Henri Laborit - La Colombe assassinée PRÉC. SOMM SUIV.

INHIBITION MOTRICE ET ANGOISSE

Parmi les fonctions du système nerveux central, on a peut-être trop privilégié ce qu’il est convenu d’appeler, chez l’homme, la pensée et ses sources, les sensations, et pas suffisamment apprécié l’importance de l’action, sans laquelle les deux autres ne peuvent s’organiser. Un individu n’existe pas en dehors de son environnement matériel et humain et il paraît absurde d’envisager séparément l’individu et l’environnement, sans préciser les mécanismes de fonctionnement du système qui leur permet de réagir l’un sur l’autre, le système nerveux. Quelle que soit la complexité que celui-ci a atteinte au cours de l’évolution, sa seule finalité est de permettre l’action, celle-ci assurant en retour la protection de l’homéostasie (Cannon), de la constance des conditions de vie dans le milieu intérieur (Claude Bernard), du plaisir (Freud). C’est lorsque l’action qui doit en résulter s’avère impossible que le système inhibiteur de l’action est mis en jeu et, en conséquence, la libération de noradrénaline, d’ACTH et de glucocorticoïdes avec leurs incidences vasomotrices, cardio-vasculaires et métaboliques, périphériques et centrales. Alors naît l’angoisse. Nous allons d’abord très succinctement rappeler comment, depuis quelques années, nous avons pu établir les rapports existant entre les affections somatiques, et plus largement toute la pathologie générale, et la mise en jeu du système inhibiteur de l’action à travers la mobilisation du système vasculaire et du système endocrinien..

Il est, pour nous, de plus en plus évident, et cette notion commence à trouver des supports également dans les travaux anglo-saxons, que l’inhibition de l’action englobe l’ensemble des facteurs qui vont être à l’origine de l’ensemble des désordres qui constituent ce qu’on appelle l’«état pathologique», En effet, nous venons de voir que la corticosurrénale sécrète des glucocorticoïdes sous l’action d’un facteur hypophysaire, dit ACTH (hormone adrénocorticotrope), lui-même libéré par l’hypophyse, sous l’action d’un facteur hypothalamique, le CRF (corticotropin releasing factor), Or, celui-ci est libéré dans deux situations comportementales: la première, c’est lorsque le PVS est mis en jeu et que la fuite ou la lutte sont nécessaires pour conserver la structure vivante et la seconde dans une autre situation, lorsque le système inhibiteur de l’action est mis en jeu, Mais dans le premier cas, l’ACTH libérée, avant même de provoquer la sécrétion des glucocorticoïdes, agira sur l’activité du système nerveux en augmentant son incidence sur le fonctionnement moteur[11], L’ACTH va donc faciliter la fuite ou la lutte, Elle participe au fonctionnement de ce que nous avons appelé le système activateur de l’action (SAA) dont fait également partie le système de la récompense,

Si la fuite ou la lutte, nous l’avons vu, sont efficaces, les glucocorticoïdes vont stimuler le système inhibiteur de l’action qui mettra fin à l’action, laquelle action était efficace, Les ennuis ne commencent que lorsque l’action s’avère inefficace, car alors le système inhibiteur de l’action va provoquer l’apparition d’une rétroaction positive en tendance, autrement dit d’un cercle vicieux, Ce système inhibiteur de l’action commandant par cascades successives la libération de glucocorticoïdes, ce qui ne peut encore que le stimuler. On ne peut donc sortir de ce cercle vicieux que par l’action dite «gratifiante», celle qui permet de rétablir l’équilibre interne et de fuir la punition. Il peut paraître curieux qu’après avoir insisté sur le fait qu’un système nerveux ne sert qu’à agir, nous signalions la présence dans l’organisation de ce système d’un ensemble de voies et d’aires aboutissant à l’inhibition de l’activité motrice. Cependant, ce système est malgré tout adaptatif, car dans certaines situations, mieux vaut ne pas réagir qu’être détruit par un agresseur mieux armé. L’ennui est que, si ce système d’évitement, permettant la conservation momentanée de la structure, n’est pas immédiatement efficace, si sa stimulation se prolonge, les remaniements biologiques résultant de son fonctionnement vont être à l’origine de toute la pathologie.

En effet, il existe un glucocorticoïde que tout le monde connaît, c’est l’hydrocortisone. Elle est utilisée en thérapeutique dans des cas bien précis, qui entrent généralement dans le cadre de ce que l’on appelle les maladies auto-immunes. Il s’agit d’affections dans lesquelles le système immunitaire n’est plus capable de reconnaître les propres protéines de l’organisme dans lequel il fonctionne et cette ignorance lui fait détruire des éléments parfaitement utiles et dont la disparition va être à l’origine d’affections diverses, le plus souvent chroniques, parmi lesquelles les arthroses sont l’exemple le plus courant. Mais les glucocorticoïdes sont extrêmement dangereux par ailleurs; en effet, tout médecin qui prescrit de la cortisone sait bien qu’il doit en même temps prescrire des antibiotiques. Pourquoi ? Parce que les glucocorticoïdes détruisent le thymus, glande qui est à l’origine de la libération des lymphocytes T, et favorisent la destruction ou l’inhibition d’autres cellules indispensables à l’activité immunitaire. Avec un système immunitaire déficient, sous l’action des glucocorticoïdes, l’organisme devient extrêmement fragile à l’égard de toutes les infections. De même, prennent naissance dans notre organisme des cellules non conformes, cellules néoplasiques qu’un système immunitaire efficace détruira au fur et à mesure de leur formation. Un système immunitaire inefficace en permettra la prolifération et autorisera donc l’évolution d’un cancer. Ainsi, on ne fait pas une maladie infectieuse et on n’est pas atteint d’une maladie tumorale au hasard, et la sécrétion par les surrénales d’une quantité démesurée de glucocorticoïdes fragilisera l’organisme dont la défense immunitaire se trouve paralysée.

De nombreux faits expérimentaux sont venus au cours de ces dernières années confirmer notre hypothèse. Il n’y a pas pour nous une «cause» au cancer, mais de multiples facteurs agissant à différents niveaux d’organisation, le dernier étant celui des rapports de l’individu avec sa niche environnementale. Or, ces glucocorticoïdes, nous le savons maintenant, peuvent être libérés de façon chronique et trop importante, parce que le système inhibiteur de l’action est lui-même stimulé de façon chronique par l’impossibilité de résoudre dans l’action un problème comportemental. On a pu montrer récemment que chez les rats placés dans une situation d’inhibition de l’action, une souche tumorale injectée prend et se développe dans un nombre considérable de cas, alors que chez l’animal en situation d’évitement actif possible ou de lutte, la souche ne prend que dans un nombre très restreint de cas. Ce n’est pas tout. Les glucocorticoïdes, comme les minéralo-glucocorticoïdes retiennent aussi de l’eau et des sels. La masse des liquides extracellulaires va donc augmenter, tout comme la masse sanguine. Mais nous avons pu montrer que le système inhibiteur de l’action libérait également, à la terminaison des fibres sympathiques innervant les vaisseaux de l’organisme, de la noradrénaline. Celle-ci possède la propriété de provoquer une diminution du calibre (vasoconstriction) de tous les vaisseaux. Dans un système circulatoire à la capacité diminuée, une masse sanguine accrue va se trouver à l’étroit; il en résultera une pression supérieure à la surface interne de celui-ci. Il s’agit d’une hypertension artérielle, avec ses conséquences multiples telles qu’hémorragie cérébrale, infarctus viscéraux, infarctus myocardiques.

