PRÉC. SOMM SUIV.


DANIEL SCHNEIDERMANN

LE CAUCHEMAR MÉDIATIQUE


DENOËL / IMPACTS

Conclusion, fin

Le Monde: dedans, dehors ?
(première partie)

«Il faut savoir si tu es dedans ou dehors, Schneidermann !»

Edwy Plenel, directeur des rédactions du groupe Le Monde, crie au téléphone, et cette fois je suis plongé au cœur d'un cauchemar particulièrement sophistiqué. Résumons. J'ai résisté à des emballements (L'Effroyable Imposture ou les charniers d'enfants de Seine-et-Marne). J'y ai parfois — un peu — participé («Loft Story»). Mais ce matin-là, quelque temps après avoir commencé la rédaction de ce livre, me voici à mon tour en plein cœur d'un emballement. Avec mon chef criant au bout du fil cette sommation tout droit issue des fureurs du mouvement communiste: «Choisis ton camp, camarade !»

En plein cœur. Curieuse position. Autour de moi les lignes bougent, les invectives s'entrechoquent, d'anodines silhouettes de confrères se transforment en Ogres, en complices ou en héros, des journées ordinaires avec conciliabules de couloir ou de bistrot deviennent autant d'épisodes d'épopée. Le décor de l'immeuble de la rue Claude-Bernard, les histoires de bureau, les controverses avec les chefs, soudain remodelés, se trouvent transformés, amplifiés, magnifiés par le regard extérieur.

Au début de 2003, Le Monde vécut un cauchemar sans précédent dans l'existence d'un journal. Un gros livre violent, documenté,) profondément hostile, fut projeté à la face de sa direction. A vrai dire, on l'attendait. On n'attendait même que lui. Des rumeurs inquiétantes convergeaient vers le deuxième étage, celui de la direction, d'où elles rebondissaient plus chargées encore d'alarmes et d'angoisses. Mais on ne connaissait ni le lieu (l'éditeur) ni l'heure. La publication des «bonnes feuilles» de La Face cachée du Monde[1], enquête à charge contre la direction du journal dans les colonnes de L'Express le 20 février 2003 (dont la parution fut avancée d'un jour pour la circonstance par les stratèges de l'hebdomadaire), foudroya donc Le Monde d'une grêle de «révélations», plus ou moins neuves: il aurait soutenu Edouard Balladur lors de la présidentielle de 1995, son directeur de la rédaction aurait joué le nègre d'un syndicaliste policier, Bernard Deleplace, avant de l'encenser dans les colonnes du journal, son directeur aurait tenté de se faire domicilier fiscalement en Corse, mènerait ses négociations industrielles en menaçant d'éditoriaux hostiles ses partenaires récalcitrants, se livrerait à un travail de lobbying pour le compte des Nouvelles Messageries de la presse parisienne, lobbying qu'il ferait rémunérer pour renflouer les caisses du journal, etc. Enfin les comptes du journal seraient truqués. «ça fait Enron !» s'exclamait, à leur lecture, un «analyste financier» cité dans le livre. Bref, Le Monde était aux mains d'une «troïka» de despotes, maîtres en manipulations, menaces et chantages divers: Jean-Marie Colombani, Edwy Plenel, Alain Minc.

Ces «révélations» provoquèrent à l'intérieur du journal une sidération générale, et à l'extérieur un emballement d'anthologie: une avalanche de reprises aux «Vingt heures», d'émissions spéciales et d'éditoriaux de nos confrères, à l'exception notable du Figaro, qui ne consacra pas une seule ligne à l'événement. Des escouades de reporters campaient à la porte du journal, tentant sans succès d'arracher des réactions pertinentes à leurs confrères (nous) comme aux habitants d'un village reculé propulsés sous les projecteurs par un scandale d'inceste. Nous étions d'ailleurs à peu près aussi loquaces. Anne Chaussebourg, «directrice de la coordination des publications» du Monde, s'employa à la «communication de crise», c'est-à-dire qu'elle s'efforça de cantonner à la cafétéria (au sixième étage) la horde des reporters venus suivre le comité de crise de la rédaction (au rez-de-chaussée). Jour après jour, La Face cachée nous offrit la matière d'un reportage en direct dans les habits d'une victime d'emballement (société pétrolière après une marée noire, ou chaîne de restaurants ayant vendu de la viande douteuse). La «troïka», la veille encore si redoutée, devint du jour au lendemain un trio de punching-balls, de pantins ridiculisés par les «Guignols» de Canal+, et déculottés par les caricaturistes de Charlie hebdo. Pour compléter le tableau du cauchemar, il apparut très vite que le livre connaîtrait un grand succès, et serait dévoré par nombre de nos propres lecteurs.

