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«Nous ici, ça va. Mais avec ce qu'on voit à la télé !»
Deux fois, cinq fois, dix fois, la phrase est revenue, dans des reportages télévisés, les jours de cauchemar qui ont suivi le foudroiement du 21 avril 2002. Le Pen au second tour ! Se débattant dans le même cauchemar que la majorité des Français qui n'avaient pas voté Le Pen, les reporters tentaient de comprendre pourquoi les habitants de tranquilles villages de l'Ain ou du Poitou avaient accordé tant de leurs voix à l'extrême droite. Et toujours la même explication: «Avec ce qu'on voit à la télé !»
«Avec ce qu'on voit…» La télévision elle-même, pour la première fois, était donc obligée de reconnaître que ses images semblaient avoir pesé dans le résultat d'une élection majeure en France.
Les journalistes de télévision détestent le reconnaître. Ils répètent souvent: «Nous ne faisons rien d'autre que montrer le réel». Ils refusent généralement d'accepter l'idée que ce sont eux qui sélectionnent l'infime partie de l'actualité qu'ils décident de montrer. Et l'immense partie de la réalité qu'ils décident de ne pas montrer. Ils font toujours semblant de croire (mais peut-être le croient-ils vraiment) que l'actualité existe en elle-même, que la hiérarchie des nouvelles s'impose «en soi» (d'abord, les embouteillages des retours du pont de l'Ascension; ensuite l'essor des psychanalystes pour chiens; enfin mille trois cents morts dans un tremblement de terre en Turquie). Ils détestent davantage encore qu'on leur rappelle que leurs images peuvent avoir un impact, influencer des électeurs, des consommateurs, des citoyens.
«Ça existe»: telle est la réponse rituelle des journalistes de télévision,
quand on leur fait remarquer que leurs journaux dépeignent un cauchemar quotidien.
«Ça existe». «On en parle parce que ça existe». Prenez un journaliste, et
demandez-lui si rien ne le choque dans le «conducteur» imaginaire cité plus haut.
Il vous répondra une fois sur deux: «Mais les psychanalystes pour chiens
existent ! Je ne les ai pas inventés !» PPDA: «Ce n'est pas moi qui ai
inventé le 11 septembre. Ce n'est pas moi qui ai fabriqué ces images de gendarmes
et de policiers manifestants repoussés par les CRS. Ce n'est pas moi qui ai créé
Richard Durn, ou ce père de famille assassiné à Évreux. Si on n'avait pas parlé de
tout ça, je peux vous assurer que l'extrême droite n'aurait pas fait 20%, mais
Oui, «ça» existe. La délinquance existe certes, comme le chômage existe, chers confrères ! Et pourtant, combien de temps d'antenne avez-vous consacré au chômage, dans la période du 14 juillet 2001 au 21 avril 2002 ? Pour cette période, la base de données d' «Arrêt sur images» indique, sur les principales chaînes françaises, 643 sujets consacrés à la «délinquance», contre 147 au «chômage». Croyez-vous une seconde, confrères, que la délinquance, dans la société française, soit un sujet quatre fois plus grave, quatre fois plus angoissant, quatre fois plus inquiétant pour l'avenir que le chômage ?
«Avec ce qu'on voit à la télé…» Il n'est pas habituel d'entendre cette phrase après une élection majeure. En dépit de toutes les craintes à propos du «conditionnement par la télé», c'est bien la première fois, dans l'histoire récente du pays, que la télévision semble avoir exercé une influence directe sur un scrutin important. La télé crée des modes, elle peut participer au lancement d'idées, elle modèle des états d'esprit, elle peut lanœr ou accélérer la carrière de jeunes hommes politiques, mais sur le gros morceau de la politique, l'élection présidentielle, elle s'était jusqu'alors cassé les dents. Les Français voulaient bien manger, boire, écouter, lire ce qu'ils avaient «vu à la télé». Ils s'étaient jusqu'alors refusés à voter pour un candidat «vu à la télé».
Au contraire. Ils semblaient s'ingénier à désobéir aux ukases médiatiques.
En 1995, Edouard Balladur bénéficie d'une conjonction astrale exceptionnelle: il peut compter sur la bienveillance de l'union contre nature de TF1 et du Monde. Les électeurs ne cessent de le «voir à la télé», tandis qu'une journaliste de télévision demande à Jacques Chirac s'il va «vraiment» maintenir sa candidature jusqu'au bout.
Les électeurs recalent Edouard Balladur au premier tour.
Et auparavant ? Même scénario. Lors de la présidentielle de 1981, Valéry Giscard d'Estaing contrôlait la plupart des grands médias audiovisuels. Il perd.
«Avec ce qu'on voit à la télé». Mais qu'a-t-on vu, justement ? Des victimes éplorées. Des policiers et des gendarmes débordés, ou manifestant contre le gouvernement. Un candidat (Lionel Jospin) regrettant sa «naïveté» passée. Des incendies de voiture. Des voleurs à la portière, qui arrachent aux feux rouges les sacs des conducteurs et des passagers. Des petits malfrats du métro. Des présentateurs effondrés. Des experts péremptoires. Des statistiques alarmantes. Et dans les dernières semaines avant l'élection, une accélération de la course à l'apocalypse, culminant la veille du premier tour avec la promotion au rang d'un drame national de l'agression d'un septuagénaire à Orléans. Mille images, mille voix qui répètent la même chose: les rues ne sont plus sûres. Les trains ne sont plus sûrs. Les écoles ne sont plus sûres. La violence est partout. Tout le monde est en danger.
«Avec ce qu'on voit à la télé…» Tout commence par le lancement en
fanfare, le 14 juillet 2001, par le futur candidat Chirac alors président de
cohabitation, sur les principales chaînes, du thème de l'insécurité. Dans les jours qui
précèdent l'entretien, un autre sujet semble pourtant s'imposer: l'enquête judiciaire sur
les voyages payés en liquide par l'ancien maire de Paris, et notamment les confessions
d'un ancien agent de voyages qui assure avoir reçu 2,4 millions de francs en liquide en
règlement de billets d'avion. Le 10 juillet, la chef de cabinet du président, Annie
Lhéritier, chargée de mission à la mairie de Paris de 1988 à 1995, et le sénateur Maurice
Ulrich, proche de Jacques Chirac, ont été entendus par les juges. Le 11 juillet, c'est au
tour de la fille du président, Claude Chirac. Mais depuis quelques semaines, les proches
du président ont trouvé la parade, grâce à Jean-Marc Lech, président de l'institut de
sondages Ipsos et l'un des sondeurs de l'Élysée. En effet, les baromètres d'Ipsos
établissent depuis dix-huit mois que l'insécurité est la première préoccupation des
Français, devant le chômage. Lech: «Pour François Mitterrand, quand c'était tordu, on
cherchait un journal pour publier un sondage sur les attentes des Français vis-à-vis du
président de la République. C'est ce que je fais pour le 14 juillet. Je convaincs Le
Point de publier un
Ne reste plus à Béatrice Schönberg, Élise Lucet et Patrick Poivre d'Arvor qui l'interrogent, ainsi dûment avertis des sujets qui «intéressent les Français», qu'à se conformer aux vœux du sondage, et à se plier, au moins passivement, à l'agenda déterminé par Jacques Chirac, avant d'aborder les «affaires» qui gênent l'ancien maire de Paris.
Une dizaine de minutes après le début de l'entretien — d'une durée approximative de trois quarts d'heure — Jacques Chirac, profitant d'une question générale d'Élise Lucet, lance le thème de l'insécurité.
Élise Lucet: «Quelles sont les grandes réformes qui, d'après vous, restent en panne ?»
Jacques Chirac: «Il y en a à mes yeux beaucoup. Je parlais tout à l'heure de la démocratie. Je disais: il faut décentraliser très largement, donner aux élus, sous le contrôle de l'État, un certain nombre d'attributions qui sont actuellement exercées par des fonctionnaires de l'État, au niveau local et régional. Il faut donner le droit d'expérimentation (…). Je prendrai un exemple concret: la sécurité. La sécurité est un souci, je dirais lancinant, aujourd'hui, pour les Français, et je ne vous cache pas que je suis inquiet, dans ce domaine… très inquiet. La délinquance s'installe, l'insécurité s'installe, se banalise, et quand vous écoutez les Français, ils disent: "Ah ! c'est l'impuissance des pouvoirs publics, c'est l'impunité pour les délinquants…" Il y a là un grand problème, et je pense que ce problème devrait être mieux réglé [s'il était] assumé par les maires. Je le crois !» Voilà. Ce fut aussi simple que cela.
De la rentrée 2001 au 21 avril 2002, l'insécurité va devenir la vedette des deux principaux journaux télévisés français, ceux qui rassemblent chaque soir quinze millions de téléspectateurs au total. Chaque soir, ce ne seront que voitures incendiées, quartiers à l'abandon, zones de «non-droit».
L'emballement a parfois besoin d'un petit coup de pouce.