Il y a là, à notre avis, une autre différence avec la mise en jeu du système de la punition (PVS), qui, lorsque l’action est efficace, entraîne une mobilisation de l’organisme dans l’espace. Sa mise en jeu s’accompagne d’une libération d’adrénaline. L’adrénaline, à la différence de la noradrénaline, ne provoque une vasoconstriction qu’au niveau des vaisseaux cutanés et des vaisseaux de l’abdomen, réservant ainsi une masse de sang plus importante pour l’alimentation et l’évacuation des déchets des organes ayant, dans la fuite et la lutte, à fournir un travail supplémentaire: les muscles squelettiques, les vaisseaux pulmonaires, le cœur et le cerveau, ces derniers devant assurer l’approvisionnement d’un organe qui va permettre la mise en alerte, l’appréciation du danger et la stratégie à lui opposer. C’est la neurohormone de la peur, qui aboutit à l’action, fuite ou agressivité défensive, alors que la noradrénaline est celle de l’attente en tension, l’angoisse, résultant de l’impossibilité de contrôler activement l’environnement.

Les glucocorticoïdes vont aussi provoquer ce que l’on appelle un catabolisme protéique, c’est-à-dire détruire les protéines, éléments fondamentaux des structures vivantes. Le sommeil s’accompagne d’une restructuration protéique neuronale, les neurones au cours de leur activité ayant évolué vers un certain désordre moléculaire, qu’il s’agit de faire disparaître. Ainsi, en inhibition de l’action, le sommeil réparateur sera rendu plus difficile. On s’est aperçu d’ailleurs que l’injection d’un glucocorticoïde supprime le sommeil paradoxal chez l’animal. En inhibition de l’action, dans l’attente en tension, l’individu se trouvera donc insomniaque et fatigué. Depuis quelques années, on a pu mettre en évidence dans la majorité des états dépressifs une concentration élevée, anormale des glucocorticoïdes sanguins, à tel point que l’injection d’un glucocorticoïde de synthèse, la dexaméthasone, qui, chez l’individu normal, inhibe la libération d’ACTH et rétablit la cortisolémie à la normale, ne sera plus capable de le faire chez un individu déprimé, ce qui constitue un test relativement simple du diagnostic. Par ailleurs, du fait de mécanismes complexes sur lesquels nous ne pouvons pas insister, on sait que les glucocorticoïdes participent également à l’apparition d’ulcères à l’estomac et d’autres affections dites «psychosomatiques» et qu’il serait préférable d’appeler d’«inhibition comportementale». Enfin, si l’angoissé «attend en tension» avec l’espoir encore de pouvoir agir, le déprimé, lui, paraît avoir perdu cet espoir. Il faut noter que nous décrivons facilement nos sentiments par des périphrases qui expriment des variations du tonus vasomoteur ou musculaire: être pâle, être blême, ou glacé d’effroi, avoir les jambes coupées, sentir son cœur battre violemment, être rose de bonheur, avoir le souffle coupé. Cela tendrait à montrer que nous ne sommes conscients de nos affects et de leurs mécanismes centraux que par les effets périphériques qui en résultent. C’est pourquoi, il y a plus de trente ans, quand, pour la première fois, nous introduisîmes les neuroleptiques en thérapeutique, et en particulier la chlorpromazine, nous sommes étonnés de constater que nos malades conscients se montraient indifférents aux événements qui se passaient dans leur environnement immédiat. Ils étaient «déconnectés», disions-nous. C’est cet état qui fut appelé par la suite «ataraxie». C’est à partir de cette époque que la neuropsychopharmacologie prit son essor et maintenant nous avons à notre disposition tout un arsenal de molécules chimiques capables d’influencer le fonctionnement cérébral et de transformer des affects normaux ou perturbés et les comportements qui les expriment. Or, ces neuroleptiques dépriment les réactions vasomotrices et endocriniennes centrales et périphériques aux événements survenant dans le milieu.


LES PRINCIPAUX MÉCANISMES DE L’INHIBITION DE L’ACTION ET DE L’ANGOISSE

L’étage le plus primitif du cerveau, cerveau appelé reptilien par Mac Lean, va être le contrôleur de notre équilibre biologique. Il va nous pousser à agir immédiatement, en présence d’une perturbation interne, combinée à une stimulation provenant de l’environnement. C’est le cerveau du présent. Il contrôle immédiatement notre bien-être, c’est-à-dire le maintien de la structure de l’ensemble cellulaire que constitue un organisme. Le cerveau des mammifères qui vient se superposer au précédent, nous avons vu qu’il était le cerveau de la mémoire, de l’apprentissage. Et déjà, on comprend que puisque cette mémoire va nous faire nous souvenir des expériences agréables ou désagréables, des récompenses ou des punitions, il risque de s’opposer fréquemment à l’activité du premier. C’est ainsi que, lorsque les pulsions à agir pour nous faire plaisir vont, dans nos systèmes neuronaux, trouver l’opposition, l’antagonisme de voies codées par l’apprentissage, c’est-à-dire par la socioculture, nous interdisant d’agir, l’inhibition de l’action qui va en résulter sera à l’origine des perturbations biologiques dont nous avons déjà parlé. Lorsque ce conflit neuronal va déboucher sur le troisième étage, étage cortical, et devenir conscient non pas de ces mécanismes nerveux, mais des problèmes qui sont non résolus et qui Sont à son origine, il peut en résulter une souffrance telle que le problème sera, suivant l’expression psychanalytique, «refoulé».

La pulsion, d’une part, l’interdit, d’autre part, n’en sont pas moins là et continueront à parcourir les voies neuronales en dehors du champ de conscience et les conséquences qui en résulteront vont être aussi bien somatiques que comportementales, autrement dit psychiques. C’est là un premier mécanisme de l’inhibition de l’action, qui est très souvent rencontré. Un autre fait appel à ce que nous appelons le déficit informationnel et survient lorsque, à l’occasion d’un événement qui n’a pas encore été classé dans notre répertoire comme étant agréable ou au contraire douloureux, nous ne pouvons pas agir en conséquence de façon efficace et sommes dans une attente en tension.