Chroniqueur au Monde radio-télévision, responsable d'une émission de télévision — «Arrêt sur images» sur France 5 — consacrée à la critique de la télévision (mais aussi, par extension occasionnelle, des autres médias), je me trouvais en première ligne. Pour la première fois, l'actualité m'exigeait commentateur d'une affaire dont j'étais aussi un protagoniste. Dedans, dehors: position certes intellectuellement stimulante, mais d'autant plus inconfortable que je me sentis immédiatement en complet désaccord avec la réaction de la direction. Après avoir, dans un premier entrefilet le 22 février, classiquement dénoncé une «campagne», elle diagnostiqua quelques jours plus tard (dans un long article de Plenel titré «Le Monde est-il un danger pour la démocratie ?») une opération orchestrée en sous-main par «l'animosité de certains cercles mitterrandistes» et «la vindicte de milieux ultra-souverainistes»[2] (Ogres assez dissemblables, mais ayant apparemment signé un pacte pour la circonstance). En déformant des citations du livre et par différents amalgames (procédés classiques de l'emballement), elle tenta en outre de dénoncer, dans le «Péan-Cohen», un antisémitisme sous-jacent (et, à mon sens, totalement imaginaire).

Même si le livre suintait la volonté de détruire, et était truffé d'erreurs flagrantes, il me semblait que Le Monde, plutôt que de répondre comme un clan sicilien offensé par la provocation d'un clan rival (mutisme majestueux, chagrin insondable, bordée d'insultes et préparation minutieuse du bain de sang des représailles), devait répondre comme un journal dans une démocratie développée au XXIe siècle: en ouvrant ses bouches, ses comptes et ses archives. Je crois que les médias ont atteint une telle puissance dans le fonctionnement démocratique d'aujourd'hui qu'ils n'ont d'autre choix que d'être le plus transparent possible sur leurs secrets de cuisine.

À la vérité, je comprends bien pourquoi la direction a réagi ainsi, écoutant ses réflexes de corps offensé plutôt que de journalistes. L'honneur des hommes était blessé. Oui, l'honneur. On n'écrit plus souvent le mot «honneur», aujourd'hui, et dans Le Monde pas davantage qu'ailleurs. L'époque des duels réparateurs, à l'épée et en haut-de-forme, semble appartenir à la Préhistoire. Pourtant, le vieil honneur a la vie dure. Nous devrions le savoir: il est notre matière quotidienne. L'honneur des autres, s'entend. «L'investigation» journalistique a broyé bien des honneurs de puissants, avant que le missile «Péan-Cohen» ne vienne frapper celui de nos directeurs et, par effet collatéral, celui du journal tout entier. Nous avons donc réagi en Latins plutôt qu'en Anglo-Saxons. Je le regrette. n me semble que la presse française a davantage à emprunter aux modèles anglo-saxons qu'aux modèles latins. Nous nous devons davantage aux règles simples de notre métier (une seule réponse, les faits; les affirmations de Péan et Cohen sont-elles vraies, sont-elles fausses ?) qu'à un code d'honneur exhumé de l'avant-dernier siècle. Notre journal, qui exige à longueur d'année la plus grande transparence possible de tous les pouvoirs (les réunions internes des partis, les comptes des entreprises, le contenu des bidons des coureurs du Tour de France sont sommés d'être absolument transparents), se voyait offrir sur un plateau l'occasion d'une magistrale démonstration de transparence.