«Avec ce qu'on voit à la télé…» Le 11 septembre, les jours et les semaines suivantes, on y a vu et revu une scène très particulière de cauchemar: l'écroulement des tours jumelles du World Trade Center. Et ce 11 septembre semble donner le signal des effondrements. L'écroulement des tours, que l'on va garder en mémoire tout l'automne, va colorer notre vision du monde. Si les orgueilleuses tours, vigies de l'Occident, se sont ainsi effondrées, quelle valeur, quel empire, quel pouvoir résisteront ? À quoi croire ? Que peut-on imaginer éternel ? D'une certaine manière, dans ce petit pays qui s'appelle la France, l'effondrement des tours prépare le terrain pour la longue dépression qui va traverser l'automne et l'hiver 2001-2002.
D'autant que l'écroulement majeur semble connaître des répliques en France. Cette
sidération du 11 septembre a aussi été ressentie, de manière atténuée, dans les médias
français, où la lutte contre les groupes terroristes islamistes est un sujet périodique
d'emballement. La rareté conjuguée des sources d'information et des journalistes bénéficiant
de la confiance de ces sources entraîne périodiquement la diffusion de rumeurs
invérifiables. Ainsi une dizaine de jours après le 11 septembre, les téléspectateurs de
France 2 apprennent avec
«Avec ce qu'on voit…» Et tout se mélange. Arrestation d'un complice français d'Al-Qaida, islamisme, petits malfrats des cités, cohabitent au journal télévisé, finissant par former un groupe homogène de diablotins, qui font danser sur les Français une sourde menace quotidienne. En octobre, sans rapport apparent avec ce qui précède, «on voit» des manifestations policières se multiplier dans les rues. Les commentaires des journalistes précisent qu'elles sont pour partie la conséquence de la loi sur la présomption d'innocence, dite loi Guigou, adoptée en juin 2000, applicable au 1er janvier 2001 et qui alourdit notamment les conditions de la garde à vue, et du placement en détention provisoire. On a longuement «vu», à la télévision, des policiers de base se plaindre de l'alourdissement de leurs conditions de travail. En 2001 par rapport à 2000, le taux d'élucidation des crimes et délits passe de 25 à 15%.
Dans la poudrière ne manque qu'une allumette. En octobre 2001, un cambriolage au Plessis-Trévise, dans le Val-de-Marne, tourne mal. Deux policiers sont tués. L'un des suspects, Jean-Claude Bonnal, dit Le Chinois, a été libéré quelques mois auparavant par la chambre d'accusation de Paris. Du fait de la loi Guigou ? Non. La décision a été prise par la chambre d'accusation de Paris le 21 décembre 2000, donc quelques jours avant l'entrée en application de la loi, par des magistrats qui expliqueront ensuite avoir ainsi souhaité protester contre les lenteurs de cette instruction particulière. La loi Guigou n'y est donc formellement pour rien. Sauf que les directives données par le ministère aux magistrats allaient toutes dans le sens de la limitation de la détention préventive. Les magistrats qui ont décidé la libération du Chinois ont donc peut-être été sensibles à un certain air du temps. Rien de plus, rien de moins. Mais ces nuances n'atténuent pas la colère policière.
Car les policiers «voient» la télévision, eux aussi, en même temps qu'ils y sont «vus». Et même assorti verbalement de toutes les restrictions et de toutes les nuances, l'amalgame entre la loi Guigou et la libération du Chinois produit en effet un vacarme assourdissant.
Effondrement des tours, police abandonnée à elle-même, libération des multirécidivistes: toutes ces images se bousculent, se mélangent, et finissent par emballer les journalistes eux-mêmes. Résultat, par exemple, le journal de TF1, à 20 heures le 19 novembre 2001. S'y succèdent huit sujets traitant de l'insécurité. Après une longue ouverture du journal sur le début du procès du préfet Bernard Bonnet en Corse, PPDA file vers un autre tribunal, où l'on juge deux jeunes gens ayant perturbé le match amical de football France-Algérie le 6 octobre 2001. Et cela permet aux téléspectateurs de «revoir à la télé» les fameuses images de l'intrusion de supporters sur la pelouse du Stade de France (plus aucun sanctuaire n'est à l'abri des débordements, pas même les terrains de foot). Une nouvelle attaque d'un fourgon blindé de convoyeurs de fonds (un mort parmi les assaillants, un blessé parmi les convoyeurs) est l'occasion de «voir à la télé» de longs plans sur le fourgon mitraillé. Voici ensuite des images sinistres du ministre de l'Intérieur Daniel Vaillant recevant des syndicats de policiers (pendant que tout s'effondre, les politiques palabrent), et «à propos du malaise policier, malaise de plus en plus palpable qui empoisonne désormais la vie privée des policiers», TF1 nous emmène chez de jeunes policiers résidant près de leur lieu de travail et soumis à différentes vexations de la part des petits caïds des cités alentour. Sur l'écran, on «voit à la télé» un jeune policier embrasser tendrement son bébé dans la cuisine de son appartement. Petite incise par les images du Plessis-Trévise, même si elles n'ont rien à voir avec ces violences de proximité (puisqu'il s'agit, rappelons-le, de banditisme «traditionnel»), mais c'est l'occasion de les voir à nouveau. Une brève à propos du malaise des familles de gendarmes («nous y reviendrons», promet PPDA pour ceux qui en doutaient), et nous voici dans les préparatifs du prochain congrès des maires de France. «La sécurité, explique PPDA, sera un des thèmes abordés». C'est l'occasion de suivre le maire d'Amiens Gilles de Robien (qui n'est pas encore ministre de Jean-Pierre Raffarin) dans un commissariat de police municipale, et devant des victimes d'agression. Devant la caméra, un gardien d'immeuble y confirme qu'«on est de plus en plus confrontés à la jeune délinquance».
Fini ? Non. «Parmi les phénomènes caractéristiques de la montée en puissance de cette délinquance violente, le vol de grosses cylindrées», lance PPDA sans reprendre son souffle. Témoignages convergents d'un magistrat, d'un commissaire, et d'une victime - «cette nuit-là, j'ai appris la violence avec ma chair». Ne croyons pas être quittes: «Les affaires de pédophilie se multiplient. Nous avons rencontré la mère d'une de ces petites victimes». Encore quelques images du meurtrier d'une collégienne anglaise, en voie d'extradition vers la France, et à 20 h 22, il est temps de passer à l'actualité internationale.
Ces vingt minutes, quelle trace indistincte vont-elles laisser dans la tête des
téléspectateurs ? Un sillage cauchemardesque de policiers, de magistrats, de
victimes, de mères, dont les images et les récits finalement se rejoignent et qui,
comme l'avait noté l'Observatoire du débat public dans une étude réalisée pour Le
On ne critique pas les chiffres.
On ne conteste pas les chiffres.
Quand, en janvier 2002, le ministère de l'Intérieur publie la statistique de la délinquance pour 2001, avec cette augmentation globale, imparable, désespérante, de 7,69% par rapport à l'année précédente, ce chiffre va clouer le bec des plus récalcitrants.
La statistique est publiée en deux étapes. D'abord, elle «fuite» dans une dépêche de l'Agence France presse le 17 janvier 2002. Dix jours plus tard, le ministère de l'Intérieur confirme cette effarante augmentation, qui vient parachever le dispositif d'encerclement des esprits, et confirmer ces images qui s'abattent en rafales depuis le 14 juillet. Le chiffre vient poser sur l'emballement le sceau de la vérité statistique. Donc, l'emballement n'est pas un délire de médias avides d'audience, ou d'experts suspects de partialité. Nous ne rêvons pas, puisque les chiffres eux-mêmes le confirment. PPDA le 17 janvier: «Certains démentent parfois ce que l'on appelle le "sentiment d'insécurité", ils estiment qu'on joue avec les chiffres. Or ces chiffres, d'année en année, confirment une réelle hausse de la délinquance en France. Ce soir, les statistiques ne sont pas encore officielles, mais les chiffres ont été recoupés par l'Agence France presse, qui évoque une augmentation de près de 8% par rapport à l'an dernier, elle-même en hausse de 5,7%».
Que «voit-on à la télé», pour illustrer cette augmentation ? Des rondes nocturnes de police, filmées de l'intérieur des véhicules, des reportages sur les incendies de voitures. TF1 fait témoigner «Yves», retraité SNCF et habitant d'un quartier de Vénissieux, qui a vu, «à peine fini de payer, sa voiture volée et retrouvée calcinée à cinq cents mètres de chez lui»: «C'est dur à digérer, comme on dit. Parce que c'est pas mal que des ouvriers [dans ce quartier]. Alors quand on n'a plus de voiture pour aller au travaille lendemain, c'est dur à avaler !» «Maintenant il faut sortir de cette banalisation, il faut prendre des mesures exceptionnelles. Si on donne pas de coup d'arrêt on va à une sorte de loi de la jungle», confirme André Gérin, maire communiste de Vénissieux.
Sur France 2, l'annonce de la statistique le 17 janvier est aussi essentiellement illustrée par des images de voitures carbonisées. David Pujadas: «À Lyon, le chiffre est impressionnant: 1 230 voitures ont été incendiées, brûlées l'an passé, chiffre en augmentation de 22% par rapport à l'an 2000».
