SRC=res/somm.gif>Marcel Proust – À la recherche du temps perdu
VI - Albertine disparue.
Le plus pressé était de lire la lettre d'Albertine puisque je voulais aviser aux moyens de la faire revenir. Je les sentais en ma possession, parce que, comme l'avenir est ce qui n'existe que dans notre pensée, il nous semble encore modifiable par l'intervention in extremis de notre volonté. Mais en même temps, je me rappelais que j'avais vu agir sur lui d'autres forces que la mienne et contre lesquelles, plus de temps m'eût-il été donné, je n'aurais rien pu. A quoi sert que l'heure n'ait pas sonné encore si nous ne pouvons rien sur ce qui s'y produira. Quand Albertine était à la maison j'étais bien décidé à garder l'initiative de notre séparation. Et puis elle était partie. J'ouvris la lettre d'Albertine. Elle était ainsi conçue:
ALBERTINE."

"Tout cela ne signifie rien, me dis-je, c'est même meilleur que je ne pensais, car comme elle ne pense rien de tout cela, elle ne l'a évidemment écrit que pour frappe

Ce malheur était le plus grand de toute ma vie. Et malgré tout, la souffrance qu'il me causait était peut-être dépassée encore par la curiosité de connaître les causes de ce malheur qu'Albertine avait désiré, retrouvé. Mais les sources des grands événements sont comme celles des fleuves, nous avons beau parcourir la surface de la terre, nous ne les retrouvons pas. Albertine avait-elle ainsi prémédité depuis longtemps sa fuite; j'ai dit (et alors cela m'avait paru seulement du maniérisme et de la mauvaise humeur, ce que Françoise appelait faire la "tête") que, du jour où elle avait cessé de m'embrasser, elle avait eu un air de porter le diable en terre, toute droite, figée, avec une voix triste dans les plus simples choses, lente en ses mouvements, ne souriant plus jamais. Je ne peux pas dire qu'aucun fait prouvât aucune connivence avec le dehors. Françoise me raconta bien ensuite qu'étant entrée l'avant-veille du départ dans sa chambre elle n'y avait trouvé personne, les rideaux fermés, mais sentant à l'odeur de l'air et au bruit que la fenêtre était ouverte. Et en effet elle avait trouvé Albertine sur le balcon. Mais on ne voit pas avec qui elle eût pu, de là, correspondre, et d'ailleurs les rideaux fermés sur la fenêtre ouverte s'expliquaient sans doute parce qu'elle savait que je craignais les courants d'air et que, même si les rideaux m'en protégeaient peu, ils eussent empêché Françoise de voir du couloir que les volets étaient ouverts aussi tôt. Non, je ne vois rien sinon un petit fait qui prouve seulement que la veille elle savait qu'elle allait partir. La veille en effet elle prit dans ma chambre sans que je m'en aperçusse une grande quantité de papier et de toile d'emballage qui s'y trouvait, et à l'aide desquels elle emballa ses innombrables peignoirs et sauts de lit toute la nuit afin de partir le matin; c'est le seul fait, ce fut tout. Je ne peux pas attacher d'importance à ce qu'elle me rendit presque de force ce soir-là mille francs qu'elle me devait, cela n'a rien de spécial, car elle était d'un scrupule extrême dans les choses d'argent. Oui, elle prit les papiers d'emballage la veille, mais ce n'était pas de la veille seulement qu'elle savait qu'elle partirait! Car ce n'est pas le chagrin qui la fit partir, mais la résolution prise de partir, de renoncer à la vie qu'elle avait rêvée qui lui donna cet air chagrin. Chagrin, presque solennellement froid avec moi sauf le dernier soir où après être restée chez moi plus tard qu'elle ne voulait, dit-elle, - remarque qui m'étonnait venant d'elle qui voulait toujours prolonger - elle me dit de la porte: "Adieu, petit, adieu, petit." Mais je n'y pris pas garde au moment. Françoise m'a dit que le lendemain matin quand elle lui dit qu'elle partait (mais du reste c'est explicable aussi par la fatigue, car elle ne s'était pas déshabillée et avait passé toute la nuit à emballer, sauf les affaires qu'elle avait à demander à Françoise et qui n'étaient pas dans sa chambre et son cabinet de toilette), elle était encore tellement triste, tellement plus droite, tellement plus figée que les jours précédents que Françoise crut quand elle lui dit: "Adieu, Françoise" qu'elle allait tomber. Quand on apprend ces choses-là, on comprend que la femme qui vous plaisait tellement moins que toutes celles qu'on rencontre si facilement dans les plus simples promenades, à qui on en voulait de les sacrifier pour elle, soit au contraire celle qu'on préfèrerait maintenant mille fois. Car la question ne se pose plus entre un certain plaisir - devenu par l'usage, et peut-être par la médiocrité de l'objet, presque nul - et d'autres plaisirs, ceux-là tentants, ravissants, mais entre ces plaisirs-là et quelque chose de bien plus fort qu'eux, la pitié pour la douleur.

En me promettant à moi-même qu'Albertine serait ici ce soir,

La souffrance, prolongement d'un choc moral imposé, aspire à changer de forme; on espère la volatiliser en faisant des projets, en demandant des renseignements; on veut qu'elle passe par ses innombrables métamorphoses, cela demande moins de courage que de garder sa souffrance franche; ce lit paraît si étroit, si dur, si froid où l'on se couche avec sa douleur. Je me remis sur mes jambes; je n'avançais dans la chambre qu'avec une prudence infinie, je me plaçais de façon à ne pas apercevoir la chaise d'Albertine, le pianola sur les pédales duquel elle appuyait ses mules d'or, un seul des objets dont elle avait usé et qui tous, dans le langage particulier que leur avaient enseigné mes souvenirs, semblaient vouloir me donner une traduction, une version différente, m'annoncer une seconde fois la nouvelle de son départ. Mais, sans les regarder, je les voyais, mes forces m'abandonnèrent, je tombai assis dans un de ces fauteuils de satin bleu dont, une heure plus tôt, dans le clair obscur de la chambre anesthésiée par un rayon de jour, le glacis m'avait fait faire des rêves passionnément caressés alors, si loin de moi maintenant. Hélas! je ne m'y étais jamais assis avant cette minute, que quand Albertine était encore là. Aussi je ne pus y rester, je me levai; et ainsi à chaque instant, il y avait quelqu'un des innombrables et humbles "moi" qui nous composent qui était ignorant encore du départ d'Albertine et à qui il fallait le notifier; il fallait, - ce qui était plus cruel que s'ils avaient été des étrangers et n'avaient pas emprunté ma sensibilité pour souffrir, - annoncer le malheur qui venait d'arriver à tous ces êtres, à tous ces "moi" qui ne le savaient pas encore, il fallait que chacun d'eux à son tour entendît pour la première fois ces mots: "Albertine a demandé ses malles" - ces malles en forme de cercueil que j'avais vu charger à Balbec à côté de celles de ma mère - "Albertine est partie." A chacun j'avais à apprendre mon chagrin, le chagrin qui n'est nullement une conclusion pessimiste librement tirée d'un ensemble de circonstances funestes, mais la reviviscence intermittente et involontaire d'une impression spécifique, venue du dehors, et que nous n'avons pas choisie. Il y avait quelques-uns de ces moi que je n'avais pas revus depuis assez longtemps. Par exemple (je n'avais pas songé que c'était le jour du coiffeur) le moi que j'étais quand je me faisais couper les cheveux. J'avais oublié ce moi-là, son arrivée fit éclater mes sanglots, comme, à un enterrement, celle d'un vieux serviteur retraité qui a connu celle qui vient de mourir. Puis je me rappelai tout d'un coup que depuis huit jours j'avais par moments été pris de peurs paniques que je ne m'étais pas avouées. A ces moments-là je discutais pourtant en me disant: "Inutile n'est-ce pas d'envisager l'hypothèse où elle partirait brusquement. C'est absurde. Si je la confiais à un homme sensé et intelligent (et je l'aurais fait pour me tranquilliser si la jalousie ne m'eût empêché de faire des confidences) il me dirait sûrement: "Mais vous êtes fou. C'est impossible." Et en effet ces derniers jours nous n'avions pas eu une seule querelle. On part pour un motif. On le dit. On vous donne le droit de répondre. On ne part pas comme cela. Non c'est un enfantillage. C'est la seule hypothèse absurde. "Et pourtant tous les jours, en la retrouvant là le matin, quand je sonnais, j'avais poussé un immense soupir de soulagement. Et quand Françoise m'avait remis la lettre d'Albertine, j'avais tout de suite été sûr qu'il s'agissait de la chose qui ne pouvait pas être, de ce départ en quelque sorte perçu plusieurs jours d'avance, malgré les raisons logiques d'être rassuré. Je me l'étais dit presque avec une satisfaction de perspicacité dans mon désespoir, comme un assassin qui sait ne pouvoir être découvert, mais qui a peur et qui tout d'un coup voit le nom de sa victime écrit en tête d'un dossier chez le juge d'instruction qui l'a fait mander. Tout mon espoir était qu'Albertine fût partie en Touraine, chez sa tante où en somme elle était assez surveillée et ne pourrait faire grand chose jusqu'à ce que je l'en ramenasse. Ma pire crainte avait été qu'elle fût restée à Paris, partie pour Amsterdam ou pour Montjouvain, c'est-à-dire qu'elle se fût échappée pour se consacrer à quelque intrigue dont les préliminaires m'avaient échappé. Mais en réalité en me disant Paris, Amsterdam, Montjouvain, c'est-à-dire plusieurs lieux, je pensais à des lieux qui n'étaient que possibles. Aussi, quand le concierge d'Albertine répondit qu'elle était partie en Touraine, cette résidence que je croyais désirer me sembla la plus affreuse de toutes, parce que celle-là était réelle et que pour la première fois torturé par la certitude du présent et l'incertitude de l'avenir, je me représentais Albertine commençant une vie qu'elle avait voulue séparée de moi, peut-être pour longtemps, peut-être pour toujours, et où elle réaliserait cet inconnu qui autrefois m'avait si souvent troublé, alors que pourtant j'avais le bonheur de posséder, de caresser ce qui en était le dehors, ce doux visage impénétrable et capté. C'était cet inconnu qui faisait le fond de mon amour. Devant la porte d'Albertine, je trouvai une petite fille pauvre qui me regardait avec de grands yeux et qui avait l'air si bon que je lui demandai si elle ne voulait pas venir chez moi, comme j'eusse fait d'un chien au regard fidèle. Elle en eut l'air content. A la maison, je la berçai quelque temps sur mes genoux, mais bientôt sa présence, en me faisant trop sentir l'absence d'Albertine, me fut insupportable. Et je la priai de s'en aller, après lui avoir remis un billet de cinq cents francs. Et pourtant, bientôt après, la pensée d'avoir quelque autre petite fille près de moi, de ne jamais être seul, sans le secours d'une présence innocente, fut le seul rêve qui me permît de supporter l'idée que peut-être Albertine resterait quelque temps sans revenir. Pour Albertine elle-même, elle n'existait guère en moi que sous la forme de son nom, qui, sauf quelques rares répits, au réveil, venait s'inscrire dans mon cerveau et ne cessait plus de le faire. Si j'avais pensé tout haut, je l'aurais répété sans cesse et mon verbiage eût été aussi monotone, aussi limité que si j'eusse été changé en oiseau, en un oiseau pareil à celui de la fable dont le chant redisait sans fin le nom de celle qu'homme, il avait aimée. On se le dit, et comme on le tait, il semble qu'on l'écrive en soi, qu'il laisse sa trace dans le cerveau et que celui-ci doive finir par être, comme un mur où quelqu'un s'est amusé à crayonner, entièrement recouvert par le nom, mille fois récrit, de celle qu'on aime. On le redit tout le temps dans sa pensée, tant qu'on est heureux, plus encore quand on est malheureux. Et de redire ce nom, qui ne nous donne rien de plus que ce qu'on sait déjà, on éprouve le besoin sans cesse renaissant, mais à la longue, une fatigue. Au plaisir charnel je ne pensais même pas en ce moment; je ne voyais même pas devant ma pensée l'image de cette Albertine, cause pourtant d'un tel bouleversement dans mon être, je n'apercevais pas son corps et si j'avais voulu isoler l'idée qui était liée - car il y en a bien toujours quelqu'une - à ma souffrance, ç'aurait été alternativement, d'une part, le doute sur les dispositions dans lesquelles elle était partie, avec ou sans esprit de retour, d'autre part les moyens de la ramener. Peut-être y a-t-il un symbole et une vérité dans la place infime tenue dans notre anxiété par celle à qui nous la rapportons. C'est qu'en effet sa personne même y est pour peu de chose; pour presque tout le processus d'émotions, d'angoisses que tels hasards nous ont fait jadis éprouver à propos d'elle et que l'habitude a attaché à elle. Ce qui le prouve bien c'est, plus encore que l'ennui qu'on éprouve dans le bonheur, combien voir ou ne pas voir cette même personne, être estimé ou non d'elle, l'avoir ou non à notre disposition, nous paraîtra quelque chose d'indifférent quand nous n'aurons plus à nous poser le problème (si oiseaux que nous ne nous le poserons même plus) que relativement à la personne elle-même, - le processus d'émotions et d'angoisse étant oublié, au moins en tant que se rattachant à elle, car il a pu se développer à nouveau mais transféré à une autre. Avant cela, quand il était encore attaché à elle, nous croyions que notre bonheur dépendait de sa présence: il dépendait seulement de la terminaison de notre anxiété. Notre inconscient était donc plus clairvoyant que nous-même à ce moment-là en faisant si petite la figure de la femme aimée, figure que nous avions même peut-être oubliée, que nous pouvions connaître mal et croire médiocre, dans l'effroyable drame où de la retrouver pour ne plus l'attendre pourrait dépendre jusqu'à notre vie elle-même. Proportions minuscules de la figure de la femme, effet logique et nécessaire de la façon dont l'amour se développe, claire allégorie de la nature subjective de cet amour.

L'esprit dans lequel Albertine était partie était semblable sans doute à celui des peuples qui font préparer par une démonstration de leur armée l'œuvre de leur diplomatie. Elle n'avait dû partir que pour

Quant aux moyens de ramener Albertine, ils avaient d'autant plus de chance de réussir que l'hypothèse où elle ne serait partie que dans l'espoir d'être rappelée avec de meilleures conditions, paraîtrait plus plausible. Et sans doute pour les gens qui ne croyaient pas à la sincérité d'Albertine, certainement pour Françoise par exemple, cette hypothèse l'était. Mais pour ma raison, à qui la seule explication de certaines mauvaises humeurs, de certaines attitudes avait paru, avant que je sache rien, le projet formé par elle d'un départ définitif, il était difficile de croire que, maintenant que ce départ s'était produit, il n'était qu'une simulation. Je dis pour ma raison, non pour moi. L'hypothèse de la simulation me devenait d'autant plus nécessaire qu'elle était plus improbable et gagnait en force ce qu'elle perdait en vraisemblance. Quand on se voit au bord de l'abîme et qu'il semble que Dieu vous ait abandonné, on n'hésite plus à attendre de lui un miracle.

Je reconnais que dans tout cela je fus

On se souvient que quand je résolus de vivre avec Albertine et même de l'épouser, c'était pour la garder, savoir ce qu'elle faisait, l'empêcher de reprendre ses habitudes avec Mlle Vinteuil. Ç'avait été dans le déchirement atroce de sa révélation à Balbec quand elle m'avait dit comme une chose toute naturelle et que je réussis, bien que ce fût le plus grand chagrin que j'eusse encore éprouvé dans ma vie à sembler trouver toute naturelle, la chose que dans mes pires suppositions je n'aurais jamais été assez audacieux pour imaginer. (C'est étonnant comme la jalousie qui passe son temps à faire des petites suppositions dans le faux, a peu d'imagination quand il s'agit de découvrir le vrai). Or cet amour né surtout d'un besoin d'empêcher Albertine de faire le mal, cet amour avait gardé dans la suite la trace de son origine. Etre avec elle m'importait peu pour peu que je pusse empêcher "l'être de fuite" d'aller ici ou là. Pour l'en empêcher je m'en étais remis aux yeux, à la compagnie de ceux qui allaient avec elle et pour peu qu'ils me fissent le soir un bon petit rapport bien rassurant mes inquiétudes s'évanouissaient en bonne humeur.

M'étant donné à moi-même l'affirmation que, quoi que je dusse faire, Albertine serait de retour à la maison le soir mêm

Saint-Loup que je savais à Paris avait été mandé par moi à l'instant même; il accourut rapide et efficace comme il était jadis à Doncières et consentit à partir aussitôt pour la Touraine. Je lui soumis la combinaison suivante. Il devait descendre à Chatellerault, se faire indiquer la maison de Mme Bontemps, attendre qu'Albertine fût sortie, car elle aurait pu le reconnaître. "Mais la jeune fille dont tu parles me connaît donc?", me dit-il. Je lui dis que je ne le croyais pas. Le projet de cette démarche me remplit d'une joie infinie. Elle était pourtant en contradiction absolue avec ce que je m'étais promis au début: m'arranger à ne pas avoir l'air de faire chercher Albertine; et cela en aurait l'air inévitablement, mais elle avait sur "ce qu'il aurait fallu" l'avantage inestimable qu'elle me permettait de me dire que quelqu'un envoyé par moi allait voir Albertine, sans doute la ramener. Et si j'avais su voir clair dans mon cœur au début, c'est cette solution cachée dans l'ombre et que je trouvais déplorable, que j'aurais pu prévoir qui prendrait le pas sur les solutions de patience et que j'étais décidé à vouloir, par manque de volonté. Comme Saint-Loup avait déjà l'air un peu surpris qu'une jeune fille eût habité chez moi tout un hiver sans que je lui en eusse rien dit, comme d'autre part il m'avait souvent reparlé de la jeune fille de Balbec et que je ne lui avais jamais répondu: "Mais elle habite ici", il eût pu être froissé de mon manque de confiance. Il est vrai que peut-être Mme Bontemps lui parlerait de Balbec. Mais j'étais trop impatient de son départ, de son arrivée, pour vouloir, pour pouvoir penser aux conséquences possibles de ce voyage. Quant à ce qu'il reconnût Albertine (qu'il avait d'ailleurs systématiquement évité de regarder quand il l'avait rencontrée à Doncières), elle avait, au dire de tous, tellement changé et grossi que ce n'était guère probable. Il me demanda si je n'avais pas un portrait d'Albertine. Je répondis d'abord que non, pour qu'il n'eût pas, d'après sa photographie, faite à peu près du temps de Balbec, le loisir de reconnaître Albertine, que pourtant il n'avait qu'entrevue dans le wagon. Mais je réfléchis que sur la dernière elle serait déjà aussi différente de l'Albertine de Balbec que l'était maintenant l'Albertine vivante, et qu'il ne la reconnaîtrait pas plus sur la photographie que dans la réalité. Pendant que je la lui cherchais, il me passait doucement la main sur le front, en manière de me consoler. J'étais ému de la peine que la douleur qu'il devinait en moi lui causait. D'abord il avait beau s'être séparé de Rachel, ce qu'il avait éprouvé alors n'était pas encore si lointain qu'il n'eût une sympathie, une pitié particulière pour ce genre de souffrances, comme on se sent plus voisin de quelqu'un qui a la même maladie que vous. Puis il avait tant d'affection pour moi que la pensée de mes souffrances lui était insupportable. Aussi en concevait-il pour celle qui me les causait un mélange de rancune et d'admiration. Il se figurait que j'étais un être si supérieur qu'il pensait que pour que je fusse soumis à une autre créature il fallait que celle-là fût tout à fait extraordinaire. Je pensais bien qu'il trouverait la photographie d'Albertine jolie, mais comme tout de même je ne m'imaginais pas qu'elle produirait sur lui l'impression d'Hélène sur les vieillards troyens, tout en cherchant je disais modestement: "Oh! tu sais, ne te fais pas d'idées, d'abord la photo est mauvaise, et puis elle n'est pas étonnante, ce n'est pas une beauté, elle est surtout bien gentille." "Oh! si, elle doit être merveilleuse", dit-il avec une enthousiasme naïf et sincère en cherchant à se représenter l'être qui pouvait me jeter dans un désespoir et une agitation pareille. "Je lui en veux de te faire mal, mais aussi c'était bien à supposer qu'un être artiste jusqu'au bout des ongles comme toi, toi qui aimes en tout la beauté et d'un tel amour, tu étais prédestiné à souffrir plus qu'un autre quand tu la rencontrerais dans une femme." Enfin je venais de trouver la photographie. "Elle est sûrement merveilleuse", continuait à dire Robert, qui n'avait pas vu que je lui tendais la photographie. Soudain il l'aperçut, il la tint un instant dans ses mains. Sa figure exprimait une stupéfaction qui allait jusqu'à la stupidité. "C'est ça la jeune fille que tu aimes", finit-il par me dire d'un ton où l'étonnement était mâté par la crainte de me fâcher. Il ne fit aucune observation, il avait pris l'air raisonnable, prudent, forcément un peu dédaigneux qu'on a devant un malade - eût-il été jusque là un homme remarquable et votre ami - mais qui n'est plus rien de tout cela car, frappé de folie furieuse, il vous parle d'un être céleste qui lui est apparu et continue à le voir à l'endroit où vous, homme sain, vous n'apercevez qu'un édredon. Je compris tout de suite l'étonnement de Robert, et que c'était celui où m'avait jeté la vue de sa maîtresse, avec la seule différence que j'avais trouvé en elle une femme que je connaissais déjà, tandis que lui croyait n'avoir jamais vu Albertine. Mais sans doute la différence entre ce que nous voyions l'un et l'autre d'une même personne était aussi grande. Le temps était loin où j'avais bien petitement commencé à Balbec par ajouter aux sensations visuelles quand je regardais Albertine, des sensations de saveur, d'odeur, de toucher. Depuis, des sensations plus profondes, plus douces, plus indéfinissables s'y étaient ajoutées, puis des sensations douloureuses. Bref Albertine n'était, comme une pierre autour de laquelle il a neigé, que le centre générateur d'une immense construction qui passait par le plan de mon cœur. Robert, pour qui était invisible toute cette stratification de sensations, ne saisissait qu'un résidu qu'elle m'empêchait au contraire d'apercevoir. Ce qui avait décontenancé Robert quand il avait aperçu la photographie d'Albertine, était non le saisissement des vieillards troyens voyant passer Hélène et disant: "Notre mal ne vaut pas un seul de ses regards", mais celui exactement inverse et qui fait dire: "Comment, c'est pour ça qu'il a pu se faire tant de bile, tant de chagrin, faire tant de folies!" Il faut bien avouer que ce genre de réaction à la vue de la personne qui a causé les souffrances, bouleversé la vie, quelquefois amené la mort de quelqu'un que nous aimons, est infiniment plus fréquent que celui des vieillards troyens, et pour tout dire habituel. Ce n'est pas seulement parce que l'amour est individuel, ni parce que, quand nous ne le ressentons pas, le trouver évitable et philosopher sur la folie des autres nous est naturel. Non, c'est que, quand il est arrivé au degré où il cause de tels maux, la construction des sensations interposées entre le visage de la femme et les yeux de l'amant, - l'énorme œuf douloureux qui l'engaîne et le dissimule autant qu'une couche de neige une fontaine - est déjà poussée assez loin pour que le point où s'arrêtent les regards de l'amant, point où il rencontre son plaisir et ses souffrances, soit aussi loin du point où les autres le voient qu'est loin le soleil véritable de l'endroit où sa lumière condensée nous le fait apercevoir dans le ciel. Et de plus, pendant ce temps, sous la chrysalide de douleurs et de tendresses qui rend invisibles à l'amant les pires métamorphoses de l'être aimé, le visage a eu le temps de vieillir et de changer. De sorte que si le visage que l'amant a vu la première fois est fort loin de celui qu'il voit depuis qu'il aime et souffre, il est, en sens inverse, tout aussi loin de celui que peut voir maintenant le spectateur indifférent. (Qu'aurait-ce été si, au lieu de la photographie de celle qui était une jeune fille, Robert avait vu la photographie d'une vieille maîtresse?). Et même, nous n'avons pas besoin de voir pour la première fois, celle qui a causé tant de ravages pour avoir cet étonnement. Souvent nous la connaissions comme mon grand oncle connaissait Odette. Alors la différence d'optique s'étend non seulement à l'aspect physique, mais au caractère, à l'importance individuelle. Il y a beaucoup de chances pour que la femme qui fait souffrir celui qui l'aime, ait toujours été bonne fille avec quelqu'un qui ne se souciait pas d'elle, comme Odette si cruelle pour Swann avait été la prévenante "dame en rose" de mon grand oncle Voir Du Côté de chez Swann, t. I, p. 73-75., ou bien que l'être dont chaque décision est supputée d'avance avec autant de crainte que celle d'une Divinité par celui qui l'aime, apparaisse comme une personne sans conséquence, trop heureuse de faire tout ce qu'on veut, aux yeux de celui qui ne l'aime pas, comme la maîtresse de Saint-Loup pour moi qui ne voyais en elle que cette "Rachel Quand du Seigneur" qu'on m'avait tant de fois proposée. Je me rappelais, la première fois que je l'avais vue avec Saint-Loup, ma stupéfaction à la pensée qu'on pût être torturé de ne pas savoir ce qu'une telle femme avait fait, de savoir ce qu'elle avait pu dire tout bas à quelqu'un, pourquoi elle avait eu un désir de rupture. Or, je sentais que tout ce passé, mais d'Albertine, vers lequel chaque fibre de mon cœur, de ma vie, se dirigeaient avec une souffrance, vibratile et maladroite, devait paraître tout aussi insignifiant à Saint-Loup, qu'il me le deviendrait peut-être un jour à moi-même. Je sentais que je passerais peut-être peu à peu touchant l'insignifiance ou la gravité du passé d'Albertine de l'état d'esprit que j'avais en ce moment à celui qu'avait Saint-Loup, car je ne me faisais pas d'illusions sur ce que Saint-Loup pouvait penser, sur ce que tout autre que l'amant peut penser. Et je n'en souffrais pas trop. Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination. Je me rappelais cette tragique explication de tant de nous qu'est un portrait génial et pas ressemblant comme celui d'Odette par Elstir et qui est moins le portrait d'une amante que du déformant amour. Il n'y manquait - ce que tant de portraits ont - que d'être à la fois d'un grand peintre et d'un amant (et encore disait-on qu'Elstir l'avait été d'Odette). Cette dissemblance, toute la vie d'un amant, - d'un amant dont personne ne comprend les folies, - toute la vie d'un Swann, la prouve. Mais que l'amant se double d'un peintre comme Elstir et alors le mot de l'énigme est proféré, vous avez enfin sous les yeux ces lèvres que le vulgaire n'a jamais aperçues dans cette femme, ce nez que personne ne lui a connu, cette allure insoupçonnée. Le portrait dit: "Ce que j'ai aimé, ce qui m'a fait souffrir, ce que j'ai sans cesse vu, c'est ceci." Par une gymnastique inverse, moi qui avais essayé par la pensée d'ajouter à Rachel tout ce que Saint-Loup lui avait ajouté de lui-même, j'essayais d'ôter mon apport cardiaque et mental dans la composition d'Albertine et de me la représenter telle qu'elle devait apparaître à Saint-Loup, comme à moi Rachel. Ces différences-là, quand même nous les verrions nous-mêmes, quelle importance y ajouterions-nous? Quand autrefois à Balbec Albertine m'attendait sous les arcades d'Incarville et sautait dans ma voiture, non seulement elle n'avait pas encore "épaissi", mais à la suite d'excès d'exercice elle avait trop fondu; maigre, enlaidie par un vilain chapeau qui ne laissait dépasser qu'un petit bout de vilain nez et voir de côté que des joues blanches comme des vers blancs, je retrouvais bien peu d'elle, assez cependant pour qu'au saut qu'elle faisait dans ma voiture, je susse que c'était elle, qu'elle avait été exacte au rendez-vous et n'était pas allée ailleurs; et cela suffit; ce qu'on aime est trop dans le passé, consiste trop dans le temps perdu ensemble pour qu'on ait besoin de toute la femme; on veut seulement être sûr que c'est elle, ne pas se tromper sur l'identité autrement importante que la beauté pour ceux qui aiment; les joues peuvent se creuser, le corps s'amaigrir, même pour ceux qui ont été d'abord le plus orgueilleux, aux yeux des autres, de leur domination sur une beauté, ce petit bout de museau, ce signe où se résume la personnalité permanente d'une femme, cet extrait algébrique, cette constante, cela suffit pour qu'un homme attendu dans le plus grand monde et qui l'aimait, ne puisse disposer d'une seule de ses soirées parce qu'il passe son temps à peigner et à dépeigner, jusqu'à l'heure de s'endormir, la femme qu'il aime, ou simplement à rester auprès d'elle, pour être avec elle, ou pour qu'elle soit avec lui, ou seulement pour qu'elle ne soit pas avec d'autres.