A l’opposé, l’abondance des informations, si l’on voit qu’il est impossible de les classer suivant un système de jugements de valeur, met également l’individu dans une situation d’inhibition. Il faut reconnaître que notre civilisation contemporaine au sein de laquelle les informations se multiplient grâce aux moyens modernes de communication, les mass media en particulier, et par la vitesse de ces communications à travers le monde, place l’individu dans une situation où le plus souvent il ne peut agir sur son environnement pour le contrôler. Les paysans vendéens de mon enfance qui n’allaient à la ville, pour certains, que trois fois au cours d’une vie, ville pourtant qui n’était située qu’à trente-cinq kilomètres, avaient des sources d’information qui ne leur venaient pratiquement que de leur environnement immédiat. Pas de journaux, pas de télévision, pas de radio. Bien sûr, il existait des événements que l’on pouvait craindre, les mauvaises récoltes, les épidémies. Il n’en demeure pas moins que chaque individu avait l’impression de pouvoir contrôler par son action sa niche environnementale. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et quand on diffuse à la télévision les atrocités qui apparaissent à travers le monde, quand on voit un enfant du Biafra en train de mourir de faim, squelettique et couvert de mouches, malgré l’intérêt très limité que peut représenter cet enfant pour un homme bien nourri du monde occidental, cet homme ne peut s’empêcher de se représenter inconsciemment que ce qui est possible pour certains hommes défavorisés pourrait peut-être le devenir aussi un jour pour lui, et il ne peut rien faire. C’est en cela que les préjugés, les lieux communs, les jugements de valeur, le militantisme, les idéologies et les religions ont une valeur thérapeutique certaine car ils fournissent à l’homme désemparé un règlement de manœuvre qui lui évite de réfléchir, classe les informations qui l’atteignent dans un cadre préconçu et mieux encore, lorsque l’information n’entre pas dans ce cadre, elles ne sont pas signifiantes pour lui, en quelque sorte, il ne les entend pas. Il est prêt, en d’autres termes, à sacrifier sa vie pour supprimer son angoisse ou si l’on veut il préfère éprouver la peur, débouchant sur l’action, que l’angoisse. Il est même à noter que la peur ne l’envahit que les courts instants qui précèdent l’action. Dès qu’il agit, il n’a plus peur, et il le sait bien.

Mais il existe aussi des mécanismes proprement humains que nous devons à l’existence, dans notre espèce, des lobes orbito-frontaux, c’est-à-dire de l’imaginaire. Nous sommes en effet capables d’imaginer la survenue d’un événement douloureux, qui ne se produira peut-être jamais, mais nous craignons qu’il ne survienne. Quand il n’est pas là, nous ne pouvons pas agir, nous sommes dans l’attente en tension, en inhibition de l’action, nous sommes donc angoissés. L’angoisse du nucléaire appartient à ce type, par exemple. Enfin, dans ce cadre, il existe une cause d’angoisse proprement humaine: l’angoisse de la mort. L’homme est sans doute la seule espèce dans laquelle l’individu sait qu’il doit mourir. C’est sans doute aussi la seule espèce qui sache qu’elle existe en tant qu’espèce et où chaque individu sait appartenir à cette espèce. Les abeilles du Texas ne savent pas qu’il existe des abeilles en Chine ou dans le Périgord. L’homme sait qu’il existe des hommes en toutes les régions du globe et il sait qu’ils sont pareils à lui. Il sait que tous ces hommes doivent mourir et qu’il est un homme.

Et la mort rassemble la majorité des mécanismes que nous venons de signaler en un seul, le déficit informationnel: nous ne savons pas quand cet événement va survenir, nous ne savons pas si la mort est douloureuse, nous ne savons pas s’il existe quelque chose après. Nous imaginons ce qu’elle peut être et ce qu’elle n’est peut-être pas, et vraiment nous ne pouvons rien contre elle. On conçoit que c’est peut-être l’angoisse la plus profonde qui fait que l’homme est homme. On a dit que l’angoisse de l’homme était celle de sa liberté. Ne pourrait-on pas dire plutôt qu’elle est celle de son ignorance et de la conscience de cette ignorance. C’est sans doute pourquoi il n’y a pas de moteur plus puissant à la recherche et à la découverte des grandes lois fondamentales du monde qui nous entoure et de celui qui nous habite, que cette angoisse de la mort. C’est elle qui anime les grands créateurs. Mais on comprend aussi pourquoi les civilisations productivistes essaient de l’occulter, car le créateur animé par l’angoisse de la mort ne peut pas être un bon producteur d’objets marchands. Aussi tous les moyens sont-ils bons pour occulter cette angoisse de la mort, d’autant que ces moyens deviennent eux-mêmes rapidement aussi des marchandises. N’est-ce pas, comme l’a dit Einstein, cette angoisse cosmique qui pousse certains individus à tenter de mieux se situer et se mieux comprendre dans l’univers et au milieu des autres hommes ?


LES MOYENS D’ÉVITER L’INHIBITION DE L’ACTION

La majorité des mécanismes que nous venons d’envisager se passe dans ce qu’il est convenu d’appeler l’inconscient. Mais il faut tout de suite préciser que, pour nous, l’inconscient ne se résume pas à ce qui est «refoulé».

Nous avons vu, il y a un instant, que ce dernier n’est refoulé que parce que trop douloureux à supporter s’il devait être maintenu sur le plan de la conscience. Mais en réalité, l’inconscient est tout ce qui forme une personnalité humaine. Ce sont tous les automatismes qui peuplent nos voies neuronales depuis notre naissance et peut-être avant, et qui nous viennent de nos apprentissages culturels. L’enfant qui vient de naître ne sait ni marcher ni parler et nous avons vu qu’il faudra qu’il apprenne à marcher, à parler; avec le langage, nous avons vu aussi qu’il va parcourir en quelques mois, ou quelques années, l’apprentissage des générations qui l’ont précédé, depuis que quelque chose qui ressemble à l’homme est apparu sur la planète. Mais ce qu’il apprendra, ce qui sera transmis à travers les générations sera très spécifique d’une époque et d’une région. On comprend également que ce qu’il apprendra peut, dans certains cas, lui être utile en tant qu’individu mais sera d’abord utile au maintien de la cohésion du groupe humain auquel il appartient. D’autre part, la finalité de l’individu qui réside dans le maintien de sa structure, la recherche de son plaisir en d’autres termes, n’est pas celle du groupe social dans lequel il est plongé, qui a sa propre finalité, celle de maintenir aussi sa structure et on conçoit que des antagonismes, des conflits vont apparaître au sein du système nerveux individuel, venant de ses pulsions ne pouvant se résoudre par une action, du fait de l’existence d’interdits sociaux. Or, tous ces automatismes se passent dans l’inconscient et dans l’ignorance pour l’individu des mécanismes qui les gouvernent. Ces automatismes sont pourtant indispensables à rendre efficace l’action, et nous ne pourrions pas vivre sans l’acquisition progressive de ces automatismes. Mais faut-il encore savoir que ce sont des automatismes.