Et comme sur TF1, France 2 donne la parole au maire de Vénissieux, commune «la plus touchée» par la progression des incendies volontaires de voitures. Le maire: «On a le sentiment de banalisation, on a le sentiment d'impunité et je crois que ça, c'est catastrophique. Il me semble que le bilan du département du Rhône aujourd'hui montre qu'il faut absolument réagir et qu'il y ait un plan efficace». Ainsi TF1 et France 2 ont-elles choisi d'illustrer la statistique avec le type de délinquance en plus forte augmentation (ce qui se défend, 1 230 voitures incendiées en une année, soit quatre par jour, c'est beaucoup), mais pas la plus répandue (les vols et recels, 62% des infractions constatées, délinquance plus difficile à «montrer à la télé»).
On n'attaque pas une statistique, certes. Mais une statistique n'est pas sacrée. On peut tenter de pénétrer dans ses entrailles. De regarder «ce qu'elle a dans le ventre».
Et par exemple, de se poser cette question: si la statistique a ainsi augmenté, n'est-ce pas aussi parce qu'il est plus facile de porter plainte ?
Plus de deux cents commissariats de quartier ont été créés entre 1998 et 2001. Paradoxalement, ce développement de la police de proximité, credo de la gauche, a peut-être contribué à gonfler le chiffre, en favorisant le dépôt de plaintes.
Mais cet argument, timidement avancé par des technocrates eux-mêmes inhibés par l'emballement, on ne l'entend ni ne le «voit à la télé», ce jour-là, pour commenter la publication du chiffre. Pas une enquête indépendante n'est menée sur le sujet.
Quant à la structure de la délinquance elle-même, les chaînes ne s'y appesantissent pas. Tandis que l'on «voit à la télé» de spectaculaires images de voitures carbonisées, il faut tendre l'oreille pour saisir au détour d'une phrase que «cette année, ont surtout augmenté les vols avec violence et les vols de téléphones portables» (TF1), et «parmi les plus fortes hausses, les vols à la tire, portables notamment» (France 2). Cette précision n'aurait-elle pas mérité davantage de développements ?
La hiérarchie policière l'affirme. «Pour expliquer la tendance continue à la
hausse, la direction générale de la Police nationale (DGPN) évoque d'abord
l'accroissement des vols. Cette catégorie, dans laquelle sont également
comptabilisés les recels, représente 62,10% de la totalité des infractions
constatées. Elle concentre à elle seule près des deux tiers de l'augmentation de
2001 (187.650 faits sur un total de 289.943). Les téléphones portables restent une
cible privilégiée des voleurs, qui recourent volontiers à la violence pour
s'emparer des appareils. À Paris, par exemple, 40% des vols avec violence
recensés en 2001 sont des vols à l'arraché de téléphones portables. En zone de
police, quatre infractions seulement (les vols à la roulotte, les cambriolages,
les vols avec violence et les dégradations de biens) représentent à elles seules
près des deux tiers (63,02%) des faits supplémentaires enregistrés en
Il parait en effet évident que le taux de vols de portables ne peut que suivre le taux d'équipement en portables… Insister sur l'importance du vol de portables, c'est tenter de rendre leurs justes proportions aux choses, et réagir contre l'emballement. C'est limiter «la hausse de la délinquance» à un certain nombre de faits précis, «nommables», même s'ils sont évidemment désagréables. C'est réagir contre le fantasme d'une délinquance multiforme, insaisissable, d'un phénomène qui sourd de partout, et touche tous les secteurs de la vie. C'est tenter à toute force de revenir aux faits. Mais entre une forme de délinquance significative mais non spectaculaire (la hausse des vols de portables) et une forme spectaculaire et moins significative (les incendies de voitures), la télévision a choisi. Ce que l'on aura «vu à la télé», ce sont essentiellement les incendies de voitures qui, bien qu'en forte augmentation, ne représentent qu'une infime partie des quatre millions d'actes de délinquance recensés en 2001.
Pour mieux éclairer ce chiffre maudit, on aurait même pu aller plus loin.
Écoutons une voix discordante, celle du démographe Emmanuel Todd. «Sur le thème
de l'insécurité, j'ai des doutes. Le taux d'homicides en France est plutôt plus
bas qu'il y a dix ans et reste un des plus faibles du monde. La délinquance a
certes augmenté, comme il est normal dans une période d'expansion économique. On
a fini par remarquer que l'axe central du développement de la violence contre les
personnes, c'était les vols de téléphone portable, qui sont au cœur de la reprise
économique. Si je devais donner une interprétation de ce thème, je dirais qu'il
s'agit d'un symptôme du vieillissement de la population: l'âge médian de
l'électeur n'est plus loin de cinquante ans. Cette société plus âgée, plus
paisible, supporte beaucoup moins qu'il y a dix ans des niveaux de délinquance qui
ne sont pas vraiment différents. Derrière ce sentiment d'insécurité, on retrouve
donc une fracture générationnelle, une société de plus en plus inégalitaire entre
les
On peut juger cette analyse idéaliste, trop optimiste. On peut moquer l'aveuglement d'un homme qui vit loin des «quartiers sensibles». On peut estimer Todd polarisé jusqu'à l'absurde sur la facette démographique d'une réalité qui est avant tout policière. Ne faut-il pas au moins l'examiner ? L'idée qu'il soulève (ce n'est pas tant la délinquance qui a augmenté qu'une société plus âgée qui l'accepte moins) ne peut-elle constituer une explication de l'émergence, dans le discours public sur la délinquance, des «petites incivilités», comme la présence de bandes de jeunes dans les halls d'immeubles, devenues moins acceptables à une population plus âgée ?
L'emballement l'interdit. On ne conteste pas une statistique, surtout quand elle vient confirmer des semaines entières d'images de cauchemar télévisé.
Répétons-le: il ne s'agit évidemment pas ici de nier la sincérité de cette statistique, c'est-à-dire une forte augmentation des plaintes déposées au cours des années 2000 et 2001 (augmentation qui n'est pas seulement imputable à l'accroissement des vols de portables ou à la simplification administrative du dépôt de plainte). Mais l'emballement commence quand ce chiffre nous tétanise à tel point que plus personne n'ose aller fouiller dans ses entrailles. Quand le chiffre arrive au début de l'année 2002, il est comme blindé d'avance par six mois d'images d'effondrement. Et ce chiffre vient lui-même cimenter res images, tous deux se renforçant, formant un bloc compact, et au total inexpugnable.
À ce discours d'emballement, tenu en polyphonie par les médias et les politiques et qui semble ratifié par les chiffres, il faut une armature théorique, et des figures d'experts pour incarner cette armature. Ces experts existent, et on les «voit à la télévision» depuis déjà plusieurs années. Le plus emblématique d'entre eux est Alain Bauer, par ailleurs Grand Maître du Grand Orient de France de septembre 2000 à septembre 2003, et l'un des vulgarisateurs en France de la «théorie de la fenêtre cassée».
Alain Bauer est un expert complet. Son sujet, il le maîtrise à la fois en théorie et
en pratique, puisqu'il est P-DG d'un cabinet de conseil en sûreté urbaine (expérience
dont il se prévaut peu dans ses interventions publiques, préférant avancer ses titres
universitaires, de manière d'ailleurs parfois imprécise: Alain Bauer enseigne dans le
DESS d'ingénierie de la sécurité, administré en partenariat entre l'Institut des hautes
études de la sécurité intérieure et l'université Paris V-Sorbonne, et assure une
formation continue «Métiers de la ville» à Sciences-Po
Mais, surtout, il se réfère inlassablement au réel. Aux tromperies de
l'administration, Bauer oppose systématiquement «la réalité». «Réalité», «réel»,
«vérité», «vécu», «vie», les termes reviennent continuellement. Sans relâche,
Bauer apostrophe ses interlocuteurs, les exhortant à «se rendre compte de la
réalité», à «cesser de nier le réel» ou encore à «revenir sur terre». «Je crois
qu'on a eu un certain nombre d'histoires qui se sont parallèlement intégrées,
un peu paradisiaques (…) et puis les dures réalités se sont
Mais qu'entend-il par là, au juste ? Que désigne-t-il par «réalité» ?
La réalité, selon Alain Bauer, c'est la réalité du quotidien des gens, des vrais
gens, dans la vraie vie. Et c'est l'observation à ras de terre de la réalité qui
donne son nom au courant de pensée dont il se réclame: la théorie de la «broken
window», la fenêtre cassée. Écoutons-le l'énoncer:«La théorie de la fenêtre cassée,
ça dit simplement que quand vous êtes dans une cité, dans un espace territorial,
quand une première vitre est cassée sur une fenêtre et qu'on ne la répare pas, eh
bien à un moment il va y avoir une seconde vitre, puis la fenêtre, puis l'immeuble,
puis le quartier… Donc, si on ne s'occupe pas des plus petits problèmes, on perd
le contrôle d'un
Mais sur quelles données chiffrées Alain Bauer se fonde-t-il exactement ? Son émergence médiatique en tant qu'expert iconoclaste en sécurité peut être datée de janvier 1999, bien avant la phase aiguë de l'emballement sur l'insécurité. Son rapport intitulé Où sont les policiers ? provoque alors une véritable secousse d'effroi dans la presse et au gouvernement. La principale conclusion de ce rapport est une information terrifiante et facilement compréhensible: seuls cinq mille policiers en tenue sont effectivement opérationnels sur le terrain, en France, à un instant donné. Autant dire que le territoire français est livré à lui-même, sans protection, abandonné aux hordes de délinquants et d'auteurs d'incivilités.