"Tu es sûr, me dit Robert, que je peux offrir comme

Je pensais tout le temps à Albertine et jamais Françoise en entrant dans ma chambre ne me disait assez vite: "Il n'y a pas de lettres", pour abréger l'angoisse. Mais de temps en temps, je parvenais, en faisant passer tel ou tel courant d'idées au travers de mon chagrin, à renouveler, à aérer un peu l'atmosphère viciée de mon cœur; mais le soir, si je parvenais à m'endormir, alors c'était comme si le souvenir d'Albertine avait été le médicament qui m'avait procuré le sommeil, et dont l'influence en cessant m'éveillerait. Je pensais tout le temps à Albertine en dormant. C'était un sommeil spécial à elle qu'elle me donnait et où du reste je n'aurais plus été libre comme pendant la veille de penser à autre chose. Le sommeil, son souvenir, c'étaient les deux substances mêlées qu'on nous fait prendre à la fois pour dormir. Réveillé, du reste, ma souffrance allait en augmentant chaque jour au lieu de diminuer, non que l'oubli n'accomplît son œuvre, mais, là même, il favorisait l'idéalisation de l'image regrettée et par là l'assimilation de ma souffrance initiale à d'autres souffrances analogues qui la renforçaient. Encore cette image était-elle supportable. Mais si tout d'un coup je pensais à sa chambre, à sa chambre où le lit restait vide, à son piano, à son automobile, je perdais toute force, je fermais les yeux, j'inclinais ma tête sur l'épaule comme ceux qui vont défaillir. Le bruit des portes me faisait presque aussi mal parce que ce n'était pas elle qui les ouvrait.

Quand il put y avoir un télégramm

"Mon ami, vous avez envoyé votre ami Saint-Loup à ma tante, ce qui était insensé. Mon cher ami, si vous aviez besoin de moi pourquoi ne pas m'avoir écrit directement, j'aurais été trop heureuse de revenir, ne recommencez plus ces démarches abs

J'écrivis à Albertine:

"Mon amie, j'allais justement vous écrire, et je vous remercie de me dire que si j'avais eu besoin de vous, vous seriez accourue; c'est bien de votre part de comprendre d'une façon aussi élevée le dévoue Un cygne d'autrefois se souvient que c'est lui
Magnifique mais qui sans espoir se délivre
Pour n'avoir pas chanté la région où vivre
Quand du stérile hiver a resplendi l'ennui.
Vous vous rappelez - c'est le poème qui commence par: Dis si je ne suis pas joyeux
Tonnerre et rubis aux moyeux
De voir en l'air que ce feu troue

Avec des royaumes épars
Comme mourir pourpre la roue
Du seul vespéral de mes chars.
Adieu pour toujours, ma petite Albertine,

Sans doute de même que j'avais dit autrefois à Albertine: "Je ne vous aime pas", pour qu'elle m'aimât; "J'oublie quand je ne vois pas les gens", pour qu'elle me vît très souvent; "J'ai décidé de vous quitter", pour prévenir toute idée de

Le résultat de cette lettre me paraissant certain, je regrettai de l'avoir envoyée. Car en me représentant le retour en somme si aisé d'Albertine, brusquement toutes les raisons qui rendaient notre mariage une chose mauvaise pour moi revinrent avec toute leur force. J'espérais qu'elle refuserait de revenir. J'étais en train de calculer que ma liberté, tout l'avenir de ma vie étaient suspendus à son refus, que j'avais fait une folie d'écrire, que j'aurais dû reprendre ma lettre hélas partie, quand Françoise en me donnant aussi le journal qu'elle venait de monter me la rapporta. Elle ne savait pas avec combien de timbres elle devait l'affranchir. Mais aussitôt je changeai d'avis; je souhaitais qu'Albertine ne revînt pas, mais je voulais que cette décision vînt d'elle pour mettre fin à mon anxiété et je résolus de rendre la lettre à Françoise. J'ouvris le journal, il annonçait une représentation de la Berma. Alors je me souvins des deux façons différentes dont j'avais écouté Phèdre, et ce fut maintenant d'une troisième que je pensai à la scène de la déclaration. Il me semblait que ce que je m'étais si souvent récité à moi-même et que j'avais écouté au théâtre, c'était l'énoncé des lois que je devais expérimenter dans ma vie. Il y a dans notre âme des choses auxquelles nous ne savons pas combien nous tenons. Ou bien si nous vivons sans elles, c'est parce que nous remettons de jour en jour, par peur d'échouer, ou de souffrir, d'entrer en leur possession. C'est ce qui m'était arrivé pour Gilberte quand j'avais cru renoncer à elle. Qu'avant le moment où nous sommes tout à fait détachés de ces choses, - moment bien postérieur à celui où nous nous en croyons détachés, - la jeune fille que nous aimons, par exemple, se fiance, nous sommes fous, nous ne pouvons plus supporter la vie qui nous paraissait si mélancoliquement calme. Ou bien si la chose est en notre possession, nous croyons qu'elle nous est à charge, que nous nous en déferions volontiers. C'est ce qui m'était arrivé pour Albertine. Mais que par un départ l'être indifférent nous soit retiré et nous ne pouvons plus vivre. Or l'"argument" de Phèdre ne réunissait-il pas les deux cas? Hippolyte va partir. Phèdre qui jusque-là a pris soin de s'offrir à son inimitié, par scrupule, dit-elle, ou plutôt lui fait dire le poète, parce qu'elle ne voit pas à quoi elle arriverait et qu'elle ne se sent pas aimée, Phèdre n'y tient plus. Elle vient lui avouer son amour, et c'est la scène que je m'étais si souvent récitée: "On dit qu'un prompt départ vous éloigne de nous. (Acte II, scène 5, Phèdre, (Téâtre complet, Paris, Folio, p.p. J.P. Collinet, 1992, t.II, p. 303-307). comme les quatre citations suivantes.)" Sans doute cette raison du départ d'Hippolyte est accessoire, peut-on penser, à côté de celle de la mort de Thésée. Et de même quand, quelques vers plus loin, Phèdre fait un instant semblant d'avoir été mal comprise: "Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire", on peut croire que c'est parce que Hippolyte a repoussé sa déclaration. "Madame, oubliez-vous que Thésée est mon père, et qu'il est votre époux. "Mais il n'aurait pas eu cette indignation, que, devant le bonheur atteint, Phèdre aurait pu avoir le même sentiment qu'il valait peu de chose. Mais dès qu'elle voit qu'il n'est pas atteint, qu'Hippolyte croit avoir mal compris et s'excuse, alors, comme moi voulant rendre à Françoise ma lettre, elle veut que le refus vienne de lui, elle veut pousser jusqu'au bout sa chance: "Ah! cruel, tu m'as trop entendue. "Et il n'y a pas jusqu'aux duretés qu'on m'avait racontées de Swann envers Odette, ou de moi à l'égard d'Albertine, duretés qui substituèrent à l'amour antérieur un nouvel amour, fait de pitié, d'attendrissement, de besoin d'effusion et qui ne fait que varier le premier, qui ne se trouvent aussi dans cette scène: "tu me haïssais plus, je ne t'aimais pas moins. Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes." La preuve que le "soin de sa gloire" n'est pas ce à quoi tient le plus Phèdre, c'est qu'elle pardonnerait à Hippolyte et s'arracherait aux conseils d'Œnone Oenone est la suivante de Phèdre. En fait, elle n'apprend qu'à la scène 4 du IVe acte qu'Hyppolite aime Aricie. si elle n'apprenait à ce moment qu'Hippolyte aime Aricie. Tant la jalousie, qui en amour équivaut à la perte de tout bonheur, est plus sensible que la perte de la réputation. C'est alors qu'elle laisse Œnone (qui n'est que le nom de la pire partie d'elle-même) calomnier Hippolyte sans se charger "du soin de le défendre" et envoie ainsi celui qui ne veut pas d'elle à un destin dont les calamités ne la consolent d'ailleurs nullement elle-même, puisque sa mort volontaire suit de près la mort d'Hippolyte. C'est du moins ainsi, en réduisant la part de tous les scrupules "jansénistes", comme eût dit Bergotte, que Racine a donnés à Phèdre pour la faire paraître moins coupable, que m'apparaissait cette scène, sorte de prophétie des épisodes amoureux de ma propre existence. Ces réflexions n'avaient d'ailleurs rien changé à ma détermination, et je tendis ma lettre à Françoise pour qu'elle la mît enfin à la poste, afin de réaliser auprès d'Albertine cette tentative qui me paraissait indispensable depuis que j'avais appris qu'elle ne s'était pas effectuée. Et sans doute, nous avons tort de croire que l'accomplissement de notre désir soit peu de chose, puisque dès que nous croyons qu'il peut ne pas se réaliser nous y tenons de nouveau, et ne trouvons qu'il ne valait pas la peine de le poursuivre que quand nous sommes bien sûrs de ne le manquer pas. Et pourtant on a raison aussi. Car si cet accomplissement, si le bonheur ne paraissent petits que par la certitude, cependant ils sont quelque chose d'instable d'où ne peuvent sortir que des chagrins. Et les chagrins seront d'autant plus forts que le désir aura été plus complètement accompli, plus impossibles à supporter que le bonheur aura été, contre la loi de nature, quelque temps prolongé, qu'il aura reçu la consécration de l'habitude. Dans un autre sens aussi, les deux tendances, dans l'espèce celle qui me faisait tenir à ce que ma lettre partît, et, quand je la croyais partie, à la regretter, ont l'une et l'autre en elles leur vérité. Pour la première, il est trop compréhensible que nous courrions après notre bonheur - ou notre malheur - et qu'en même temps nous souhaitions de placer devant nous, par cette action nouvelle qui va commencer à dérouler ses conséquences, une attente qui ne nous laisse pas dans le désespoir absolu, en un mot que nous cherchions à faire passer par d'autres formes que nous nous imaginons devoir nous être moins cruelles, le mal dont nous souffrons. Mais l'autre tendance n'est pas moins importante, car, née de la croyance au succès de notre entreprise, elle est tout simplement le commencement anticipé de la désillusion que nous éprouverions bientôt en présence de la satisfaction du désir, le regret d'avoir fixé pour nous, aux dépens des autres qui se trouvent exclues, cette forme du bonheur. J'avais donné la lettre à Françoise en lui demandant d'aller vite la mettre à la poste. Dès que ma lettre fut partie, je conçus de nouveau le retour d'Albertine comme imminent. Il ne laissait pas de mettre dans ma pensée de gracieuses images qui neutralisaient bien un peu par leur douceur, les dangers que je voyais à ce retour. La douceur, perdue depuis si longtemps, de l'avoir auprès de moi m'enivrait.

Le temps passe, et peu à peu tout ce qu'on disait par mensonge devient vrai, je l'avais trop expérimenté avec Gilberte; l'indifférence que j'avais feinte quand je ne cessais de sangloter, avait fini par se réaliser; peu à peu la vie, co

J'ai dit que l'oubli commençait à faire son œuvre. Mais un des effets de l'oubli était précisément - en faisant que beaucoup des aspects déplaisants d'Albertine, des heures ennuyeuses que je passais avec elle, ne se représentaient plus à ma mémoire, cessaient donc d'être des motifs à désirer qu'elle ne fût plus là comme je le souhaitais quand elle y était encore, - de me donner d'elle une image sommaire, embellie de tout ce que j'avais éprouvé d'amour pour d'autres. Sous cette forme particulière, l'oubli qui pourtant travaillait à m'habituer à la séparation, me faisait, en me montrant Albertine plus douce, souhaiter davantage son retour.

Depuis qu'elle était partie, bien souvent, quand il me semblait qu'on ne pouvait pas voir que j'avais pleuré, je

En faisant la chambre d'Albertine, Françoise, curieuse, ouvrit le tiroir d'une petite table en bois de rose où mon amie mettait les objets intimes qu'elle ne gardait pas pour dormir. "Oh! Monsieur, Mademoiselle Albertine a oublié de prendre ses bagues, elles sont restées dans le tiroir." Mon premier mouvement fut de dire: "Il faut les lui renvoyer." Mais cela avait l'air de ne pas être certain qu'elle reviendrait. "Bien, répondis-je après un instant de silence, cela ne vaut guère la peine de les lui renvoyer pour le peu de temps qu'elle doit être absente. Donnez-les-moi, je verrai." Françoise me les remit avec une certaine méfiance. Elle détestait Albertine, mais me jugeant d'après elle-même, elle se figurait qu'on ne pouvait me remettre une lettre écrite par mon amie sans crainte que je l'ouvrisse. Je pris les bagues. "Que Monsieur y fasse attention de ne pas les perdre, dit Françoise, on peut dire qu'elles sont belles! Je ne sais pas qui les lui a données, si c'est Monsieur ou un autre, mais je vois bien que c'est quelqu'un de riche et qui a du goût!" "Ce n'est pas moi, répondis-je à Françoise, et d'ailleurs ce n'est pas de la même personne que viennent les deux, l'une lui a été donnée par sa tante et elle a acheté l'autre." "Pas de la même personne! s'écria Françoise, Monsieur veut rire, elles sont pareilles, sauf le rubis qu'on a ajouté sur l'une, il y a le même aigle sur les deux, les mêmes initiales à l'intérieur..." Je ne sais pas si Françoise sentait le mal qu'elle me faisait mais elle commença à ébaucher un sourire qui ne quitta plus ses lèvres. "Comment, le même aigle? Vous êtes folle. Sur celle qui n'a pas de rubis il y a bien un aigle, mais sur l'autre c'est une espèce de tête d'homme qui est ciselée." "Une tête d'homme, où Monsieur a vu ça? Rien qu'avec mes lorgnons, j'ai tout de suite vu que c'était une des ailes de l'aigle; que Monsieur prenne sa loupe, il verra l'autre aile sur l'autre côté, la tête et le bec au milieu. On voit chaque plume. Ah! c'est un beau travail." L'anxieux besoin de savoir si Albertine m'avait menti me fit oublier que j'aurais dû garder quelque dignité envers Françoise et lui refuser le plaisir méchant qu'elle avait sinon à me torturer, du moins à nuire à mon amie. Je haletais tandis que Françoise allait chercher ma loupe, je la pris, je demandai à Françoise de me montrer l'aigle sur la bague au rubis, elle n'eut pas de peine à me faire reconnaître les ailes, stylisées de la même façon que dans l'autre bague, le relief de chaque plume, la tête. Elle me fit remarquer aussi des inscriptions semblables, auxquelles, il est vrai, d'autres étaient jointes dans la bague au rubis. Et à l'intérieur des deux le chiffre d'Albertine. "Mais cela m'étonne que Monsieur ait eu besoin de tout cela pour voir que c'était la même bague, me dit Françoise. Même sans les regarder de près on sent bien la même façon, la même manière de plisser l'or, la même forme. Rien qu'à les apercevoir j'aurais juré qu'elles venaient du même endroit. Ça se reconnaît comme la cuisine d'une bonne cuisinière." Et en effet, à sa curiosité de domestique attisée par la haine et habituée à noter des détails avec une effrayante précision, s'était joint, pour l'aider dans cette expertise, ce goût qu'elle avait, ce même goût en effet qu'elle montrait dans la cuisine et qu'avivait peut-être, comme je m'en étais aperçu en partant pour Balbec dans sa manière de s'habiller, sa coquetterie de femme qui a été jolie, qui a regardé les bijoux et les toilettes des autres. Je me serais trompé de boîte de médicament et, au lieu de prendre quelques cachets de véronal un jour où je sentais que j'avais bu trop de tasses de thé, j'aurais pris autant de cachets de caféine, que mon cœur n'eût pas pu battre plus violemment. Je demandai à Françoise de sortir de la chambre. J'aurais voulu voir Albertine immédiatement. A l'horreur de son mensonge, à la jalousie pour l'inconnu, s'ajoutait la douleur qu'elle se fût laissé ainsi faire des cadeaux. Je lui en faisais plus, il est vrai, mais une femme que nous entretenons ne nous semble pas une femme entretenue tant que nous ne savons pas qu'elle l'est par d'autres. Et pourtant puisque je n'avais cessé de dépenser pour elle tant d'argent, je l'avais prise malgré cette bassesse morale; cette bassesse je l'avais maintenue en elle, je l'avais peut-être accrue, peut-être créée. Puis, comme nous avons le don d'inventer des contes pour bercer notre douleur, comme nous arrivons, quand nous mourons de faim, à nous persuader qu'un inconnu va nous laisser une fortune de cent millions, j'imaginai Albertine dans mes bras, m'expliquant d'un mot que c'était à cause de la ressemblance de la fabrication qu'elle avait acheté l'autre bague, que c'était elle qui y avait fait mettre ses initiales. Mais cette explication était encore fragile, elle n'avait pas encore eu le temps d'enfoncer dans mon esprit ses racines bienfaisantes, et ma douleur ne pouvait être si vite apaisée. Et je songeais que tant d'hommes qui disent aux autres que leur maîtresse est bien gentille, souffrent de pareilles tortures. C'est ainsi qu'ils mentent aux autres et à eux-mêmes. Ils ne mentent pas tout à fait; ils ont avec cette femme des heures vraiment douces; mais songez à tout ce que cette gentillesse qu'elles ont pour eux devant leurs amis et qui leur permet de se glorifier, et à tout ce que cette gentillesse qu'elles ont seules avec leurs amants, et qui leur permet de les bénir, recouvrent d'heures inconnues où l'amant a souffert, douté, fait partout d'inutiles recherches pour savoir la vérité! C'est à de telles souffrances qu'est liée la douceur d'aimer, de s'enchanter des propos les plus insignifiants d'une femme, qu'on sait insignifiants, mais qu'on parfume de son odeur. En ce moment, je ne pouvais plus me délecter à respirer par le souvenir celle d'Albertine. Atterré, les deux bagues à la main, je regardais cet aigle impitoyable dont le bec me tenaillait le cœur, dont les ailes aux plumes en relief avaient emporté la confiance que je gardais dans mon amie, et sous les serres duquel mon esprit meurtri ne pouvait pas échapper un instant aux questions posées sans cesse relativement à cet inconnu dont l'aigle symbolisait sans doute le nom, sans pourtant me le laisser lire, qu'elle avait aimé sans doute autrefois, et qu'elle avait revu sans doute il n'y avait pas longtemps, puisque c'est le jour si doux, si familial de la promenade ensemble au Bois que j'avais vu, pour la première fois, la seconde bague, celle où l'aigle avait l'air de tremper son bec dans la nappe de sang clair du rubis.

Du reste si, du matin au soir, je ne c

Pourquoi eussè-je cru qu'Albertine n'aimait pas les femmes? Parce qu'elle avait dit, surtout les derniers temps, ne pas les aimer: mais notre vie ne reposait-elle pas sur un perpétuel mensonge? Jamais elle ne m'avait dit une fois: "Pourquoi est-ce que je ne peux pas sortir librement, pourquoi demandez-vous aux autres ce que je fais?" Mais c'était en effet une vie trop singulière pour qu'elle ne me l'eût pas demandé si elle n'avait pas compris pourquoi. Et à mon silence sur les causes de sa claustration, n'était-il pas compréhensible que correspondît de sa part un même et constant silence sur ses perpétuels désirs, ses souvenirs innombrables, ses innombrables désirs et espérances? Françoise avait l'air de savoir que je mentais quand je faisais allusion au prochain retour d'Albertine. Et sa croyance semblait fondée sur un peu plus que sur cette vérité qui guidait d'habitude notre domestique, que les maîtres n'aiment pas à être humiliés vis-à-vis de leurs serviteurs et ne leur font connaître de la réalité que ce qui ne s'écarte pas trop d'une fiction flatteuse, propre à entretenir le respect. Cette fois-ci la croyance de Françoise avait l'air fondée sur autre chose, comme si elle eût elle-même éveillé, entretenu la méfiance dans l'esprit d'Albertine, surexcité sa colère, bref l'eût poussée au point où elle aurait pu prédire comme inévitable son départ. Si c'était vrai, ma version d'un départ momentané, connu et approuvé par moi, n'avait pu rencontrer qu'incrédulité chez Françoise. Mais l'idée qu'elle se faisait de la nature intéressée d'Albertine, l'exaspération avec laquelle, dans sa haine, elle grossissait le "profit" qu'Albertine était censée tirer de moi, pouvaient dans une certaine mesure faire échec à sa certitude. Aussi quand devant elle je faisais allusion, comme à une chose toute naturelle, au retour prochain d'Albertine, Françoise regardait-elle ma figure, pour voir si je n'inventais pas, de la même façon que, quand le maître d'hôtel pour l'ennuyer lui lisait, en changeant les mots, une nouvelle politique qu'elle hésitait à croire, par exemple la fermeture des églises et la déportation des curés, même du bout de la cuisine et sans pouvoir lire elle fixait instinctivement et avidement le journal, comme si elle eût pu voir si c'était vraiment écrit. Quand Françoise vit qu'après avoir écrit une longue lettre j'y mettais l'adresse de Mme Bontemps, cet effroi jusque-là si vague qu'Albertine revînt, grandit chez elle. Il se doubla d'une véritable consternation quand un matin, elle dut me remettre dans mon courrier une lettre sur l'enveloppe de laquelle elle avait reconnu l'écriture d'Albertine. Elle se demandait si le départ d'Albertine n'avait pas été une simple comédie, supposition qui la désolait doublement comme assurant définitivement pour l'avenir la vie d'Albertine à la maison et comme constituant pour moi, c'est-à-dire, en tant que j'étais le maître de Françoise, pour elle-même, l'humiliation d'avoir été joué par Albertine. Quelque impatience que j'eusse de lire la lettre de celle-ci, je ne pus m'empêcher de considérer un instant les yeux de Françoise d'où tous les espoirs s'étaient enfuis, en induisant de ce présage l'imminence du retour d'Albertine, comme un amateur de sports d'hiver conclut avec joie que les froids sont proches en voyant le départ des hirondelles. Enfin Françoise partit, et quand je me fus assuré qu'elle avait refermé la porte, j'ouvris sans bruit pour n'avoir pas l'air anxieux, la lettre que voici:

"Mon ami, merci de toutes les bonnes choses que vous me dites,

Je sentis que cette dernière phrase n'était qu'une phrase et qu'Albertine n'aurait pas pu garder, pour jusqu'à sa mort, un si doux souvenir de cette promenade où elle n'avait certainement eu aucun plaisir puisqu'elle était impatiente de m