Ce désaccord immédiat, j'aurais pu le garder pour moi, me cacher derrière mon petit doigt, et considérer que toute cette agitation, après tout, ne concernait pas directement mon champ d'intervention: la télévision. Mais la lecture du livre, achevée en quarante-huit heures, me persuada que je ne pouvais éviter ce débat. Comment décortiquer chaque semaine la course à l'audimat des chaînes, et éluder les questions sur le caractère racoleur des manchettes du journal ? Comment braquer la loupe de Sherlock Holmes chaque semaine sur les relations des rédactions audiovisuelles avec le pouvoir politique, et feindre de ne rien voir des ambiguïtés des rapports, avec ce même pouvoir, de la direction de mon propre journal ? Avec brutalité, mauvaise foi, mais aussi, hélas, avec des éléments convaincants, La Face cachée lançait un débat inévitable et salutaire sur le pouvoir d'informer.

Mon réflexe naturel fut donc de tenter d'organiser ce débat, sur le plateau d'«Arrêt sur images», entre les deux duos Péan-Cohen et Plenel-Colombani. Tous quatre étaient journalistes, et très certainement une rencontre entre eux promettait d'être riche et passionnée. Pourquoi ne se seraient-ils pas expliqués, les yeux dans les yeux ? Deux d'entre eux, certes, sont mes patrons. Mais pourquoi un journaliste ne pourrait-il traiter de ses propres patrons, de sa propre entreprise comme de tous les autres dirigeants, de toutes les autres entreprises ? Quel meilleur antidote à l'emballement que la confrontation directe des arguments contradictoires ?

J'avais croisé Pierre Péan vingt ans plus tôt au hasard d'une enquête. Je n'avais jamais rencontré Philippe Cohen. Je commençai par tenter de les joindre par l'intermédiaire de leur attachée de presse. Il me semblait avec une certaine naïveté qu'ils seraient les plus difficiles à convaincre. L'accord de Colombani et Plenel, attaqués, et qui seraient heureux de trouver une tribune pour se défendre, me paraissait plus facile à obtenir. Mais la voix glaciale au téléphone de l'attachée de presse de Mille et Une Nuits, cherchant mille et un pièges derrière chacune de mes propositions, et finissant par m'avouer, alors que j'évoquais «ses adversaires»: «Mais, vous êtes l'adversaire, monsieur Schneidermann !»ne me laissa pas beaucoup d'espoir. Elle ne fermait pourtant pas la porte. Quelques instants plus tard, ce fut Edwy Plenel qui la claqua définitivement à la face de ce beau projet de débat contradictoire. Sa voix était furieuse: «Parler avec Péan et Cohen ? Non. La consigne, pour l'instant, c'est qu'on ne parle pas à l'extérieur. Et surtout pas avec Péan, qui est antisémite». Antisémite, Péan ? Comme je tentais de lui faire remarquer que rien ne permettait de déceler, chez le confesseur du vichysme de François Mitterrand dont Le Monde, quelques années plus tôt, avait encensé les précédents ouvrages, la moindre trace d'antisémitisme, il s'emballa: «Il faut savoir où tu es, Schneidermann. Si tu es dedans ou dehors. On tient un comité de rédaction mercredi, on verra bien si tu es là ou non». Bien. L'heure n'était décidément pas au débat. Sous la menace, je fus d'abord surtout sensible au fait qu'il m'interpelle par mon nom de famille, alors que nous nous connaissons depuis vingt ans, et nous donnons habituellement du «Edwy» et du «Daniel». Mais il ne se situait plus dans les rapports de travail, les rapports entre un directeur (lui) et un chroniqueur (moi), voire entre un producteur d'émission (moi) et un invité potentiel (lui). Il était manifestement plongé dans un nouvel épisode décisif de ce cauchemar épique qu'il se raconte à lui-même sans doute depuis son entrée en journalisme (et dans lequel Le Monde, en guise de contre-attaque, allait tenter sans succès de plonger ses lecteurs): les suppôts de la Raison d'État et du Souverainisme se liguant pour terrasser la Liberté de la Presse. Quant à moi, j'étais désormais à découvert entre les duels d'artillerie des deux camps avec, flottant au vent, mon petit drapeau blanc du Débat contradictoire, à peine brandi et déjà en charpie.