Le rapport trouve, dès le jour de son évocation dans Le Figaro en janvier 1999, un écho sur les deux principales chaînes généralistes, TF1 et France 2. Toutes deux lui consacrent les premières minutes de leurs JT.
TF1 d'abord. Le 22 janvier 1999 à 13 heures, après l'agression, au sein de l'établissement, du principal d'un collège des Mureaux (Yvelines) par quatre mineurs, le présentateur Thomas Hugues introduit le rapport de Bauer: «Ce nouveau fait divers intervient alors qu'une étude indépendante souligne la mauvaise organisation de l'appareil policier et le manque d'effectifs opérationnels, surtout la nuit. Une étude qui provoque déjà une polémique». Voix off: «Paradoxe: avec un des plus forts taux d'encadrement policier en Europe, la France ne disposerait que d'une présence quasi symbolique sur la voie publique. Selon un chercheur, sur les quatre-vingt-dix mille policiers de sécurité publique, seuls vingt mille fonctionnaires sont présents dans les rues. Il restait donc, au gré des congés, environ cinq mille policiers sur le terrain au jour le jour. Question: comment en est-on arrivé là ?»
Sur TF1 donc, l'indicatif est de rigueur: nul doute qu'«on en est arrivé là» où le dit Bauer. Reste à apprendre du «chercheur» les raisons de ce paradoxe catastrophique.
Désigné comme «Enseignant Institut études politiques de Paris», Alain Bauer livre donc son explication: «Dans ce pays, l'État a vampirisé à son bénéfice, pour la défense des institutions et pour le maintien de l'ordre, des policiers qui étaient normalement prévus pour le bénéfice des personnes et des biens des citoyens».
L'accusation de «vampirisation» par l'État de la majeure partie des policiers complète et accentue l'accusation d'abandon. La thématique du«vampire» n'est pas inédite. On l'a déjà vue affleurer, par exemple lors de l'affaire du sang contaminé, où un magazine d'extrême droite avait caricaturé l'ancien Premier ministre Laurent Fabius en l'affublant de dents de vampire. Elle est reprise quatre jours plus tard dans «Mots Croisés» (France 2): depuis 1941 notre Police nationale est devenue «d'abord une police d'État, police de maintien de l'ordre qui a vampirisé les effectifs de tranquillité publique et de protection des citoyens», explique Alain Bauer. L'idée (le peuple est floué de son droit inaliénable à la sécurité par l'État) revêt une forme visuelle terrifiante: celle d'un État-vampire dévastant la nation et laissant derrière lui des citoyens exsangues. Les citoyens ne sont donc plus représentés ni défendus par l'État, mais trahis et dupés par lui ou par ses représentants.
Comme il se doit pourtant, la hiérarchie policière conteste le rapport Bauer.
«Une analyse et des chiffres contre lesquels le directeur central de la Sécurité publique, le patron des policiers en tenue, s'inscrit en faux», précise la voix off de TF1. «Ceux qui sont sur le terrain sont quatre fois plus importants que les chiffres qui ont été cités. De surcroît, nous avons un appui très fort de ceux qui travaillent à l'intérieur des commissariats. Je trouve que c'est donc une version complètement caricaturale». Mais qui va croire le haut fonctionnaire ? Indiquer que «le directeur central de la Sécurité publique» condamne une «étude indépendante» qui lui est défavorable, n'est-ce pas désamorcer d'avance une parole (celle du haut fonctionnaire) et en légitimer une autre (celle d'Alain Bauer) ? Dans la controverse qui oppose le technocrate et le «chercheur» iconoclaste, quel téléspectateur-citoyen se rangera spontanément du côté du premier ?
D'autant que les syndicats de policiers, interrogés aussi, entrent dans la polyphonie pour confirmer les conclusions de l'expert contestataire. Voix off: «Au-delà de la polémique sur les chiffres, les syndicats jugent que trop de policiers restent affectés au fonctionnement des commissariats (trente mille, selon l'enquête) ou à des tâches indues comme les gardes de détenus ou les gardes statiques».
Au «Vingt heures» de France 2, le rapport fait la «Une» de l'actualité nationale, avant le premier accord chez Peugeot sur les trente-cinq heures, sous le titre: «Police: le rapport qui fâche». Mais France 2 introduit une nuance importante: la chaîne précise que le chiffre avancé (cinq mille), concerne les effectifs policiers «en province», précision absente sur TF1, qui évoquait de «cinq mille policiers sur le terrain au jour le jour» à l'échelle nationale.
Et la voix off, cette fois, vient à la rescousse de l'administration, en
apportant une précision de taille: «Au ministère de l'Intérieur, on ne parle pas
de cinq mille, mais d'au moins quinze mille policiers sur le terrain. En effet,
curieusement, Alain Bauer n'inclut pas dans son calcul les brigades
anticriminalité, ni Police-secours, qui sont pourtant bien sur la voie publique».
Le Monde du lendemain détaillera d'ailleurs: «Reprenant en détail les
statistiques avancées par le chercheur, on souligne, place Beauvau, qu'il faut
ajouter aux brigades de roulement que comptabilise M. Bauer les brigades
anticriminalité (3.750 fonctionnaires), les compagnies et sections d'intervention
(2.500), les brigades canines (800), les brigades dites " de jour" (2.500), les
services d'investigation et de recherche, dont les sftretés départementales
(8.500), les personnels à moto et les unités chargées de la circulation (3.800)
et, enfin, les îlotiers
Rectifications d'importance qui n'étaient pas données sur TF1. Comme si les chiffres allégués par Alain Bauer importaient finalement peu au regard de la légitimité des questions posées et des accusations portées.
Ce rapport très controversé, aussi bien sur les motifs et les conditions de son élaboration que sur les sources de la recherche, la fiabilité des chiffres et l'honnêteté des conclusions, ouvre néanmoins à Alain Bauer les portes d'émissions telles que «Mots Croisés» ou «La Marche du siècle», où il est invité à se prononcer sur les thèmes centraux de son étude (la désorganisation de la police, la mauvaise répartition des effectifs, la vraisemblance des chiffres officiels) ainsi qu'à élargir le registre de ses compétences à des sujets connexes: la délinquance des mineurs, le bien-fondé de la loi, l'efficacité de la police de proximité, voire l'épaisseur du blindage des camionnettes de convoyeurs de fonds…
Un expert est né ! Que sa légitimité soit édifiée sur les sables mouvants d'un rapport approximatif, nul ne s'en souvient.
Par la suite, Alain Bauer interviendra relativement fréquemment dans les journaux télévisés, sur divers chapitres (convoyeurs de fonds, comparaison des chiffres de la délinquance en France et aux USA). Il devient une figure centrale d'un discours opposant une «réalité» ignorée et voilée mais terrifiante (celle que tentent de montrer les images de télévision), aux protestations lénifiantes des autorités. Ce discours rejette les tenants d'un discours adverse dans les rangs des «belles âmes» et des naïfs. Au fil des années, la théorie de la «fenêtre cassée» et sa cousine la «tolérance zéro» vont peu à peu gagner tous les esprits, jusqu'à emballer à son tour le candidat socialiste à l'élection présidentielle.
Le ralliement spectaculaire de Lionel Jospin Ce dimanche soir 3 mars, près de deux mois avant le 21 avril 2002 face à Claire Chazal, le candidat socialiste Lionel Jospin est tout sourire. Les sondages le créditent d'une confortable avance sur Jacques Chirac. De fil en aiguille, on en vient à évoquer «le» sujet de l'insécurité. «L'insécurité a progressé pendant ces cinq années. C'est une tendance qui avait commencé avant nous, mais enfin nous ne l'avons pas fait reculer. J'ai péché un peu par naïveté. Je me suis dit peut-être pendant un certain temps: " Si on fait reculer le chômage, on va faire reculer l'insécurité". On a fait reculer le chômage - il Y a 928.000 chômeurs en moins - mais ça n'a pas eu un effet direct sur l'insécurité. n est clair que la sécurité pour moi est un défi prioritaire. L'ordonnance de 1945 [sur les mineurs délinquants] a déjà été modifiée dans le passé et elle le sera encore. Nous envisageons des structures fermées pour les jeunes qui ont des problèmes de violence».
«J'ai péché par naïveté» !
Un an plus tôt, au journal de 20 heures de France 2, le 17 avril 2001, Jospin assurait le contraire, et se présentait comme un des adversaires de la naïveté.
Gérard Leclerc: «Le gouvernement a défini six axes de lutte contre la violence, notamment en ce qui concerne la délinquance des jeunes avec la lutte contre les bandes, avec les centres de placement immédiat. Mais beaucoup voient là-dedans surtout des demi-mesures. Pourquoi ne pas aller au bout de la logique et pourquoi ne pas revenir sur la fameuse ordonnance de 1945, ce qui permettrait par exemple d'abaisser l'âge de la majorité pénale à treize ans, voire en dessous, de recourir davantage à des unités pénitentiaires pour les mineurs ? (…) On a le sentiment que les jeunes d'aujourd'hui ne sont plus ceux de 1945 (…). Pourquoi vous n'en tirez pas les conséquences ?»