La lettre d'Albertine n'avançait en rien les choses. Elle ne me parlait que d'écrire à l'intermédiaire. Il fallait sortir de cette situation, brusquer les choses, et j'eus l'idée suivante. Je fis immédiatement porter à Andrée une lettre où je lui disais qu'Albertine était chez sa tante, que je me sentais bien seul, qu'elle me ferait un immense plaisir en venant s'installer chez moi pour quelques jours et que, comme je ne voulais faire aucune cachotterie, je la priais d'en avertir Albertine. Et en même temps j'écrivis à Albertine comme si je n'avais pas encore reçu sa lettre: "Mon amie, pardonnez-moi ce que vous comprendrez si bien, je déteste tant les cachotteries que j'ai voulu que vous fussiez avertie par elle et par moi. J'ai, à vous avoir eue si doucement chez moi, pris la mauvaise habitude de ne pas être seul. Puisque nous avons décidé que vous ne reviendriez pas, j'ai pensé que la personne qui vous remplacerait le mieux, parce que c'est celle qui me changerait le moins, qui vous rappellerait le plus, c'était Andrée, et je lui ai demandé de venir. Pour que tout cela n'eût pas l'air trop brusque, je ne lui ai parlé que de quelques jours, mais entre nous je pense bien que cette fois-ci c'est une chose de toujours. Ne croyez-vous pas que j'aie raison. Vous savez que votre petit groupe de jeunes filles de Balbec a toujours été la cellule sociale qui a exercé sur moi le plus grand prestige, auquel j'ai été le plus heureux d'être un jour agrégé. Sans doute c'est ce prestige qui se fait encore sentir. Puisque la fatalité de nos caractères et la malchance de la vie a voulu que ma petite Albertine ne pût pas être ma femme, je crois que j'aurai tout de même une femme - moins charmante qu'elle, mais à qui des conformités plus grandes de nature permettront peut-être d'être plus heureuse avec moi - dans Andrée." Mais après avoir fait partir cette lettre, le soupçon me vint tout à coup que, quand Albertine m'avait écrit: "J'aurais été trop heureuse de revenir si vous me l'aviez écrit directement", elle ne me l'avait dit que parce que je ne lui avais pas écrit directement et que, si je l'avais fait, elle ne serait pas revenue tout de même, qu'elle serait contente de voir Andrée chez moi, puis ma femme, pourvu qu'elle, Albertine, fût libre, parce qu'elle pouvait maintenant, depuis déjà huit jours, détruisant les précautions de chaque heure que j'avais prises pendant plus de six mois à Paris, se livrer à ses vices et faire ce que minute par minute j'avais empêché. Je me disais que probablement elle usait mal, là-bas, de sa liberté, et sans doute cette idée que je formais me semblait triste mais restait générale, ne me montrant rien de particulier, et par le nombre indéfini des amantes possibles qu'elle me faisait supposer, ne me laissait m'arrêter à aucune, entraînait mon esprit dans une sorte de mouvement perpétuel non exempt de douleur, mais d'une douleur qui par le défaut d'une image concrète était supportable. Pourtant cette douleur cessa de le demeurer et devint atroce quand Saint-Loup arriva. Avant de dire pourquoi les paroles qu'il me dit me rendirent si malheureux, je dois relater un incident que je place immédiatement avant sa visite et dont le souvenir me troubla ensuite tellement qu'il affaiblit, sinon l'impression pénible que me produisit ma conversation avec Saint-Loup, du moins la portée pratique de cette conversation. Cet incident consiste en ceci. Brûlant d'impatience de voir Saint-Loup, je l'attendais sur l'escalier (ce que je n'aurais pu faire si ma mère avait été là, car c'est ce qu'elle détestait le plus au monde après "parler par la fenêtre") quand j'entendis les paroles suivantes: "Comment vous ne savez pas faire renvoyer quelqu'un qui vous déplaît? Ce n'est pas difficile. Vous n'avez par exemple qu'à cacher les choses qu'il faut qu'il apporte. Alors, au moment où ses patrons sont pressés, l'appellent, il ne trouve rien, il perd la tête. Ma tante vous dira, furieuse après lui: "Mais qu'est-ce qu'il fait?" Quand il arrivera en retard tout le monde sera en fureur et il n'aura pas ce qu'il faut. Au bout de quatre ou cinq fois vous pouvez être sûr qu'il sera renvoyé, surtout si vous avez soin de salir en cachette ce qu'il doit apporter de propre, et mille autres trucs comme cela. "Je restais muet de stupéfaction car ces paroles machiavéliques et cruelles étaient prononcées par la voix de Saint-Loup. Or je l'avais toujours considéré comme un être si bon, si pitoyable aux malheureux, que cela me faisait le même effet que s'il avait récité un rôle de Satan: ce ne pouvait être en son nom qu'il parlait. "Mais il faut bien que chacun gagne sa vie", dit son interlocuteur que j'aperçus alors et qui était un des valets de pied de la duchesse de Guermantes. "Qu'est-ce que ça vous fiche du moment que vous serez bien? répondit méchamment Saint-Loup. Vous aurez en plus le plaisir d'avoir un souffre-douleurs. Vous pouvez très bien renverser des encriers sur sa livrée au moment où il viendra servir un grand dîner, enfin ne pas lui laisser une minute de repos jusqu'à ce qu'il finisse par préférer s'en aller. Du reste, moi je pousserai à la roue, je dirai à ma tante que j'admire votre patience de servir avec un lourdaud pareil et aussi mal tenu". Je me montrai, Saint-Loup vint à moi, mais ma confiance en lui était ébranlée depuis que je venais de l'entendre tellement différent de ce que je connaissais. Et je me demandai si quelqu'un qui était capable d'agir aussi cruellement envers un malheureux, n'avait pas joué le rôle d'un traître vis-à-vis de moi, dans sa mission auprès de Mme Bontemps. Cette réflexion servit surtout à ne pas me faire considérer son insuccès comme une preuve que je ne pouvais pas réussir, une fois qu'il m'eut quitté. Mais pendant qu'il fut auprès de moi, c'était pourtant au Saint-Loup d'autrefois et surtout à l'ami qui venait de quitter Mme Bontemps que je pensais. Il me dit d'abord: "Tu trouves que j'aurais dû te téléphoner davantage mais on disait toujours que tu n'étais pas libre." Mais où ma souffrance devint insupportable, ce fut quand il me dit: "Pour commencer par où ma dernière dépêche t'a laissé, après avoir passé par une espèce de hangar, j'entrai dans la maison et au bout d'un long couloir on me fit entrer dans un salon." A ces mots de hangar, de couloir, de salon et avant même qu'ils eussent finis d'être prononcés, mon cœur fut bouleversé avec plus de rapidité que par un courant électrique, car la force qui fait le plus de fois le tour de la terre en une seconde, ce n'est pas l'électricité, c'est la douleur. Comme je les répétai, renouvelant le choc à plaisir, ces mots de hangar, de couloir, de salon, quand Saint-Loup fut parti! Dans un hangar on peut se coucher avec une amie. Et dans ce salon qui sait ce qu'Albertine faisait quand sa tante n'était pas là. Et quoi? Je m'étais donc représenté la maison où elle habitait comme ne pouvant posséder ni hangar, ni salon. Non, je ne me l'étais pas représentée du tout, sinon comme un lieu vague. J'avais souffert une première fois quand s'était individualisé géographiquement le lieu où était Albertine. Quand j'avais appris qu'au lieu d'être dans deux ou trois endroits possibles, elle était en Touraine, ces mots de sa concierge avaient marqué dans mon cœur comme sur une carte la place où il fallait enfin souffrir. Mais une fois habitué à cette idée qu'elle était dans une maison de Touraine, je n'avais pas vu la maison. Jamais ne m'était venue à l'imagination cette affreuse idée de salon, de hangar, de couloir, qui me semblaient face à moi sur la rétine de Saint-Loup qui les avait vues, ces pièces dans lesquelles Albertine allait, passait, vivait, ces pièces-là en particulier et non une infinité de pièces possibles qui s'étaient détruites l'une l'autre. Avec les mots de hangar, de couloir, de salon, ma folie m'apparut d'avoir laissé Albertine huit jours dans ce lieu maudit dont l'existence (et non la simple possibilité) venait de m'être révélée. Hélas! quand Saint-Loup me dit aussi que dans ce salon il avait entendu chanter à tue-tête d'une chambre voisine et que c'était Albertine qui chantait, je compris avec désespoir que, débarrassée enfin de moi, elle était heureuse! Elle avait reconquis sa liberté. Et moi qui pensais qu'elle allait venir prendre la place d'Andrée. Ma douleur se changea en colère contre Saint-Loup. "C'est tout ce que je t'avais demandé d'éviter, qu'elle sût que tu venais." "Si tu crois que c'était facile! On m'avait assuré qu'elle n'était pas là. Oh! je sais bien que tu n'es pas content de moi, je l'ai bien senti dans tes dépêches. Mais tu n'es pas juste, j'ai fait ce que j'ai pu." Lâchée de nouveau, ayant quitté la cage d'où chez moi je restais des jours entiers sans la faire venir dans ma chambre, Albertine avait repris pour moi toute sa valeur, elle était redevenue celle que tout le monde suivait, l'oiseau merveilleux des premiers jours. "Enfin résumons-nous. Pour la question d'argent, je ne sais que te dire, j'ai parlé à une femme qui m'a paru si délicate que je craignais de la froisser. Or elle n'a pas fait ouf quand j'ai parlé de l'argent. Même, un peu plus tard, elle m'a dit qu'elle était touchée de voir que nous nous comprenions si bien. Pourtant tout ce qu'elle a dit ensuite était si délicat, si élevé, qu'il me semblait impossible qu'elle eût dit pour l'argent que je lui offrais: "Nous nous comprenons si bien", car au fond j'agissais en mufle." "Mais peut-être n'a-t-elle pas compris, elle n'a peut-être pas entendu, tu aurais dû le lui répéter, car c'est cela sûrement qui aurait fait tout réussir." "Mais comment veux-tu qu'elle n'ait pas entendu, je le lui ai dit comme je te parle là, elle n'est ni sourde, ni folle." "Et elle n'a fait aucune réflexion?" "Aucune." "Tu aurais dû lui redire une fois." "Comment voulais-tu que je le lui redise? Dès qu'en entrant j'ai vu l'air qu'elle avait, je me suis dit que tu t'étais trompé, que tu me faisais faire une immense gaffe, et c'était terriblement difficile de lui offrir cet argent ainsi. Je l'ai fait pourtant pour t'obéir, persuadé qu'elle allait me faire mettre dehors." "Mais elle ne l'a pas fait. Donc ou elle n'avait pas entendu, et il fallait recommencer, ou vous pouviez continuer sur ce sujet." "Tu dis: "Elle n'avait pas entendu", parce que tu es ici, mais je te répète, si tu avais assisté à notre conversation, il n'y avait aucun bruit, je l'ai dit brutalement, il n'est pas possible qu'elle n'ait pas compris." "Mais enfin elle est bien persuadée que j'ai toujours voulu épouser sa nièce?" "Non, ça, si tu veux mon avis, elle ne croyait pas que tu eusses du tout l'intention d'épouser. Elle m'a dit que tu avais dit toi-même à sa nièce que tu voulais la quitter. Je ne sais même pas si maintenant elle est bien persuadée que tu veuilles épouser." Ceci me rassurait un peu en me montrant que j'étais moins humilié, donc plus capable d'être encore aimé, plus libre de faire une démarche décisive. Pourtant j'étais tourmenté. "Je suis ennuyé parce que je vois que tu n'es pas content." "Si, je suis touché, reconnaissant de ta gentillesse, mais il me semble que tu aurais pu..." "J'ai fait de mon mieux. Un autre n'eût pu faire davantage ni même autant. Essaye d'un autre." "Mais non, justement, si j'avais su, je ne t'aurais pas envoyé, mais ta démarche avortée m'empêche d'en faire une autre." Je lui faisais des reproches: il avait cherché à me rendre service et n'avait pas réussi. Saint-Loup en s'en allant avait croisé des jeunes filles qui entraient. J'avais déjà fait souvent la supposition qu'Albertine connaissait des jeunes filles dans le pays; mais c'était la première fois que j'en ressentais la torture. Il faut vraiment croire que la nature a donné à notre esprit de secréter un contrepoison naturel qui annihile les suppositions que nous faisons à la fois sans trêve et sans danger. Mais rien ne m'immunisait contre ces jeunes filles que Saint-Loup avait rencontrées. Tous ces détails, n'était-ce pas justement ce que j'avais cherché à obtenir de chacun sur Albertine, n'était-ce pas moi qui, pour les connaître plus précisément, avais demandé à Saint-Loup, rappelé par son colonel, de passer coûte que coûte chez moi, n'était-ce donc pas moi qui les avais souhaités, moi, ou plutôt ma douleur affamée, avide de croître et de se nourrir d'eux? Enfin Saint-Loup m'avait dit avoir eu la bonne surprise de rencontrer tout près de là, seule figure de connaissance et qui lui avait rappelé le passé, une ancienne amie de Rachel, une jolie actrice qui villégiaturait dans le voisinage. Et le nom de cette actrice suffit pour que je me dise: "C'est peut-être avec celle-là"; cela suffisait pour que je visse, dans les bras même d'une femme que je ne connaissais pas, Albertine souriante et rouge de plaisir. Et au fond pourquoi cela n'eût-il pas été? M'étais-je fait faute de penser à des femmes depuis que je connaissais Albertine? Le soir où j'avais été pour la première fois chez la princesse de Guermantes, quand j'étais rentré, n'était-ce pas beaucoup moins en pensant à cette dernière qu'à la jeune fille dont Saint-Loup m'avait parlé et qui allait dans les maisons de passe et à la femme de chambre de Mme Putbus? N'est-ce pas pour cette dernière que j'étais retourné à Balbec, et plus récemment, avais bien eu envie d'aller à Venise? pourquoi Albertine n'eût-elle pas eu envie d'aller en Touraine? Seulement au fond, je m'en apercevais maintenant, je ne l'aurais pas quittée, je ne serais pas allé à Venise. Même au fond de moi-même, tout en me disant: "Je la quitterai bientôt", je savais que je ne la quitterais plus, tout aussi bien que je savais que je ne me mettrais plus à travailler, ni à vivre d'une façon hygiénique, ni à rien faire de ce que chaque jour je me promettais pour le lendemain. Seulement quoi que je crusse au fond, j'avais trouvé plus habile de la laisser vivre sous la menace d'une perpétuelle séparation. Et sans doute, grâce à ma détestable habileté, je l'avais trop bien convaincue. En tous cas maintenant cela ne pouvait plus durer ainsi, je ne pouvais pas la laisser en Touraine avec ces jeunes filles, avec cette actrice, je ne pouvais supporter la pensée de cette vie qui m'échappait. J'attendrais sa réponse à ma lettre: si elle faisait le mal, hélas! un jour de plus ou de moins ne faisait rien (et peut-être je me disais cela parce que, n'ayant plus l'habitude de me faire rendre compte de chacune de ses minutes, dont une seule où elle eût été libre m'eût jadis affolé, ma jalousie n'avait plus la même division du temps). Mais aussitôt sa réponse reçue, si elle ne revenait pas, j'irais la chercher; de gré ou de force je l'arracherais à ses amies. D'ailleurs ne valait-il pas mieux que j'y allasse moi-même, maintenant que j'avais découvert la méchanceté jusqu'ici insoupçonnée de moi, de St-Loup; qui sait s'il n'avait pas organisé tout un complot pour me séparer d'Albertine.

Et cependant comme j'aurais menti maintenant si je lui avais écrit, comme je le lui disais à Paris, que je souhaitais qu'il ne lui arrivât aucun accident. Ah! s'il lui en étai

La suppression de la souffrance? Ai-je pu vraiment le croire, croire que la mort ne fait que biffer ce qui existe et laisser le reste en état, qu'elle enlève la douleur dans le cœur de celui pour qui l'existence de l'autre n'est plus qu'une cause de douleurs, qu'elle enlève la douleur et n'y met rien à la place. La suppression de la douleur! Parcourant les faits divers des journaux, je regrettais de ne pas avoir le courage de former le même souhait que Swann. Si Albertine avait pu être victime d'un accident, vivante j'aurais eu un prétexte pour courir auprès d'elle, morte j'aurais retrouvé, comme disait Swann, la liberté de vivre. Je le croyais? Il l'avait cru, cet homme si fin et qui croyait se bien connaître. Comme on sait peu ce qu'on a dans le cœur. Comme, un peu plus tard, s'il avait été encore vivant, j'aurais pu lui apprendre que son souhait, autant que criminel, était absurde, que la mort de celle qu'il aimait ne l'eût délivré de rien.

Je laissai toute fierté vis-à-vis d'Albertine, je lui en

Pour que la mort d'Albertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût fallu que le choc l'eût tuée non seulement en Touraine, mais en moi. Jamais elle n'y avait été plus vivante. Pour entrer en nous, un être a été obligé de prendre la forme, de se plier au cadre du temps; ne nous apparaissant que par minutes successives, il n'a jamais pu nous livrer de lui qu'un seul aspect à la fois, nous débiter de lui qu'une seule photographie. Grande faiblesse sans doute pour un être de consister en une simple collection de moments; grande force aussi; il relève de la mémoire, et la mémoire d'un moment n'est pas instruite de tout ce qui s'est passé depuis; ce moment qu'elle a enregistré dure encore, vit encore et avec lui l'être qui s'y profilait. Et puis cet émiettement ne fait pas seulement vivre la morte, il la multiplie. Pour me consoler ce n'est pas une, ce sont d'innombrables Albertine que j'aurais dû oublier. Quand j'étais arrivé à supporter le chagrin d'avoir perdu celle-ci, c'était à recommencer avec une autre, avec cent autres.

Alors ma vie fut entièrement changée. Ce qui en avait fait, et non à cause d'Albertine, parallèlement à elle, quand j'étais seul, la douceur, c'était justement à l'appel de moments identiques la perpétuelle renaissance de moment

Je demandai l'heure à Françoise. Six heures. Enfin Dieu merci allait disparaître cette lourde chaleur dont autrefois je me plaignais avec Albertine, et que nous aimions tant. La journée prenait fin. Mais qu'est-ce que j'y gagnais? La fraîcheur du soir se levait, c'était le coucher du soleil; dans ma mémoire au bout d'une route que nous prenions ensemble pour rentrer, j'apercevais, plus loin que le dernier village, comme une station distante, inaccessible pour le soir même où nous nous arrêterions à Balbec, toujours ensemble. Ensemble alors, maintenant il fallait s'arrêter court devant ce même abîme, elle était morte. Ce n'était plus assez de fermer les rideaux, je tâchais de boucher les yeux et les oreilles de ma mémoire, pour ne pas voir cette bande orangée du couchant, pour ne pas entendre ces invisibles oiseaux qui se répondaient d'un arbre à l'autre de chaque côté de moi qu'embrassait alors si tendrement celle qui maintenant était morte. Je tâchais d'éviter ces sensations que donnent l'humidité des feuilles dans le soir, la montée et la descente des routes à dos d'âne. Mais déjà ces sensations m'avaient ressaisi, ramené assez loin du moment actuel afin qu'eût tout le recul, tout l'élan nécessaires pour me frapper de nouveau, l'idée qu'Albertine était morte. Ah! jamais je n'entrerais plus dans une forêt, je ne me promènerais plus entre des arbres. Mais les grandes plaines me seraient-elles moins cruelles? Que de fois j'avais traversé pour aller chercher Albertine, que de fois j'avais repris au retour avec elle la grande plaine de Cricqueville, tantôt par des temps brumeux où l'inondation du brouillard nous donnait l'illusion d'être entourés d'un lac immense, tantôt par des soirs limpides où le clair de lune, dématérialisant la terre, la faisant paraître à deux pas céleste, comme elle n'est, pendant le jour, que dans les lointains, enfermait les champs, les bois avec le firmament auquel il les avait assimilés, dans l'agate arborisée d'un seul azur.

Françoise devait être heureuse de la mort d'Alber

Que le jour est lent à mourir par ces soirs démesurés de l'été. Un pâle fantôme de la maison d'en face continuait indéfiniment à aquareller sur le ciel sa blancheur persistante. Enfin il faisait nuit dans l'appartement, je me cognais aux meubles de l'antichambre, mais dans la porte de l'escalier, au milieu du noir que je croyais total, la partie vitrée était translucide et bleue, d'un bleu de fleur, d'un bleu d'aile d'insecte, d'un bleu qui m'eût semblé beau si je n'avais senti qu'il était un dernier reflet, coupant comme un acier, un coup suprême que dans sa cruauté infatigable me portait encore le jour. L'obscurité complète finissait pourtant par venir, mais alors il suffisait d'une étoile vue à côté de l'arbre de la cour pour me rappeler nos départs en voiture, après le dîner, pour les bois de Chantepie, tapissés par le clair de lune. Et même dans les rues, il m'arrivait d'isoler sur le dos d'un banc, de recueillir la pureté naturelle d'un rayon de lune au milieu des lumières artificielles de Paris, - de Paris sur lequel il faisait régner, en faisant rentrer un instant, pour mon imagination, la ville dans la nature, avec le silence infini des champs évoqués, le souvenir douloureux des promenades que j'y avais faites avec Albertine. Ah! quand la nuit finirait-elle? Mais à la première fraîcheur de l'aube je frissonnais, car celle-ci avait ramené en moi la douceur de cet été, où, de Balbec à Incarville, d'Incarville à Balbec, nous nous étions tant de fois reconduits l'un l'autre jusqu'au petit jour. Je n'avais plus qu'un espoir pour l'avenir - espoir bien plus déchirant qu'une crainte, - c'était d'oublier Albertine. Je savais que je l'oublierais un jour, j'avais bien oublié Gilberte, Mme de Guermantes, j'avais bien oublié ma grand'mère. Et c'est notre plus juste et plus cruel châtiment de l'oubli si total, paisible comme ceux des cimetières, par quoi nous nous sommes détachés de ceux que nous n'aimons plus, que nous entrevoyions ce même oubli comme inévitable à l'égard de ceux que nous aimons encore. A vrai dire nous savons qu'il est un état non douloureux, un état d'indifférence. Mais ne pouvant penser à la fois à ce que j'étais et à ce que je serais, je pensais avec désespoir à tout ce tégument Tégument, enveloppe protectrice. de caresses, de baisers, de sommeils amis, dont il faudrait bientôt me laisser dépouiller pour jamais. L'élan de ces souvenirs si tendres venant se briser contre l'idée qu'Albertine était morte, m'oppressait par l'entrechoc de flux si contrariés que je ne pouvais rester immobile; je me levais, mais tout d'un coup je m'arrêtais, terrassé; le même petit jour que je voyais, au moment où je venais de quitter Albertine, encore radieux et chaud de ses baisers, venait tirer au-dessus des rideaux sa lame maintenant sinistre, dont la blancheur froide, implacable et compacte entrait, me donnant comme un coup de couteau.

Bientôt les bruits de la rue allaient commencer, permettant de lire à l'échelle qualitative de leurs sonorités, le degré de la chaleur sans cesse accrue où ils retenti

Sans doute ces nuits si courtes durent peu. L'hiver finirait par revenir, où je n'aurais plus à craindre le souvenir des promenades avec elle jusqu'à l'aube trop tôt levée. Mais les premières gelées ne me rapporteraient-elles pas, conservées dans leur glace, le germe de mes premiers désirs, quand à minuit je la faisais chercher, que le temps me semblait si long jusqu'à son coup de sonnette, que je pourrais maintenant attendre éternellement en vain? Ne me rapporteraient-elles pas le germe de mes premières inquiétudes, quand deux fois je crus qu'elle ne viendrait pas? Dans ce temps-là je ne la voyais que rarement; mais même ces intervalles qu'il y avait alors entre ses visites qui la faisaient surgir, au bout de plusieurs semaines, du sein d'une vie inconnue que je n'essayais pas de posséder, assuraient mon calme, en empêchant les velléités sans cesse interrompues de ma jalousie, de se conglomérer, de faire bloc dans mon cœur. Autant ils eussent pu être apaisants dans ce temps-là, autant, rétrospectivement, ils étaient empreints de souffrance, depuis que ce qu'elle avait pu faire d'inconnu pendant leur durée avait cessé de m'être indifférent, et surtout maintenant qu'aucune visite d'elle ne viendrait plus jamais; de sorte que ces soirs de janvier où elle venait et qui par là m'avaient été si doux, me souffleraient maintenant dans leur bise aigre une inquiétude que je ne connaissais pas alors, et me rapporteraient, mais devenu pernicieux, le premier germe de mon amour. Et en pensant que je verrais recommencer ce temps froid qui, depuis Gilberte et mes jeux aux Champs-Élysées, m'avait toujours paru si triste; quand je pensais que reviendraient des soirs pareils à ce soir de neige où j'avais vainement, toute une partie de la nuit, attendu Albertine, alors, comme un malade, se plaçant bien au point de vue du corps, pour sa poitrine, moi, moralement, à ces moments-là, ce que je redoutais encore le plus, pour mon chagrin, pour mon cœur, c'était le retour des grands froids, et je me disais que ce qu'il y aurait de plus dur à passer, ce serait peut-être l'hiver. Lié qu'il était à toutes les saisons, pour que je perdisse le souvenir d'Albertine, il aurait fallu que je les oubliasse toutes, quitte à recommencer à les connaître, comme un vieillard frappé d'hémiplégie et qui rapprend à lire; il aurait fallu que je renonçasse à tout l'univers. Seule, me disais-je, une véritable mort de moi-même serait capable (mais elle est impossible) de me consoler de la sienne. Je ne songeais pas que la mort de soi-même n'est ni impossible, ni extraordinaire; elle se consomme à notre insu, au besoin contre notre gré, chaque jour, et je souffrirais de la répétition de toutes sortes de journées que non seulement la nature, mais des circonstances factices, un ordre plus conventionnel introduisent dans une saison. Bientôt reviendrait la date où j'étais allé à Balbec l'autre été et où mon amour, qui n'était pas encore inséparable de la jalousie et qui ne s'inquiétait pas de ce qu'Albertine faisait toute la journée, devait subir tant d'évolutions avant de devenir cet amour des derniers temps, si particulier, que cette année finale, où avait commencé de changer et où s'était terminée la destinée d'Albertine, m'apparaissait remplie, diverse, vaste, comme un siècle. Puis ce serait le souvenir de jours plus tardifs, mais dans des années antérieures, les dimanches de mauvais temps, où pourtant tout le monde était sorti, dans le vide de l'après-midi, où le bruit du vent et de la pluie m'eût invité jadis à rester à faire le "philosophe sous les toits"; avec quelle anxiété je verrais approcher l'heure où Albertine, si peu attendue, était venue me voir, m'avait caressé pour la première fois, s'interrompant pour Françoise, qui avait apporté la lampe, en ce temps deux fois mort où c'était Albertine qui était curieuse de moi, où ma tendresse pour elle pouvait légitimement avoir tant d'espérance. Même à une saison plus avancée, ces soirs glorieux où les offices, les pensionnats, entr'ouverts comme des chapelles, baignés d'une poussière dorée, laissent la rue se couronner de ces demi-déesses qui causant non loin de nous avec leurs pareilles, nous donnent la fièvre de pénétrer dans leur existence mythologique, ne me rappelaient plus que la tendresse d'Albertine, qui à côté de moi m'était un empêchement à m'approcher d'elles.

D'ailleurs, au souvenir des heures, même purement naturelles, s'ajouterait forcément le paysage moral qui en fait quelque chose d'unique. Quand j'entendrais plus tard le cornet à bouquin du chevrier, par un premier beau temps,

De sorte que ces quelques années n'imposaient pas seulement au souvenir d'Albertine, qui les rendait si douloureuses, la couleur successive, les modalités différentes de leurs saisons ou de leurs heures, des fins d'après-midi de juin aux soirs d'hiver, des clairs de lune sur la mer à l'aube en rentrant à la maison, de la neige de Paris aux feuilles mortes de Saint-Cloud, mais encore de l'idée particulière que je me faisais successivement d'Albertine, de l'aspect physique sous lequel je me la représentais à chacun de ces moments, de la fréquence plus ou moins grande avec laquelle je la voyais cette saison-là, laquelle s'en trouvait comme plus dispersée ou plus compacte, des anxiétés qu'elle avait pu m'y causer par l'attente, du désir que j'avais à tel moment pour elle, d'espoirs formés, puis perdus; tout cela modifiait le caractère de ma tristesse rétrospective tout autant que les impressions de lumière ou de parfums qui lui étaient associées et complétait chacune des années solaires que j'avais vécues, - et qui, rien qu'avec leurs printemps, leurs arbres, leurs brises, étaient déjà si tristes à cause du souvenir inséparable d'elle - en la doublant d'une sorte d'année sentimentale où les heures n'étaient pas définies par la position du soleil, mais par l'attente d'un rendez-vous, où la longueur des jours, où les progrès de la température, étaient mesurés par l'essor de mes espérances, le progrès de notre intimité, la transformation progressive de son visage, les voyages qu'elle avait faits, la fréquence et le style des lettres qu'elle m'avait adressées pendant une absence, sa précipitation plus ou moins grande à me voir au retour. Et enfin, ces changements de temps, ces jours différents, s'ils me rendaient chacun une autre Albertine, ce n'était pas seulement par l'évocation des moments semblables. Mais l'on se rappelle que toujours, avant même que j'aimasse, chacune avait fait de moi un homme différent, ayant d'autres désirs parce qu'il avait d'autres perceptions et qui, de n'avoir rêvé que tempêtes et falaises la veille, si le jour indiscret du printemps avait glissé une odeur de roses dans la clôture mal jointe de son sommeil entrebâillé, s'éveillait en partance pour l'Italie. Même dans mon amour l'état changeant de mon atmosphère morale, la pression modifiée de mes croyances n'avaient-ils pas tel jour diminué la visibilité de mon propre amour, ne l'avaient-ils pas tel jour indéfiniment étendue, tel jour embellie jusqu'au sourire, tel jour contractée jusqu'à l'orage? On n'est que par ce qu'on possède, on ne possède que ce qui vous est réellement présent, et tant de nos souvenirs, de nos humeurs, de nos idées partent faire des voyages loin de nous-même, où nous les perdons de vue! Alors nous ne pouvons plus les faire entrer en ligne de compte de ce total qui est notre être. Mais ils ont des chemins secrets pour rentrer en nous. Et certains soirs m'étant endormi sans presque plus regretter Albertine - on ne peut regretter que ce qu'on se rappelle - au réveil je trouvais toute une flotte de souvenirs qui étaient venus croiser en moi dans ma plus claire conscience, et que je distinguais à merveille. Alors je pleurais ce que je voyais si bien et qui, la veille, n'était pour moi que néant. Puis brusquement, le nom d'Albertine, sa mort avaient changé de sens; ses trahisons avaient soudain repris toute leur importance.

Comment m'avait-elle paru morte quand maintenant pour penser à elle je n'avais à ma disposition que les mêmes images dont quand elle était vivante je revoyais l'une ou l'autre: rapide et pen

Si j'avais peine à penser qu'Albertine si vivante en moi, (portant comme je faisais le double harnais du présent et du passé), était morte, peut-être était-il aussi contradictoire que ce soupçon de fautes dont Albertine aujourd'hui dépouillée de la chair qui en avait joui, de l'âme qui avait pu les désirer, n'était plus capable, ni responsable, excitât en moi une telle souffrance, que j'aurais seulement bénie, si j'avais pu y voir le gage de la réalité morale d'une personne matériellement inexistante, au lieu du reflet destiné à s'éteindre lui-même d'impressions qu'elle m'avait autrefois causées. Une femme qui ne pouvait plus éprouver de plaisirs avec d'autres n'aurait plus dû exciter ma jalousie, si seulement ma tendresse avait pu se mettre à jour. Mais c'est ce qui était impossible puisque elle ne pouvait trouver son objet, Albertine, que dans des souvenirs où celle-ci était vivante. Puisque rien qu'en pensant à elle, je la ressuscitais, ses trahisons ne pouvaient jamais être celles d'une morte; - l'instant où elle les avait commises devenant l'instant actuel, non pas seulement pour Albertine, mais pour celui de mes moi subitement évoqué, qui la contemplait. De sorte qu'aucun anachronisme ne pouvait jamais séparer le couple indissoluble, où, à chaque coupable nouvelle, s'appariait aussitôt un jaloux lamentable et toujours contemporain. Je l'avais, les derniers mois, tenue enfermée dans ma maison. Mais dans mon imagination maintenant, Albertine était libre, elle usait mal de cette liberté, elle se prostituait aux unes, aux autres. Jadis je songeais sans cesse à l'avenir incertain qui était déployé devant nous, j'essayais d'y lire. Et maintenant ce qui était en avant de moi, comme un double de l'avenir - aussi préoccupant qu'un avenir puisqu'il était aussi incertain, aussi difficile à déchiffrer, aussi mystérieux, plus cruel encore parce que je n'avais pas comme pour l'avenir la possibilité ou l'illusion d'agir sur lui et aussi parce qu'il se déroulait aussi loin que ma vie elle-même, sans que ma compagne fût là pour calmer les souffrances qu'il me causait, - ce n'était plus l'Avenir d'Albertine, c'était son Passé. Son Passé? C'est mal dire puisque pour la jalousie il n'est ni passé ni avenir et que ce qu'elle imagine est toujours le présent.