Un pianiste de concert va répéter pendant des semaines et parfois des mois un trait particulièrement difficile et dont il a conscience de la difficulté. Certes, il n’est pas conscient de l’ensemble incroyable d’influx nerveux qui, de régions variées de son système nerveux central, vont s’épanouir au niveau de son système musculaire et en particulier de ses doigts. Et que va-t-il faire en répétant inlassablement ce trait ? Il va créer dans son système nerveux des automatismes, des automatismes moteurs, de telle façon qu’il n’a plus à y penser. Lorsqu’il est parfaitement automatisé, il est tout aussi conscient qu’il l’était au début où il était incapable de jouer ce passage de la partition sans faute. Mais n’ayant plus à s’occuper de la difficulté, dès lors résolue, sa conscience va pouvoir s’adresser à une sonorité, par exemple, lui permettant d’exprimer sa propre affectivité à travers celle de l’auteur qu’il interprète. A aucun moment il n’a été inconscient, mais son niveau de conscience a changé et s’est enrichi d’une série terriblement complexe d’automatismes. Et cela se produit non seulement en musique mais dans tous les arts, poésie, peinture, sculpture, danse, dans la science où les techniques sont indispensables ainsi que dans les métiers. Ce sont d’ailleurs ces automatismes acquis que l’on appelle le «métier». Si l’on s’arrête au métier, aux automatismes acquis, grâce à un travail acharné et à une bonne mémoire, on ne devient jamais un créateur mais un exécutant. Bien plus, ces automatismes peuplent le système nerveux de tout homme et l’on peut dire que plus ils sont nombreux et variés, plus cet homme sera capable de créer puisqu’il a à sa disposition un matériel d’apprentissage plus riche et plus varié. Mais encore faut-il qu’il ne reste pas enfermé dans ses automatismes et que ce qui fait de lui un homme, à savoir ses systèmes associatifs, puisse fonctionner et utiliser, dans la création de nouveaux ensembles, les voies neuronales codées par l’expérience. Ces notions sont relativement faciles à admettre quand il s’agit d’un métier. Elles sont beaucoup plus difficiles à accepter lorsque l’on affirme que ces automatismes constituent l’ensemble de nos jugements, de nos concepts, de nos valeurs. D’autant plus que la conscience de leur origine et de leur mécanisme, de leur existence même, est couverte par un discours logique, qui, lui, est conscient.

Il faut pourtant noter que le langage est, pour une très grande part, inconscient. Nous ne sommes pas conscients de la façon dont nous associons, suivant les règles bien précises, syntaxiques et grammaticales, des phonèmes, des monènes, dans une sentence, qui doit elle-même être le support d’une sémantique, d’une information. Et nous sommes encore moins conscients que, ce faisant, nous ne faisons qu’exprimer nos automatismes conceptuels, langagiers, nos jugements de valeur, nos préjugés, tout ce qui a été mis, depuis notre naissance, dans notre cerveau, par punitions ou récompenses, et que nous mobilisons chaque fois que nous voulons exprimer quelque chose. Ainsi sans le savoir, en apprenant à parler, un enfant apprend à exprimer «objectivement» les préjugés, les jugements de valeur, ses désirs inassouvis, tout ce qui fait la caractéristique d’un homme plongé dans la culture d’un lieu et d’une époque. En d’autres termes, on peut dire que le contenu du discours est moins important à connaître, à comprendre, que ce qui l’anime, ce qui le fait prononcer. Et ce qui anime un discours est unique, est propre à chaque homme qui le prononce, il est particulier à son expérience personnelle du monde, depuis sa naissance, et peut-être avant. Un père et un fils, utilisant le même langage, ne peuvent plus se comprendre souvent, parce que l’expérience qu’ils ont des mots s’est établie dans des époques différentes et parfois même dans des milieux différents. C’est là sans doute un des facteurs principaux des conflits de générations.

Le temps sociologique n’est pas le temps biologique de l’individu. Et le temps sociologique va plus vite que le temps biologique. Les structures sociologiques se transforment plus vite que les structures biologiques des individus. Ces notions résultent en grande partie des acquis techniques qui, depuis quelques décennies, ont évolué si vite et d’une façon si analytique que l’individu n’a pu les acquérir et se transformer avec eux. Or, nous savons maintenant qu’un individu va négocier la niche environnementale dans laquelle il est situé, à l’instant présent, avec tous ses apprentissages antérieurs, tous ses automatismes inconscients. Sans doute aura-t-il toujours une explication logique, un alibi, pour expliquer son action présente mais, en fait, ce qui va la déterminer c’est toute cette vie antérieure et peut-être tout particulièrement celle de ses premières années où nous avons vu qu’il ne sait pas encore qu’il est dans un milieu différent de lui. Cette période a laissé dans son système nerveux une «empreinte» dont il est parfaitement inconscient et qui ne sera par la suite que remodelée par ses apprentissages culturels successifs.

On conçoit, en passant, que les grands progrès de la médecine moderne, comme on dit, ne sont que les grands progrès de la médecine d’urgence. Nos connaissances fondamentales concernant les processus biologiques se sont considérablement enrichies au cours de ces dernières décennies et elles ont permis de mieux comprendre ce qu’est un être vivant et un homme en particulier. Mais sur le plan de la thérapeutique, nous voyons que nous ne pouvons nous adresser qu’à un individu malade, à un instant présent, et que sa maladie n’est que le résultat, en grande partie, de la façon dont il a réagi à son environnement présent, avec tout son acquis passé qui nous reste strictement inconnu. Enfin, comme, si nous voulions en prendre connaissance, nous devrions passer par l’intermédiaire du langage, un langage prononcé par l’individu qui ignore ce qu’il est, il est pratiquement impossible de faire une médecine s’adressant à l’étiologie sociale, historique de l’individu, et l’on doit se contenter d’une médecine étroite, empirique, du moment présent. Certes, avec les antibiotiques, beaucoup de maladies infectieuses ont disparu. Si j’avais une pneumonie, je serais content qu’on utilise de la pénicilline pour me traiter. De même, si j’étais atteint d’un ulcère perforé, j’aimerais qu’un chirurgien adroit et un anesthésiste compétent permettent l’ablation de l’ulcère et même de l’estomac où l’ulcère est apparu. Il m’éviterait ainsi la péritonite mortelle. Mais dans les deux cas, pris comme exemples, pourquoi ai-je fait une pneumonie et pourquoi ai-je fait un ulcère qui s’est perforé ? C’est parce que j’étais en inhibition de l’action. Or, les raisons qui font que j’étais en inhibition de l’action sont enfermées dans mon système nerveux, dans son histoire, dans ses automatismes inconscients. En d’autres termes, nous soignons au niveau d’organisation de l’individu les effets qui ont pris naissance aux niveaux d’organisation englobants, c’est-à-dire au niveau des groupes social, familial, professionnel ou d’une société globale, car nous négocions notre instant présent avec tout notre acquis mémorisé inconscient.