Jospin: «Le gouvernement que je conduis a quand même tout à fait rompu avec une conception angélique des problèmes de l'insécurité… J'y ai contribué moi-même, y compris bien avant d'être Premier ministre, parce que je pensais que la violence, l'insécurité, frappaient notamment les milieux populaires (…). Mais je pense que la violence, elle est dans la société elle-même: elle a des sources sociales, elle a des sources urbaines, il y a des problèmes d'intégration, il y a des problèmes de non-connaissance des règles».
Olivier Mazerolle: «Les Français ne semblent pas convaincus: ils ont retenu la loi sur la présomption d'innocence. Et ils disent: " Mais tous ces petits délits pour lesquels d'ailleurs les plaintes ne sont même pas toujours enregistrées par la police, ils ne sont pas punis, ils ne sont pas sanctionnés". Alors, d'un côté, présomption d'innocence, bravo pour les Droits de l'homme. Mais où est la sanction ?»
Gérard Leclerc: «Pourquoi ne pas aller par exemple jusqu'à la tolérance zéro ? Des plans, des mesures, il y en a depuis des années. Et on voit que l'an dernier encore la délinquance a progressé de 5%. Pourquoi ne pas dire, carrément: la tolérance zéro ?»
Abjure ! crient les journalistes de France 2 à Jospin. Abjure ton angélisme ! Abjure ta foi absurde dans «les causes sociales» de la délinquance. Mais en 2001, Jospin résiste encore. Il tente de garder un pied dans chaque camp, un pied dans «les causes sociales» (la violence «a des sources sociales, elle a des sources urbaines, il y a des problèmes d'intégration»), un pied dans la répression («j'ai rompu avec la conception angélique»). Abjurer les «sources sociales», ce serait renoncer à un des piliers des convictions des «progressistes», depuis Rousseau et Marx: l'homme n'est pas naturellement un délinquant. Ce sont les conditions de la vie en société, l'exploitation capitaliste, qui créent la délinquance.
Mais l'année suivante, le 3 mars 2002 face à Claire Chazal, Jospin ne se présente plus comme ayant «rompu avec une conception angélique». Il se range lui-même dans les rangs des «naïfs». Faut-il y voir un effet, à retardement, du travail de sape des journalistes qui le poussent à abjurer son «angélisme», et des sondeurs qui répètent que l'insécurité est «la première préoccupation des Français» ? Il est vrai que ce ne sont pas seulement les journalistes «sensationnalistes» de la télévision qui ont forcé Jospin à l'abjuration. Le 2 août 2001, quelques jours après l'interview de Jacques Chirac, à l'occasion de la publication des statistiques de la délinquance du premier semestre, Le Monde lui-même, journal emblématique de la résistance au sensationnalisme, édite et placarde dans les kiosques des affichettes: «Insécurité: alerte». Donc, Jospin est lui-même cerné. Son «angélisme» n'a aucun soutien à attendre, même du côté de la presse «amie». Virage sur l'aile. Et, succombant à l'emballement, il contribue à son tour à rendre cet emballement définitivement irrésistible. Si le candidat principal de la gauche qualifie lui-même de «naïveté» la vision traditionnelle de la gauche, alors au nom de quelle perspective politique continuer de s'y accrocher ? Au nom de quel débouché politique tenter encore de résister à«tout ce qu'on voit à la télé», l'étau que forment les théories d'Alain Bauer, les revendications des policiers, les ressassements du journal télévisé, puisqu'on a «vu à la télé» le candidat de la gauche rendre les armes ?
Quant à Jospin lui-même, son aveu le fragilise. La réaction de Chirac ne se fait pas attendre. «L 'insécurité n'est certes pas une fatalité. Elle est avant tout le produit d'une attitude, l'attitude de tous ceux qui pouvaient exercer une autorité et qui ont systématiquement préféré l'indulgence à la sévérité», lance-t-il à Jospin. Et, sans toutefois le citer: «C'est la raison pour laquelle je n'hésite pas à dire que le gouvernement actuel porte une lourde responsabilité. La naïveté n'est pas une excuse. En l'occurrence, c'est une faute», déclare-t-il le 6 mars à Strasbourg.
La lecture univoque des causes de la délinquance s'impose désormais à tel point que plus personne n'ose en proposer d'autre. Plus personne n'ose désormais rappeler que la délinquance a «aussi» des «sources sociales et urbaines». Chacun le sait bien, au fond de soi. Chacun sait bien que les solutions uniquement répressives ne feront pas disparaître la délinquance. Mais plus personne n'ose le rappeler, sous peine de se voir reprocher de «pécher par naïveté». Le mot est désormais tabou.
La nouvelle de la mort de Guy-Patrice Bègue à Évreux, un des faits divers «vus à la télé» les plus marquants de la période électorale, éclate comme un coup de tonnerre le 12 mars 2002. Daniel Bilalian (France 2): «Madame, monsieur, bonjour. À Évreux, un père de famille est mort des suites d'un véritable passage à tabac alors qu'il était venu demander des explications, voire des comptes, à ceux qui avaient racketté son fils. C'est alors qu'une bagarre avait éclaté. Deux jeunes gens, dont un mineur, ont été arrêtés». France 3: «Le père de famille était venu s'expliquer avec plusieurs adolescents qui avaient tenté de dérober sous la menace des objets de valeur à l'un de ses fils. n aurait été atteint à la tête par un projectile lourd et se serait écroulé à terre. Une fois au sol, les coups auraient continué de pleuvoir, ne lui laissant aucune chance de s'en sortir». PPDA (TF1): «Jacques Chirac a téléphoné au maire de la ville, Jean-Louis Debré, et à des membres de la famille de Guy Bègue». France 2, interview de Jean-Louis Debré, maire de la ville, ancien ministre de l'Intérieur: «Il faut que nous réagissions. On ne peut pas accepter, on ne peut plus accepter qu'un certain nombre de voyous veuillent imposer leurs règles, leurs lois et leur volonté». Élise Lucet (France 3) le lendemain: «À Évreux, sept nouveaux suspects ont donc été interpellés aujourd'hui, après l'assassinat d'un père venu défendre son fils contre le racket». Daniel Bilalian: «L'affaire, aujourd'hui, est loin d'être terminée, bien au contraire. Deux jeunes gens ont été arrêtés, vous le savez, un majeur (dix-neuf ans), un mineur (dix-sept ans). Mais la justice et la police s'intéressent maintenant à une quarantaine d'autres jeunes, lycéens, collégiens, qui attendaient l'autobus vendredi dernier, lorsqu'a éclaté la bagarre. Certains ont participé, d'autres se sont contentés de regarder, ou d'ignorer la tragédie qui se jouait sous leurs yeux. À un titre ou à un autre, on peut les considérer comme complices, ou coupables, de non-assistance à personne en danger».
Claire Chazal (TF1) le surlendemain: «Les obsèques de Guy-Patrice Bègue, ce père de famille lynché la semaine dernière à Évreux, se sont déroulées cet après-midi dans l'Eure». France 3: «Une marche à la mémoire de Guy-Patrice Bègue, ce père de famille mort pour avoir voulu défendre son fils. Une mort violente, choquante».
Guy-Patrice Bègue a donc été tué, en présence de très nombreux témoins. Deux de ses meurtriers présumés ont été arrêtés. Ses obsèques se sont déroulées à Évreux. À partir de ces étapes marquantes, le «noyau dur de réalité» du fait divers, les journaux télévisés, dans l'emballement, nourrissent un feuilleton de plusieurs jours, à base de prolongements et de parallèles. Le 14 mars, pour le troisième jour consécutif, Daniel Bilalian conserve l'affaire d'Évreux à la première place de son journal. «La violence dans les établissements scolaires: après Évreux, dont nous reparlerons dans un instant, Valenciennes, où un père de famille a été mis en garde à vue après avoir blessé d'un coup de couteau un lycéen au cours d'une altercation entre sa fille et une autre élève devant l'un des lycées de Valenciennes». La situation semble donc inversée, puisque cette fois c'est le père de famille qui a été mis en examen, apparemment pour être intervenu dans une altercation entre élèves. Peu importe. Le bandeau commun «la violence dans les établissements scolaires» permet de rapprocher les deux faits divers.
Le 15 mars encore, Daniel Bilalian semble avoir enfin décidé de passer à autre chose. Le premier titre du journal est cette fois consacré à «la guerre des bandes» à Corbeil-Essonnes: «La guerre des bandes: l'exemple de Corbeil-Essonnes. À la suite d'une rixe, un jeune homme est mort la semaine dernière. Marche silencieuse hier après-midi, mais rien n'y fait: la tension n'est pas retombée d'un quartier à l'autre». Mais c'est encore au drame d'Evreux que le présentateur rattache l'affaire de Corbeil: «Madame, monsieur, bonjour. Les obsèques du père de famille tué au cours d'une bagarre à Évreux, il y a une semaine très exactement, auront lieu cet après-midi. Tout aussi dramatique, en banlieue parisienne à Corbeil-Essonnes, samedi dernier, un jeune est tué d'un coup de couteau au cours d'une rixe entre deux bandes rivales. Hier, plusieurs centaines d'habitants du quartier organisaient un rassemblement en hommage à ce garçon; mais dès hier soir de nouveaux incidents éclataient entre les mêmes bandes rivales, comme si rien, rien ne pouvait endiguer ce phénomène de violence, devenu le quotidien de ces jeunes».