Les ch

Tout d'un coup c'était un souvenir que je n'avais pas revu depuis bien longtemps - car il était resté dissous dans la fluide et invisible étendue de ma mémoire - qui se cristallisait. Ainsi il y avait plusieurs années, comme on parlait de son peignoir de douche, Albertine avait rougi. A cette époque-là je n'étais pas jaloux d'elle. Mais depuis, j'avais voulu lui demander si elle pouvait se rappeler cette conversation et me dire pourquoi elle avait rougi. Cela m'avait d'autant plus préoccupé qu'on m'avait dit que les deux jeunes filles amies de Léa allaient dans cet établissement balnéaire de l'hôtel et, disait-on, pas seulement pour prendre des douches. Mais par peur de fâcher Albertine ou attendant une époque meilleure, j'avais toujours remis de lui en parler, puis je n'y avais plus pensé. Et tout d'un coup, quelque temps après la mort d'Albertine, j'aperçus ce souvenir, empreint de ce caractère à la fois irritant et solennel qu'ont les énigmes laissées à jamais insolubles par la mort du seul être qui eût pu les éclaircir. Ne pourrais-je pas du moins tâcher de savoir si Albertine n'avait jamais rien fait de mal dans cet établissement de douches. En envoyant quelqu'un à Balbec j'y arriverais peut-être. Elle vivante, je n'eusse sans doute pu rien apprendre. Mais les langues se délient étrangement et racontent facilement une faute quand on n'a plus à craindre la rancune de la coupable. Comme la constitution de l'imagination, restée rudimentaire, simpliste (n'ayant pas passé par les innombrables transformations qui remédient aux modèles primitifs des inventions humaines, à peine reconnaissables, qu'il s'agisse de baromètre, de ballon, de téléphone, etc. dans leurs perfectionnements ultérieurs) ne nous permet de voir que fort peu de choses à la fois, le souvenir de l'établissement de douches occupait tout le champ de ma vision intérieure.

Parfois je me heurtais dans les rues obscures du sommeil à un de ces mauvais rêves, qui ne sont pas bien graves pour une première raison, c'est que la tristesse qu'ils

Sans doute puisque j'avais des doutes sur la vie, sur la mort d'Albertine, j'aurais dû depuis bien longtemps me livrer à des enquêtes, mais la même fatigue, la même lâcheté qui m'avaient fait me soumettre à Albertine quand elle était là, m'empêchait de rien entreprendre depuis que je ne la voyais plus. Et pourtant de la faiblesse traînée pendant des années, un éclair d'énergie surgit parfois. Je me décidai à cette enquête au moins toute naturelle. On eût dit qu'il n'y eût rien eu d'autre dans toute la vie d'Albertine. Je me demandais qui je pourrais bien envoyer tenter une enquête sur place, à Balbec. Aimé me parut bien choisi. Outre qu'il connaissait admirablement les lieux, il appartenait à cette catégorie de gens du peuple soucieux de leur intérêt, fidèles à ceux qu'ils servent, indifférents à toute espèce de morale et dont - parce que, si nous les payons bien, dans leur obéissance à notre volonté, ils suppriment tout ce qui l'entraverait d'une manière ou de l'autre, se montrant aussi incapables d'indiscrétion, de mollesse ou d'improbité que dépourvus de scrupules, - nous disons: "Ce sont de braves gens." En ceux-là nous pouvons avoir une confiance absolue. Quand Aimé fut parti, je pensai combien il eût mieux valu que ce qu'il allait essayer d'apprendre là-bas, je pusse le demander maintenant à Albertine elle-même. Et aussitôt l'idée de cette question que j'aurais voulu, qu'il me semblait que j'allais lui poser, ayant amené Albertine à mon côté, - non grâce à un effort de résurrection mais comme par le hasard d'une de ces rencontres qui, comme cela se passe dans les photographies qui ne sont pas "posées", dans les instantanés, laissent toujours la personne plus vivante, - en même temps que j'imaginais notre conversation, j'en sentais l'impossibilité; je venais d'aborder par une nouvelle face cette idée qu'Albertine était morte, Albertine qui m'inspirait cette tendresse qu'on a pour les absentes dont la vue ne vient pas rectifier l'image embellie, inspirant aussi la tristesse que cette absence fût éternelle et que la pauvre petite fût privée à jamais de la douceur de la vie. Et aussitôt par un brusque déplacement, de la torture de la jalousie je passais au désespoir de la séparation.

Ce qui remplissait mon cœur maintenant était, au lieu de haineu

Cette chambre où nous dînions ne m'avait jamais paru jolie, je disais seulement qu'elle l'était à Albertine pour que mon amie fût contente d'y vivre. Maintenant les rideaux, les sièges, les livres avaient cessé de m'être indifférents. L'art n'est pas seul à mettre du charme et du mystère dans les choses les plus insignifiantes; ce même pouvoir de les mettre en rapport intime avec nous est dévolu aussi à la douleur. Au moment même je n'avais prêté aucune attention à ce dîner que nous avions fait ensemble au retour du bois, avant que j'allasse chez les Verdurin, et vers la beauté, la grave douceur duquel je tournais maintenant des yeux pleins de larmes. Une impression de l'amour est hors de proportion avec les autres impressions de la vie, mais ce n'est pas perdue au milieu d'elles qu'on peut s'en rendre compte. Ce n'est pas d'en bas, dans le tumulte de la rue et la cohue des maisons avoisinantes, c'est quand on s'est éloigné que des pentes d'un coteau voisin, à une distance où toute la ville a disparu, ou ne forme plus au ras de terre qu'un amas confus, qu'on peut dans le recueillement de la solitude et du soir, évaluer, unique, persistante et pure, la hauteur d'une cathédrale. Je tâchais d'embrasser l'image d'Albertine à travers mes larmes en pensant à toutes les choses sérieuses et justes qu'elle avait dites ce soir-là.

Un matin je crus voir la forme oblongue d'une colline dans le brouillard, sentir la chaleur d'une tasse de chocolat, pendant que m'étreignait horriblement le cœur ce souvenir de l'a

D'ailleurs notre tort n'est pas de priser l'intelligence, la gentillesse d'une femme que nous aimons, si petites que soient celles-ci. Notre tort est de rester indifférent à la gentillesse, à l'intelligence des autres. Le mensonge ne recommence à nous causer l'indignation, et la bonté la reconnaissance qu'ils devraient toujours exciter en nous, que s'ils viennent d'une femme que nous aimons et le désir physique a ce merveilleux pouvoir de rendre son prix à l'intelligence et des bases solides à la vie morale. Jamais je ne retrouverais cette chose divine, un être avec qui je pusse causer de tout, à qui je pusse me confier. Me confier? Mais d'autres êtres ne me montraient-ils pas plus de confiance qu'Albertine? Avec d'autres n'avais-je pas des causeries plus étendues? C'est que la confiance, la conversation, choses médiocres, qu'importe qu'elles soient plus ou moins imparfaites, si s'y mêle seulement l'amour, qui seul est divin. Je revoyais Albertine s'asseyant à son pianola, rose sous ses cheveux noirs, je sentais, sur mes lèvres qu'elle essayait d'écarter, sa langue, sa langue maternelle, incomestible, nourricière et sainte dont la flamme et la rosée secrètes faisaient que même quand Albertine la faisait glisser à la surface de mon cou, de mon ventre, ces caresses superficielles mais en quelque sorte faites par l'intérieur de sa chair, extériorisé comme une étoffe qui montrerait sa doublure, prenaient même dans les attouchements les plus externes, comme la mystérieuse douceur d'une pénétration.

Tous

Et à vrai dire, je ne l'avais jamais possédé que parce que j'avais voulu me figurer que je le possédais. Je n'avais pas commis seulement l'imprudence en regardant Albertine et en la logeant dans mon cœur de la faire vivre au-dedans de moi, ni cette autre imprudence de mêler un amour familial au plaisir des sens. J'avais voulu aussi me persuader que nos rapports étaient l'amour, que nous pratiquions mutuellement les rapports appelés amour, parce qu'elle me rendait docilement les baisers que je lui donnais, et pour avoir pris l'habitude de le croire, je n'avais pas perdu seulement une femme que j'aimais mais une femme qui m'aimait, ma sœur, mon enfant, ma tendre maîtresse. Et en somme, j'avais eu un bonheur et un malheur que Swann n'avait pas connus, car justement tout le temps qu'il avait aimé Odette et en avait été si jaloux, il l'avait à peine vue, pouvant si difficilement, à certains jours où elle le décommandait au dernier moment, aller chez elle. Mais après il l'avait eue à lui, devenue sa femme, et jusqu'à ce qu'il mourût. Moi au contraire tandis que j'étais si jaloux d'Albertine, plus heureux que Swann, je l'avais eue chez moi. J'avais réalisé en vérité ce que Swann avait rêvé si souvent et qu'il n'avait réalisé matériellement que quand cela lui était indifférent. Mais enfin Albertine, je ne l'avais pas gardée comme il avait gardé Odette. Elle s'était enfuie, elle était morte. Car jamais rien ne se répète exactement et les existences les plus analogues et que, grâce à la parenté des caractères et à la similitude des circonstances, on peut choisir pour les présenter comme symétriques l'une à l'autre restent en bien des points opposées.

En perdant la vie je n'aurais pas perdu grand chose; je n'aurais plus perdu qu'une forme vide, le cadre vide d

Comme elle accourait vite me voir à Balbec quand je la faisais chercher, se retardant seulement à verser de l'odeur dans ses cheveux pour me plaire. Ces images de Balbec et de Paris que j'aimais ainsi à revoir c'étaient les pages encore si récentes, et si vite tournées, de sa courte vie. Tout cela qui n'était pour moi que souvenir avait été pour elle action, action précipitée comme celle d'une tragédie vers une mort rapide. Les êtres ont un développement en nous, mais un autre hors de nous (je l'avais bien senti dans ces soirs où je remarquais en Albertine un enrichissement de qualités qui ne tenait pas qu'à ma mémoire) et qui ne laissent pas d'avoir des réactions l'un sur l'autre. J'avais eu beau, en cherchant à connaître Albertine, puis à la posséder tout entière, n'obéir qu'au besoin de réduire par l'expérience à des éléments mesquinement semblables à ceux de notre moi le mystère de tout être, je ne l'avais pu sans influer à mon tour sur la vie d'Albertine. Peut-être ma fortune, les perspectives d'un brillant mariage l'avaient attirée, ma jalousie l'avait retenue, sa bonté ou son intelligence, ou le sentiment de sa culpabilité, ou les adresses de sa ruse, lui avaient fait accepter, et m'avaient amené à rendre de plus en plus dure une captivité forgée simplement par le développement interne de mon travail mental, mais qui n'en avait pas moins eu sur la vie d'Albertine des contre-coups, destinés eux-mêmes à poser, par choc en retour, des problèmes nouveaux et de plus en plus douloureux à ma psychologie, puisque de ma prison elle s'était évadée, pour aller se tuer sur un cheval que sans moi elle n'eût pas possédé, en me laissant, même morte, des soupçons dont la vérification, si elle devait venir, me serait peut-être plus cruelle que la découverte à Balbec qu'Albertine avait connu Mlle Vinteuil, puisque Albertine ne serait plus là pour m'apaiser. Si bien que cette longue plainte de l'âme qui croit vivre enfermée en elle-même n'est un monologue qu'en apparence, puisque les échos de la réalité la font dévier et que telle vie est comme un essai de psychologie subjective spontanément poursuivi, mais qui fournit à quelque distance son "action" au roman purement réaliste d'une autre réalité, d'une autre existence, dont à leur tour les péripéties viennent infléchir la courbe et changer la direction de l'essai psychologique. Comme l'engrenage avait été serré, comme l'évolution de notre amour avait été rapide et, malgré quelques retardements, interruptions et hésitations du début, comme dans certaines nouvelles de Balzac ou quelques ballades de Schumann, le dénouement précipité! C'est dans le cours de cette dernière année, longue pour moi comme un siècle, tant Albertine avait changé de positions par rapport à ma pensée depuis Balbec jusqu'à son départ de Paris, et aussi indépendamment de moi et souvent à mon insu, changé en elle-même, qu'il fallait placer toute cette bonne vie de tendresse qui avait si peu duré et qui pourtant m'apparaissait avec une plénitude, presque une immensité, à jamais impossible et pourtant qui m'était indispensable. Indispensable sans avoir peut-être été en soi et tout d'abord quelque chose de nécessaire, puisque je n'aurais pas connu Albertine si je n'avais pas lu dans un traité d'archéologie la description de l'église de Balbec, si Swann, en me disant que cette église était presque persane, n'avait pas orienté mes désirs vers le normand byzantin, si une société de Palaces, en construisant à Balbec un hôtel hygiénique et confortable, n'avait pas décidé mes parents à exaucer mon souhait et à m'envoyer à Balbec. Certes, en ce Balbec depuis si longtemps désiré, je n'avais pas trouvé l'église persane que je rêvais ni les brouillards éternels. Le beau train d'une heure trente-cinq lui-même n'avait pas répondu à ce que je m'en figurais. Mais en échange de ce que l'imagination laisse attendre et que nous nous donnons inutilement tant de peine pour essayer de découvrir, la vie nous donne quelque chose que nous étions bien loin d'imaginer. Qui m'eût dit à Combray, quand j'attendais le bonsoir de ma mère avec tant de tristesse, que ces anxiétés guériraient, puis renaîtraient un jour, non pour ma mère, mais pour une jeune fille qui ne serait d'abord, sur l'horizon de la mer, qu'une fleur que mes yeux seraient chaque jour sollicités de venir regarder, mais une fleur pensante et dans l'esprit de qui je souhaiterais si puérilement de tenir une grande place, que je souffrirais qu'elle ignorât que je connaissais Mme de Villeparisis. Oui, c'est le bonsoir, le baiser d'une telle étrangère pour lequel, au bout de quelques années, je devais souffrir autant qu'enfant quand ma mère ne devait pas venir me voir. Or cette Albertine si nécessaire, de l'amour de qui mon âme était maintenant presque uniquement composée, si Swann ne m'avait pas parlé de Balbec, je ne l'aurais jamais connue. Sa vie eût peut-être été plus longue, la mienne aurait été dépourvue de ce qui en faisait maintenant le martyre. Et aussi il me semblait que, par ma tendresse uniquement égoïste, j'avais laissé mourir Albertine comme j'avais assassiné ma grand'mère. Même plus tard, même l'ayant déjà connue à Balbec, j'aurais pu ne pas l'aimer comme je fis ensuite. Quand je renonçais à Gilberte et savais que je pourrais aimer un jour une autre femme, j'osais à peine avoir un doute si en tous cas pour le passé je n'eusse pu aimer que Gilberte. Or pour Albertine je n'avais même plus de doute, j'étais sûr que ç'aurait pu ne pas être elle que j'eusse aimée, que c'eût pu être une autre. Il eût suffi pour cela que Mlle de Stermaria, le soir où je devais dîner avec elle dans l'île du Bois, ne se fût pas décommandée Voir Le Côté de Guermantes, t. VI, p. 77.. Il était encore temps alors, et c'eût été pour Mlle de Stermaria que se fût exercée cette activité de l'imagination qui nous fait extraire d'une femme une telle notion de l'individuel, qu'elle nous paraît unique en soi et pour nous prédestinée et nécessaire. Tout au plus, en me plaçant à un point de vue presque physiologique, pouvais-je dire que j'aurais pu avoir ce même amour exclusif pour une autre femme, mais non pour toute autre femme. Car Albertine, grosse et brune, ne ressemblait pas à Gilberte, élancée et rousse, mais pourtant elles avaient la même étoffe de santé, et dans les mêmes joues sensuelles toutes les deux un regard dont on saisissait difficilement la signification. C'étaient de ces femmes que n'auraient pas regardées des hommes qui de leur côté auraient fait des folies pour d'autres qui "ne me disaient rien". Je pouvais presque croire que la personnalité sensuelle et volontaire de Gilberte avait émigré dans le corps d'Albertine, un peu différent, il est vrai, mais présentant, maintenant que j'y réfléchissais après coup, des analogies profondes. Un homme a presque toujours la même manière de s'enrhumer, de tomber malade, c'est-à-dire qu'il lui faut pour cela un certain concours de circonstances; il est naturel que quand il devient amoureux ce soit à propos d'un certain genre de femmes, genre d'ailleurs très étendu. Les deux premiers regards d'Albertine qui m'avaient fait rêver n'étaient pas absolument différents des premiers regards de Gilberte. Je pouvais presque croire que l'obscure personnalité, la sensualité, la nature volontaire et rusée de Gilberte étaient revenues me tenter, incarnées cette fois dans le corps d'Albertine, tout autre et non pourtant sans analogies. Pour Albertine, grâce à une vie toute différente ensemble et où n'avait pu se glisser, dans un bloc de pensées où une douloureuse préoccupation maintenait une cohésion permanente, aucune fissure de distraction et d'oubli, son corps vivant n'avait point comme celui de Gilberte cessé un jour d'être celui où je trouvais ce que je reconnaissais après coup être pour moi (et qui n'eût pas été pour d'autres) les attraits féminins. Mais elle était morte. Je l'oublierais. Qui sait si alors les mêmes qualités de sang riche, de rêverie inquiète ne reviendraient pas un jour jeter le trouble en moi, mais incarnées cette fois en quelle forme féminine, je ne pouvais le prévoir. A l'aide de Gilberte j'aurais pu aussi peu me figurer Albertine et que je l'aimerais, que le souvenir de la sonate de Vinteuil ne m'eût permis de me figurer son septuor. Bien plus, même les premières fois où j'avais vu Albertine, j'avais pu croire que c'était d'autres que j'aimerais. D'ailleurs elle eût même pu me paraître, si je l'avais connue une année plus tôt, aussi terne qu'un ciel gris où l'aurore n'est pas levée. Si j'avais changé à son égard, elle-même avait changé aussi, et la jeune fille qui était venue sur mon lit le jour où j'avais écrit à Mlle de Stermaria n'était plus la même que j'avais connue à Balbec, soit simple explosion de la femme qui apparaît au moment de la puberté, soit par suite de circonstances que je n'ai jamais pu connaître. En tous cas même si celle que j'aimerais un jour devait dans une certaine mesure lui ressembler, c'est-à-dire si mon choix d'une femme n'était pas entièrement libre, cela faisait tout de même que, dirigé d'une façon peut-être nécessaire, il l'était sur quelque chose de plus vaste qu'un individu, sur un genre de femmes, et cela ôtait toute nécessité à mon amour pour Albertine. La femme dont nous avons le visage devant nous plus constamment que la lumière elle-même, puisque, même les yeux fermés, nous ne cessons pas un instant de chérir ses beaux yeux, son beau nez, d'arranger tous les moyens pour les revoir, cette femme unique, nous savons bien que c'eût été une autre qui l'eût été pour nous si nous avions été dans une autre ville que celle où nous l'avons rencontrée, si nous nous étions promenés dans d'autres quartiers, si nous avions fréquenté un autre salon. Unique, croyons-nous, elle est innombrable. Et pourtant elle est compacte, indestructible devant nos yeux qui l'aiment, irremplaçable pendant très longtemps par une autre. C'est que cette femme n'a fait que susciter par des sortes d'appels magiques mille éléments de tendresse existant en nous à l'état fragmentaire et qu'elle a assemblés, unis, effaçant toute cassure entre eux, c'est nous-mêmes qui en lui donnant ses traits avons fourni toute la matière solide de la personne aimée. De là vient que même si nous ne sommes qu'un entre mille pour elle et peut-être le dernier de tous, pour nous, elle est la seule et celle vers qui tend toute notre vie. Certes même j'avais bien senti que cet amour n'était pas nécessaire non seulement parce qu'il eût pu se former avec Mlle de Stermaria, mais même sans cela en le connaissant lui-même, en le retrouvant trop pareil à ce qu'il avait été pour d'autres, et aussi en le sentant plus vaste qu'Albertine, l'enveloppant, ne la connaissant pas, comme une marée autour d'un mince brisant. Mais peu à peu à force de vivre avec Albertine, les chaînes que j'avais forgées moi-même, je ne pouvais plus m'en dégager, l'habitude d'associer la personne d'Albertine au sentiment qu'elle n'avait pas inspiré me faisait pourtant croire qu'il était spécial à elle, comme l'habitude donne à la simple association d'idées entre deux phénomènes, à ce que prétend une certaine école philosophique, la force, la nécessité illusoires d'une loi de causalité. J'avais cru que mes relations, ma fortune, me dispenseraient de souffrir, et peut-être trop efficacement puisque cela me semblait me dispenser de sentir, d'aimer, d'imaginer; j'enviais une pauvre fille de campagne à qui l'absence de relations, même de télégraphe, donne de longs mois de rêves après un chagrin qu'elle ne peut artificiellement endormir. Or je me rendais compte maintenant que si pour Mme de Guermantes comblée de tout ce qui pouvait rendre infinie la distance entre elle et moi, j'avais vu cette distance brusquement supprimée par l'opinion que les avantages sociaux ne sont que matière inerte et transformable, d'une façon semblable quoique inverse, mes relations, ma fortune, tous les moyens matériels dont tant ma situation que la civilisation de mon époque me faisait profiter, n'avaient fait que reculer l'échéance de la lutte corps à corps avec la volonté contraire, inflexible d'Albertine sur laquelle aucune pression n'avait agi. Sans doute j'avais pu échanger des dépêches, des communications téléphoniques avec Saint-Loup, être en rapports constants avec le bureau de Tours, mais leur attente n'avait-elle pas été inutile, leur résultat nul. Et les filles de la campagne, sans avantages sociaux, sans relations, ou les humains avant les perfectionnements de la civilisation ne souffrent-ils pas moins, parce qu'on désire moins, parce qu'on regrette moins ce qu'on a toujours su inaccessible et qui est resté à cause de cela comme irréel. On désire plus la personne qui va se donner; l'espérance anticipe la possession; mais le regret aussi est un amplificateur du désir. Le refus de Mlle de Stermaria de venir dîner à l'île du Bois est ce qui avait empêché que ce fût elle que j'aimasse. Cela eût pu suffire aussi à me la faire aimer, si ensuite je l'avais revue à temps. Aussitôt que j'avais su qu'elle ne viendrait pas, envisageant l'hypothèse invraisemblable - et qui s'était réalisée - que peut-être quelqu'un était jaloux d'elle et l'éloignait des autres, que je ne la reverrais jamais, j'avais tant souffert que j'aurais tout donné pour la voir, et c'est une des plus grandes angoisses que j'eusse connues que l'arrivée de Saint-Loup avait apaisée. Or à partir d'un certain âge nos amours, nos maîtresses sont filles de notre angoisse; notre passé, et les lésions physiques où il s'est inscrit, déterminent notre avenir. Pour Albertine en particulier, qu'il ne fût pas nécessaire que ce fût elle que j'aimasse, était, même sans ces amours voisines, inscrit dans l'histoire de mon amour pour elle, c'est-à-dire pour elles et ses amies. Car ce n'était même pas un amour comme celui pour Gilberte mais créé par division entre plusieurs jeunes filles. Que ce fût à cause d'elle et parce qu'elles me paraissaient quelque chose d'analogue à elle que je me fusse plu avec ses amies, il était possible. Toujours est-il que pendant bien longtemps l'hésitation entre toutes fut possible, mon choix se promenait de l'une à l'autre, et quand je croyais préférer celle-ci, il suffisait que celle-là me laissât attendre, refusât de me voir pour que j'eusse pour elle un commencement d'amour. Bien des fois à cette époque lorsqu'Andrée devait venir me voir à Balbec, si un peu avant la visite d'Andrée, Albertine me manquait de parole, mon cœur ne cessait plus de battre, je croyais ne jamais la revoir et c'était elle que j'aimais. Et quand Andrée venait c'était sérieusement que je lui disais (comme je le lui dis à Paris après que j'eus appris qu'Albertine avait connu Mlle Vinteuil) ce qu'elle pouvait croire dit exprès, sans sincérité, ce qui aurait été dit en effet et dans les mêmes termes si j'avais été heureux la veille avec Albertine: "Hélas si vous étiez venue plus tôt, maintenant j'en aime une autre." Encore dans ce cas d'Andrée, remplacée par Albertine quand j'avais su que celle-ci avait connu Mlle Vinteuil, l'amour avait été alternatif et par conséquent en somme il n'y en avait eu qu'un à la fois. Mais il s'était produit tel cas auparavant où je m'étais à demi brouillé avec deux des jeunes filles. Celle qui ferait les premiers pas me rendrait le calme, c'est l'autre que j'aimerais, si elle restait brouillée, ce qui ne veut pas dire que ce n'est pas avec la première que je me lierais définitivement, car elle me consolerait - bien qu'inefficacement - de la dureté de la seconde, de la seconde que je finirais par oublier si elle ne revenait plus. Or il arrivait que persuadé que l'une ou l'autre au moins allait revenir à moi, aucune des deux pendant quelque temps ne le faisait. Mon angoisse était donc double, et double mon amour, me réservant de cesser d'aimer celle qui reviendrait, mais souffrant jusque-là par toutes les deux. C'est le lot d'un certain âge qui peut venir très tôt qu'on soit rendu moins amoureux par un être que par un abandon, où de cet être on finit par ne plus savoir qu'une chose, sa figure étant obscurcie, son âme inexistante, votre préférence toute récente et inexpliquée, c'est qu'on aurait besoin pour ne plus souffrir qu'il vous fît dire: "Me recevriez-vous?" Ma séparation d'avec Albertine le jour où Françoise m'avait dit: "Mademoiselle Albertine est partie" était comme une allégorie de tant d'autres séparations. Car bien souvent pour que nous découvrions que nous sommes amoureux, peut-être même pour que nous le devenions, il faut qu'arrive le jour de la séparation. Dans ce cas où c'est une attente vaine, un mot de refus qui fixe un choix, l'imagination fouettée par la souffrance va si vite dans son travail, fabrique avec une rapidité si folle un amour à peine commencé et qui restait informe, destiné à rester à l'état d'ébauche depuis des mois, que par instants l'intelligence qui n'a pu rattraper le cœur, s'étonne, s'écrie: "Mais tu es fou, dans quelles pensées nouvelles vis-tu si douloureusement? Tout cela n'est pas la vie réelle". Et en effet à ce moment-là, si on n'était pas relancé par l'infidèle, de bonnes distractions qui nous calmeraient physiquement le cœur suffiraient pour faire avorter l'amour. En tous cas si cette vie avec Albertine n'était pas dans son essence nécessaire, elle m'était devenue indispensable. J'avais tremblé quand j'avais aimé Mme de Guermantes parce que je me disais qu'avec ses trop grands moyens de séduction, non seulement de beauté mais de situation, de richesse, elle serait trop libre d'être à trop de gens, que j'aurais trop peu de prise sur elle. Albertine étant pauvre, obscure, devait être désireuse de m'épouser. Et pourtant je n'avais pu la posséder pour moi seul. Que ce soient les conditions sociales, les prévisions de la sagesse, en vérité, on n'a pas de prises sur la vie d'un autre être. Pourquoi ne m'avait-elle pas dit: "J'ai ces goûts", j'aurais cédé, je lui aurais permis de les satisfaire. Dans un roman que j'avais lu il y avait une femme qu'aucune objurgation de l'homme qui l'aimait ne pouvait décider à parler. En le lisant j'avais trouvé cette situation absurde; j'aurais moi, me disais-je, forcé la femme à parler d'abord, ensuite nous nous serions entendus; à quoi bon ces malheurs inutiles? Mais je voyais maintenant que nous ne sommes pas libres de ne pas nous les forger et que nous avons beau connaître notre volonté, les autres êtres ne lui obéissent pas.