«Il faut savoir si tu es dedans ou dehors».J'étais dedans évidemment, davantage que jamais attaché à ce journal qui publia mon premier article en 1979. Mais pas à l'intérieur de n'importe où. A l'intérieur d'un journal qui, justement, s'appelle Le Monde, et s'est longtemps fait gloire de ne pas sombrer dans les dérives des concurrents (sensationnalisme, superficialité, provincialisme français, soumission aux modes). En m'efforçant de ne pas céder au lyrisme, disons simplement que Le Monde est le seul journal où j'aie jamais souhaité travailler, par attachement à ses qualités de pluralisme, de curiosité et d'ouverture. Dans mes années étudiantes, ces qualités étaient notamment incarnées par un journaliste, Pierre Viansson-Ponté, qui jamais, je crois, ne se serait défendu d'une attaque, si odieuse fût-elle, par des imputations d'antisémitisme à l'égard de ses adversaires. «Dedans», oui, mais je me gardai d'assister au comité auquel j'avais été si aimablement convié par le directeur des rédactions, afin de pouvoir continuer d'en traiter avec la distance nécessaire.

Étant «dedans», et considérant a priori la liberté du chroniqueur comme entière, il était évident que ma chronique de la semaine devait être consacrée à ce foudroiement médiatique. Il n'est pas facile de prendre la plume, dans un journal, pour critiquer sa direction. Le faisant, j'avais bien conscience de quitter, sans doute pour assez longtemps, une confortable position d'observateur. Jusqu'alors, il avait pu m'arriver d'exprimer des désaccords avec telle ou telle décision (mineure) de Colombani ou de Plenel, concernant par exemple le choix de tel gros titre de «une». Plus hardiment, j'avais exprimé des réserves générales sur cette politique de grasses «manchettes», et la dérive qu'elle entraînait mécaniquement[3]. Mais évidemment jamais je n'avais critiqué la direction dans les colonnes du journal: je considère qu'il est équitable, si le chroniqueur souhaite chroniquer librement, que la direction puisse diriger librement. Chacun son rôle. Cette fois, je savais bien que ce désaccord n'était pas seulement occasionnel, mais portait sur l'identité même du Monde. Que voulons-nous être, avant tout ? Un journal, ou un pouvoir ?

Après avoir rappelé que «le Péan-Cohen» comportait son lot d'inexactitudes manifestes, je concluais: «Tout cela est pourtant secondaire. L'essentiel, c'est que cette enquête sur la part d'ombre du journal multiplie les faits. Les faits abondants, pour certains apparemment précis, et accablants parfois, comme ces terribles accusations de trafic d'influence qui assimilent Le Monde aux feuilles de chantage balzaciennes. Orientés ? Partiels ? Peu importe. Ils seront lus — Et crus. Une réponse publique sur les faits, aussi précise que possible, à la première accalmie, est donc la seule voie (...). L'exigence, la sévérité, voire la brutalité des médias envers les autres ne sont légitimes que si nous admettons de les retourner aussi contre nous-mêmes. "Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fit": tout peut se ramener à ce vieux précepte, lointain ancêtre populaire du "penser contre soi-même"...»[4]

Comme chaque semaine, j'envoyai par Internet ma chronique, titrée précisément «Contre soi-même», et rédigée à domicile. Elle est habituellement relue par les responsables du Monde radio-télévision. Il arrive que l'un ou l'autre m'appelle pour me signaler une erreur, s'assurer d'un détail, ou demander une retouche. La direction la lit-elle aussi avant publication ? Je n'en sais rien. En tout cas, elle n'y a jamais changé une virgule. Il est vrai que je ne sollicite pas non plus ses avis. Depuis 1992, sous deux directions successives, jamais je n'ai pris l'initiative de discuter du contenu de cette chronique avec les «hautes sphères» du journal. Si compréhensif, si affable, si délicieux que soit un directeur, il reste un directeur. Je sais trop comment l'aimable discussion à bâtons rompus peut se transformer insidieusement en conseil, le conseil en ordre, et l'ordre (s'il n'est pas exécuté) en contentieux empoisonné.

N'étant pas totalement naïf, je savais bien que celle-ci était particulière. Je n'étais pas certain qu'elle fût publiée. Si elle ne l'avait pas été, ç'aurait évidemment été la fin de près d'un quart de siècle de collaboration au Monde. Je serais parti le cœur lourd, mais la tête haute.

