit et en chances, pour que les obligations et devoirs liés à la responsabilité retrouvent la saveur des libertés, dès que la loi recommencera à protéger chacun et tous.

Il faudra beaucoup rénover pour retisser la cohésion sociale. Les institutions doivent retrouver vitalité, la sixième République s’y emploiera. Les responsabilités doivent être mieux partagées entre l’Etat et les collectivités, un Etat centré sur ses missions essentielles y pourvoira. La solidarité doit être revigorée, la réforme des retraites, le crédit-activité, le revenu étudiant, l’aide à l’autonomie des personnes handicapées y contribueront. La démocratie doit respirer, la parité irriguera tous les champs.

Et tous ceux qui ne se résignent pas devant cette société qui s’enfonce dans la peur, ceux qui savent que la confiance retrouvée sera notre plus beau lien social, ceux qui refusent la fatalité de ces frontières géographiques, sociales, culturelles, vous tous qui trépignez de redonner couleur et générosité à la République, de tendre des passerelles entre toutes les rives, les vraies et les imaginaires, et je sais combien nous sommes nombreux, nous donnerons de la voix pour que s’impose cette vision d’un avenir de justice et de liberté, pour enseigner aux jeunes siffleurs que le drapeau aux trois couleurs fut, à sa naissance, l’emblème de la révolte contre l’oppression et l’inégalité, la bannière de l’espoir d’une société meilleure, l’étendard des valeurs éternelles qu’il faut chaque jour reconquérir: fraternité, égalité, liberté. Et nous le ferons sans craindre les nostalgies ni les défaitismes, les doutes, les écorchures, les avanies et car nous savons, comme René Char, que «la lucidité est la blessure la plus proche du soleil».

Christiane TAUBIRA