Et pourtant ces douloureuses, ces inéluctables vérités qui nous dominaient et pour lesquelles nous étions aveugles, vérité de nos sentiments, vérité de notre destin, co

Du moins j'étais heureux qu'avant de mourir, elle m'eût écrit cette lettre, et surtout envoyé la dernière dépêche qui me prouvait qu'elle fût revenue si elle eût vécu. Il me semblait que c'était non seulement plus doux, mais plus beau ainsi, que l'événement eût été incomplet sans ce télégramme, eût eu moins figure d'art et de destin. En réalité il l'eût eu tout autant s'il eût été autre; car tout événement est comme un moule d'une forme particulière, et, quel qu'il soit, il impose, à la série des faits qu'il est venu interrompre et semble en conclure, un dessin que nous croyons le seul possible parce que nous ne connaissons par celui qui eût pu lui être substitué. Je me répétais: "Pourquoi ne m'avait-elle pas dit: "J'ai ces goûts", j'aurais cédé, je lui aurais permis de les satisfaire, en ce moment je l'embrasserais encore". Quelle tristesse d'avoir à me rappeler qu'elle m'avait ainsi menti en me jurant trois jours avant de me quitter qu'elle n'avait jamais eu avec l'amie de Mlle Vinteuil, ces relations qu'au moment où Albertine me le jurait, sa rougeur avait confessées. Pauvre petite, elle avait eu du moins l'honnêteté de ne pas vouloir jurer que le plaisir de revoir Mlle Vinteuil n'entrait pour rien dans son désir d'aller ce jour-là chez les Verdurin. Pourquoi n'était-elle pas allée jusqu'au bout de son aveu, et avait-elle inventé alors ce roman inimaginable? Peut-être du reste était-ce un peu ma faute si elle n'avait jamais malgré toutes mes prières qui venaient se briser à sa dénégation, voulu me dire: "J'ai ces goûts." C'était peut-être un peu ma faute parce que à Balbec le jour où après la visite de Mme de Cambremer j'avais eu ma première explication avec Albertine et où j'étais si loin de croire qu'elle pût avoir en tous cas autre chose qu'une amitié trop passionnée avec Andrée, j'avais exprimé avec trop de violence mon dégoût pour ce genre de mœurs, je les avais condamnées d'une façon trop catégorique. Je ne pouvais me rappeler si Albertine avait rougi quand j'avais naïvement proclamé mon horreur de cela, je ne pouvais me le rappeler, car ce n'est souvent que longtemps après que nous voudrions bien savoir quelle attitude eut une personne à un moment où nous n'y fîmes nullement attention et qui, plus tard, quand nous repensons à notre conversation, éclaircirait une difficulté poignante. Mais dans notre mémoire il y a une lacune, il n'y a pas trace de cela. Et bien souvent nous n'avons pas fait assez attention, au moment même, aux choses qui pouvaient déjà nous paraître importantes, nous n'avons pas bien entendu une phrase, nous n'avons pas noté un geste, ou bien nous les avons oubliés. Et quand plus tard, avides de découvrir une vérité, nous remontons de déduction en déduction, feuilletant notre mémoire comme un recueil de témoignages, quand nous arrivons à cette phrase, à ce geste, impossible de nous rappeler, nous recommençons vingt fois le même trajet mais inutilement: le chemin ne va pas plus loin. Avait-elle rougi? Je ne savais si elle avait rougi, mais elle n'avait pas pu ne pas entendre, et le souvenir de ces paroles l'avait plus tard arrêtée quand peut-être elle avait été sur le point de se confesser à moi. Et maintenant elle n'était plus nulle part, j'aurais pu parcourir la terre d'un pôle à l'autre sans rencontrer Albertine. La réalité qui s'était refermée sur elle était redevenue unie, avait effacé jusqu'à la trace de l'être qui avait coulé à fond. Elle n'était plus qu'un nom, comme cette Mme de Charlus dont disaient avec indifférence: "Elle était délicieuse" ceux qui l'avaient connue. Mais je ne pouvais pas concevoir plus d'un instant l'existence de cette réalité dont Albertine n'avait pas conscience, car en moi mon amie existait trop, en moi où tous les sentiments, toutes les pensées se rapportaient à sa vie. Peut-être si elle l'avait su, eût-elle été touchée de voir que son ami ne l'oubliait pas, maintenant que sa vie à elle était finie et elle eût été sensible à des choses qui auparavant l'eussent laissée indifférente. Mais comme on voudrait s'abstenir d'infidélités, si secrètes fussent-elles, tant on craint que celle qu'on aime ne s'en abstienne pas, j'étais effrayé de penser que si les morts vivent quelque part, ma grand'mère connaissait aussi bien mon oubli, qu'Albertine mon souvenir. Et tout compte fait, même pour une même morte, est-on sûr que la joie qu'on aurait d'apprendre qu'elle sait certaines choses, balancerait l'effroi de penser qu'elle les sait toutes? et, si sanglant que soit le sacrifice, ne renoncerions-nous pas quelquefois à garder après leur mort comme amis ceux que nous avons aimés de peur de les avoir aussi pour juges?

Mes curiosités jalouses de ce qu'avait pu faire Albertine étaient infinies. J'achetai combien de femmes qui ne m'apprirent rien. Si ces curiosités étaient si vivaces, c'est que l'être ne meur

Si elle avait pu savoir ce qui allait arriver, elle serait restée auprès de moi. Mais cela revenait à dire qu'une fois qu'elle se fût vue morte, elle eût mieux aimé, auprès de moi, rester en vie. Par la contradiction même qu'elle impliquait, une telle supposition était absurde. Mais cela n'était pas inoffensif, car en imaginant combien Albertine, si elle pouvait savoir, si elle pouvait rétrospectivement comprendre, serait heureuse de revenir auprès de moi, je l'y voyais, je voulais l'embrasser; et hélas c'était impossible, elle ne reviendrait jamais, elle était morte. Mon imagination la cherchait dans le ciel, par les soirs où nous l'avions regardé encore ensemble; au delà de ce clair de lune qu'elle aimait, je tâchais de hisser jusqu'à elle ma tendresse pour qu'elle lui fût une consolation de ne plus vivre, et cet amour pour un être si lointain était comme une religion, mes pensées montaient vers elle comme des prières. Le désir est bien fort, il engendre la croyance, j'avais cru qu'Albertine ne partirait pas parce que je le désirais. Parce que je le désirais je crus qu'elle n'était pas morte; je me mis à lire des livres sur les tables tournantes, je commençai à croire possible l'immortalité de l'âme. Mais elle ne me suffisait pas. Il fallait qu'après ma mort, je la retrouvasse avec son corps comme si l'éternité ressemblait à la vie. Que dis-je à la vie! J'étais plus exigeant encore. J'aurais voulu ne pas être à tout jamais privé par la mort des plaisirs que pourtant elle n'est pas seule à nous ôter. Car sans elle ils auraient fini par s'émousser, ils avaient déjà commencé de l'être par l'action de l'habitude ancienne, des nouvelles curiosités. Puis, dans la vie, Albertine, même physiquement eût peu à peu changé, jour par jour je me serais adapté à ce changement. Mais mon souvenir n'évoquant d'elle que des moments, demandait de la revoir telle qu'elle n'aurait déjà plus été si elle avait vécu; ce qu'il voulait c'était un miracle qui satisfît aux limites naturelles et arbitraires de la mémoire qui ne peut sortir du passé. Avec la naïveté des théologiens antiques, je l'imaginais m'accordant les explications non pas même qu'elle eût pu me donner mais par une contradiction dernière celles qu'elle m'avait toujours refusées pendant sa vie. Et ainsi sa mort étant une espèce de rêve mon amour lui semblerait un bonheur inespéré; je ne retenais de la mort que la commodité et l'optimisme d'un dénouement qui simplifie, qui arrange tout. Quelquefois ce n'était pas si loin, ce n'était pas dans un autre monde que j'imaginais notre réunion. De même qu'autrefois, quand je ne connaissais Gilberte que pour jouer avec elle aux Champs-Élysées, le soir à la maison je me figurais que j'allais recevoir une lettre d'elle où elle m'avouerait son amour, qu'elle allait entrer, une même force de désir ne s'embarrassant pas plus des lois physiques qui le contrariaient, que la première fois au sujet de Gilberte, où en somme il n'avait pas eu tort puisqu'il avait eu le dernier mot, me faisait penser maintenant que j'allais recevoir un mot d'Albertine, m'apprenant qu'elle avait bien eu un accident de cheval, mais que pour des raisons romanesques (et comme en somme il est quelquefois arrivé pour des personnages qu'on a cru longtemps morts) elle n'avait pas voulu que j'apprisse qu'elle avait guéri et maintenant repentante demandait à venir vivre pour toujours avec moi. Et, me faisant très bien comprendre ce que peuvent être certaines folies douces de personnes qui par ailleurs semblent raisonnables, je sentais coexister en moi, la certitude qu'elle était morte, et l'espoir incessant de la voir entrer.

Je n'avais pas encore reçu de nouvelles d'Aimé qui pourtant devait être arrivé à Balbec. Sans doute mon enquête portait sur un point secondaire et bien arbitrairement choisi. Si la vie

Albertine avait beau n'exister dans ma mémoire qu'à l'état où elle m'était successivement apparue au cours de la vie, c'est-à-dire subdivisée suivant une série de fractions de temps, ma pensée, rétablissant en elle l'unité, en refaisait un être, et c'est sur cet être que je voulais porter un jugement général, savoir si elle m'avait menti, si elle aimait les femmes, si c'était pour en fréquenter librement qu'elle m'avait quitté. Ce que dirait la doucheuse pourrait peut-être trancher à jamais mes doutes sur les mœurs d'Albertine.

Mes doutes! Hélas j'avais cru qu'il me serait indifférent, même agréable de ne plus voir Albertine jusqu'à ce que son départ m'eût révélé mon erreur. De même sa mort m'avait appris combien je me trompais en croyant souhaiter

"MONSIEUR,

Monsieur voudra bien me pardonner si je n'ai pas plus tôt écrit à Monsieur. La personne que Monsieur m'avait chargé de voir s'était absentée pour deux jours et, désireux de répondre à la confiance que Monsieur avait mise en

Pour comprendre à quelle profondeur ces mots entraient en moi, il faut se rappeler que les questions que je me posais à l'égard d'Albertine n'étaient pas des questions accessoires, indifférentes, des questions de détail, les seules en réa

Enfin je voyais devant moi, dans cette arrivée d'Albertine à la douche par la petite rue avec la dame en gris, un fragment de ce passé qui ne me semblait pas moins mystérieux, moins effroyable, que je ne le redoutais quand je l'imaginais enfermé dans le souvenir, dans le regard d'Albertine. Sans doute tout autre que moi eût pu trouver insignifiants ces détails auxquels l'impossibilité où j'étais, maintenant qu'Albertine était morte, de les faire réfuter par elle, conférait l'équivalent d'une sorte de probabilité. Il est même probable que pour Albertine, même s'ils avaient été vrais, ses propres fautes, si elle les avait avouées, que sa conscience les eût trouvées innocentes ou blâmables, que sa sensualité les eût trouvées délicieuses ou assez fades, eussent été dépourvues de cette inexprimable impression d'horreur dont je ne les séparais pas. Moi-même, à l'aide de mon amour des femmes et quoique elles ne dussent pas avoir été pour Albertine la même chose, je pouvais un peu imaginer ce qu'elle éprouvait. Et certes c'était déjà un commencement de souffrance que de me la représenter désirant comme j'avais si souvent désiré, me mentant comme je lui avais si souvent menti, préoccupée par telle ou telle jeune fille, faisant des frais pour elle, comme moi pour Mlle de Stermaria, pour tant d'autres ou pour les paysannes que je rencontrais dans la campagne. Oui, tous mes désirs m'aidaient à comprendre dans une certaine mesure les siens; c'était déjà une grande souffrance où tous les désirs, plus ils avaient été vifs, étaient changés en tourments d'autant plus cruels; comme si dans cette algèbre de la sensibilité ils reparaissaient avec le même coefficient mais avec le signe moins au lieu du signe plus. Pour Albertine, autant que je pouvais en juger par moi-même, ses fautes, quelque volonté qu'elle eût de me les cacher - ce qui me faisait supposer qu'elle se jugeait coupable ou avait peur de me chagriner - ses fautes parce qu'elle les avait préparées à sa guise dans la claire lumière de l'imagination où se joue le désir, lui paraissaient tout de même des choses de même nature que le reste de la vie, des plaisirs pour elle qu'elle n'avait pas eu le courage de se refuser, des peines pour moi qu'elle avait cherché à éviter de me faire en me les cachant, mais des plaisirs et des peines qui pouvaient figurer au milieu des autres plaisirs et peines de la vie. Mais moi, c'est du dehors, sans que je fusse prévenu, sans que je pusse moi-même les élaborer, c'est de la lettre d'Aimé que m'étaient venues les images d'Albertine arrivant à la douche et préparant son pourboire.

Sans doute c'est parce que dans cette arrivée silencieuse et délibérée d'Albertine avec la femme en gris, je lisais le rendez-vous qu'elles avaient pris, cette convention de venir faire l'amour dans

Je me voyais perdu dans la vie comme sur une plage illimitée où j'étais seul et où, dans quelque sens que j'allasse, je ne la rencontrerais jamais. Heureusement je trouvai fort à propos dans ma mémoire, - comme il y a toujours toutes espèces de choses, les unes dangereuses, les autres salutaires dans ce fouillis où les souvenirs ne s'éclairent qu'un à un, - je découvris, comme un ouvrier l'objet qui pourra servir à ce qu'il veut faire, une parole de ma grand'mère. Elle m'avait dit à propos d'une histoire invraisemblable que la doucheuse avait raconté à Mme de Villeparisis: "C'est une femme qui doit avoir la maladie du mensonge". Ce souvenir me fut d'un grand secours. Quelle portée pouvait avoir ce qu'avait dit la doucheuse à Aimé? D'autant plus qu'en somme elle n'avait rien vu. On peut venir prendre des douches avec des amies sans penser à mal pour cela. Peut-être pour se vanter la doucheuse exagérait-elle le pourboire. J'avais bien entendu Françoise soutenir une fois que ma tante Léonie avait dit devant elle qu'elle avait "un million à manger par mois", ce qui était de la folie; une autre fois qu'elle avait vu ma tante Léonie donner à Eulalie quatre billets de mille francs, alors qu'un billet de cinquante francs plié en quatre me paraissait déjà peu vraisemblable. Et ainsi je cherchais - et je réussis peu à peu - à me défaire de la douloureuse certitude que je m'étais donné tant de mal à acquérir, ballotté que j'étais toujours entre le désir de savoir, et la peur de souffrir. Alors ma tendresse put renaître, mais, aussitôt avec cette tendresse, une tristesse d'être séparé d'Albertine, durant laquelle j'étais peut-être encore plus malheureux qu'aux heures récentes où c'était par la jalousie que j'étais torturé. Mais cette dernière renaquit soudain, en pensant à Balbec, à cause de l'image soudain revue (et qui jusque-là ne m'avait jamais fait souffrir et me paraissait même une des plus inoffensives de ma mémoire) de la salle à manger de Balbec le soir, avec de l'autre côté du vitrage, toute cette population entassée dans l'ombre comme devant le vitrage lumineux d'un aquarium, en faisant se frôler (je n'y avais jamais pensé) dans sa conglomération, les pêcheurs et les filles du peuple contre les petites bourgeoises jalouses de ce luxe nouveau à Balbec, ce luxe que sinon la fortune, du moins l'avarice et la tradition interdisaient à leurs parents, petites bourgeoises parmi lesquelles, il y avait sûrement presque chaque soir Albertine que je ne connaissais pas encore et qui sans doute levait là quelque fillette qu'elle rejoignait quelques minutes plus tard dans la nuit, sur le sable, ou bien dans une cabine abandonnée, au pied de la falaise. Puis c'était ma tristesse qui renaissait, je venais d'entendre comme une condamnation à l'exil le bruit de l'ascenseur qui, au lieu de s'arrêter à mon étage, montait au-dessus. Pourtant la seule personne dont j'eusse pu souhaiter la visite ne viendrait plus jamais, elle était morte. Et malgré cela, quand l'ascenseur s'arrêtait à mon étage, mon cœur battait, un instant je me disais: "Si tout de même cela n'était qu'un rêve! C'est peut-être elle, elle va sonner, elle revient, Françoise va entrer me dire avec plus d'effroi que de colère - car elle est plus superstitieuse encore que vindicative et craindrait moins la vivante que ce qu'elle croira peut-être un revenant -: "Monsieur ne devinera jamais qui est là." J'essayais de ne penser à rien, de prendre un journal. Mais la lecture m'était insupportable de ces articles écrits par des gens qui n'éprouvent pas de réelle douleur. D'une chanson insignifiante l'un disait: "C'est à pleurer", tandis que moi je l'aurais écoutée avec tant d'allégresse si Albertine avait vécu. Un autre, grand écrivain cependant, parce qu'il avait été acclamé à sa descente d'un train, disait qu'il avait reçu là des témoignages inoubliables, alors que moi, si maintenant je les avais reçus, je n'y aurais même pas pensé un instant. Et un troisième assurait que, sans la fâcheuse politique, la vie de Paris serait "tout à fait délicieuse" alors que je savais bien que même sans politique cette vie ne pouvait m'être qu'atroce, et m'eût semblé délicieuse même avec la politique, si j'eusse retrouvé Albertine. Le chroniqueur cynégétique disait (on était au mois de mai) "Cette époque est vraiment douloureuse, disons mieux, sinistre, pour le vrai chasseur, car il n'y a rien, absolument rien à tirer", et le chroniqueur du "Salon": "Devant cette manière d'organiser une exposition on se sent pris d'un immense découragement, d'une tristesse infinie..." Si la force de ce que je sentais me faisait paraître mensongères et pâles les expressions de ceux qui n'avaient pas de vrais bonheurs ou malheurs, en revanche les lignes les plus insignifiantes qui, de si loin que ce fût, pouvaient se rattacher ou à la Normandie, ou à la Touraine, ou aux établissements hydrothérapiques, ou à la Berma, ou à la princesse de Guermantes, ou à l'amour, ou à l'absence, ou à l'infidélité, remettaient brusquement devant moi, sans que j'eusse eu le temps de me détourner, l'image d'Albertine, et je me remettais à pleurer. D'ailleurs, d'habitude, ces journaux je ne pouvais même pas les lire, car le simple geste d'en ouvrir un me rappelait à la fois que j'en accomplissais de semblables quand Albertine vivait, et qu'elle ne vivait plus; je les laissais retomber sans avoir la force de les déplier jusqu'au bout. Chaque impression évoquait une impression identique mais blessée parce qu'en avait été retranchée l'existence d'Albertine, de sorte que je n'avais jamais le courage de vivre jusqu'au bout ces minutes mutilées. Même, quand peu à peu Albertine cessa d'être présente à ma pensée et toute-puissante sur mon cœur, je souffrais tout d'un coup s'il me fallait, comme au temps où elle était là, entrer dans sa chambre, chercher de la lumière, m'asseoir près de pianola. Divisée en petits dieux familiers, elle habita longtemps la flamme de la bougie, le bouton de la porte, le dossier d'une chaise, et d'autres domaines plus immatériels comme une nuit d'insomnie ou l'émoi que me donnait la première visite d'une femme qui m'avait plu. Malgré cela le peu de phrases que mes yeux lisaient dans une journée ou que ma pensée se rappelait avoir lues, excitaient souvent en moi une jalousie cruelle. Pour cela elles avaient moins besoin de me fournir un argument valable en faveur de l'immoralité des femmes que de me rendre une impression ancienne liée à l'existence d'Albertine. Transporté alors dans un moment oublié dont l'habitude d'y penser n'avait pas pour moi émoussé la force, et où Albertine vivait encore, ses fautes prenaient quelque chose de plus voisin, de plus angoissant, de plus atroce. Alors je me demandais s'il était certain que les révélation de la doucheuse fussent fausses. Une bonne manière de savoir la vérité serait d'envoyer Aimé en Touraine, passer quelques jours dans le voisinage de la villa de Mme Bontemps. Si Albertine aimait les plaisirs qu'une femme prend avec les femmes, si c'est pour n'être pas plus longtemps privée d'eux qu'elle m'avait quitté, elle avait dû, aussitôt libre, essayer de s'y livrer et y réussir, dans un pays qu'elle connaissait et où elle n'aurait pas choisi de se retirer si elle n'avait pas pensé y trouver plus de facilités que chez moi. Sans doute, il n'y avait rien d'extraordinaire à ce que la mort d'Albertine eût si peu changé mes préoccupations. Quand notre maîtresse est vivante, une grande partie des pensées qui forment ce que nous appelons notre amour nous viennent pendant les heures où elle n'est pas à côté de nous. Ainsi l'on prend l'habitude d'avoir pour objet de sa rêverie un être absent, et qui, même s'il ne le reste que quelques heures, pendant ces heures-là n'est qu'un souvenir. Aussi la mort ne change-t-elle pas grand'chose. Quand Aimé revint, je lui demandai de partir pour Châtellerault, et ainsi non seulement par mes pensées, mes tristesses, l'émoi que me donnait un nom relié de si loin que ce fût à un certain être, mais encore par toutes mes actions, par les enquêtes auxquelles je procédais, par l'emploi que je faisais de mon argent tout entier destiné à connaître les actions d'Albertine, je peux dire que toute cette année-là ma vie resta remplie par un amour, par une véritable liaison. Et celle qui en était l'objet était une morte. On dit quelquefois qu'il peut subsister quelque chose d'un être après sa mort, si cet être était un artiste et mettait un peu de soin dans son œuvre. C'est peut-être de la même manière qu'une sorte de bouture prélevée sur un être et greffée au cœur d'un autre, continue à y poursuivre sa vie, même quand l'être d'où elle avait été détachée a péri. Aimé alla loger à côté de la villa de Mme Bontemps; il fit la connaissance d'une femme de chambre, d'un loueur de voitures chez qui Albertine allait souvent en prendre une pour la journée. Les gens n'avaient rien remarqué. Dans une seconde lettre, Aimé me disait avoir appris d'une petite blanchisseuse de la ville qu'Albertine avait une manière particulière de lui serrer le bras quand celle-ci lui rapportait le linge. "Mais, disait-elle, cette demoiselle ne lui avait jamais fait autre chose." J'envoyai à Aimé l'argent qui payait son voyage, qui payait le mal qu'il venait de me faire par sa lettre et cependant je m'efforçais de le guérir en me disant que c'était là une familiarité qui ne prouvait aucun désir vicieux quand je reçus un télégramme d'Aimé: "Ai appris les choses les plus intéressantes. Ai plein de nouvelles pour prouver lettre suit." Le lendemain vint une lettre dont l'enveloppe suffit à me faire frémir; j'avais reconnu qu'elle était d'Aimé, car chaque personne même la plus humble a sous sa dépendance ces petits êtres familiers à la fois vivants et couchés dans une espèce d'engourdissement sur le papier, les caractères de son écriture que lui seul possède. "D'abord la petite blanchisseuse n'a rien voulu me dire, elle assurait que Melle Albertine n'avait jamais fait que lui pincer le bras. Mais pour la faire parler je l'ai emmenée dîner, je l'ai fait boire. Alors elle m'a raconté que Melle Albertine la rencontrait souvent au bord de la Loire, quand elle allait se baigner, que Melle Albertine qui avait l'habitude de se lever de grand matin pour aller se baigner avait l'habitude de la retrouver au bord de l'eau, à un endroit où les arbres sont si épais que personne ne peut vous voir et d'ailleurs il n'y a personne qui peut vous voir à cette heure-là. Puis la blanchisseuse amenait ses petites amies et elles se baignaient et après, comme il faisait très chaud déjà là-bas et que ça tapait dur même sous les arbres, elles restaient dans l'herbe à se sécher, à jouer, à se caresser. La petite blanchisseuse m'a avouée qu'elle aimait beaucoup à s'amuser avec ses petites amies et que voyant Melle Albertine qui se frottait toujours contre elle dans son peignoir, elle le lui avait fait enlever et lui faisait des caresses avec sa langue le long du cou et des bras, même sur la plante des pieds que Melle Albertine lui tendait. La blanchisseuse se déshabillait aussi, et elles jouaient à se pousser dans l'eau; là elle ne m'a rien dit de plus, mais tout dévoué à vos ordres et voulant faire n'importe quoi pour vous faire plaisir, j'ai emmené coucher avec moi la petite blanchisseuse. Elle m'a demandé si je voulais qu'elle me fît ce qu'elle faisait à Melle Albertine quand celle-ci ôtait son costume de bain. Et elle m'a dit: "Si vous aviez vu comme elle frétillait, cette demoiselle, elle me disait: (ah! tu me mets aux anges) et elle était si énervée qu'elle ne pouvait s'empêcher de me mordre. "J'ai vu encore la trace sur le bras de la petite blanchisseuse. Et je comprends le plaisir de Melle Albertine car cette petite-là est vraiment très habile."

J'avais bien souffert à Balbec quand Albertine m'avait dit son amitié pour Melle Vinteuil. Mais Albertine était là pour me consoler. Puis quand, pour avoir trop cherché à connaître les actions d'Albertine, j

Les instants que j'avais vécus auprès de cette Albertine-là m'étaient si précieux que j'eusse voulu n'en avoir laissé échapper aucun. Or parfois, comme on rattrape les bribes d'une fortune dissipée, j'en retrouvais qui avaient semblé perdus: en nouant un foulard derrière mon cou au lieu de devant, je me rappelai une promenade à laquelle je n'avais jamais repensé et où, pour que l'air froid ne pût pas venir sur ma gorge, Albertine me l'avait arrangé de cette manière après m'avoir embrassé. Cette promenade si simple, restituée à ma mémoire par un geste si humble, me fit le plaisir de ces objets intimes ayant appartenu à une morte chérie que nous rapporte la vieille femme de chambre et qui ont tant de prix pour nous; mon chagrin s'en trouvait enrichi, et d'autant plus que ce foulard je n'y avais jamais repensé.

Maintenant Albertine, lâchée de nouveau, avait repris son vol; des hommes, des femmes la suivaient. Elle vivait en moi. Je me rendais compte que ce grand amour prolongé pour Albertine, était com

Il y a dans certaines affections des accidents secondaires que le malade est trop porté à confondre avec la maladie elle-même. Quand ils cessent, il est étonné de se trouver moins éloigné de la guérison qu'il n'avait cru. Telle avait été la souffrance causée - la complication amenée - par les lettres d'Aimé relativement à l'établissement de douches et à la petite blanchisseuse. Mais un médecin de l'âme qui m'eût visité eût trouvé que, pour le reste, mon chagrin lui-même allait mieux. Sans doute en moi, comme j'étais un homme, un de ces êtres amphibies qui sont simultanément plongés dans le passé et dans la réalité actuelle, il existait toujours une contradiction entre le souvenir vivant d'Albertine et la connaissance que j'avais de sa mort. Mais cette contradiction était en quelque sorte l'inverse de ce qu'elle était autrefois. L'idée qu'Albertine était morte, cette idée qui les premiers temps venait battre si furieusement en moi l'idée qu'elle était vivante, que j'étais obligé de me sauver devant elle comme les enfants à l'arrivée de la vague, cette idée de sa mort, à la faveur même de ces assauts incessants, avait fini par conquérir en moi la place qu'y occupait récemment encore l'idée de sa vie. Sans que je m'en rendisse compte, c'était maintenant cette idée de la mort d'Albertine - non plus le souvenir présent de sa vie - qui faisait pour la plus grande partie le fond de mes inconscientes songeries, de sorte que si je les interrompais tout à coup pour réfléchir sur moi-même, ce qui me causait de l'étonnement ce n'était pas, comme les premiers jours, qu'Albertine si vivante en moi pût n'exister plus sur la terre, pût être morte, mais qu'Albertine, qui n'existait plus sur la terre, qui était morte, fût restée si vivante en moi. Maçonné par la contiguité des souvenirs qui se suivent l'un l'autre, le noir tunnel, sous lequel ma pensée rêvassait depuis trop longtemps pour qu'elle prît même plus garde à lui, s'interrompait brusquement d'un intervalle de soleil, laissant voir au loin un univers souriant et bleu où Albertine n'était plus qu'un souvenir indifférent et plein de charme. Est-ce celle-là, me disais-je, qui est la vraie, ou bien l'être qui, dans l'obscurité où je roulais depuis si longtemps, me semblait la seule réalité? Le personnage que j'avais été il y a si peu de temps encore et qui ne vivait que dans la perpétuelle attente du moment où Albertine viendrait lui dire bonsoir et l'embrasser, une sorte de multiplication de moi-même me faisait paraître ce personnage comme n'étant plus qu'une faible partie, à demi dépouillée de moi, et comme une fleur qui s'entr'ouvre j'éprouvais la fraîcheur rajeunissante d'une exfoliation. Au reste ces brèves illuminations ne me faisaient peut-être que mieux prendre conscience de mon amour pour Albertine, comme il arrive pour toutes les idées trop constantes qui ont besoin d'une opposition pour s'affirmer. Ceux qui ont vécu pendant la guerre de 1870 par exemple disent que l'idée de la guerre avait fini par leur sembler naturelle non parce qu'ils ne pensaient pas assez à la guerre, mais parce qu'ils y pensaient toujours. Et pour comprendre combien c'est un fait étrange et considérable que la guerre, il fallait, quelque chose les arrachant à leur obsession permanente, qu'ils oubliassent un instant que la guerre régnait, se retrouvassent pareils à ce qu'ils étaient quand on était en paix, jusqu'à ce que tout à coup sur le blanc momentané se détachât enfin distincte la réalité monstrueuse que depuis longtemps ils avaient cessé de voir, ne voyant pas autre chose qu'elle.