Ce fut chaud. Pendant une partie de l'après-midi (la scène m'a été rapportée par des témoins visuels a priori dignes de foi, puisque journalistes au Monde) Edwy Plenel «consulta» la rédaction en chef à propos de l'opportunité de publier ce texte, ou à tout le moins de l'assortir d'une mention se dissociant de l'auteur d'un tel sacrilège: «Daniel Schneidermann est éditorialiste associé au Monde», par exemple. Mais la rédaction en chef s'opposa à ces demandes, d'autant plus facilement qu'elles n'étaient sans doute pas formulées avec une totale limpidité. «Je vais aller en parler à Jean-Marie», conclut le directeur des rédactions. J'ignore évidemment quel fut le ton de ce huis-clos directorial. Mais la chronique fut publiée, sans aucune retouche. Quelles qu'aient pu être les nervosités passagères, cette conclusion, qui seule importait, me gonfla de joie et de soulagement: dans la tourmente, le journal restait fidèle à sa meilleure tradition.

Du reste, Jean-Marie Colombani ne tarda pas à en tirer argument. Dès le jour de la parution, le 28 février, lors d'un «chat» organisé avec les internautes du Monde interactif, une question lui fut posée: «Avez-vous relu avant parution la chronique de Daniel Schneidermann ?» Réponse: «Bien entendu, et je n'en ai pas changé une virgule. Daniel pourra vous le confirmer. C'est la preuve que Le Monde est bien l'entreprise totalitaire que décrivent ses adversaires». Bien joué.

Mais même ce bon réflexe fut insuffisant à arrêter l'emballement. D'autant que la direction, les jours suivants, multiplia les erreurs de manœuvre. Dans sa propre chronique, le médiateur du Monde Robert Solé[5] arrivait à des conclusions identiques aux miennes. Tout au moins dans sa version initiale, dans laquelle il estimait: «Le journal ne peut, me semble-t-il, s'en tenir à une réponse générale, une réfutation en bloc de La Face cachée du Monde. Il faut faire la lumière sur quelques accusations graves, qui risquent d'affecter durablement sa réputation et de resurgir à la moindre occasion. Car cette machine infernale est aussi une bombe à retardement. Une recension des "erreurs, mensonges, diffamations et calomnies" contenus dans le livre a commencé à la rédaction en chef. Elle devrait se traduire, tôt ou tard, par une publication. Le plus vite serait le mieux. Mais les éclaircissements que Le Monde doit à ses lecteurs ne sauraient se limiter à l'édition d'un catalogue d'erreurs».

Cet extrait de sa chronique, les lecteurs ne purent pourtant en prendre connaissance. Il fut coupé à quelques instants du bouclage par Edwy Plenel, en contravention avec le livre de style du Monde, ce code de nos pratiques professionnelles qui stipule que «la chronique du médiateur est le seul article qui échappe au circuit habituel de relecture, nul n'étant habilité à y apporter des modifications». Dans une lettre à Jean-Marie Colombani, le médiateur protesta immédiatement. Censurer la chronique de Solé, justement au plus fort d'une crise, c'était fouler aux pieds nos principes, donc commettre un évident abus de pouvoir.

Dans cette crise davantage que jarnais, nos lecteurs avaient le droit d'être informés de notre fonctionnement, de nos soubresauts, de nos convulsions. D'autant qu'Edwy Plenel commençait, dans la rédaction, à minimiser l'incident en tentant d'accréditer une explication fumeuse: il n'avait coupé que quelques lignes, dans lesquelles le médiateur «annonçait la parution d'un supplément», finalement repoussé par la direction. Après en avoir informé Robert Solé, je dévoilai donc cet acte de censure sur France Inter le 5 mars, au micro de l'émission «Tam-tam, etc»., où Pascale Clark m'avait invité pour débattre face à Péan et Cohen (tous les hiérarques du Monde sollicités s'étant désistés). À quelques minutes de la fin de l'émission, je me lançai: «Quelque chose de sans précédent s'est passé dans le journal, la chronique du médiateur Robert Solé a été censurée, amputée de quelques lignes (...). Ce qui est très grave car le médiateur est au cœur de la relation de confiance entre le journal et son lectorat».Solé relata longuement l'épisode de cette censure dans sa chronique suivante[6], en rétablissant évidemment le paragraphe censuré, et Plenel reconnut dans les colonnes du journal avoir commis «un infime, et exceptionnel, abus de pouvoir»[7]. Infime ! Comme si ces lignes, dans lesquelles le médiateur critiquait la direction, n'étaient pas justement les seules que l'on eût dû s'abstenir de toucher ! Enfin, cet incident-là était clos, mais l'emballement continuait.