Au total, en quelques jours, Daniel Bilalian, pour «fabriquer» l'actualité en période d'emballement, aura mis en œuvre quatre mécanismes distincts. Il aura rapproché l'affaire par «mots clés» avec d'autres faits divers (des rondes de «pères de famille» contre les dealers dans un quartier parisien), même si le rapport entre les faits eux-mêmes n'est que lointain. Il l'aura rattachée à un «phénomène de société» (le racket) ou à d'autres faits divers (la mise en examen de Valenciennes, et la bagarre entre bandes rivales à Corbeil). Il aura intensément couvert les suites données au fait divers par les institutions (les réunions d'expression organisées par le lycée). Il aura tenté de créer des «affaires dans l'affaire» (la polémique sur la non-intervention de la police).
Ainsi fabrique-t-on, entre tous ces faits divers, une chaîne invisible, mais efficace. La violence multiforme qui enserre la France surgit de partout, elle peut éclater en n'importe quel point du territoire français, mais elle procède du même chaos, du même magma souterrain. «Comme si rien, rien ne pouvait endiguer ce phénomène de violence, devenu le quotidien de ces jeunes», soupire Daniel Bilalian.
Il est temps à présent de s'arrêter quelques instants sur Daniel Bilalian. Pourquoi Bilalian ? Pourquoi lui, davantage que Jean-Pierre Pernaut, David Pujadas ou PPDA ? Pourquoi, dans cette rétrospective de l'emballement sur la sécurité du printemps 2002, choisir un gros plan sur le journal de 13 heures de France 2, plutôt que son concurrent de TF1, ou les journaux de 20 heures ? Daniel Bilalian mérite-t-il bien cet excès d'honneur[17] ?
Pourquoi ? Nous pourrions retourner contre Bilalian les armes de l'emballement. Nous pourrions donner des chiffres. Rappeler que statistiquement, dans les semaines précédant le premier tour de la présidentielle, Bilalian fut le champion de l'insécurité à la télé. Quelque temps après le 21 avril 2002, «Arrêt sur images» procédait à un comptage des thèmes développés dans son journal. En mars 2002, le journal de la mi-journée du service public a évoqué 63 fois le thème de l'insécurité contre 41 fois pour le «Treize heures» concurrent de Jean-Pierre Pernaut sur la chaîne privée TF1. Pour conforter ces chiffres, nous pourrions simplement citer les mots, les répétitions, les obsessions de Bilalian.
11 mars 2002, lancement d'un sujet sur les sapeurs pompiers victimes de violences: «L'insécurité, on le sait, est le thème majeur... l'un des thèmes majeurs en tout cas de la campagne présidentielle».
12 mars 2002, à propos des rondes de police dans les trains: «L'insécurité, qui est un des thèmes majeurs de la campagne présidentielle, est un souci quotidien pour la SNCF, entre les casseurs, les vandales, les resquilleurs...»
8 avril 2002, à propos de l'inefficacité de la justice en France, à la suite de la publication d'un rapport de l'Union syndicale de la magistrature: «Sujet de réflexion pour les candidats à l'élection présidentielle pour qui l'insécurité, on le sait, est l'un des thèmes majeurs...»
Nous pourrions donc, chiffres et citations à l'appui, montrer le matraquage Bilalian. Mais au-delà des chiffres et des répétitions, la singularité Bilalian est ailleurs. Ecoutons par exemple ce lancement du 25 mars, après l'agression (finalement fausse) d'un chauffeur de bus à Marseille: «On ne sait plus quel adjectif employer (soupir). On pouvait penser à l'impensable survenu la semaine dernière à Evreux, dans un supermarché à Nantes, ou encore à Besançon avec ces deux jeunes filles torturant une troisième... Eh bien, à Marseille, c'est encore autre chose».
Ce soupir, cette impuissance, cette démission («On ne sait plus quel adjectif employer»): en quelques phrases, tout est dit de la manière Bilalian. Le présentateur ne se contente pas d'informer. Il ressent ces événements dans sa chair. Ces agressions, ces tortures s'impriment en lui. Ce sont elles qui lui arrachent ces soupirs, ces hochements de tête incrédules, jusqu'à ces bafouillements et ces hésitations caractéristiques, qui sont autant de transgressions aux règles de la présentation télévisée. Chargées de décrire ce cancer de la société, les phrases de Bilalian métastasent elles-mêmes, hors de contrôle. Il ne les domestique pas. Il tente de comprendre les faits divers qu'il est chargé de relater, mais ce sont eux qui le terrassent. A plusieurs reprises, les mots lui manquent devant la sauvagerie des événements. Ils prennent le dessus sur lui. Bilalian devrait être un sas entre l'insécurité et nous, il devrait nous permettre de prendre de la distance, mais il ne nous offre, chaque jour à la mi-journée, que le spectacle de son impuissance à trouver les mots. Ainsi se transforme-t-il en porte-parole de toutes les vi~times. Et cette impuissance fait écho à l'impuissance de l'Etat, au délitement de l'autorité, à l'abdication générale devant les «zones de non-droit». Chaque jour à 13 heures, Bilalian nous offre une «zone de non-compréhension». S'offrant avec le moins de résistance à l'emballement, il constituait le meilleur terrain d'observation.
Daniel Bilalian, comme tous les journalistes, devrait fonctionner comme une machine à oublier. Qu'est-ce que les médias, sinon de terrifiantes machines à oublier aujourd'hui une partie des informations d'hier ? Une peur chasse l'autre, un fait divers chasse l'autre, une image chasse l'autre, et il est de la responsabilité des journalistes de savoir œ qu'ils doivent retenir, et ce qu'ils peuvent oublier. Mais Bila1ian ne parvient pas à chasser l'angoisse de la veille. Les images de la veille le hantent. Les peurs ne se chassent pas, elles s'accumulent. Après chaque fait divers, il ressent le besoin de retourner sur le théâtre de l'atroce, pour en explorer les suites. Comme s'il ne parvenait jamais à décrocher, il fait durer les feuilletons, les étire en longueur, se livre à d'interminables rappels des épisodes précédents, pour les relier les uns aux autres, dans une fresque toujours inachevée.
Une fresque, oui. Une terrifiante apocalypse peuplée de démons ricanants et de victimes à la Jérôme Bosch, mais impressionniste. Maniant les «peut-être», les «depuis un certain temps», les «une certaine forme de» comme l'artiste mélange les couleurs sur sa palette, il abolit les frontières nettes, les faits avérés, s'affranchit ostensiblement des définitions rigoureuses et des statistiques, pour revendiquer une vision impressionniste.
Abdiquant son rôle de médiateur pour se poser en victime, Bilalian nous retire donc toute échappatoire, toute possibilité de recul par rapport à la course à l'apocalypse. C'est une victime, un miraculé, un rescapé qui, chaque jour, vient témoigner devant nous. Son exemple nous enseigne que l'on peut être à la fois propagateur et victime de l'emballement.
Invités à contempler chaque jour, à la mi-journée, l'autoportrait de Daniel Bilalian, nous voyons donc un homme dépassé. Cet homme a baissé les bras. Mieux: il baisse les bras en direct, devant nous, chaque jour. C'est pourtant un homme dans sa pleine maturité, honnête, qui parle le langage présumé de ses téléspectateurs, qui répugne aux mots savants et aux analyses désincarnées. Il a toujours tenté de faire de son mieux, d'affronter ses responsabilités de journaliste et de passeur. Mais justement, le passeur est dépassé par les événements, comme par les frasques d'enfants adolescents que leurs parents ne parviendraient plus à canaliser. Tout déborde. Les quartiers, les écoles, les stades. Si désespérés que soient ses efforts pour rationaliser la sauvagerie quotidienne, Bilalian n'est qu'un homme. Et parfois, souvent même, il lui faut avouer qu'il est impuissant à savoir «quoi penser» des faits divers qu'il relate, puisque sa mission de journaliste lui imposerait d'en penser quelque chose.
Le 21 mars: «Que dire ? Quoi penser, à propos de ces deux jeunes filles de la région de Besançon, âgées de treize et quatorze ans seulement, arrêtées pour tentative d'homicide volontaire avec actes de torture et barbarie à l'encontre d'une de leurs copines de classe, pour un soi-disant motif de jalousie amoureuse ?»
Déjà ce fait divers dépasse les capacités d'entendement du présentateur. Mais quatre jours plus tard, elles sont à nouveau soumises à rude épreuve: «La violence n'est jamais gratuite, mais elle peut être incompréhensible». Et de développer: «On ne sait plus quel adjectif employer, etc». (voir plus haut). Suit un sujet sur le chauffeur de bus de Marseille, qui prétend avoir subi une agression (et dont on apprendra quelques jours plus tard qu'il a inventé toute l'histoire).
Ce sujet terminé, Daniel Bilalian ne tente pas moins, dans le même journal, d'établir une gradation à propos d'un autre chauffeur de bus, sommé par un père de famille de le raccompagner jusqu'à son domicile. «Alors euh, moins grave, peut-être, et encore, mais tout de même aussi inquiétant...»