En résumé, nous voyons que si nous voulons éviter le refoulement, avec son cortège «psychosomatique», c’est-à-dire d’inhibition d’actes gratifiants, nous sommes limités à quelques actions que nous pouvons rapidement énumérer. La première c’est le suicide. C’est un acte d’agressivité mais qui est toléré par la socioculture parce que d’abord ses armes arrivent généralement trop tard pour l’interdire lorsqu’il est réussi et que, d’autre part, il n’est dirigé que vers une seule personne. La cohésion du groupe social s’en trouve rarement compromise. Le suicide est un langage en même temps qu’une action (le langage étant de toute façon une action) mais, quand on ne peut se faire entendre, il constitue une action assez définitive pour que parfois ce langage soit entendu. Il facilite ou renforce parfois même la cohésion du groupe dont il crie la détresse. Il y a aussi l’agressivité défensive, sur laquelle nous aurons à revenir tout à l’heure, qui est rarement efficace, mais qui en restituant à l’action sa participation au bien-être permet, dans son inefficacité même, de trouver une solution à des problèmes insolubles. Il y a également un langage qui est celui du névrosé. Pierre Jeannet a dit que c’était le «langage du corps». L’individu qui est pris dans un système manichéen, qui se trouve placé devant un problème dont les éléments lui sont la plupart du temps inconscients et qu’il ne peut résoudre dans l’action, va, par un certain comportement, exprimer ce qu’il ne peut pas dire. On a écrit que le névrosé manquait d’imagination et que son comportement névrotique, qui trouve son expression la plus complète dans la crise hystérique, était un moyen d’attirer l’attention des autres sur lui et sur ses problèmes non résolus. Quand le névrosé a de l’imagination, il peut s’échapper sur un autre registre, celui de la créativité qui lui permet souvent de tempérer sa névrose et d’agir. Ce n’est déjà plus une lutte contre un environnement difficilement vivable pour lui, mais une fuite. Et la fuite est généralement le comportement le plus souvent adopté par le névrosé. Les moyens de fuite sont nombreux. L’un d’eux qui est actuellement à la mode, c’est la toxicomanie. Le toxicomane part en voyage, c’est son «trip». Il fuit une vie qui lui est désormais insupportable, où ses problèmes inconscients, qu’il ne peut exprimer parce qu’il ne les connaît pas, ne sont par perçus par ceux qui l’entourent et la société dans laquelle il est plongé. Le plaisir qu’il peut éprouver jusqu’à la mort est d’abord la fuite d’un monde invivable pour lui. Il faut savoir que la majorité des psychotogènes, en dehors de l’alcool, diminuent l’agressivité et c’est sans doute parce que beaucoup de jeunes actuellement se trouvent dans un monde où l’agressivité compétitive domine et qu’ils ne peuvent y participer qu’ils fuient dans un monde psychédélique qui leur apporte l’indifférence et la tranquillité, sans se rendre compte qu’ils sont alors enfermés dans la prison d’une tolérance et d’une dépendance par rapport aux toxiques dont il sera bien difficile de les faire sortir. Accoutumance et dépendance aussi lorsqu’il s’agit d’alcool, mais l’alcool est encore un toxique accepté par les sociocultures, car il augmente l’agressivité et ne provoque pas le plus souvent, sinon tardivement, un désintérêt pour le système productif. La criminalité d’une région ou d’un pays est souvent fonction de l’alcoolisme qu’on y trouve, lui-même fonction des conditions économiques et politiques. La misère favorise la fuite dans l’alcool, qui favorise la criminalité interindividuelle. Olivenstein a écrit qu’il n’y avait pas de toxicomane heureux; mais n’était-il pas encore plus malheureux avant de le devenir ? Un autre moyen de fuite est la psychose. Avant de devenir dément, le chemin est souvent long, douloureux et difficile. Mais lorsque la démence est installée, que l’individu a fui dans son imaginaire, il est curieux de constater que l’équilibre biologique, antérieurement perturbé, se stabilise. Les statistiques mondiales semblent montrer que le nombre de cancers chez les délirants chroniques est extrêmement réduit par rapport à la population «normale». Beaucoup d’observations montrent également que lorsque le personnel hospitalier est atteint par une épidémie de grippe par exemple, les vrais psychotiques passent à travers et cela ne serait pas pour nous étonner si l’on admet qu’ils ne sont plus parmi nous, que leur relation avec l’environnement social est réduite au minimum et que donc ils n’ont plus de raison d’être inhibés dans leur action. On dit qu’ils délirent, mais leur langage n’est plus pour eux un moyen de communication (aliénant d’ailleurs par la rigueur de ses règles). Il ne leur est plus utile puisque n’ayant pas été entendus, ils n’ont plus à communiquer. Un dernier moyen de fuite est la créativité. La possibilité de construire un monde imaginaire dans lequel on peut arriver à vivre, que ce monde soit celui d’un art ou d’une discipline scientifique, et nous devons constater que la barrière est bien fragile entre la psychose et la créativité. Combien de grands créateurs sont morts fous, incapables même à travers leur création de supporter l’inhibition de l’action gratifiante dans laquelle leur environnement social les obligeait à se confiner ? Une étude statistique récente[12] semble mettre en évidence un taux élevé de psychopathes chez les créateurs reconnus, comparé à la population générale.

Des thérapeutiques empiriques ont, dans l’ignorance du concept de l’inhibition de l’action, découvert des moyens pour les individus inhibés d’agir. De nombreuses thérapeutiques utilisées par la psychologie moderne rendent au cerveau droit la part que notre civilisation occidentale lui a enlevée. Il en est ainsi du cri primai, des thérapeutiques de groupe, des thérapeutiques d’expression corporelle, chacune d’entre elles ayant ses spécialistes, ses promoteurs, et défendant avec acharnement la qualité de ses résultats. Mais il faut reconnaître que, sans faire appel au psychologue, des thérapeutiques empiriques permettent de restituer son rôle thérapeutique à l’action. Le jogging, la résurgence du vélocipède, le sport en général, les défilés, accompagnés ou non de cailloux dans les vitrines, de mise à mal de quelques agents et de l’incendie de quelques voitures, permettent, dans un monde entièrement inhibé dans l’action gratifiante, de réaliser des actions qui, paraissant parfaitement inefficaces sur le plan sociologique car elles risquent peu de transformer l’ensemble des structures sociales, ont sans doute quelques mérites thérapeutiques sur le plan individuel. On peut craindre seulement que favorisant le retour à l’équilibre biologique individuel, elles ne favorisent du même coup la reconduction d’une société, dont la contestation ne peut venir que du «mal-être» qu’elle provoque. En ce sens, ce ne serait qu’une forme de «tranquillisants» non chimiques. D’autre part, en ce qui concerne les méthodes psychothérapeutiques, leur technique soi-disant «naturelle» leur donne, à l’égard d’esprits simples, un attrait et une crédibilité particulièrement puissants, à une époque de refus d’une technologie scientifique dite «déshumanisée».