Dedans, dehors ? Entre l'intérieur et l'extérieur du journal, en ces heures d'emballement, le décalage était total. A l'intérieur, régnait un silence de cauchemar, un silence terrifié à la fois par la violence de l'agression et par la brutalité d'une hiérarchie qui se déployait dans les couloirs pour cadenasser les bouches. Deux consœurs, élues de la Société des rédacteurs, Ariane Chemin et Sylvia Zappi, durent ainsi affronter les remontrances du chef adjoint de la séquence France, Hervé Gattegno, pour avoir fait leur devoir de journalistes et d'actionnaires en allant de leur propre initiative prendre connaissance du contenu du livre maudit, à la veille de sa publication, dans les locaux de l'éditeur. Électron libre incontrôlable, Plantu, qui n'a jamais abdiqué sa tonitruante et revigorante liberté de ton, se sentait bien seul.

À l'extérieur du journal, contraste total. Je ressentais une stupeur générale devant ce silence indéchiffrable de la plus influente rédaction de France. «Mais que se passe-t-il ?», «Pourquoi vous taisez-vous ?», «Vous n'avez rien à répondre ?» me demandait-on sans cesse. Dedans, dehors ? Avoir un pied dehors présentait quelques avantages, et me permettait de voir nettement combien, sur la scène médiatique, notre silence offrait une facile victoire à Péan et Cohen et à leurs accusations, les vraies, les fausses, les vraisemblables et les invraisemblables.

Nos confrères étaient à l'affût. À peine avais-je quitté les studios de France Inter après l'émission de Pascale Clark, que le service de communication de la station préparait une transcription de ma dénonciation de la censure. On sentait la machine médiatique avide de la moindre phrase, du moindre mot, qui nourriraient l'emballement contre Le Monde. Comment expliquer autrement, par exemple, l'écho d'une phrase contenue dans le livre, à propos des comptes du journal ? «Ça fait Enron»: phrase gravissime évidemment, puisqu'elle sous-entend que nos comptes seraient falsifiés, mais phrase anonyme, non argumentée, sans le moindre début de preuve, donc selon les critères de tout journaliste nulle et non avenue. Pourtant, elle embrasa la presse. Désir de nuire ? Peut-être, mais pas seulement. Dans l'emballement, tout paraissait possible. Si nos dirigeants étaient vraiment les démons dépeints dans le livre, alors pourquoi n'auraient-ils pas aussi falsifié les comptes ?

De cette brutalité implacable de la machine, je fis encore l'expérience quelques jours plus tard. Cette semaine-là (la deuxième après la publication du livre), les dirigeants du Monde acceptèrent enfin de répondre, accordant plusieurs interviews, publiant dans le journal plusieurs pages de réponses factuelles (d'une inégale pertinence) à plusieurs accusations du livre, et apparaissant tous trois (sans Péan et Cohen) à l'émission de Guillaume Durand, «Campus» (France 2), le 6 mars.