Si encore ce retrait en moi des différents souvenirs d'Albertine s'était au moins fait, non pas par échelons, mais simultanément, également, de front, sur toute la ligne de ma mémoire, les souvenirs de ses trahisons s'éloignant en même temps que c

Je n'en étais pas encore là. Tantôt c'était ma mémoire rendue plus claire par une excitation intellectuelle, - telle une lecture, - qui renouvelait mon chagrin, d'autres fois c'était au contraire mon chagrin qui était soulevé par exemple par l'angoisse d'un temps orageux qui portait plus haut, plus près de la lumière, quelque souvenir de notre amour.

D'ailleurs ces reprises de mon amour pour Albertine morte pouvaient se produire après un intervalle d'indifférence semé d'autres curiosités, comme apr

D'ailleurs un mot n'avait même pas besoin, comme Chaumont, de se rapporter à un soupçon (même une syllabe commune à deux noms différents suffisait à ma mémoire - comme à un électricien qui se contente du moindre corps bon conducteur - pour rétablir le contact entre Albertine et mon cœur) pour qu'il réveillât ce soupçon, pour être le mot de passe, le magnifique sésame entr'ouvrant la porte d'un passé dont on ne tenait plus compte parce que, ayant assez de le voir, à la lettre on ne le possédait plus; on avait été diminué de lui, on avait cru de par cette ablation sa propre personnalité changée en sa forme, comme une figure qui perdrait avec un angle un côté; certaines phrases par exemples où il y avait le nom d'une rue, d'une route, où Albertine avait pu se trouver, suffisaient pour incarner une jalousie virtuelle, inexistante, à la recherche d'un corps, d'une demeure, de quelque fixation matérielle, de quelque réalisation particulière. Souvent c'était tout simplement pendant mon sommeil que par ces "reprises", ces "da capo" du rêve qui tournent d'un seul coup plusieurs pages de la mémoire, plusieurs feuillets du calendrier, me ramenaient, me faisaient rétrograder à une impression douloureuse mais ancienne, qui depuis longtemps avait cédé la place à d'autres et qui redevenait présente. D'habitude, elle s'accompagnait de toute une mise en scène maladroite, mais saisissante qui, me faisant illusion, mettait sous mes yeux, faisait entendre à mes oreilles ce qui désormais datait de cette nuit-là. D'ailleurs dans l'histoire d'un amour et de ses luttes contre l'oubli, le rêve ne tient-il pas une place plus grande même que la veille, lui qui ne tient pas compte des divisions infinitésimales du temps, supprime les transitions, oppose les grands contrastes, défait en un instant le travail de consolation si lentement tissé pendant le jour et nous ménage, la nuit, une rencontre avec celle que nous aurions fini par oublier à condition toutefois de ne pas la revoir? Car quoi qu'on dise, nous pouvons avoir parfaitement en rêve l'impression que ce qui se passe est réel. Cela ne serait impossible que pour des raisons tirées de notre expérience qui à ce moment-là nous est cachée. De sorte que cette vie invraisemblable nous semble vraie. Parfois, par un défaut d'éclairage intérieur lequel, vicieux, faisait manquer la pièce, mes souvenirs bien mis en scène me donnant l'illusion de la vie, je croyais vraiment avoir donné rendez-vous à Albertine, la retrouver; mais alors je me sentais incapable de marcher vers elle, de proférer les mots que je voulais lui dire, de rallumer pour la voir le flambeau qui s'était éteint, impossibilités qui étaient simplement dans mon rêve l'immobilité, le mutisme, la cécité du dormeur - comme brusquement on voit dans la projection manquée d'une lanterne magique une grande ombre, qui devrait être cachée, effacer la silhouette des personnages et qui est celle de la lanterne elle-même, ou celle de l'opérateur. D'autres fois Albertine se trouvait dans mon rêve, et voulait de nouveau me quitter, sans que sa résolution parvînt à m'émouvoir. C'est que de ma mémoire avait pu filtrer dans l'obscurité de mon sommeil un rayon avertisseur et ce qui logé en Albertine ôtait à ses actes futurs, au départ qu'elle annonçait, toute importance, c'était l'idée qu'elle était morte. Souvent ce souvenir qu'Albertine était morte se combinait sans la détruire avec la sensation qu'elle était vivante. Je causais avec elle; pendant que je parlais, ma grand'mère allait et venait dans le fond de la chambre. Une partie de son menton était tombé en miettes comme un marbre rongé, mais je ne trouvais à cela rien d'extraordinaire. Je disais à Albertine que j'aurais des questions à lui poser relativement à l'établissement de douches de Balbec et à une certaine blanchisseuse de Touraine, mais je remettais cela à plus tard puisque nous avions tout le temps et que rien ne pressait plus. Elle me promettait qu'elle ne faisait rien de mal et qu'elle avait seulement la veille embrassé sur les lèvres Mlle Vinteuil. "Comment? elle est ici? - Oui, il est même temps que je vous quitte, car je dois aller la voir tout à l'heure." Et comme, depuis qu'Albertine était morte, je ne la tenais plus prisonnière chez moi comme dans les derniers temps de sa vie, sa visite à Mlle Vinteuil m'inquiétait. Je ne voulais pas le laisser voir. Albertine me disait qu'elle n'avait fait que l'embrasser, mais elle devait recommencer à mentir comme au temps où elle niait tout. Tout à l'heure elle ne se contenterait probablement pas d'embrasser Mlle Vinteuil. Sans doute à un certain point de vue j'avais tort de m'en inquiéter ainsi, puisque, à ce qu'on dit, les morts ne peuvent rien sentir, rien faire. On le dit, mais cela n'empêchait pas que ma grand'mère qui était morte continuait pourtant à vivre depuis plusieurs années, et en ce moment allait et venait dans la chambre. Et sans doute, une fois que j'étais réveillé, cette idée d'une morte qui continue à vivre aurait dû me devenir aussi impossible à comprendre qu'elle me l'est à expliquer. Mais je l'avais déjà formée tant de fois au cours de ces périodes passagères de folie que sont nos rêves, que j'avais fini par ma familiariser avec elle; la mémoire des rêves peut devenir durable, s'ils se répètent assez souvent. Et longtemps après mon rêve fini, je restais tourmenté de ce baiser qu'Albertine m'avait dit avoir donné en des paroles que je croyais entendre encore. Et en effet, elles avaient dû passer bien près de mes oreilles puisque c'était moi-même qui les avais prononcées. Toute la journée, je continuais à causer avec Albertine, je l'interrogeais, je lui pardonnais, je réparais l'oubli des choses que j'avais toujours voulu lui dire pendant sa vie. Et tout d'un coup j'étais effrayé de penser qu'à l'être invoqué par la mémoire à qui s'adressaient tous ces propos, aucune réalité ne correspondait plus, qu'étaient détruites les différentes parties du visage auxquelles la poussée continue de la volonté de vivre, aujourd'hui anéantie, avait seule donné l'unité d'une personne. D'autres fois, sans que j'eusse rêve, dès mon réveil, je sentais que le vent avait tourné en moi; il soufflait froid et continu d'une autre direction venue du fond du passé, me rapportant la sonnerie d'heures lointaines, des sifflements de départ que je n'entendais pas d'habitude. Un jour j'essayai de prendre un livre, un roman de Bergotte, que j'avais particulièrement aimé. Les personnages sympathiques m'y plaisaient beaucoup, et bien vite, repris par le charme du livre, je me mis à souhaiter comme un plaisir personnel que la femme méchante fût punie; mes yeux se mouillèrent quand le bonheur des fiancés fut assuré. "Mais alors, m'écriai-je avec désespoir, de ce que j'attache tant d'importance à ce qu'a pu faire Albertine, je ne peux pas conclure que sa personnalité est quelque chose de réel qui ne peut être aboli, que je la retrouverai un jour pareille au ciel, si j'appelle de tant de vœux, attends avec tant d'impatience, accueille avec tant de larmes le succès d'une personne qui n'a jamais existé que dans l'imagination de Bergotte, que je n'ai jamais vue, dont je suis libre de me figurer à mon gré le visage!" D'ailleurs, dans ce roman, il y avait des jeunes filles séduisantes, des correspondances amoureuses, des allées désertes où l'on se rencontre, cela me rappelait qu'on peut aimer clandestinement, cela réveillait ma jalousie, comme si Albertine avait encore pu se promener dans des allées désertes. Et il y était aussi question d'un homme qui revoit après cinquante ans une femme qu'il a aimée jeune, ne la reconnaît pas, s'ennuie auprès d'elle. Et cela me rappelait que l'amour ne dure pas toujours et me bouleversait comme si j'étais destiné à être séparé d'Albertine et à la retrouver avec indifférence dans mes vieux jours. Si j'apercevais une carte de France mes yeux effrayés s'arrangeaient à ne pas rencontrer la Touraine pour que je ne fusse pas jaloux, et, pour que je ne fusse pas malheureux, la Normandie où étaient marqués au moins Balbec et Doncières, entre lesquels je situais tous ces chemins que nous avions couverts tant de fois ensemble. Au milieu d'autres noms de villes ou de villages de France, noms qui n'étaient que visibles ou audibles, le nom de Tours par exemple semblait composé différemment, non plus d'images immatérielles, mais de substances vénéneuses qui agissaient de façon immédiate sur mon cœur dont elles accéléraient et rendaient douloureux les battements. Et si cette force s'étendait jusqu'à certains noms, devenus par elle si différents des autres, comment en restant plus près de moi, en me bornant à Albertine elle-même, pouvais-je m'étonner, qu'émanant d'une fille probablement pareille à toute autre, cette force irrésistible sur moi, et pour la production de laquelle n'importe quelle autre femme eût pu servir, eût été le résultat d'un enchevêtrement et de la mise en contact de rêves, de désirs, d'habitudes, de tendresses, avec l'interférence requise de souffrances et de plaisirs alternés? Et cela continuait après sa mort, la mémoire suffisant à entretenir la vie réelle, qui est mentale. Je me rappelais Albertine descendant de wagon et me disant qu'elle avait envie d'aller à Saint-Martin le Vêtu, et je la revoyais aussi avec son polo abaissé sur ses joues, je retrouvais des possibilités de bonheur, vers lesquelles je m'élançais me disant: "Nous aurions pu aller ensemble jusqu'à Incarville, jusqu'à Doncières." Il n'y avait pas une station près de Balbec où je ne la revisse, de sorte que cette terre, comme un pays mythologique conservé, me rendait vivantes et cruelles les légendes les plus anciennes, les plus charmantes, les plus effacées par ce qui avait suivi de mon amour. Ah! quelle souffrance s'il me fallait jamais coucher à nouveau dans ce lit de Balbec autour du cadre de cuivre duquel, comme autour d'un pivot immuable, d'une barre fixe, s'était déplacée, avait évolué ma vie, appuyant successivement à lui de gaies conversations avec ma grand'mère, l'horreur de sa mort, les douces caresses d'Albertine, la découverte de son vice, et maintenant une vie nouvelle où, apercevant les bibliothèques vitrées où se reflétait la mer, je savais qu'Albertine n'entrerait jamais plus! N'était-il pas, cet hôtel de Balbec, comme cet unique décor de maison des théâtres de province, où l'on joue depuis des années les pièces les plus différentes, qui a servi pour une comédie, pour une première tragédie, pour une deuxième, pour une pièce purement poétique, cet hôtel qui remontait déjà assez loin dans mon passé. Le fait que cette seule partie restât toujours la même, avec ses murs ses bibliothèques, sa glace, au cours de nouvelles époques de ma vie, me faisait mieux sentir que dans le total, c'était le reste, c'était moi-même qui avais changé, et me donnait ainsi cette impression que les mystères de la vie, de l'amour, de la mort, auxquels les enfants croient dans leur optimisme ne pas participer, ne sont pas des parties réservées, mais qu'on s'aperçoit avec une douloureuse fierté qu'ils ont fait corps au cours des années avec notre propre vie.

J'essayais parfois de prendre les journaux. Mais la lecture m'en était odieuse, et de plus elle n

Sans doute un fait comme celui des Buttes-Chaumont qui à l'époque m'avait paru futile, était en lui-même, contre Albertine, bien moins grave, moins décisif que l'histoire de la doucheuse ou de la blanchisseuse. Mais d'abord un souvenir qui vient fortuitement à nous trouve en nous une puissance intacte d'imaginer, c'est-à-dire dans ce cas de souffrir, que nous avons usée en partie quand c'est nous au contraire qui avons volontairement appliqué notre esprit à recréer un souvenir. Mais ces derniers (les souvenirs concernant la doucheuse et la blanchisseuse) toujours présents quoique obscurcis dans ma mémoire, comme ces meubles placés dans la pénombre d'une galerie et auxquels, sans les distinguer on évite pourtant de se cogner, je m'étais habitué à eux. Au contraire il y avait longtemps que je n'avais pensé aux Buttes-Chaumont, ou par exemple au regard d'Albertine dans la glace du casino de Balbec, ou au retard inexpliqué d'Albertine le soir où je l'avais tant attendue après la soirée Guermantes Voir Sodome et Gomorrhe, t. VIII, p. 18 et Sodome et Gomorrhe, t. VII, p. 134., à toutes ces parties de sa vie qui restaient hors de mon cœur et que j'aurais voulu connaître pour qu'elles pussent s'assimiler, s'annexer à lui, y rejoindre les souvenirs plus doux qu'y formaient une Albertine intérieure et vraiment possédée. Soulevant un coin du voile lourd de l'habitude (l'habitude abêtissante qui pendant tout le cours de notre vie nous cache à peu près tout l'univers, et dans une nuit profonde, sous leur étiquette inchangée, substitue aux poisons les plus dangereux ou les plus enivrants de la vie, quelque chose d'anodin qui ne procure pas de délices), un tel souvenir me revenait comme au premier jour avec cette fraîche et perçante nouveauté d'une saison reparaissante, d'un changement dans la routine de nos heures, qui, dans le domaine des plaisirs aussi, si nous montons en voiture par un premier beau jour de printemps, ou sortons de chez nous au lever du soleil, nous font remarquer nos action insignifiantes avec une exaltation lucide qui fait prévaloir cette intense minute sur le total des jours antérieurs. Je me retrouvais au sortir de la soirée chez la princesse de Guermantes attendant l'arrivée d'Albertine. Les jours anciens recouvrent peu à peu ceux qui les ont précédés, sont eux-mêmes ensevelis sous ceux qui les suivent. Mais chaque jour ancien est resté déposé en nous, comme dans une bibliothèque immense où il y a de plus vieux livres, un exemplaire que sans doute personne n'ira jamais demander. Pourtant que ce jour ancien, traversant la translucidité des époques suivantes, remonte à la surface et s'étende en nous qu'il couvre tout entier, alors pendant un moment, les noms reprennent leur ancienne signification, les êtres leur ancien visage, nous notre âme d'alors, et nous sentons, avec une souffrance vague mais devenue supportable et qui ne durera pas, les problèmes devenus depuis longtemps insolubles et qui nous angoissaient tant alors. Notre moi est fait de la superposition de nos états successifs. Mais cette superposition n'est pas immuable comme la stratification d'une montagne. Perpétuellement des soulèvements font affleurer à la surface des couches anciennes. Je me retrouvais après la soirée chez la princesse de Guermantes, attendant l'arrivée d'Albertine. Qu'avait-elle fait cette nuit-là? M'avait-elle trompé? Avec qui? Les révélations d'Aimé, même si je les acceptais, ne diminuaient en rien pour moi l'intérêt anxieux, désolé, de cette question inattendue, comme si chaque Albertine différente, chaque souvenir nouveau, posait un problème de jalousie particulier, auquel les solutions des autres ne pouvaient pas s'appliquer. Mais je n'aurais pas voulu savoir seulement avec quelle femme elle avait passé cette nuit là, mais quel plaisir particulier cela lui représentait, ce qui se passait à ce moment-là en elle. Quelquefois à Balbec Françoise était allée la chercher, m'avait dit l'avoir trouvée penchée à sa fenêtre, l'air inquiet, chercheur, comme si elle attendait quelqu'un. Mettons que j'apprisse que la jeune fille attendue était Andrée, quel était l'état d'esprit dans lequel Albertine l'attendait, cet état d'esprit caché derrière le regard inquiet et chercheur? Ce goût, quelle importance avait-il pour Albertine? quelle place tenait-il dans ses préoccupations? Hélas, en me rappelant mes propres agitations, chaque fois que j'avais remarqué une jeune fille qui me plaisait, quelquefois seulement quand j'avais entendu parler d'elle sans l'avoir vue, mon souci de me faire beau, d'être avantagé, mes sueurs froides, je n'avais pour me torturer qu'à imaginer ce même voluptueux émoi chez Albertine. Et déjà c'était assez pour me torturer, pour me dire qu'à côté de cela des conversations sérieuses avec moi sur Stendhal et Victor Hugo avaient dû bien peu peser pour elle, pour sentir son cœur attiré vers d'autres êtres, se détacher du mien, s'incarner ailleurs. Mais l'importance même que ce désir devait avoir pour elle et les réserves qui se formaient autour de lui ne pouvaient pas me révéler ce que, qualitativement, il était, bien plus, comment elle le qualifiait quand elle s'en parlait à elle-même. Dans la souffrance physique au moins nous n'avons pas à choisir nous-mêmes notre douleur. La maladie la détermine et nous l'impose. Mais dans la jalousie il nous faut essayer en quelque sorte des souffrances de tout genre et de toute grandeur, avant de nous arrêter à celle qui nous paraît pouvoir convenir. Et quelle difficulté plus grande, quand il s'agit d'une souffrance comme de sentir celle qu'on aimait éprouvant du plaisir avec des êtres différents de nous qui lui donnent des sensations que nous ne sommes pas capables de lui donner, ou qui du moins par leur configuration, leur aspect, leurs façons, lui représentent tout autre chose que nous. Ah! qu'Albertine n'avait-elle aimé Saint-Loup! comme il me semble que j'eusse moins souffert! Certes nous ignorons la sensibilité particulière de chaque être, mais d'habitude nous ne savons même pas que nous l'ignorons, car cette sensibilité des autres nous est indifférente. Pour ce qui concernait Albertine, mon malheur ou mon bonheur eût dépendu de ce qu'était cette sensibilité; je savais bien qu'elle m'était inconnue, et qu'elle me fût inconnue m'était déjà une douleur. Les désirs, les plaisirs inconnus que ressentait Albertine, une fois j'eus l'illusion de les voir quand quelque temps après la mort d'Albertine, Andrée vint chez moi. Pour la première fois elle me semblait belle, je me disais que ces cheveux presque crêpus, ces yeux sombres et cernés, c'était sans doute ce qu'Albertine avait tant aimé, la matérialisation devant moi de ce qu'elle portait dans sa rêverie amoureuse, de ce qu'elle voyait par les regards anticipateurs du désir le jour où elle avait voulu si précipitamment revenir de Balbec.

Comme une sombre fleur i

Du vivant d'Albertine, je n'eusse pas osé demander à Andrée des confidences sur le caractère de leur amitié entre elles et avec l'amie de Mlle Vinteuil, n'étant pas certain sur la fin qu'Andrée ne répétât pas à Albertine tout ce que je lui disais. Maintenant un tel interrogatoire, même s'il devait être sans résultat, serait au moins sans danger. Je parlai à Andrée non sur un ton interrogatif mais comme si je l'avais su de tout temps, peut-être par Albertine, du goût qu'elle-même Andrée avait pour les femmes et de ses propres relations avec Mlle Vinteuil. Elle avoua tout cela sans aucune difficulté, en souriant. De cet aveu, je pouvais tirer de cruelles conséquences; d'abord parce qu'Andrée, si affectueuse et coquette avec bien des jeunes gens à Balbec, n'aurait donné lieu pour personne à la supposition d'habitudes qu'elle ne niait nullement, de sorte que par voie d'analogie, en découvrant cette Andrée nouvelle, je pouvais penser qu'Albertine les eût confessées avec la même facilité à tout autre qu'à moi qu'elle sentait jaloux. Mais d'autre part, Andrée ayant été la meilleure amie d'Albertine, et celle pour laquelle celle-ci était probablement revenue exprès de Balbec, maintenant qu'Andrée avait ces goûts, la conclusion qui devait s'imposer à mon esprit était qu'Albertine et Andrée avaient toujours eu des relations ensemble. Certes, comme en présence d'une personne étrangère on n'ose pas toujours prendre connaissance du présent qu'elle vous remet, et dont on ne défera l'enveloppe que quand ce donataire sera parti, tant qu'Andrée fut là je ne rentrai pas en moi-même pour y examiner la douleur qu'elle m'apportait, et que je sentais bien causer déjà à mes serviteurs physiques, les nerfs, le cœur, de grands troubles dont par bonne éducation je feignais de ne pas m'apercevoir, parlant au contraire le plus gracieusement du monde avec la jeune fille que j'avais pour hôte sans détourner mes regards vers ces incidents intérieurs. Il me fut particulièrement pénible d'entendre Andrée me dire en parlant d'Albertine: "Ah! oui, elle aimait bien qu'on alla se promener dans la vallée de Chevreuse." A l'univers vague et inexistant où se passaient les promenades d'Albertine et d'Andrée, il me semblait que celle-ci venait par une création postérieure et diabolique d'ajouter une vallée maudite. Je sentais qu'Andrée allait me dire tout ce qu'elle faisait avec Albertine, et, tout en essayant par politesse, par habileté, par amour-propre, peut-être par reconnaissance, de me montrer de plus en plus affectueux, tandis que l'espace que j'avais pu concéder encore à l'innocence d'Albertine se rétrécissait de plus en plus, il me semblait m'apercevoir que malgré mes efforts, je gardais l'aspect figé d'un animal autour duquel un cercle progressivement resserré est lentement décrit par l'oiseau fascinateur qui ne se presse pas parce qu'il est sûr d'atteindre quand il le voudra la victime qui ne lui échappera plus. Je la regardais pourtant, et avec ce qui reste d'enjouement, de naturel et d'assurance aux personnes qui veulent faire semblant de ne pas craindre qu'on les hypnotise en les fixant, je dis à Andrée cette phrase incidente: "Je ne vous en avais jamais parlé de peur de vous fâcher, mais maintenant qu'il nous est doux de parler d'elle, je puis bien vous dire que je savais depuis bien longtemps les relations de ce genre que vous aviez avec Albertine. D'ailleurs cela vous fera plaisir quoique vous le sachiez déjà; Albertine vous adorait. "Je dis à Andrée que c'eût été une grande curiosité pour moi si elle avait voulu me laisser la voir, même simplement en se bornant à des caresses qui ne la gênassent pas trop devant moi, faire cela avec celles des amies d'Albertine qui avaient ces goûts, et je nommai Rosemonde, Berthe, toutes les amies d'Albertine, pour savoir. "Outre que pour rien au monde je ne ferais ce que vous dites devant vous, me répondit Andrée, je ne crois pas qu'aucune de celles que vous dites ait ces goûts." Me rapprochant malgré moi du monstre qui m'attirait, je répondis: "Comment! vous n'allez pas me faire croire que de toute votre bande il n'y avait qu'Albertine avec qui vous fissiez cela! - Mais je ne l'ai jamais fait avec Albertine. - Voyons, ma petite Andrée, pourquoi nier des choses que je sais depuis au moins trois ans, je n'y trouve rien de mal, au contraire. Justement à propos du soir où elle voulait tant aller le lendemain avec vous chez Mme Verdurin, vous vous souvenez peut-être..." Avant que j'eusse terminé ma phrase, je vis dans les yeux d'Andrée, qu'il faisait pointus comme ces pierres qu'à cause de cela les joailliers ont de la peine à employer, passer un regard préoccupé, comme ces têtes de privilégiés qui soulèvent un coin du rideau avant qu'une pièce soit commencée et qui se sauvent aussitôt pour ne pas être aperçus. Ce regard inquiet disparut, tout était rentré dans l'ordre, mais je sentais que tout ce que je verrais maintenant ne serait plus qu'arrangé facticement pour moi. A ce moment je m'aperçus dans la glace; je fus frappé d'une certaine ressemblance entre moi et Andrée. Si je n'avais pas cessé depuis longtemps de me raser et que je n'eusse eu qu'une ombre de moustache, cette ressemblance eût été presque complète. C'était peut-être en regardant, à Balbec, ma moustache qui repoussait à peine, qu'Albertine avait subitement eu ce désir impatient, furieux de revenir à Paris. "Mais je ne peux pourtant pas dire ce qui n'est pas vrai, pour la simple raison que vous ne le trouveriez pas mal. Je vous jure que je n'ai jamais rien fait avec Albertine, et j'ai la conviction qu'elle détestait ces choses-là. Les gens qui vous ont dit cela vous ont menti, peut-être dans un but intéressé", me dit-elle d'un air interrogateur et méfiant. "Enfin soit, puisque vous ne voulez pas me le dire", répondis-je. Je préférais avoir l'air de ne pas vouloir donner une preuve que je ne possédais pas. Pourtant je prononçai vaguement et à tout hasard le nom des Buttes-Chaumont." J'ai pu aller aux Buttes-Chaumont avec Albertine, mais est-ce un endroit qui a quelque chose de particulièrement mal?" Je lui demandai si elle ne pourrait pas en parler à Gisèle qui à une certaine époque avait intimement connu Albertine. Mais Andrée me déclara qu'après une infamie que venait de lui faire dernièrement Gisèle, lui demander un service était la seule chose qu'elle refuserait toujours de faire pour moi. "Si vous la voyez, ajouta-t-elle, ne lui dites pas ce que je vous ai dit d'elle, inutile de m'en faire une ennemie. Elle sait ce que je pense d'elle, mais j'ai toujours mieux aimé éviter avec elle les brouilles violentes qui n'amènent que des raccommodements. Et puis elle est dangereuse. Mais vous comprenez que quand on a lu la lettre que j'ai eue il y a huit jours sous les yeux et où elle mentait avec une telle perfidie, rien, même les plus belles actions du monde, ne peut effacer le souvenir de cela." En somme si Andrée ayant ces goûts au point de ne s'en cacher nullement, et Albertine ayant eu pour elle la grande affection que très certainement elle avait, malgré cela Andrée n'avait jamais eu de relations charnelles avec Albertine et avait toujours ignoré qu'Albertine eût de tels goûts, c'est qu'Albertine ne les avait pas, et n'avait eu avec personne, les relations que plus qu'avec aucune autre elle aurait eues avec Andrée. Aussi quand Andrée fut partie, je m'aperçus que son affirmation si nette m'avait apporté du calme. Mais peut-être était-elle dictée par le devoir, auquel Andrée se croyait obligée envers la morte dont le souvenir existait encore en elle, de ne pas laisser croire ce qu'Albertine lui avait sans doute, pendant sa vie, demandé de nier.