Beaucoup d’autres notions mériteraient d’être développées, l’une d’elles trouve cependant sa place ici. On oppose généralement l’évitement passif, c’est-à-dire le moyen par lequel l’animal évite une punition en inhibant son action, à l’évitement actif dans lequel l’animal évite la punition en se déplaçant, en réagissant en ou agissant sur le milieu. On considère donc l’évitement passif comme dépendant de la mise en jeu d’un système inhibiteur. Or, depuis quelques années, nous avons, pour les besoins de l’expérimentation, divisé les comportements animaux en quatre grandes attitudes: le comportement de consommation qui ne fait aucune difficulté, le comportement de fuite, c’est-à-dire d’évitement actif, celui dont nous parlions à l’instant, celui de lutte qui consiste à tenter de faire disparaître l’«objet de son ressentiment», et celui de l’inhibition de l’action. Nous avons même tendance aujourd’hui à considérer que dans ce dernier comportement, il existe deux attitudes: celle de l’attente en tension dans laquelle un espoir existe encore de pouvoir contrôler l’environnement (elle est à l’origine de l’anxiété), et celle de la dépression dans laquelle il y a un abandon de tout espoir. Or, en ce qui concerne l’évitement passif, il constitue bien un système de récompense puisqu’il permet d’éviter la punition, mais il constitue aussi un système de frustration puisqu’il ne réalise pas la pulsion, l’automatisme acquis ou le désir, qui était à l’origine de l’action. Or, il y a déjà plusieurs années, nous avons constaté que l’on pouvait provoquer, dans cent pour cent des cas, une hypertension artérielle stable, chez l’animal, lorsqu’on le place dans une situation d’inhibition de l’action, ce qui peut se réaliser, suivant l’expression des auteurs anglo-saxons, en le soumettant à un «unescapable shock» (un choc électrique plantaire inévitable). Si l’on utilise une chambre au plancher électrifié, d’un côté de laquelle on place une mangeoire avec des aliments, et de l’autre côté, à l’opposé, une plaque de liège sur laquelle on peut déposer l’animal, pour lui éviter le contact avec la plaque électrique, l’animal voyant qu’il existe de la nourriture va tenter de s’en approcher, mettre les pattes sur le grillage électrifié et recevoir une décharge électrique. Au bout de deux ou trois essais, il restera sur sa plaque de liège et s’endormira. Il est bien dans ce cas en inhibition de l’action, mais cependant au bout de cinq heures, on peut mesurer sa pression artérielle et constater qu’elle n’est pas augmentée. Or, si l’on place les animaux dans la même situation, mais après un jeûne de quarante-huit heures, ou même de soixante-douze heures, la situation n’est plus la même. La pulsion, le besoin à assouvir, c’est-à-dire la faim, est beaucoup plus puissante que dans le premier cas où l’animal avant l’expérience avait été retiré de sa cage dans laquelle il avait une alimentation «ad libitum». En cas de jeûne, il va tenter de multiples essais qui seront tous punis par le choc plantaire, et après un laps de temps identique à celui où les précédents animaux, non à jeun, ne présentaient aucune hypertension artérielle, alors que le jeûne par lui-même est hypotenseur, dans ce dernier cas, au contraire, l’hypertension artérielle est apparue. Cela évidemment suggère que l’inhibition de l’action n’est préjudiciable pour l’équilibre biologique que lorsqu’il existe une motivation suffisante à agir. On aurait pu se douter effectivement de ce que l’on constate expérimentalement, à savoir que l’animal qui ne s’intéresse pas à un projet n’a aucune raison d’être en inhibition et il en est de même pour l’homme dans des conditions beaucoup plus variées, beaucoup plus riches évidemment que celles où est placé l’animal pour lequel on ne fait appel qu’à une pulsion très élémentaire, la faim.

La distinction entre l’animal et l’homme permet d’aborder maintenant la distinction qu’il est également nécessaire de faire entre envie et désir. L’envie est animale et humaine, le désir est spécifiquement humain. L’envie est celle de l’assouvissement d’un besoin, qui se trouve à l’origine d’une pulsion soit fondamentale, manger, boire, copuler essentiellement, soit acquise par les automatismes que la socioculture a établis dans nos voies neuronales. Dans ces deux cas, on peut dire que l’animal et l’homme se valent, à cette différence près, évidemment, que les automatismes acquis par l’homme passant à travers le langage vont être beaucoup plus riches et beaucoup plus variés que ceux de l’animal. En quelque sorte, l’homme est beaucoup plus dépendant de son environnement social que l’animal. Ou du moins sa dépendance est considérablement enrichie par rapport à celle de l’animal. Par contre le désir est strictement humain parce qu’il fait appel aux constructions imaginaires que seul le cerveau humain est capable de réaliser à partir des automatismes acquis et de l’apprentissage. On ne désire pas posséder une résidence secondaire, on a envie d’en avoir une, lorsque l’on a vu certains de ses contemporains se faire plaisir avec un tel objet, mais, se faisant, on n’apporte aucune création nouvelle aux connaissances humaines. De même, bien que l’expression soit courante, on ne désire pas une femme, on a envie d’elle, ce qu’on désire, c’est la Femme, c’est-à-dire un être imaginaire, comme le disait Verlaine, qui n’est «ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend». Et par là même, on retrouve le narcissisme primaire, c’est-à-dire ce besoin de trouver l’autre lorsque l’on a réalisé son schéma corporel et que l’on s’est aperçu que l’on était seul dans sa peau de la naissance à la mort: le désir de retrouver le moi-tout dans lequel le principe de réalité freudien n’avait pas encore infligé sa coercition implacable à l’expression de nos désirs et à leur réalisation.


PASSAGE DU BIOLOGIQUE AU SOCIOLOGIQUE, DU NIVEAU D’ORGANISATION INDIVIDUEL AU COLLECTIF

L’action se réalise dans un espace ou des espaces qui contiennent des objets et des êtres. Si l’espace était vide, il n’y aurait pas de raison d’agir. Nous savons maintenant que lorsque l’action se réalise, si le contact avec les objets et les êtres contenus dans l’espace où elle s’opère est gratifiant, aboutit à la satisfaction ou au contraire à la punition, la mémoire se souviendra des stratégies ayant abouti à l’une ou l’autre de ces conséquences. Elle tentera de reproduire l’acte gratifiant et d’éviter l’action nociceptive. Pour réaliser ce que nous avons appelé le réenforcement, c’est-à-dire la répétition de l’action gratifiante, il faut que l’objet ou l’être sur lequel cet acte s’est opéré reste à la disposition de l’individu, de l’acteur. C’est là que réside, pour nous, l’origine de ce que nous appelons l’instinct de propriété, qui résulte lui-même de l’apprentissage par un système nerveux de l’existence d’objets avec lesquels on peut se faire plaisir. Pour le nouveau-né, le premier objet gratifiant est évidemment la mère. En général, le principe du plaisir découvert réside dans le fait que les besoins fondamentaux Sont assouvis par quelqu’un d’étranger puisque le petit de l’homme ne peut pas les assouvir à la naissance par son action personnelle sur l’environnement. Le plaisir, donc, va être mémorisé en même temps que des stimuli variés, qui généralement viendront de la mère: le contact de la mère, la voix de la mère, la vue de la mère, l’odeur de la mère. Ces différents stimuli sont généralement associés à l’assouvissement des besoins, c’est-à-dire au plaisir, mais, rappelons-le, à une époque où le nouveau-né est encore dans ce que nous avons appelé son moi-tout, à une époque où il n’a pas encore réalisé son schéma corporel, et qu’il ne sait pas encore qu’il est dans un environnement différent de lui. Lorsqu’il a réalisé cette distinction, cette différenciation entre lui et l’autre, il va s’apercevoir que l’objet de son plaisir, la mère, ne répond pas obligatoirement à ses désirs, si elle répond encore le plus souvent à ses besoins fondamentaux. C’est alors qu’il va découvrir le principe de réalité. Il va s’apercevoir que la mère a des rapports particuliers avec un moustachu qu’il ne sait pas être son père mais qui lui ravit son objet gratifiant, ou avec d’autres êtres qu’il ne sait pas être ses frères ou sœurs et pour lesquels la mère a des attentions particulières comme elle en a aussi à son égard. Il va découvrir ainsi l’instinct de propriété ou plutôt le prétendu instinct de propriété, l’amour malheureux, la jalousie, l’œdipe. Pour certains cependant, l’œdipe serait en relation avec le mimétisme à l’égard du père pour les enfants mâles[13] (le père s’appropriant la mère), et non pas l’expression directe d’une libido de l’enfant envers la mère, entrant en compétition avec celle du père, pour la possession de l’objet gratifiant. Notons que cette interprétation ne fait que repousser le problème puisqu’il s’agit alors de définir certaines bases neurophysiologiques et biochimiques du mécanisme du mimétisme qui n’est qu’un mot, plaqué sur un comportement. Nous y reviendrons.