Consacrant pour la deuxième semaine consécutive ma chronique au feuilleton médiatique dont notre journal était le héros involontaire, je crus malin de citer quelques souvenirs personnels concernant Edwy, à l'époque (vingt ans plus tôt) où nous travaillions tous deux au service des informations générales, au deuxième étage de la rue des Italiens. Je racontai comment les reporters dont je faisais alors partie ne cessaient de pester contre l'inflation d'interviews et de tribunes libres du fameux Bernard Deleplace dont l'activisme de Plenel encombrait les colonnes du journal. Je racontai aussi comment ses articles arrivaient invariablement à l'extrême limite de l'heure du bouclage, assez tard pour que la hiérarchie ne puisse les relire en détail. La chronique fut composée et mise en page, prête à paraître dans le supplément du vendredi. Mais, le jeudi soir, il me revint de plusieurs sources «extérieures» (encore l'extérieur !) qu'Edwy s'en montrait affecté. Non pas irrité, me disait-on, mais «bouleversé». Ces anecdotes ne se voulaient pourtant pas méchantes. Dans un contexte ordinaire, elles auraient été reçues comme des souvenirs de la vie de bureau, de ces piques où se disputent affection et perfidie, que l'on s'adresse entre collègues, par exemple lors d'un pot de changement de service. Mais l'heure n'était plus aux souvenirs innocents. Dans l'emballement, l'innocente anecdote se transformait en épisode lourdement significatif de la légende noire d'Edwy le Manipulateur. Après discussion avec mon ami Laurent Greilsamer, rédacteur en chef, je décidai alors, librement, parce que je ne voulais pas que le nécessaire débat d'idées dégénère en absurde corps à corps, parce que je souhaite pouvoir critiquer sans blesser, et parce que ce récit me faisait sortir de mon rôle de chroniqueur de télévision, de modifier ce texte en supprimant les coupables souvenirs. Hélas, la version initiale avait déjà «fuité» sur le site web du Nouvel Observateur. Et L'Obs en ligne assurait déjà que ce texte avait été «coupé» par la rédaction en chef. Toute la soirée de vendredi et la matinée de samedi, je m'employai à obtenir que L'Obs en ligne supprime le mot «coupé», qui était inexact. Mais c'était trop tard. D'autres sites critiques du Monde (comme le site «d'observatoire des médias» de l'association Action-Critique-Médias, Acrimed, qui effectue une recension notariale de toutes les informations et de toutes les rumeurs négatives envers notre journal) reprirent aussitôt la délectable fausse nouvelle de cette «censure». «Censure»: le mot qui tue revenait en deuxième semaine ! Mais Le Monde ne m'avait pas du tout censuré. J'envoyai à l'Acrimed une mise au point qu'elle eut l'obligeance de mettre en ligne, sans pour autant, bien entendu, modifier son article «Le Monde censure Daniel Schneidermann»[8], bien trop «vendeur» certainement. Appelé par l'AFP, je réitérai la même explication: non il ne s'agissait pas de censure, oui j'avais modifié de mon plein gré, après discussion, comme cela devrait fonctionner dans n'importe quel journal, le texte de ma chronique. L'AFP laissa donc tomber l'affaire, évitant ainsi que ce mini-emballement dans l'emballement ne se propage d'Internet à la presse «hors ligne».

Mais la machine, après la censure (réelle) de Robert Solé, avait besoin qu'un deuxième journaliste du Monde fût censuré. Elle avait physiquement besoin d'écrire ces mots: «encore une censure au Monde». Elle fonctionnait désormais en pilotage automatique, les journalistes n'ayant plus pour fonction que de l'approvisionner. Comme l'emballement de l'insécurité se nourrissant du moindre fait divers (et, dans un final d'apothéose, se jetant sur le pauvre Papy Voise), il lui fallait du combustible, n'importe lequel. «Encore une censure au Monde», c'était un excellent combustible, ça faisait sacrément rebondir le feuilleton. Jamais je n'ai senti de si près cet appétit, cette soif obscènes. La machine est en mouvement, elle a faim, elle a soif, elle est folle, nourrissez-la d'urgence ! N'importe quoi fera l'affaire. Les rédacteurs en chef «achèteront». Les lecteurs «achèteront». Car cette machine folle est aussi fragile. Si elle ne trouve rien, elle s'arrête, elle s'étiole, elle meurt instantanément. Je fus encore appelé par l'AFP, qui me demanda fort aimablement de confirmer une autre rumeur: mon départ du journal. Je rassurai mon confrère (un peu ennuyé, le confrère, de me déranger ainsi à répétition): non, non, je ne pars pas, je reste au Monde. J'y suis bien. Et la direction certes le dirige, mais elle n'en est pas propriétaire. C'est nous, les journalistes, qui en sommes les premiers actionnaires, par l'intermédiaire de notre chère Société des rédacteurs. Donc je suis chez moi. Et je reste.