Enfin à propos de la froide tuerie, perpétrée par Richard Durn, au conseil municipal de Nanterre (huit morts et plus d'une quinzaine de blessés), Daniel Bilalian avoue sans ambages son incapacité, cette fois radicale, à penser. il ne tente même plus. Lancement du 27 mars: «Comment expliquer l'inexplicable ?» Deux jours plus tard, alors que le journal tente, «à froid», de revenir sur l'événement, la tentative d'explication n'a pas progressé: «Nanterre: enquête sur l'impensable». il faut une semaine pour que le présentateur offre à ses téléspectateurs «le pourquoi et le comment du geste mûrement réfléchi» de l'assassin de Nanterre.
Si Daniel Bilalian peine à penser la violence, c'est parce que la violence court plus vite que lui. Le 29 mars: «La police connaît une crise de légitimité. C'est la conclusion inquiétante d'un rapport remis au ministère de l'Intérieur: l'uniforme n'inspire plus le respect, voire la crainte, on s'en rend compte jour après jour. Dans les quartiers où ils résident, les policiers se mettent en civil de peur d'être repérés, reconnus. Hier encore un couple de policiers a été attaqué sur un parking de grande surface. La peur a souvent changé de camp».
Trois compléments de temps: jour après jour, hier encore, souvent. Le «hier encore» vient renforcer le «jour après jour».
Peindre la fresque de la montée inexorable de l'insécurité suppose de la jalonner de dates: avant l'enfer d'aujourd'hui, un paradis a jadis existé. C'est le rôle du complément de temps, substitut bienvenu à la statistique précise. Ainsi le 11 mars: «Aujourd'hui, non seulement les policiers, mais les sapeurs-pompiers, à leur tour, sont victimes de violences lors de leurs interventions dans certains quartiers difficiles».
Le 13 mars:«Le phénomène de vol ou de racket à l'intérieur ou aux abords des établissements scolaires prend de plus en plus d'importance. D'après les statistiques officielles de l'Education nationale, un établissement sur dix en serait victime. Cela peut commencer très tôt, dans les petites classes, par le vol d'un goûter ou d'un stylo, pour se poursuivre ensuite par le racket proprement dit: de l'argent, des valeurs, des bijoux».
Le racket, devenu un «phénomène», est en augmentation constante, nous dit Bilalian. Néanmoins, les statistiques alléguées n'appuient pas son propos: un établissement sur dix, c'est beaucoup; mais combien était-ce auparavant ? Pour cette fois, Bilalian est d'ailleurs contredit par le commentaire du reportage: «Le racket représenterait un peu plus de 3% des actes de violence à l'école. Mais le phénomène est difficile à évaluer, encore tabou, malgré les campagnes menées depuis 1995 par les gendarmes et les policiers dans les établissements scolaires». Si «le phénomène est difficile à évaluer», comment Bilalian y est-il parvenu ? Dispose-t-il d'informations inconnues du reporter, auteur du sujet ?
Si Daniel Bilalian semble parfois mieux informé que les journalistes de terrain, il sait aussi dans ses lancements forcer le trait d'un fait divers. Le 14 mars: «C'est tout simplement une attaque en règle dont a été l'objet un commissariat de la banlieue de Mulhouse hier. Une expédition punitive en bonne et due forme: une trentaine de jeunes venus avec l'intention de libérer trois d'entre eux, de leur quartier, arrêtés à la suite d'une altercation dans une grande surface. Les policiers du commissariat ont dû faire appel à des renforts pour se dégager». Voix off: «Dialogue de sourds entre un policier de Wittenheim et un jeune du quartier dit sensible du Markstein. Des jeunes qui, hier soir, sont venus ici pour soutenir trois des leurs, interpellés après avoir agressé un vigile d'un supermarché. Une dizaine d'entre eux sont rentrés dans le commissariat. Ils auraient alors essayé de libérer de force leurs amis».
Le décalage est patent entre le lancement, qui informe de l'irruption d'une «trentaine de jeunes venue avec l'intention de libérer trois d'entre eux» et le commentaire qui précise dans le sujet que les trente jeunes «sont venus ici pour soutenir trois des leurs», que seule «une dizaine d'entre eux sont rentrés dans le commissariat» et prend la précaution d'avancer au conditionnel l'hypothèse de la tentative de libérer leurs comparses: «Ils auraient alors essayé de libérer de force leurs amis». Enfin le témoignage de la commissaire Valérie Hatsch corrobore nettement la version de l'auteur du reportage. «Ils sont arrivés tous effectivement d'un coup, donc effectivement il y a eu un effet de surprise qui fait que bon, sur le coup il y a un ordinateur qui tombe, les gens sont bousculés... Mais enfin, très rapidement, ils ont été repoussés».
On est loin du lancement de Bilalian, qui évoquait «tout simplement» (aucun doute possible) une «attaque en règle» à l'encontre du commissariat, une «expédition punitive en bonne et due forme», autant de faits autrement plus inquiétants qu'une bousculade ou qu'une chute d'ordinateur. Où est la vérité ? Que s'est-il réellement passé dans ce commissariat de la banlieue de Mulhouse ? La commissaire Valérie Hatsch ne tente-t-elle pas d'atténuer l'ampleur et la portée de l'intrusion, pour maintenir de bons rapports avec les «jeunes» du quartier, ou faire bonne figure auprès de ses supérieurs ? Je n'en sais rien. Je n'étais pas présent dans le commissariat de Mulhouse. Je constate simplement que les histoires que raconte Daniel Bilalian ne sont pas toujours les mêmes que celles des reportages qu'il lance.
Trois jours avant le premier tour de la présidentielle, le 18 avril 2001, un septuagénaire est agressé à Orléans. Selon son récit, deux voyous auraient tenté de le rançonner avant de mettre le feu à son pavillon. C'est TF1 qui, le 19 avril dans son journal de 20 heures, diffuse la première les images émouvantes du visage contusionné du vieillard. «Un autre fait divers inquiétant à Orléans, lance Claire Chazal. C'est un septuagénaire qui a été agressé par deux jeunes qui voulaient lui prendre de l'argent. Ayant refusé de se faire racketter, lui-même a été roué de coups, sa maison a été incendiée».
«Avec ce qu'on voit à la télé...» Ce soir-là, les téléspectateurs sont servis. Car il est irrésistible, Paul Voise, avec sa gouaille sympathique et émouvante de vieux titi, avec sa belle tête décharnée, et ses grands yeux humides de vieillard sans défense. «ils ont mis le feu à ma maison (pleurs). ils voulaient des sous. Moi j'en ai pas». Dans un plan de coupe, «on voit à la télé» la journaliste de TF1, accroupie, prendre la main du vieil homme. Une voisine: «Le monsieur, ça faisait la troisième fois qu'il était agressé». Une autre voisine: «Ici dans le quartier, c'est de pire en pire».
Jusqu'à présent, rien d'anormal. Un fait divers sans doute banal hélas, mais émouvant, traité dans le cœur d'un journal télévisé. Néanmoins, Claire Chazal ne s'y est pas trompée, qui a jugé le fait divers «inquiétant». Entendez: il n'est pas simplement navrant en lui-même, il est inquiétant pour la suite, il témoigne d'une évolution inéluctable. Si Paul Voise a été agressé, plus aucun vieillard nécessiteux n'est à l'abri dans son modeste pavillon.
Première gagnée sans doute par cette «inquiétude», TF1 y revient donc logiquement le lendemain soir, veille du premier tour de l'élection, prenant prétexte du «véritable élan de solidarité» déclenché par «cette terrible histoire». Il est vrai que, de toutes parts, affluent les propositions d'aide pour participer à la reconstruction du pavillon incendié. Mais ce deuxième reportage est surtout l'occasion de «voir encore à la télé» longuement, en gros plan, pleurer Paul Voise, sorti de l'hôpital le samedi matin, pour remercier ses voisins: «De tout cœur, de tout son amour, M. Voise vous dit merci», soupire-t-il en se prenant la tête entre les mains, tandis que la caméra revient sur le visage compatissant de Claire Chazal.
Avec ce deuxième reportage un deuxième soir de suite, on n'est plus seulement dans l'information. Elle aussi vraisemblablement gagnée par «l'inquiétude», France 2, qui avait raté l'information la veille, se joint à la danse en forçant les commentaires, et en évoquant, dans une surenchère d'adjectifs, «la violence stupide et révoltante à Orléans...» En vingt-quatre heures, on est donc passé de «l'inquiétude» à «la révolte». L'agression de Paul Voise n'est plus un simple fait divers, c'est une affaire, un emblème.
Emballement ? De nombreuses incohérences dans les témoignages de Paul Voise (ainsi il ne donne pas la même description de ses agresseurs à la presse et à la police) restent sur le moment ignorées par les journalistes, qui reproduisent sa version sans la moindre distance.
Emballement ? Aussitôt après le 21 avril, la polémique va enfler. L'élection passée, plusieurs contre-enquêtes, constituant finalement un embryon de «contre-emballement», ont tenté de mettre au jour une «manipulation» autour de l'agression de Paul Voise. Adjoint à la sécurité de la municipalité d'Orléans, Florent Montillot, qui appartient à la Droite libérale-chrétienne, mouvement de Charles Millon, ne s'est-il pas rendu coupable d'une exploitation médiatique effrénée, en rameutant la presse, et en favorisant l'accès des équipes de télévision à l'intérieur de l'hôpital ? «M. Montillot n'aurait-il pas activé les médias par des coups de fil ?» demande avec franchise Régis Guyotat, du Monde[18]. Réponse de l'intéressé: «J'avais autre chose à faire. J'ai passé une grande partie de ma journée à recevoir des appels et à accompagner des journalistes sur les lieux»[19] Ce qui est, il est vrai, une manière de demi-aveu, même si les journalistes n'avaient nul besoin d'un accompagnateur pour leurs reportages. On n'ira pas plus loin.