Ainsi, la notion de propriété et non pas l’instinct de propriété s’établit progressivement par l’apprentissage de l’existence d’objets gratifiants. Et l’espace contenant l’ensemble des objets gratifiants est ce qu’on peut appeler «territoire». On sait combien cette notion de territoire, dans l’éthologie moderne, a été fréquemment utilisée et combien la notion de défense du territoire a été étudiée. Qu’on nous permette simplement de faire remarquer que si le territoire était vide, il ne serait pas défendu. Il n’est défendu que parce qu’il contient des objets et des êtres gratifiants car si ces objets et ces êtres étaient dangereux pour la survie, le territoire serait fui et non pas défendu. Il n’existe donc pas, selon nous, d’instinct inné de défense du territoire pas plus qu’il n’existe d’instinct de propriété: tout cela n’est qu’apprentissage. Il n’y a qu’un système nerveux ou des systèmes nerveux agissant dans un espace qui est gratifiant parce qu’il est occupé par des objets et des êtres permettant la gratification. Ce système nerveux est capable de mémoriser les actions gratifiantes et celles qui ne le sont pas; des actions qui sont récompensées et d’autres qui sont punies et l’on conçoit que l’apprentissage est ainsi largement tributaire de la socioculture. On nous permettra de douter de l’affirmation qui voudrait que les comportements altruistes chez l’animal et chez l’homme soient innés et qu’ils dépendent d’un conditionnement génétique, de l’existence des gènes égoïstes essayant de se survivre et de se reproduire. Il y a là, soit dit en passant, une confusion grave, un jugement qui nous paraît erroné, entre une causalité et une fonction. Le gène serait la cause, dans cette hypothèse, d’une fonction, c’est-à-dire d’un comportement. Or, il existe chez les insectes, chez les oiseaux et les mammifères comme la chauve-souris, des ailes permettant de réaliser la même fonction et personne n’aura l’audace de prétendre qu’elles sont supportées par les mêmes gènes, altruistes ou non. Il serait peut-être intéressant dans la toute jeune sociobiologie wilsonienne de ne pas s’arrêter aux faits dits objectifs qu’elle abstrait d’un phénomène complexe, en ignorant complètement toute la biologie des comportements et de savoir ce qui anime son discours, ce qui se cache comme pulsion dominatrice, comme automatismes culturels dans cette forme d’interprétation des faits, qui saute allègrement du gène aux insectes, puis aux oiseaux, avant d’arriver à l’espèce humaine.

Ces préambules étant posés, si dans l’espace contenant des objets et des êtres gratifiants, dans le territoire, se trouvent également d’autres individus cherchant à se gratifier avec les mêmes objets et les mêmes êtres, il en résultera l’établissement, par la lutte, des hiérarchies; en haut de la hiérarchie, le dominant qui peut se gratifier sera moins agressif, sera tolérant et l’expérimentation montre qu’il est en équilibre biologique, que sa cortisolémie est normale, et que l’ensemble de son système endocrinien fonctionne harmonieusement, du moins aussi longtemps que sa dominance ne sera pas contestée et lorsque sera passée la période d’établissement de la dominance. Le dominé, au contraire, mettant en jeu le système inhibiteur de l’action pour éviter les punitions infligées par les dominants, fait l’expérience de l’angoisse dont nous avons schématisé plus haut les mécanismes et les conséquences. Chez l’homme, les langages ont permis d’institutionnaliser les règles de la dominance. Celles-ci se sont établies successivement au départ sur la force, la force physique, puis, à travers la production de marchandises, sur la propriété des moyens de production et d’échange, celle du capital que ces productions permettaient d’accumuler, et puis, dans une dernière étape d’évolution historique et dans toutes les civilisations industrielles contemporaines, sur le degré d’abstraction atteint dans l’information professionnelle. Suivant ce degré d’abstraction, surtout celle qu’utilisent la physique et les mathématiques, l’individu ou le groupe seront d’autant plus capables de réaliser des machines de plus en plus sophistiquées, de plus en plus efficaces, pour la production d’objets; cette production va permettre l’établissement de dominance des groupes, des Etats et des ensembles d’Etats. Les machines en effet font beaucoup d’objets en peu de temps, l’information qu’on) dépose s’y trouve placée une fois pour toutes et va produire une masse très importante d’objets, alors que l’information déposée dans le système nerveux d’un artisan du siècle dernier était obligée d’être réactualisée chaque fois que celui-ci réalisait un objet. Le rôle de l’homme dans un te] système est essentiellement celui de découvrir des machines de plus en plus efficaces, d’utiliser l’information technique de plus en plus élaborée et l’on comprend, dans ce cas, que ceux qui n’y ont pas eu accès soient défavorisés sur le plan de leur vie quotidienne, de leur salaire, de leur dominance hiérarchique, et enfin, ce qui est peut-être le plus important, de l’image idéale qu’ils se font d’eux-mêmes.