Les romanciers prétendent souvent dans une introduction qu'en voyageant dans un pays ils ont rencontré quelqu'un qui leur a raconté la vie d'une personne. Ils laissent alors la parole à cet ami de rencontre, et le récit qu'il leur fait, c'

Associées maintenant au souvenir de mon amour, les particularités physiques et sociales d'Albertine, malgré lesquelles je l'avais aimée, orientaient au contraire mon désir vers ce qu'il eût autrefois le moins naturellement choisi: des brunes de la petite bourgeoisie. Certes ce qui commençait partiellement à renaître en moi, c'était cet immense désir que mon amour pour Albertine n'avait pu assouvir, cet immense désir de connaître la vie que j'éprouvais autrefois sur les routes de Balbec, dans les rues de Paris, ce désir qui m'avait fait tant souffrir quand, supposant qu'il existait aussi au cœur d'Albertine, j'avais voulu la priver des moyens de le contenter avec d'autres que moi. Maintenant que je pouvais supporter l'idée de son désir, comme cette idée était aussitôt éveillée par le mien, ces deux immenses appétits coïncidaient, j'aurais voulu que nous pussions nous y livrer ensemble, je me disais: cette fille lui aurait plu, et par ce brusque détour pensant à elle et à sa mort, je me sentais trop triste pour pouvoir poursuivre plus loin mon désir. Comme autrefois le côté de Méséglise et celui de Guermantes avaient établi les assises de mon goût pour la campagne et m'eussent empêché de trouver un charme profond dans un pays où il n'y aurait pas eu de vieille église, de bleuets, de boutons d'or, c'est de même en les rattachant en moi à un passé plein de charme que mon amour pour Albertine me faisait exclusivement rechercher un certain genre de femmes; je recommençais, comme avant de l'aimer, à avoir besoin d'harmoniques d'elle qui fussent interchangeables avec mon souvenir devenu peu à peu moins exclusif. Je n'aurais pu me plaire maintenant auprès d'une blonde et fière duchesse, parce qu'elle n'eût éveillé en moi aucune des émotions qui partaient d'Albertine, de mon désir d'elle, de la jalousie que j'avais eue de ses amours, de mes souffrances, de sa mort. Car nos sensations pour être fortes ont besoin de déclencher en nous quelque chose de différent d'elles, un sentiment, qui ne pourra pas trouver dans le plaisir de satisfaction mais qui s'ajoute au désir, l'enfle, le fait s'accrocher désespérément au plaisir. Au fur et à mesure que l'amour qu'avait éprouvé Albertine pour certaines femmes ne me faisait plus souffrir, il rattachait ces femmes à mon passé, leur donnait quelque chose de plus réel, comme aux boutons d'or, aux aubépines le souvenir de Combray donnait plus de réalité qu'aux fleurs nouvelles. Même d'Andrée, je ne me disais plus avec rage: "Albertine l'aimait", mais au contraire pour m'expliquer à moi-même mon désir, d'un air attendri: "Albertine l'aimait bien." Je comprenais maintenant les veufs qu'on croit consolés et qui prouvent au contraire qu'ils sont inconsolables, parce qu'ils se remarient avec leur belle-sœur. Ainsi mon amour finissant semblait rendre possible pour moi de nouvelles amours, et Albertine, comme ces femmes longtemps aimées pour elles-mêmes qui plus tard sentant le goût de leur amant s'affaiblir conservent leur pouvoir en se contentant du rôle d'entremetteuses, parait pour moi, comme la Pompadour pour Louis XV, de nouvelles fillettes. Même autrefois, mon temps était divisé par périodes où je désirais telle femme, ou telle autre. Quand les plaisirs violents donnés par l'une étaient apaisés, je souhaitais celle qui donnait une tendresse presque pure jusqu'à ce que le besoin de caresses plus savantes ramenât le désir de la première. Maintenant ces alternances avaient pris fin, ou du moins l'une des périodes se prolongeait indéfiniment. Ce que j'aurais voulu, c'est que la nouvelle venue vînt habiter chez moi, et me donnât le soir avant de me quitter un baiser familial de sœur. De sorte que j'aurais pu croire - si je n'avais fait l'expérience de la présence insupportable d'une autre - que je regrettais plus un baiser que certaines lèvres, un plaisir qu'un amour, une habitude qu'une personne. J'aurais voulu aussi que les nouvelles venues pussent me jouer du Vinteuil comme Albertine, parler comme elle avec moi d'Elstir. Tout cela était impossible. Leur amour ne vaudrait pas le sien, pensais-je, soit qu'un amour auquel s'annexaient tous ces épisodes, des visites aux musées, des soirées au concert, toute une vie compliquée qui permet des correspondances, des conversations, un flirt préliminaire aux relations elles-mêmes, une amitié grave après, possède plus de ressources qu'un amour pour une femme qui ne sait que se donner, comme un orchestre plus qu'un piano, soit que plus profondément, mon besoin du même genre de tendresse que me donnait Albertine, la tendresse d'une fille assez cultivée et qui fût en même temps une sœur, ne fût - comme le besoin de femmes du même milieu qu'Albertine - qu'une reviviscence du souvenir d'Albertine, du souvenir de mon amour pour elle. Et une fois de plus j'éprouvais d'abord que le souvenir n'est pas inventif, qu'il est impuissant à désirer rien d'autre, même rien de mieux que ce que nous avons possédé, ensuite qu'il est spirituel de sorte que la réalité ne peut lui fournir l'état qu'il cherche, enfin que, s'appliquant à une personne morte, la renaissance qu'il incarne est moins celle du besoin d'aimer auquel il fait croire que celle du besoin de l'absente. De sorte que même la ressemblance de la femme que j'avais choisie avec Albertine, la ressemblance, si j'arrivais à l'obtenir, de sa tendresse avec celle d'Albertine, ne me faisaient que mieux sentir l'absence de ce que j'avais sans le savoir cherché de ce qui était indispensable pour que renaquît mon bonheur, c'est-à-dire Albertine elle-même, le temps que nous avions vécu ensemble, le passé à la recherche duquel j'étais sans le savoir. Certes, par les jours clairs, Paris m'apparaissait innombrablement fleuri de toutes les fillettes, non que je désirais, mais qui plongeaient leurs racines dans l'obscurité du désir et des soirées inconnues d'Albertine. C'était telle de celles dont elle m'avait dit tout au début quand elle ne se méfiait pas de moi: "Elle est ravissante cette petite, comme elle a de jolis cheveux." Toutes les curiosités que j'avais eues autrefois de sa vie quand je ne la connaissais encore que de vue, et d'autre part tous mes désirs de la vie se confondaient en cette seule curiosité, voir Albertine avec d'autres femmes, peut-être parce qu'ainsi, elles parties, je serais resté seul avec elle, le dernier et le maître. Et en voyant ses hésitations, son incertitude en se demandant s'il valait la peine de passer la soirée avec telle ou telle, sa satiété quand l'autre était partie, peut-être sa déception, j'eusse éclairé, j'eusse ramené à de justes proportions la jalousie que m'inspirait Albertine, parce que la voyant ainsi les éprouver, j'aurais pris la mesure et découvert la limite de ses plaisirs. De combien de plaisirs, de quelle douce vie elle nous a privés, me disais-je, par cette farouche obstination à nier son goût! Et comme une fois de plus je cherchais quelle avait pu être la raison de cette obstination, tout d'un coup le souvenir me revint d'une phrase que je lui avais dite à Balbec le jour où elle m'avait donné un crayon. Comme je lui reprochais de ne pas m'avoir laissé l'embrasser, je lui avais dit que je trouvais cela aussi naturel que je trouvais ignoble qu'une femme eût des relations avec une autre femme. Hélas, peut-être Albertine s'était-elle toujours rappelé cette phrase imprudente.

Je ramenais avec moi les filles qui

CHAPITRE II

Mademoiselle de Forcheville

Ce n'était pas que je n'aimasse encore Albertine, mais déjà pas de la même façon que les derniers temps. Non, c'était à la façon des temps plus anciens où tout ce qui se rattachait à elle, li

Parfois la lecture d'un roman un peu triste me ramenait brusquement en arrière, car certains romans sont comme de grands deuils momentanés, abolissent l'habitude, nous remettent en contact avec la réalité de la vie, mais pour quelques heures seulement, comme un cauchemar, puisque les forces de l'habitude, l'oubli qu'elles produisent, la gaîté qu'elles ramènent par l'impuissance du cerveau à lutter contre elles et à recréer le vrai, l'emportent infiniment sur la suggestion presque hypnotique d'un beau livre qui, comme toutes les suggestions, a des effets très courts.

Et pourtant, si l'on ne peut pas, avant de revenir à l'indifférence d'où on était parti, se dispenser de couvrir en sens inverse les distances qu'on avait franchies pour arriver à l'amou

La première de ces étapes commença au début de l'hiver, un beau dimanche de Toussaint où j'étais sorti. Tout en approchant du Bois, je me rappelais avec tristesse le retour d'Albertine venant me chercher du Trocadéro, car c'était la même journée, mais sans Albertine. Avec tristesse et pourtant non sans plaisir tout de même, car la reprise en mineur sur un ton désolé du même motif qui avait empli ma journée d'autrefois, l'absence même de ce téléphonage de Françoise, de cette arrivée d'Albertine qui n'était pas quelque chose de négatif, mais la suppression dans la réalité de ce que je me rappelais et qui donnait à la journée quelque chose de douloureux, en faisait quelque chose de plus beau qu'une journée unie et simple parce que ce qui n'y était plus, ce qui en avait été arraché, y restait imprimé comme en creux. Au Bois, je fredonnais des phrases de la sonate de Vinteuil. Je ne souffrais plus beaucoup de penser qu'Albertine me l'avait jouée, car presque tous mes souvenirs d'elle étaient entrés dans ce second état chimique où ils ne causent plus d'anxieuse oppression au cœur, mais de la douceur. Par moment, dans les passages qu'elle jouait le plus souvent, où elle avait l'habitude de faire telle réflexion qui me paraissait alors charmante, de suggérer telle réminiscence, je me disais: "Pauvre petite", mais sans tristesse, en ajoutant seulement au passage musical une valeur de plus, une valeur en quelque sorte historique et de curiosité comme celle que le portrait de Charles Ier par Van Dyck, déjà si beau par lui-même, acquiert encore du fait qu'il est entré dans les collections nationales par la volonté de Mme du Barry d'impressionner le Roi (La comtesse du Barry (1743 - 1793), maîtresse de Louis XV. Charles Ier, dont Van Dyck fit un portrait célèbre, avait été exécuté par Cromwell.). Quand la petite phrase, avant de disparaître tout à fait, se défit en ses divers éléments où elle flotta encore un instant éparpillée, ce ne fut pas pour moi comme pour Swann une messagère d'Albertine qui disparaissait. Ce n'était pas tout à fait les mêmes associations d'idées chez moi que chez Swann que la petite phrase avait éveillées. J'avais été surtout sensible à l'élaboration, aux essais, aux reprises, au "devenir" d'une phrase qui se faisait durant la sonate comme cet amour s'était fait durant ma vie. Et maintenant sachant combien chaque jour un élément de plus de mon amour s'en allait, le côté jalousie, puis tel autre, revenant en somme peu à peu dans un vague souvenir à la faible amorce du début, c'était mon amour qu'il me semblait, en la petite phrase éparpillée, voir se désagréger devant moi.

Comme je suivais les allées séparées d'un sous-bois, tendues d'une gaze chaque jour amincie, le souvenir d'une promenade où Albertine était à côté de moi dans la voiture

D'ailleurs à Balbec, quand j'avais désiré connaître Albertine la première fois, n'était-ce pas parce qu'elle m'avait semblé représentative de ces jeunes filles dont la vue m'avait si souvent arrêté dans les rues, sur les routes et que pour moi elle pouvait résumer leur vie. Et n'était-il pas naturel que maintenant l'étoile finissante de mon amour dans lequel elles s'étaient condensées se dispersât de nouveau en cette poussière disséminée de nébuleuses? Toutes me semblaient des Albertine - l'image que je portais en moi me la faisant retrouver partout, - et même, au détour d'une allée, l'une d'elles qui remontait dans une automobile me la rappela tellement, était si exactement de la même corpulence, que je me demandai un instant si ce n'était pas elle que je venais de voir, si on ne m'avait pas trompé en me faisant le récit de sa mort. Je la revoyais ainsi dans un angle d'allée, peut-être à Balbec, remontant en voiture de la même manière, alors qu'elle avait tant confiance dans la vie. Et l'acte de cette jeune fille de remonter en automobile, je ne le constatais pas seulement avec mes yeux, comme la superficielle apparence qui se déroule si souvent au cours d'une promenade; devenu une sorte d'acte durable, il me semblait s'étendre aussi dans le passé par ce côté qui venait de lui être surajouté et qui s'appuyait si voluptueusement, si tristement contre mon cœur. Mais déjà la jeune fille avait disparu.

Un peu plus loin je vis un groupe de trois jeunes filles un peu plus âgées, peut-être des jeunes femm

Dès lors je ne pouvais plus croire à une homonymie. Le hasard eût été trop grand que sur ces trois jeunes filles l'une s'appelât Mlle d'Éporcheville, que ce fût justement (ce qui était la première vérification typique de ma supposition) celle qui m'avait regardé de cette façon, presque en me souriant, et que ce ne fût pas celle qui allait dans les maisons de passe.

Alors commença une journée d'une folle agitation. Avant même de partir acheter tout ce que je croyais propre à me parer pour produire un

Un instant avant que Françoise m'apportât la dépêche, ma mère était entrée dans ma chambre avec le courrier, l'avait posé sur mon lit avec négligence, en ayant l'air de penser à autre chose. Et se retirant aussitôt pour me laisser seul, elle avait souri en partant. Et moi, connaissant les ruses de ma chère maman et sachant qu'on pouvait toujours lire dans son visage, sans crainte de se tromper, si l'on prenait comme clef le désir de faire plaisir aux autres, je souris et pensai: "Il y a quelque chose d'intéressant pour moi dans le courrier, et maman a affecté cet air indifférent et distrait pour que ma surprise soit complète et pour ne pas faire comme les gens qui vous ôtent la moitié de votre plaisir en vous l'annonçant. Et elle n'est pas restée là parce qu'elle a craint que par amour-propre je dissimule le plaisir que j'aurais et ainsi le ressente moins vivement". Cependant en allant vers la porte pour sortir, elle avait rencontré Françoise qui entrait chez moi, la dépêche à la main. Dès qu'elle me l'eut donnée, ma mère avait forcé Françoise à rebrousser chemin et l'avait entraînée dehors, effarouchée, offensée et surprise. Car Françoise considérait que sa charge comportait le privilège de pénétrer à toute heure dans ma chambre et d'y rester s'il lui plaisait. Mais déjà, sur son visage, l'étonnement et la colère avaient disparu sous le sourire noirâtre et gluant d'une pitié transcendante et d'une ironie philosophique, liqueur visqueuse que secrétait, pour guérir sa blessure, son amour-propre lésé. Pour ne pas se sentir méprisée, elle nous méprisait. Aussi bien pensait-elle que nous étions des maîtres, c'est-à-dire des êtres capricieux, qui ne brillent pas par l'intelligence et qui trouvent leur plaisir à imposer par la peur à des personnes spirituelles, à des domestiques, pour bien montrer qu'ils sont les maîtres, des devoirs absurdes comme de faire bouillir l'eau en temps d'épidémie, de balayer ma chambre avec un linge mouillé, et d'en sortir au moment où on avait justement l'intention d'y rester. Maman avait posé le courrier tout près de moi, pour qu'il ne pût pas m'échapper. Mais je sentis que ce n'étaient que des journaux. Sans doute y avait-il quelque article d'un écrivain que j'aimais et qui, écrivant rarement, serait pour moi une surprise. J'allai à la fenêtre, j'écartai les rideaux. Au-dessus du jour blême et brumeux, le ciel était tout rose comme à cette heure dans les cuisines les fourneaux qu'on allume, et cette vue me remplit d'espérance et du désir de passer la nuit et de m'éveiller à la petite station campagnarde où j'avais vu la laitière aux joues roses Voir A l'ombre des jeunes filles en fleurs, t. III, 207..

Pendant ce temps-là j'entendais Françoise qui, indignée qu'on l'eût chassée de ma chambre où elle considérait qu'elle avait

J'ouvris le Figaro. Sur la scène de découverte de l'article, (voir Contre Sainte-Beuve, Paris, Folio-Essais, 1993, p. 84-94.) Quel ennui! Justement le premier article avait le même titre que celui que j'avais envoyé et qui n'avait pas paru, mais pas seulement le même titre, ... voici quelques mots absolument pareils. Cela, c'était trop fort. J'enverrais une protestation. Mais ce n'étaient pas que quelques mots, c'était tout, c'était ma signature. C'était mon article qui avait enfin paru! Mais ma pensée qui, déjà à cette époque, avait commencé à vieillir et à se fatiguer un peu, continua un instant encore à raisonner comme si elle n'avait pas compris que c'était mon article, comme ces vieillards qui sont obligés de terminer jusqu'au bout un mouvement commencé même s'il est devenu inutile, même si un obstacle imprévu, devant lequel il faudrait se retirer immédiatement le rend dangereux. Puis je considérai le pain spirituel qu'est un journal encore chaud et humide de la presse récente dans le brouillard du matin où on le distribue, dès l'aurore, aux bonnes qui l'apportent à leurs maîtres avec le café au lait, pain miraculeux, multipliable, qui est à la fois un et dix mille, qui reste le même pour chacun tout en pénétrant innombrable à la fois dans toutes les maisons.

Ce que je tenais en main, ce n'est pas un certain exemplaire du journal, c'est l'un quelconque des dix mille, ce n'est pas seulement ce qui a été écrit pour moi, c'est ce qui a été écrit pour moi et pour tous. Pour apprécier exactement le

Je voyais ainsi à cette même heure, pour tant de gens, ma pensée, ou même à défaut de ma pensée pour ceux qui ne pouvaient la comprendre la répétition de mon nom et comme une évocation embellie de ma personne, briller sur eux, en une aurore qui me remplissait de plus de force et de joie triomphante que l'aurore innombrable qui en même temps se montrait rose à toutes les fenêtres.

Je voyais Bloch, M. de Guermantes, Legrandin, tirer chacun à son tour de chaque phrase les images qu'il y enferme; au mom

A peine eus-je fini cette lecture réconfortante, que moi qui n'avais pas eu le courage de relire mon manuscrit, je souhaitai de la recommencer immédiatement, car il n'y a rien comme un vieil article de soi dont on puisse mieux dire que "quand on l'a lu on peut le relire". Je me promis d'en faire acheter d'autres exemplaires par Françoise, pour donner à des amis, lui dirais-je, en réalité pour toucher du doigt le miracle de la multiplication de ma pensée et lire, comme si j'étais un autre Monsieur qui vient d'ouvrir le Figaro, dans un autre numéro les mêmes phrases. Il y avait justement un temps infini que je n'avais vu les Guermantes, je devais leur faire le lendemain, cette visite que j'avais projetée avec tant d'agitation afin de rencontrer Mlle d'Éporcheville, lorsque je télégraphiais à St -Loup. Je me rendrais compte par eux de l'opinion qu'on avait de mon article. Je pensais à telle lectrice dans la chambre de qui j'eusse tant aimé pénétrer et à qui le journal apporterait sinon ma pensée, qu'elle ne pourrait comprendre, du moins mon nom, comme une louange de moi. Mais les louanges décernées à ce qu'on n'aime pas n'enchantent pas plus le cœur, que les pensées d'un esprit qu'on ne peut pénétrer n'atteignent l'esprit. Pour d'autres amis, je me disais que si l'état de ma santé continuait à s'aggraver et si je ne pouvais plus les voir, il serait agréable de continuer à écrire pour avoir encore par là accès auprès d'eux, pour leur parler entre les lignes, les faire penser à mon gré, leur plaire, être reçu dans leur cœur. Je me disais cela parce que les relations mondaines ayant eu jusqu'ici une place dans ma vie quotidienne, un avenir où elles ne figureraient plus m'effrayait et que cet expédient qui me permettrait de retenir sur moi l'attention de mes amis, peut-être d'exciter leur admiration, jusqu'au jour où je serais assez bien pour recommencer à les voir, me consolait. Je me disais cela, mais je sentais bien que ce n'était pas vrai, que si j'aimais à me figurer leur attention comme l'objet de mon plaisir, ce plaisir était un plaisir intérieur, spirituel, ultime, qu'eux ne pouvaient me donner, et que je pouvais trouver non en causant avec eux, mais en écrivant loin d'eux, et que, si je commençais à écrire pour les voir indirectement, pour qu'ils eussent une meilleure idée de moi, pour me préparer une meilleure situation dans le monde, peut-être écrire m'ôterait l'envie de les voir, et que la situation que la littérature m'aurait peut-être faite dans le monde, je n'aurais plus envie d'en jouir, car mon plaisir ne serait plus dans le monde, mais dans la littérature.

Après le déjeuner, quand j'allai chez Mme de Guermantes, ce fut moins pour Mlle d'Éporcheville qui avait perdu, du fait de la dépêche de Saint-Loup, le meilleur de sa personnalité que p

En entrant dans le salon, je vis la jeune fille blonde que j'avais crue pendant vingt-quatre heures être celle dont Saint-Loup m'avait parlé. Ce fut elle-même qui demanda à la duchesse de me "représenter" à elle. Et en effet, depuis que j'étais entré, j'avais une impression de très bien la connaître, mais que dissipa la duchesse en me disant: "Ah! vous avez déjà rencontré Mlle de Forcheville." Or, au contraire, j'étais certain de n'avoir jamais été présenté à aucune jeune fille de ce nom, lequel m'eût certainement frappé, tant il était familier à ma mémoire depuis qu'on m'avait fait un récit rétrospectif des amours d'Odette et de la jalousie de Swann. En soi ma double erreur de nom, de m'être rappelé de l'Orgeville comme étant d'Éporcheville et d'avoir reconstitué en Éporcheville ce qui était en réalité Forcheville n'avait rien d'extraordinaire. Notre tort est de croire que les choses se présentent habituellement telles qu'elles sont en réalité, les noms tels qu'ils sont écrits, les gens tels que la photographie et la psychologie donnent d'eux une notion immobile. En fait ce n'est pas du tout cela que nous percevons d'habitude. Nous voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers. Nous répétons un nom tel que nous l'avons entendu jusqu'à ce que l'expérience ait rectifié notre erreur, ce qui n'arrive pas toujours. Tout le monde à Combray parla pendant vingt-cinq ans à Françoise de Mme Sazerat et Françoise continua à dire Mme Sazerin, non par cette volontaire et orgueilleuse persévérance dans ses erreurs qui était habituelle chez elle, se renforçait de notre contradiction et était tout ce qu'elle avait ajouté chez elle à la France de Saint-André-des-Champs (des principes égalitaires de 1789, elle ne réclamait qu'un droit du citoyen, celui de ne pas prononcer comme nous et de maintenir qu'hôtel, été et air étaient du genre féminin), mais parce qu'en réalité elle continua toujours d'entendre Sazerin. Cette perpétuelle erreur qui est précisément la "vie", ne donne pas ses mille formes seulement à l'univers visible et à l'univers audible, mais à l'univers social, à l'univers sentimental, à l'univers historique, etc. La Princesse de Luxembourg n'a qu'une situation de cocotte pour la femme du Premier Président, ce qui du reste est de peu de conséquence; ce qui en a un peu plus, Odette est une femme difficile pour Swann, d'où il bâtit tout un roman qui ne devient que plus douloureux quand il comprend son erreur; ce qui en a encore davantage, les Français ne rêvent que la revanche aux yeux des Allemands. Nous n'avons de l'univers que des visions informes, fragmentées et que nous complétons par des associations d'idées arbitraires, créatrices de dangereuses suggestions. Je n'aurais donc pas eu lieu d'être étonné en entendant le nom de Forcheville (et déjà je me demandais si c'était une parente du Forcheville dont j'avais tant entendu parler) si la jeune fille blonde ne m'avait dit aussitôt, désireuse sans doute de prévenir avec tact des questions qui lui eussent été désagréables: "Vous ne vous souvenez pas que vous m'avez beaucoup connue autrefois, ... vous veniez à la maison, ... votre amie Gilberte. J'ai bien vu que vous ne me reconnaissiez pas. Moi je vous ai bien reconnu tout de suite." (Elle dit cela comme si elle m'avait reconnu tout de suite dans le salon, mais la vérité est qu'elle m'avait reconnu dans la rue et m'avait dit bonjour, et plus tard Mme de Guermantes me dit qu'elle lui avait raconté comme une chose très drôle et extraordinaire que je l'avais suivie et frôlée, la prenant pour une cocotte). Je ne sus qu'après son départ pourquoi elle s'appelait Mlle de Forcheville. Après la mort de Swann, Odette qui étonna tout le monde par une douleur profonde, prolongée et sincère, se trouvait être une veuve très riche. Forcheville l'épousa, après avoir entrepris une longue tournée de châteaux et s'être assuré que sa famille recevrait sa femme. (Cette famille fit quelques difficultés, mais céda devant l'intérêt de ne plus avoir à subvenir aux dépenses d'un parent besogneux qui allait passer d'une quasi-misère à l'opulence.) Peu après un oncle de Swann, sur la tête duquel la disparition successive de nombreux parents avait accumulé un énorme héritage, mourut, laissant toute cette fortune à Gilberte qui devenait ainsi une des plus riches héritières de France. Mais c'était le moment où des suites de l'affaire Dreyfus était né un mouvement antisémite parallèle à un mouvement plus abondant de pénétration du monde par les israélites. Les politiciens n'avaient pas eu tort en pensant que la découverte de l'erreur judiciaire porterait un coup à l'antisémitisme. Mais provisoirement au moins un antisémitisme mondain s'en trouvait au contraire accru et exaspéré. Forcheville qui, comme le moindre noble, avait puisé dans des conversations de famille la certitude que son nom était plus ancien que celui de La Rochefoucauld, considérait qu'en épousant la veuve d'un juif, il avait accompli le même acte de charité qu'un millionnaire qui ramasse une prostituée dans la rue et la tire de la misère et de la fange; il était prêt à étendre sa bonté jusqu'à la personne de Gilberte dont tant de millions aideraient, mais dont cet absurde nom de Swann gênerait le mariage. Il déclara qu'il l'adoptait. On sait que Mme de Guermantes, à l'étonnement - qu'elle avait d'ailleurs le goût et l'habitude de provoquer - de sa société s'était, quand Swann s'était marié, refusée à recevoir sa fille aussi bien que sa femme. Ce refus avait été en apparence d'autant plus cruel que ce qu'avait pendant longtemps représenté à Swann son mariage possible avec Odette, c'était la présentation de sa fille à Mme de Guermantes. Et sans doute il eût dû savoir, lui qui avait déjà tant vécu, que ces tableaux qu'on se fait ne se réalisent jamais pour différentes raisons. Parmi celles-là il en est une qui fit qu'il pensa peu à regretter cette présentation. Cette raison est que, quelle que soit l'image, depuis la truite à manger au coucher du soleil qui décide un homme sédentaire à prendre le train, jusqu'au désir de pouvoir étonner un soir une orgueilleuse caissière en s'arrêtant devant elle en somptueux équipage qui décide un homme sans scrupules à commettre un assassinat, ou à souhaiter la mort et l'héritage des siens, selon qu'il est plus brave ou plus paresseux, qu'il va plus loin dans la suite de ses idées ou reste à en caresser le premier chaînon, l'acte qui est destiné à nous permettre d'atteindre l'image, que cet acte soit le voyage, le mariage, le crime, ... cet acte nous modifie assez profondément pour que nous n'attachions plus d'importance à la raison qui nous a fait l'accomplir. Il se peut même que ne vienne plus une seule fois à son esprit l'image que se formait celui qui n'était pas encore un voyageur, ou un mari, ou un criminel, ou un isolé (qui s'est mis au travail pour la gloire et s'est du même coup détaché du désir de la gloire). D'ailleurs missions-nous de l'obstination à ne pas avoir voulu agir en vain, il est probable que l'effet de soleil ne se retrouverait pas, qu'ayant froid à ce moment-là, nous souhaiterions un potage au coin du feu et non une truite en plein air, que notre équipage laisserait indifférente la caissière qui peut-être avait pour des raisons tout autres une grande considération pour nous et dont cette brusque richesse exciterait la méfiance. Bref nous avons vu Swann marié attacher surtout de l'importance aux relations de sa femme et de sa fille avec Mme Bontemps.