Il ne reste plus alors qu'à décrire minutieusement la précipitation médiatique. La contre-enquête du Monde multiplie les exemples. Alors que la dépêche AFP relatant l'agression, datée de 12 h 47, est classée non urgente, dès 14 heures une équipe de TF1 est au chevet de Paul Voise, à l'hôpital. Dès 20 h 10, le commissaire Van Agt, patron des services de police du Loiret, est appelé par le cabinet du directeur général de la Police nationale à Paris. La rédaction nationale de France 3 rabroue la rédaction régionale d'Orléans, plus réservée. il est vrai que le premier jour, sans pénétrer à l'hôpital, l'équipe locale de France 3 s'est contentée de tourner quelques images du pavillon calciné et d'interroger quelques voisins.
Faute de découvrir une conspiration crédible, un deuxième soupçon du «contre-emballement» se porte alors sur Paul Voise lui-même. L'agression s'est-elle bien déroulée comme l'a raconté le gentil vieillard ? Sur un trottoir d'Orléans, un reporter du «Vrai Journal» de Canal+ extorque à Paul Voise l'aveu haché qu'il a été condamné, voici quelques années, pour «un problème sexuel. Mais c'était pas méchant (...). Parce que des fois je parlais un peu trop ouvertement avec les gosses»[20]. Mais ni les médias ni évidemment la justice ne vont véritablement creuser cette piste-là.
Ainsi l'emballement Voise garde-t-il son mystère. Mais quel mystère, au fond ? A-t-il vraiment besoin d'explications ? Ne peut-on imaginer que l'emballement ait trop bien«fonctionné» sans chef d'orchestre clandestin ?
L'emballement sur l'insécurité est le crime parfait: il n'a pas d'auteur. Il n'a pas de coupable. Il n'a que des acteurs. Et tous ont parfaitement bonne conscience. Depuis le coup d'envoi du 14 juillet, chaque emballé à sa place a d'excellentes raisons. Jacques Chirac, le 14 juillet 2001, a d'excellentes raisons: il répond aux attentes des électeurs. Les «maires de France» qui, en novembre, consacrent leur congrès à la sécurité ont d'excellentes raisons: leurs électeurs, qui regardent PPDA (ou Chirac), ne leur parlent que de cela. Et puis, les statistiques confirment la hausse de la délinquance. Les journalistes qui citent ces statistiques sans rappeler la part imputable à l'augmentation du parc de téléphones portables ont d'excellentes raisons: même si les statistiques sont en elles-mêmes opaques, elles traduisent un phénomène réel. Les experts ont d'excellentes raisons: les statistiques leur donnent raison. Lionel Jospin a d'excellentes raisons: il regardait à la télé les manifestations policières. Il lisait les chiffres. Ses électeurs, qui regardaient la télé, ne lui parlaient que de l'insécurité.
Et sur l'affaire Voise, donc, les journalistes de TF1 ont d'excellentes raisons: l'insécurité a été longtemps niée, donc longtemps négligée, dans les années précédentes. Leurs patrons ont de tout aussi bonnes raisons: l'insécurité fait vendre. Les journalistes de France 2 qui galopent derrière TF1 sur le chemin d'Orléans ont d'excellentes raisons: ils ne veulent pas se laisser distancer par TF1.
Le visage tuméfié du gentil vieillard tombait à pic. Comme si la fresque apocalyptique brossée, toute l'année précédente, sur les écrans de télévision, avait besoin de l'image de la victime absolue, faible d'entre les faibles, un vieillard sans ressources, et naturellement dépourvu de toute méfiance, triplement faible, triplement victime, victime idéale. Des ruines du World Trade Center aux ruines du pavillon du quartier de l'Argonne, à Orléans, tout se passe comme si l'emballement des ruines avait galopé en ligne droite, et trouvé son apothéose.
À propos de la mort de Guy-Patrice Bègue, le père de famille d'Évreux, on a appris après l'élection présidentielle que le meurtre s'était déroulé de manière moins simple que les médias ne l'avaient relaté. Guy-Patrice Bègue, en effet, était arrivé en compagnie de plusieurs hommes de sa famille, le petit clan familial étant en possession d'un cutter (et peut-être deux). Mais surtout, se rendant enquêter à Évreux pour «Arrêt sur images», Michaël Richard a découvert que plusieurs journalistes connaissaient ces éléments et les avaient, à l'époque, passés sous silence[21].
Papi Baki, un jeune de l'Association des jeunes du quartier de la Madeleine, nous disait par exemple: «De France 3,j'ai eu en ligne directe — j'ai même mis le haut-parleur à côté pour que les jeunes puissent entendre — [un journaliste] qui me disait: "Oui, Papi, je sais bien ce que tu me racontes, c'est sûrement vrai, mais en tout cas mon rédacteur en chef, ça l'intéresse pas, ton histoire. Lui, ce qui l'intéresse, c'est d'aller dans le même sens que tout le monde. Et puis avec la campagne électorale, actuellement, on peut pas revenir en arrière, la machine est lancée, laissons-la continuer comme ça et peut-être qu'après les élections on pourra revoir cette affaire"». Quant à Gilles Dauxerre, rédacteur en chef de Paris-Normandie, quotidien régional qui n'a fait état de la présence d'un cutter dans la main de Guy-Patrice Bègue qu'un mois après les faits: «C'est vrai aussi que dans le contexte, on a vu que la famille Bègue a été reçue par M. Chirac, bon... on touche pas à une icône, d'une certaine manière. Donc on a quand même senti un peu ça. C'était pas le moment d'aller fouiller». À propos de Paul Voise, l'enquête n'a jamais débouché. Un suspect a été mis en examen le 28 février 2003, mais laissé en liberté, «comme si on avait des doutes sur sa culpabilité», estime Régis Guyotat dans Le Monde[22].
Quant à la fresque des écroulements, brossée soir après soir par le journal télévisé, elle a commencé à s'estomper dès le 22 avril 2002. Comme par magie, les images d'apocalypse disparaissent des écrans. Terminons donc par une statistique, nous aussi. Pour «Arrêt sur images», en mai 2002, nous avons procédé à un comptage. Du 1er au 21 avril 2002, nous avons dénombré sur TF1 cinquante-quatre sujets sur l'insécurité, dont 5% de sujets «positifs» (par exemple, mettant en valeur des dispositifs de prévention). Après le 21 avril 2002 et sur une période équivalente de trois semaines, nous avons compté seulement dix sujets sur l'insécurité en général, dont 40% de sujets «positifs».
[1] Marie-France Etchegoin, «Le Pen:
la faute aux médias ?», Le Nouvel Observateur, 9 mai 2002.
[2] Interview de Jacques Chirac par Olivier Mazerolle,
«Spéciale présidentielle», France 2, 24 avril 2002.
[3] Patrick Cohen, Jean-Marc Salmon, 21 avril 2002,
contre-enquête sur le choc Le Pen, Denoël, 2003.
[4] Id.
[5] Carl Meeus, «La campagne est lancée»,
Le Point, 13 juillet 2001.
[6] «Treize heures», France 2, 22 septembre 2001.
[7] Terrorisme: d'où viennent les intox ?,
«Arrêt sur images», France 5, 26 janvier 2003.
[8] Florence Amalou, «Les Français vivent leur
journal télévisé comme une souffrance», Le Monde, 27 novembre 2001.
[9] Pascal Ceaux, «Le nombre de crimes et délits
constatés a augmenté de 7,69% en 2001», Le Monde, 29 janvier 2002.
[10] Bruno Causse, Thomas Ferenczi, «Le thème de
l'insécurité a pris le relais de la fracture sociale», Le Monde, 10 mars 2002.
[11] Pierre Rimbert, «Envahissants experts de la
tolérance zéro», Le Monde diplomatique, février 2001.
[12] «La Marche du siècle», France 3, 19 janvier 2000.
[13] «Mots Croisés», France 2, 26 janvier 1999.
[14] «La Marche du siècle», France 3, 19 janvier 2000.
[15] Insécurité et fantasmes médiatiques,
«Arrêt sur images», France 5, 18 février 2001.
[16] Pascal Ceaux, «Les chiffres sur l'utilisation des
effectifs de police divisent les syndicats», Le Monde, 24 janvier 1999.
[17] Question d'autant plus pertinente
que dans une de mes chroniques du Monde, le 7 juin 2003, j'ai fort
injustement critiqué Daniel Bilalian, parce que j'avais moi-même commis un
contre-sens sur l'horaire d'une dépêche d'agence. Je lui ai présenté des excuses
dans la chronique de la semaine suivante. Mais ce faux pas ne doit évidemment rien
retirer au droit de critique.
[18] Régis Guyotat, «Saint Paul Voise martyr des
médias», Le Monde, 23 avril 2003.
[19] Id.
[20] «Le Vrai Journal», Canal+, 2 mars 2003.
[21] La France a-t-elle encore peur ?,
«Arrêt sur images», France 5, 17 mai 2002.
[22] Régis Guyotat, cit.