Ainsi, la caractéristique du cerveau humain, grâce à ses systèmes associatifs, est de créer l’information avec laquelle il mettra en forme la matière et l’énergie depuis le paléolithique, et la mise en forme par l’homme d’un silex qu’il a taillé, jusqu’à l’utilisation contemporaine de l’énergie atomique. Il faut reconnaître que, si pendant des siècles, l’homme s’est caractérisé d’abord par une mise en forme de la matière, ce n’est que très tardivement qu’il sut mettre en forme l’énergie. Qu’on se souvienne que l’invention du licol, c’est-à-dire l’utilisation de l’énergie animale, ne date que de quatre mille ans. La révolution industrielle à partir de la mise en forme de l’énergie thermique avec la machine à vapeur a vu se développer d’une façon considérable, que l’on dit exponentielle, le contrôle par l’homme de son environnement, et aboutir à une recherche du pouvoir à travers la propriété de l’énergie, ou des moyens de se la procurer. Des groupes humains possédant une information technique ou professionnelle élaborée ont ainsi imposé leur dominance à ceux qui ne la possédaient pas, d’autant que cette évolution technique a permis de réaliser des armes plus efficaces pour imposer par la force, et non plus simplement directement par une technologie avancée, la forme de vie, les concepts et les jugements de valeur. Cette information technique a été en effet utilisée pour la construction d’armes redoutables qui leur ont permis d’aller emprunter, hors de leur niche écologique, les matières premières et l’énergie situées dans celles des groupes humains ne sachant pas les utiliser. En effet, la matière et l’énergie (nous les distinguerons, bien qu’une relation existe entre elles, nous le savons depuis Einstein) ont toujours été à la disposition de toutes les espèces et de l’espèce humaine en particulier. Mais seule l’information technique permet de les utiliser efficacement, donc de dominer son semblable. Et ce qui est le plus grave, c’est que l’accroissement des connaissances dans le domaine de l’inanimé n’a pas été suivi parallèlement par celui des connaissances dans le domaine du vivant. C’est bien compréhensible car les organismes vivants sont faits des mêmes constituants que ceux de la matière inanimée, mais leur organisation diffère.

Nous avons dit au début combien cette organisation était complexe et combien, pour la comprendre, ces notions tardivement apparues étaient indispensables. La biologie a donc été très en retard dans l’évolution des connaissances humaines et ce n’est que depuis trente ans que la partie la plus difficile à comprendre, celle de l’organisation fonctionnelle du cerveau humain, a commencé à intervenir dans l’interprétation du comportement humain. Entre-temps, un discours logique a toujours fourni des alibis langagiers aux pulsions dominatrices inconscientes. Le progrès technique a été considéré comme un bien en soi, comme le seul progrès, alors que les lois biologiques commandant au comportement n’ont pas dépassé, jusqu’à une date récente, les connaissances acquises au paléolithique. Si, depuis deux mille ans, on nous a dit de nous aimer les uns les autres, en commençant par soi-même, le besoin des hommes d’expliquer leur comportement les a enfermés dans un dualisme, matière et pensée, qui ne pouvait aboutir qu’à une utilisation extrêmement habile du monde inanimé, au service d’un psychisme qui n’était jusqu’ici qu’un psychisme de blabla, une phraséologie prétendant toujours détenir une vérité, vérité qui n’était valable que pour les sous-groupes dominateurs et prédateurs, et jamais pour l’espèce entière. L’individu et l’espèce ont la même finalité: survivre. Entre eux, s’interposent les groupes sociaux qui veulent survivre également, mais ont cru que la survie n’était possible qu’en établissant leur dominance sur d’autres groupes sociaux. On passe ainsi donc au niveau d’organisation des groupes, qui sont eux-mêmes englobés par une société globale occidentale ou non occidentale, le tout appartenant à l’espèce. Ce qu’il est convenu d’appeler le monde occidental a produit plus d’information technique qu’il avait de matière et d’énergie à transformer. Il n’a pas à s’en flatter, cela vient du fait qu’à la fin de la dernière glaciation, celle du Würm, il y a dix ou douze mille ans, s’est établi, dans l’hémisphère nord, un climat tempéré où, l’été, il faisait bon vivre mais où, l’hiver, il fallait recommencer à craindre la famine, si la chasse n’était pas suffisante à alimenter le groupe. C’est une pression de nécessité qui a obligé les ethnies se trouvant dans ces régions autour du 45° parallèle à inventer la culture et l’élevage, qui furent à l’origine de toute l’évolution technique qui a suivi. Le monde occidental s’est approprié la matière et l’énergie situées dans des niches géoclimatiques habitées par des ethnies dont l’évolution technologique était moindre. Mais à l’intérieur même de ce monde technicisé, la dominance s’est établie sur la productivité en marchandises; or il semble certain que cette productivité est fonction du nombre de brevets et de techniciens qu’un groupe humain est capable de produire. Bien que nous soyons, nous Français, le peuple le plus Intelligent de la terre, c’est bien connu, nous ne sommes que 50 millions, alors que les USA comptent 220 millions d’habitants, l’URSS environ 300, et que la Chine qui, grâce à son association technologique récente avec le Japon, va prochainement bénéficier de la technologie occidentale (pourquoi pas ?) en compte près d’un milliard. Cette constatation, que nous pouvons résumer en disant que le laser avait peu de chances d’être découvert en République d’Andorre ou au Liechtenstein, montre que la conservation d’Etats ou même de groupes d’Etats ne cherchant l’épanouissement des individus qu’ils gèrent que dans la dominance économique, c’est-à-dire dans l’appropriation des matières premières et de l’énergie, risque de conduire à la disparition de l’espèce dans une compétition aveugle par la productivité pour l’établissement des dominances. La crainte écologique, qui a pris naissance au cours des dernières décennies, s’effraie sans doute du résultat sans pour autant en dénoncer les facteurs comportementaux et systémiques. Ainsi, La Fontaine l’avait déjà dit: «La raison du plus fort est toujours la meilleure. Nous allons le montrer tout à l’heure». Je voudrais ajouter cependant, pour terminer ce schéma assez simpliste du passage du biologique au sociologique, que nous n’avons envisagé que le rapport entre deux individus pour passer au plan du groupe et des sociétés globales. Les éthologistes qui ont étudié ces comportements dans les espèces animales nombreuses, en particulier chez les primates, montrent que ce rapport duel dans une espèce est rarement celui que l’on rencontre. Il s’agit généralement, dans un processus de base, du rapport entre trois individus. Les éthologistes se sont livrés à une combinatoire complexe, avec une expression mathématique qui les honore, pour montrer comment se constituent les sociétés animales et particulièrement les groupes des singes anthropoïdes. Il se s’agit pas dans cet exposé de développer l’énorme travail réalisé par l’éthologie contemporaine, mais d’en faire comprendre les bases qui, dans leur simplicité, déjà, sont capables de fournir des éléments de réflexion d’une part et, d’autre part, de faire disparaître, de façon difficilement critiquable, des préjugés et des jugements de valeur, qui aboutissent dans le monde contemporain à la foire d’empoigne généralisée, au génocide, aux guerres, aux tortures, avec des moyens beaucoup plus efficaces que ceux utilisés dans le passé où des épidémies et des endémies tuaient beaucoup plus d’hommes que la guerre. Aujourd’hui, c’est l’inverse que nous contemplons. Mais les épidémies et les endémies font appel aux microbes, comme facteurs indispensables, alors que les guerres sont dues à l’homme et c’est peut-être une meilleure connaissance de celui-ci qui nous permettra de les éviter. Ce long discours était, me semble-t-il, nécessaire pour aborder ce sujet très à la mode qu’est l’étude de l’agressivité et de la violence.


[11] Il vient même d’être récemment montré (1982) que le CRF lui-même augmente l’activité locomotrice.
[12] R. L. RICHARDS (1981): «Relationship between creativity and psychopathology: an evaluation and interpretation of the evidence», Genet. Psychol, Monogr., 103,2, pp. 261-324.
[13] R. GIRARD (1978): la Violence et le Sacré, Grasset éd.