Pendant plusieurs semaines, un épisode quasi quotidien vint nourrir l'emballement. Toutes les victimes passées du Monde y allèrent de leur bûche ou de leur brindille. Anciens ministres mitterrandiens, vieille garde jospiniste, affaires dans l'affaire: dans l'art du rebondissement quotidien, le Loft était enfoncé ! Les réactions rassemblées par l'hebdomadaire Le Point[9], pour ne prendre que lui, donnent une idée de l'unanimité. Michel Charasse (ancien ministre de Mitterrand): «Je les déteste, parce que je leur reproche d'avoir trahi ce à quoi j'avais cru dans ma jeunesse: l'éthique de Beuve-Méry, un journal au-dessus de tout soupçon». Nicolas Dupont-Aignan (député UMP): «Le Monde, depuis des années, c'est Tartuffe». Jean Glavany (ancien ministre de Jospin): «Plenel était obsédé par la volonté d'être le grand maître de la police. Il est resté très marqué par son militantisme politique, qui l'a aveuglé». Claude Allègre (ancien ministre de Jospin): «Edwy Plenel m'a appelé un jour au téléphone pour me dire sur un ton menaçant que si Jospin ne nommait pas Patrice Bergougnoux dtrecteur de la Police nationale, ce serait coûteux pour lui». Eric Halphen (ancien juge d'instruction): «Ils souffrent d'un ego surdimensionné», etc., etc. Pour que le feuilleton fût plus délectable encore, seuls les adversaires parlaient. Et les autres ? Et la grande armée des «amis du journal» ? On les devinait tétanisés, et pour certains sans doute secrètement pas mécontents. De toute manière, ils se taisaient.

De leur côté, la direction et la hiérarchie intermédiaire de la rédaction ne se privaient pas de faire courir des légendes noires sur... mon compte. Quelques échos me revinrent. Si j'avais rédigé ces deux chroniques, c'est parce que je voulais «partir du journal avec un gros paquet de fric» (j'y suis encore). Ou bien «prendre la place de Plenel» (doux Jésus !). Ou de Colombani (Jésus Marie !). Ou des deux à la fois (Jésus Marie Joseph !). Ou encore, j'étais en négociations avec Le Nouvel Observateur pour «succéder à Françoise Giroud» comme chroniqueur de télévision (jamais je n'ai évoqué ce sujet avec quiconque au Nouvel Obs). De toute manière, j'étais «une star de la télé». Jean-Marie Colombani me traita publiquement de «chroniqueur extérieur», ou de «chroniqueur pigiste» (1'«extérieur» représentant alors, dans la bouche de la direction, le summum de l'infamie), mais je n'arrive pas à lui en vouloir. S'agissant d'un «collaborateur extérieur» qui depuis près d'un quart de siècle a publié près de deux mille articles dans les colonnes du journal, ce coup de patte décoché dans le désarroi me paraît plus bête que méchant.


[1] Pierre Péan, Philippe Cohen, La Face cachée du Monde, du contre-pouvoir aux abus de pouvoir, Mille et Une Nuits, 2003.
[2] Edwy Plenel, «Le Monde est-il un danger pour la démocratie ?», Le Monde, 25 février 2003.
[3] Daniel Schneidermann, Du journalisme après Bourdieu, Fayard, 1999.
[4] Daniel Schneidermann, «Contre soi-même», Le Monde, 1er mars 2003.
[5] Institué en 1994 dès le début de la direction de Jean-Marie Colombani pour la première fois dans la presse française, le médiateur a pour tâche, selon le directeur du journal, de «veiller au respect par la rédaction de ses principes rédactionnels et de favoriser le dialogue avec les lecteurs. Personnalité indépendante, placé hors de la rédaction, le médiateur écrit dans les colonnes du quotidien sans aucune relecture préalable» (Le Style du Monde, Ed. Le Monde, 2002).
[6] Robert Solé, «Après la tourmente», Le Monde, 9 mars 2003.
[7] «L'explication d'Edwy Plenel», Le Monde, 9 mars 2003.
[8] acrimed.samizdat.netlarticle.php3 ?id-article=970
[9] «Le Monde, dix jours de tempête», Le Point, 7 mars 2003.