A toutes les raisons, tirées de la façon Guermantes de comprendre la vie mondaine, qui avaient décidé la Duchesse à ne jamais se laisser présenter Mm

Mme de Guermantes avait même mis à exclure Mme et Mlle Swann une persévérance qui avait étonné. Quand Mme Molé, Mme de Marsantes avaient commencé de se lier avec Mme Swann et de mener chez elle un grand nombre de femmes du monde, non seulement Mme de Guermantes était restée intraitable, mais elle s'était arrangée pour couper les ponts et que sa cousine la Princesse de Guermantes l'imitât. Un des jours les plus graves de la crise où pendant le ministère Rouvier (Maurice Rouvier (1842-1911) fut plusieurs fois Président du Conseil, et notamment de janvier 1905 à mars 1906 durant la crise marocaine. Il s'agit du différend qui aboutit à la démission de Delcassé et à la conférence d'Algésiras.) on crut qu'il allait y avoir la guerre entre la France et l'Allemagne, comme je dînais seul chez Mme de Guermantes avec M. de Bréauté, j'avais trouvé à la Duchesse l'air soucieux. J'avais cru, comme elle se mêlait volontiers de politique, qu'elle voulait montrer par là sa crainte de la guerre, comme un jour où elle était venue à table si soucieuse, répondant à peine par monosyllabes, à quelqu'un qui l'interrogeait timidement sur l'objet de son souci, elle avait répondu d'un air grave: "La Chine m'inquiète". Or au bout d'un moment, Mme de Guermantes, expliquant elle-même l'air soucieux que j'avais attribué à la crainte d'une déclaration de guerre, avait dit à M. de Bréauté: "On dit que Mme Aynard veut faire une position aux Swann. Il faut absolument que j'aille demain matin voir Marie-Gilbert pour qu'elle m'aide à empêcher ça. Sans cela il n'y a plus de société. C'est très joli l'affaire Dreyfus. Mais alors l'épicière du coin n'a qu'à se dire nationaliste et à vouloir en échange être reçue chez nous." Et j'avais eu de ce propos, si frivole auprès de celui que j'attendais, l'étonnement du lecteur qui, cherchant dans le Figaroà la place habituelle les dernières nouvelles de la guerre russo-japonaise (La guerre russo-japonaise se déroula de 1904 à 1905.), tombe au lieu de cela sur la liste des personnes qui ont fait des cadeaux de noce à Mlle de Mortemart, l'importance d'un mariage aristocratique ayant fait reculer à la fin du journal les batailles sur terre et sur mer. La Duchesse finissait d'ailleurs par éprouver de sa persévérance poursuivre au delà de toute mesure, une satisfaction d'orgueil qu'elle ne manquait pas une occasion d'exprimer. "Babel, disait-elle, prétend que nous sommes les deux personnes les plus élégantes de Paris, parce qu'il n'y a que moi et lui qui ne nous laissions pas saluer par Mme et Mlle Swann. Or il assure que l'élégance est de ne pas connaître Mme Swann." Et la Duchesse riait de tout son cœur.

Cependant, quand Swann fut mort, il arriva que la décision de ne pas recevoir sa fille avait fini de donner à Mme de Guermantes toutes les satisfact

Alors la Duchesse avait passé à la promulgation d'autres décrets qui, s'appliquant à des vivants, pussent lui faire sentir qu'elle était maîtresse de faire ce qui bon lui semblait. Elle ne parlait pas à la petite Swann, mais quand on lui parlait d'elle, la Duchesse ressentait une curiosité, comme d'un endroit nouveau, que ne venait pas lui masquer à elle-même le désir de résister à la prétention de Swann. D'ailleurs tant de sentiments différents peuvent contribuer à en former un seul qu'on ne saurait pas dire s'il n'y avait pas quelque chose d'affectueux pour Swann dans cet intérêt. Sans doute - car à tous les étages de la société une vie mondaine et frivole paralyse la sensibilité et ôte le pouvoir de ressusciter les morts - la Duchesse était de celles qui ont besoin de la présence - de cette présence qu'en vraie Guermantes elle excellait à prolonger - pour aimer vraiment, mais aussi, chose plus rare, pour détester un peu. De sorte que souvent ses bons sentiments pour les gens, suspendus de leur vivant par l'irritation que tels ou tels de leurs actes lui causaient, renaissaient après leur mort. Elle avait presque alors un désir de réparation, parce qu'elle ne les imaginait plus - très vaguement d'ailleurs - qu'avec leurs qualités, et dépourvus des petites satisfactions, des petites prétentions qui l'agaçaient en eux quand ils vivaient. Cela donnait parfois, malgré la frivolité de Mme de Guermantes, quelque chose d'assez noble - mêlé à beaucoup de bassesse - à sa conduite. Tandis que les trois quarts des humains flattent les vivants et ne tiennent plus aucun compte des morts, elle faisait souvent après leur mort ce qu'auraient désiré ceux qu'elle avait maltraités, vivants.

Quant à Gilberte, toutes les personnes qui l'aimaient et avaient un peu d'amo

D'anciennes amies de Swann s'occupaient beaucoup de Gilberte. Quand on apprit dans l'aristocratie le dernier héritage qu'elle venait de faire, on commença à remarquer combien elle était bien élevée et quelle femme charmante elle ferait. On prétendait qu'une cousine de Mme de Guermantes, la princesse de Nièvre, pensait à Gilberte pour son fils. Mme de Guermantes détestait Mme de Nièvre. Elle dit qu'un tel mariage serait un scandale. Mme de Nièvre effrayée assura qu'elle n'y avait jamais pensé. Un jour, après déjeuner, comme il faisait beau, et que M. de Guermantes devait sortir avec sa femme, Mme de Guermantes arrangeait son chapeau dans la glace, ses yeux bleus se regardaient eux-mêmes, et regardaient ses cheveux encore blonds, la femme de chambre tenait à la main diverses ombrelles entre lesquelles sa maîtresse choisirait. Le soleil entrait à flots par la fenêtre et ils avaient décidé de profiter de la belle journée pour aller faire une visite à Saint-Cloud, et M. de Guermantes tout prêt, en gants gris perle et le tube sur la tête se disait: "Oriane est vraiment encore étonnante. Je la trouve délicieuse", et voyant que sa femme avait l'air bien disposée: "A propos, dit-il, j'avais une commission à vous faire de Mme de Virelef. Elle voulait vous demander de venir lundi à l'Opéra, mais comme elle a la petite Swann, elle n'osait pas et m'a prié de tâter le terrain. Je n'émets aucun avis, je vous transmets tout simplement. Mon Dieu, il me semble que nous pourrions..." ajouta-t-il évasivement, car leur disposition à l'égard d'une personne étant une disposition collective et naissant identique en chacun d'eux, il savait par lui-même que l'hostilité de sa femme à l'égard de Mlle Swann était tombée et qu'elle était curieuse de la connaître. Mme de Guermantes acheva d'arranger son voile et choisit une ombrelle. "Mais comme vous voudrez, que voulez-vous que ça me fasse, je ne vois aucun inconvénient à ce que nous connaissions cette petite. Vous savez bien que je n'ai jamais rien eu contreelle. Simplement je ne voulais pas que nous ayions l'air de recevoir les faux-ménages de nos amis. Voilà tout." "Et vous aviez parfaitement raison, répondit le Duc. Vous êtes la sagesse même, Madame, et vous êtes de plus ravissante avec ce chapeau." "Vous êtes fort aimable", dit Mme de Guermantes en souriant à son mari et en se dirigeant vers la porte. Mais avant de monter en voiture, elle tint à lui donner encore quelques explications: "Maintenant il y a beaucoup de gens qui voient la mère, d'ailleurs elle a le bon esprit d'être malade les trois quarts de l'année... Il paraît que la petite est très gentille. Tout le monde sait que nous aimions beaucoup Swann. On trouvera cela tout naturel" et ils partirent ensemble pour Saint-Cloud.

Un mois après, la petite Swann, qui ne s'

On sentait que s'ils avaient été, les parents et le fils, encore en vie, le duc de Guermantes n'eût pas eu d'hésitation à les recommander pour une place de jardiniers! Et voilà comment le faubourg Saint-Germain parle à tout bourgeois des autres bourgeois, soit pour le flatter de l'exception faite - le temps qu'on cause - en faveur de l'interlocuteur ou de l'interlocutrice, soit plutôt et en même temps pour l'humilier. C'est ainsi qu'un antisémite dit à un Juif, dans le moment même où il le couvre de son affabilité, du mal des juifs, d'une façon générale qui permette d'être blessant sans être grossier.

Mais sachant vraiment vous combler, quand elle vous voyait, ne pouvant alors se résoudre à vous laisser partir, Mme de Guermantes était aussi l'esclav

Du reste Mme de Guermantes, cet accès de sensibilité passé, ajouta avec une frivolité mondaine en s'adressant à Gilberte: "Tenez, c'était non seulement un grand ami à mon beau-frère Charlus mais aussi il était très ami avec Voisenon (le château du prince de Guermantes)" comme si le fait de connaître M. de Charlus et le Prince avait été pour Swann un hasard, comme si le beau-frère et le cousin de la Duchesse avaient été deux hommes avec qui Swann se fût trouvé lié dans une certaine circonstance, alors que Swann était lié avec tous les gens de cette même société, et comme si Mme de Guermantes avait voulu faire comprendre à Gilberte qui était à peu près son père, le lui "situer" par un de ces traits caractéristiques à l'aide desquels, quand on veut expliquer comment on se trouve en relations avec quelqu'un qu'on n'aurait pas à connaître, ou pour singulariser son récit, on invoque le parrainage particulier d'une certaine personne.

Quant à Gilberte, elle fut d'autant plus heureuse de voir tomber la conve

Ces bonnes dispositions du duc et de la duchesse firent que dorénavant on eût au besoin dit quelquefois à Gilberte un "votre pauvre père" qui ne put d'ailleurs servir, Forcheville ayant précisément vers cette époque adopté la jeune fille. Elle disait: "mon père" à Forcheville, charmait les douairières par sa politesse et sa distinction, et on reconnaissait que, si Forcheville s'était admirablement conduit avec elle, la petite avait beaucoup de cœur et savait l'en récompenser. Sans doute parce qu'elle pouvait parfois et désirait montrer beaucoup d'aisance, elle s'était fait reconnaître par moi et devant moi avait parlé de son véritable père. Mais c'était une exception et on n'osait plus devant elle prononcer le nom de Swann.

Justement je venais de re

Gilberte reconnut cette facture. "On dirait des Elstir, dit-elle." "Mais oui, répondit étourdiment la duchesse, c'est précisément vot... ce sont de nos amis qui nous les ont fait acheter. C'est admirable. A mon avis, c'est supérieur à sa peinture." Moi qui n'avais pas entendu ce dialogue, j'allai regarder les dessins. "Tiens, c'est l'Elstir que..." Je vis les signes désespérés de Mme de Guermantes. "Ah! oui, l'Elstir que j'admirais en haut. Il est bien mieux que dans ce couloir. A propos d'Elstir je l'ai nommé hier dans un article du Figaro. Est-ce que vous l'avez lu?" "Vous avez écrit un article dans le Figaro? s'écria M. de Guermantes avec la même violence que s'il s'était écrié: "Mais c'est ma cousine." "Oui, hier." "Dans le Figaro, vous êtes sûr? Cela m'étonnerait bien. Car nous avons chacun notre Figaroet, s'il avait échappé à l'un de nous, l'autre l'aurait vu. N'est-ce pas, Oriane, il n'y avait rien." Le duc fit chercher le Figaroet se rendit à l'évidence, comme si, jusque-là, il y eût eu plutôt chance que j'eusse fait erreur sur le journal où j'avais écrit. "Quoi, je ne comprends pas, alors vous avez fait un article dans le Figaro?" me dit la duchesse, faisant effort pour parler d'une chose qui ne l'intéressait pas. "Mais voyons, Basin, vous lirez cela plus tard. Mais non, le duc est très bien comme cela avec sa grande barbe sur le journal, dit Gilberte. Je vais lire cela tout de suite en rentrant." "Oui, il porte la barbe maintenant que tout le monde est rasé, dit la duchesse, il ne fait jamais rien comme personne. Quand nous nous sommes mariés, il se rasait non seulement la barbe, mais la moustache. Les paysans qui ne le connaissaient pas ne croyaient pas qu'il était Français. Il s'appelait à ce moment le prince des Laumes." "Est-ce qu'il y a encore un prince des Laumes?" demanda Gilberte qui était intéressée par tout ce qui touchait des gens qui n'avaient pas voulu lui dire bonjour pendant si longtemps. "Mais non", répondit avec un regard mélancolique et caressant la duchesse. "Un si joli titre! Un des plus beaux titres français!" dit Gilberte, un certain ordre de banalités venant inévitablement, comme l'heure sonne, dans la bouche de certaines personnes intelligentes. Hé bien oui, je regrette aussi. Basin voudrait que le fils de sa sœur le relevât, mais ce n'est pas la même chose, au fond ça pourrait être parce que ce n'est pas forcément le fils aîné, cela peut passer de l'aîné au cadet. Je vous disais que Basin était alors tout rasé; un jour à un pèlerinage, vous rappelez-vous mon petit, dit-elle à son mari, à ce pèlerinage à Paray-le-Monial, mon beau-frère Charlus qui aime assez causer avec les paysans, disait à l'un, à l'autre: "D'où es-tu, toi?" et comme il est très généreux, il leur donnait quelque chose, les emmenait boire. Car personne n'est à la fois plus simple et plus haut que Mémé. Vous le verrez ne pas vouloir saluer une duchesse qu'il ne trouve pas assez duchesse et combler un valet de chiens. Alors, je dis à Basin: "Voyons, Basin, parlez-leur un peu aussi." Mon mari qui n'est pas toujours très inventif - "Merci, Oriane", dit le duc sans s'interrompre de la lecture de mon article où il était plongé - avisa un paysan et lui répéta textuellement la question de son frère: "Et toi, d'où es-tu?" "Je suis des Laumes." "Tu es des Laumes. Hé bien je suis ton prince." Alors le paysan regarda la figure toute glabre de Basin et lui répondit: "Pas vrai. Vous, vous êtes un english." On voyait ainsi dans ces petits récits de la duchesse ces grands titres éminents, comme celui de prince des Laumes, surgir à leur place vraie, dans leur état ancien et leur couleur locale, comme dans certains livres d'heures, on reconnaît, au milieu de la foule de l'époque, la flèche de Bourges.

On apporta des cartes qu'un valet de pied venait de déposer. "Je

Gilberte rougit vivement: "Je ne la connais pas, dit-elle (ce qui était d'autant plus faux que Lady Israël s'était deux ans avant la mort de Swann réconciliée avec lui et qu'elle appelait Gilberte par son prénom), mais je sais très bien, par d'autres, qui est la personne que vous voulez dire." C'est que Gilberte était devenue très snob. C'est ainsi qu'une jeune fille ayant un jour, soit méchamment, soit maladroitement, demandé quel était le nom de son père non pas adoptif, mais véritable, dans son trouble et pour dénaturer un peu ce qu'elle avait à dire, elle avait prononcé au lieu de Souann, Svann, changement qu'elle s'aperçut un peu après être péjoratif, puisque cela faisait de ce nom d'origine anglaise, un nom allemand. Et même elle avait ajouté, s'avilissant pour se rehausser: "on a raconté beaucoup de choses très différentes sur ma naissance, moi, je dois tout ignorer."

Si honteuse que Gilberte dût être à certains instants en pensant à ses parents (car même Mme Swann représentait pour elle et é

Les combinaisons par lesquelles, au cours des générations, la chimie morale fixe ainsi et rend inoffensifs les éléments qui devenaient trop redoutables, sont infinies et donneraient une passionnante variété à l'histoire des familles. D'ailleurs avec ces égoïsmes accumulés comme il devait y en avoir en Gilberte coexiste telle vertu charmante des parents; elle vient un moment faire toute seule un intermède, jouer son rôle touchant avec une sincérité complète.

Sans doute Gilberte n'allait pas toujours

Et comme on est près des personnes qu'on se représente, comme on peut se représenter les gens lisant leur journal, Gilberte préférait que les journaux l'appelassent Mlle de Forcheville. Il est vrai que pour les écrits dont elle avait elle-même la responsabilité, ses lettres, elle ménagea quelque temps la transition en signant G. S. Forcheville. La véritable hypocrisie dans cette signature était manifestée par la suppression bien moins des autres lettres du nom de Swann que de celles du nom de Gilberte. En effet, en réduisant le prénom innocent à un simple G, Mlle de Forcheville semblait insinuer à ses amis que la même amputation appliquée au nom de Swann n'était due aussi qu'à des motifs d'abréviation. Même elle donnait une importance particulière à l'S, et en faisait une sorte de longue queue qui venait barrer le G, mais qu'on sentait transitoire et destinée à disparaître comme celle qui, encore longue chez le singe, n'existe plus chez l'homme.

Malgré cela, dans son snobisme, il y avait de l'intell

Elle aimait aussi parler du prince d'Agrigente et de M. de Bréauté, pour une autre raison. Le prince d'Agrigente l'était par héritage de la maison d'Aragon, mais sa seigneurie était poitevine. Quant à son château, celui du moins où il résidait, ce n'était pas un château de sa famille, mais de la famille d'un premier mari de sa mère et il était situé à peu près à égale distance de Martinville et de Guermantes. Aussi Gilberte parlait-elle de lui et de M. de Bréauté comme de voisins de campagne qui lui rappelaient sa vieille province. Matériellement, il y avait une part de mensonge dans ces paroles, puisque ce n'est qu'à Paris par la comtesse Molé qu'elle avait connu M. de Bréauté d'ailleurs vieil ami de son père. Quant au plaisir de parler des environs de Tansonville il pouvait être sincère. Le snobisme est pour certaines personnes analogues à ces breuvages agréables auxquels elles mêlent des substances utiles. Gilberte s'intéressait à telle femme élégante parce qu'elle avait de superbes livres et des Nattier (J.M. Nattier (1685 - 1760), portraitiste attitré de la famille royale à partir de 1742.) que mon ancienne amie n'eût sans doute pas été voir à la Bibliothèque Nationale et au Louvre, et je me figure que malgré la proximité plus grande encore, l'influence attrayante de Tansonville se fût moins exercée pour Gilberte sur Mme Sazerat ou Mme Goupil que sur M. d'Agrigente.

"Oh! pauvre Babal et pauvre Gri-Gri, dit Mme de Guermantes, ils sont bien plus malades que du Lau, je crains qu'ils n'en aient pas

Quand M. de Guermantes eut terminé la lecture de mon article, il m'adressa des compliments d'ailleurs mitigés. Il regrettait la forme un peu poncive de ce style où il y avait "de l'emphase, des métaphores comme dans la prose démodée de Chateaubriand"; par contre il me félicita sans réserve de "m'occuper": "J'aime qu'on fasse quelque chose de ses dix doigts. Je n'aime pas les inutiles qui sont toujours des importants ou des agités. Sotte engeance!"

Gilberte, qui prenait avec une rapidité extrême les

"Vous ne voulez pas venir avec nous, demain, à l'Opéra-Comique?" me dit la duchesse, et je pensai que c'était sans doute dans cette même baignoire où je l'avais vue la première fois et qui m'avait semblé alors inaccessible comme le royaume sous-marin des néréides (Voir Le Côté de Guermantes, t. V. p. 36 - 40.). Mais je répondis d'une voix triste: "Non, je ne vais pas au théâtre, j'ai perdu une amie que j'aimais beaucoup." J'avais presque les larmes aux yeux en le disant, mais pourtant, pour la première fois, cela me faisait un certain plaisir d'en parler. C'est à partir de ce moment-là que je commençai à écrire à tout le monde que je venais d'avoir un grand chagrin, et à cesser de le ressentir.

Quand Gilberte fut partie, Mme de Guermantes me dit: "V

Le lendemain je reçus deux lettres de félicitation qui m'étonnèrent beaucoup, l'une de Mme Goupil que je n'avais pas revue depuis tant d'années et à qui, même à Combray, je n'avais pas trois fois adressé la parole. Un cabinet de lecture lui avait communiqué le Figaro.Ainsi, quand quelque chose vous arrive dans la vie qui retentit un peu, des nouvelles nous viennent de personnes situées si loin de nos relations et dont le souvenir est déjà si ancien que ces personnes semblent situées à une grande distance, surtout dans le sens de la profondeur. Une amitié de collège oubliée, et qui avait vingt occasions de se rappeler à vous, vous donne signe de vie, non sans compensation d'ailleurs. C'est ainsi que Bloch dont j'eusse tant aimé savoir ce qu'il pensait de mon article ne m'écrivit pas. Il est vrai qu'il avait lu cet article et devait me l'avouer plus tard, mais par un choc en retour. En effet, il écrivit lui-même quelques années après un article dans le Figaroet désira me signaler immédiatement cet événement. Comme il cessait d'être jaloux de ce qu'il considérait comme un privilège, puisqu'il lui était aussi échu, l'envie qui lui avait fait feindre d'ignorer mon article cessait, comme un compresseur se soulève; il m'en parla, mais tout autrement qu'il ne désirait m'entendre parler du sien: "J'ai su que toi aussi, me dit-il, avais fait un article. Mais je n'avais pas cru devoir t'en parler, craignant de t'être désagréable, car on ne doit pas parler à ses amis des choses humiliantes qui leur arrivent. Et c'en est une évidemment que d'écrire dans le journal du sabre et du goupillon, des five o'clock, sans oublier le bénitier." Son caractère restait le même, mais son style était devenu moins précieux, comme il arrive à certains qui quittent le maniérisme, quand ne faisant plus de poèmes symbolistes, ils écrivent des romans-feuilletons.

Pour me consoler de son silence, je relus la lettre de Mme Goupil; mais elle était sans chaleur, car si l'aristocratie a certaines formules qui font palissades entre elles,

Je reçus une autre lettre que celle de Mme Goupil, mais le nom du signataire m'était inconnu. C'était une écriture populaire, un langage charmant. Je fus navré de ne pouvoir découvrir qui m'avait écrit. Comme je me demandais si Bergotte eût aimé cet article, Mme de Forcheville m'avait répondu qu'il l'aurait infiniment admiré et n'aurait pu le lire sans envie. Mais elle me l'avait dit pendant que je dormais: c'était un rêve.

Presque tous nos rêves répondent ainsi aux questions que nous nous posons pa

Quant à Mlle de Forcheville, je ne pouvais m'empêcher de penser à elle avec désolation. Quoi? fille de Swann qui eût tant aimé la voir chez les Guermantes, que ceux-ci avaient refusé à leur grand ami de recevoir, ils l'avaient ensuite spontanément recherchée, le temps ayant passé qui renouvelle tout pour nous, insuffle une autre personnalité, d'après ce qu'on dit d'eux, aux êtres que nous n'avons pas vus depuis longtemps, depuis que nous avons fait nous-même peau neuve et pris d'autres goûts. Je pensais qu'à cette fille, Swann disait parfois en la serrant contre lui et en l'embrassant: "C'est bon, ma chérie, d'avoir une fille comme toi, un jour quand je ne serai plus là, si on parle encore de ton pauvre papa, ce sera seulement avec toi et à cause de toi." Swann en mettant ainsi pour après sa mort un craintif et anxieux espoir de survivance dans sa fille se trompait autant que le vieux banquier qui ayant fait un testament pour une petite danseuse qu'il entretient et qui a très bonne tenue, se dit qu'il n'est pour elle qu'un grand ami, mais qu'elle restera fidèle à son souvenir. Elle avait très bonne tenue tout en faisant du pied sous la table aux amis du vieux banquier qui lui plaisaient, mais tout cela très caché, avec d'excellents dehors. Elle portera le deuil de l'excellent homme, s'en sentira débarrassée, profitera non seulement de l'argent liquide, mais des propriétés, des automobiles qu'il lui a laissées, fera partout effacer le chiffre de l'ancien propriétaire qui lui cause un peu de honte et à la jouissance du don n'associera jamais le regret du donateur. Les illusions de l'amour paternel ne sont peut-être pas moindres que celles de l'autre; bien des filles ne considèrent leur père que comme le vieillard qui leur laissera sa fortune. La présence de Gilberte dans un salon au lieu d'être une occasion qu'on parlât encore quelquefois de son père était un obstacle à ce qu'on saisît celles, de plus en plus rares, qu'on aurait pu avoir encore de le faire. Même à propos des mots qu'il avait dits, des objets qu'il avait donnés, on prit l'habitude de ne plus le nommer et celle qui aurait dû rajeunir, sinon perpétuer sa mémoire, se trouva hâter et consommer l'œuvre de la mort et de l'oubli.

Et ce n'est pas seulement à l'égard de Swann que Gilberte conso

Sous l'action du désir, par conséquent du désir de bonheur que Gilberte avait excité en moi pendant les quelques heures où je l'avais crue une autre, un certain nombre de souffrances, de préoccupations douloureuses, lesquelles il y a peu de temps encore obsédaient ma pensée, s'étaient échappées de moi, entraînant avec elles tout un bloc de souvenirs, probablement effrités depuis longtemps et précaires, relatifs à Albertine. Car si bien des souvenirs, qui étaient reliés à elle, avaient d'abord contribué à maintenir en moi le regret de sa mort, en retour le regret lui-même avait fixé les souvenirs. De sorte que la modification de mon état sentimental, préparée sans doute obscurément jour par jour par les désagrégations continues de l'oubli, mais réalisée brusquement dans son ensemble me donna cette impression que je me rappelle avoir éprouvé ce jour-là pour la première fois, du vide, de la suppression en moi de toute une portion de mes associations d'idées, qu'éprouve un homme dont une artère cérébrale depuis longtemps usée s'est rompue et chez lequel toute une partie de la mémoire est abolie ou paralysée.

La disparition de ma souffrance et de tout ce qu'elle emmenait avec elle, me laissait diminué comme souvent la guérison d'une maladie qui tenait da

Par une autre réaction (bien que ce fût la distraction - le désir de Mlle d'Éporcheville - qui m'eût rendu tout d'un coup l'oubli apparent et sensible) s'il reste que c'est le temps qui amène progressivement l'oubli, l'oubli n'est pas sans altérer profondément la notion du temps. Il y a des erreurs optiques dans le temps comme il y en a dans l'espace. La persistance en moi d'une velléité ancienne de travailler, de réparer le temps perdu, de changer de vie, ou plutôt de commencer de vivre me donnait l'illusion que j'étais toujours aussi jeune; pourtant le souvenir de tous les événements qui s'étaient succédé dans ma vie (et aussi de ceux qui s'étaient succédé dans mon cœur, car, lorsqu'on a beaucoup changé, on est induit à supposer qu'on a plus longtemps vécu) au cours de ces derniers mois de l'existence d'Albertine, me les avait fait paraître beaucoup plus longs qu'une année, et maintenant cet oubli de tant de choses, me séparant, par des espaces vides, d'événements tout récents qu'ils me faisaient paraître anciens, puisque j'avais eu ce qu'on appelle "le temps" de les oublier, par son interpolation fragmentée, irrégulière, au milieu de ma mémoire - comme une brume épaisse sur l'océan qui supprime les points de repère des choses - détraquait, disloquait mon sentiment des distances dans le temps, là rétrécies, ici distendues, et me faisait me croire tantôt beaucoup plus loin, tantôt beaucoup plus près des choses que je ne l'étais en réalité. Et comme dans les nouveaux espaces, encore non parcourus, qui s'étendaient devant moi, il n'y aurait pas plus de traces de mon amour pour Albertine qu'il n'y en avait eu, dans les temps perdus que je venais de traverser, de mon amour pour ma grand'mère, ma vie m'apparut - offrant une succession de périodes dans lesquelles, après un certain intervalle rien de ce qui soutenait la précédente ne subsistait plus dans celle qui la suivait, - comme quelque chose de si dépourvu du support d'un moi individuel identique et permanent, quelque chose de si inutile dans l'avenir et de si long dans le passé, que la mort pourrait aussi bien en terminer le cours ici ou là, sans nullement le conclure, que ces cours d'histoire de France qu'en rhétorique on arrête indifféremment, selon la fantaisie des programmes ou des professeurs, à la Révolution de 1830, à celle de 1848, ou à la fin du second Empire.

Peut-être alors la fatigue et la tristesse que je ressentais vinrent-elles moins d'avoir aimé inutilement ce que déjà j'oubliais, que de commencer à me plaire avec de nouveaux vivant

Sans doute ce moi avait gardé quelque contact avec l'ancien comme un ami, indifférent à un deuil, en parle pourtant aux personnes présentes avec la tristesse convenable, et retourne de temps en temps dans la chambre où le veuf qui l'a chargé de recevoir pour lui continue à faire entendre ses sanglots. J'en poussais encore quand je redevenais pour un moment l'ancien ami d'Albertine. Mais c'est dans un personnage nouveau que je tendais à passer tout entier. Ce n'est pas parce que les autres sont morts que notre affection pour eux s'affaiblit, c'est parce que nous mourons nous-mêmes. Albertine n'avait rien à reprocher à son ami. Celui qui en usurpait le nom n'en était que l'héritier. On ne peut être fidèle qu'à ce dont on se souvient, on ne se souvient que de ce qu'on a connu. Mon moi nouveau, tandis qu'il grandissait à l'ombre de l'ancien, l'avait souvent entendu parler d'Albertine; à travers lui, à travers les récits qu'il en recueillait, il croyait la connaître, elle lui était sympathique, il l'aimait, mais ce n'était qu'une tendresse de seconde main.

Une autre personne chez qui l'œuvre de l'oubli, en ce qui concernait Albertine, se fit probablement plus rapide à cette époque, et me permit par contre-coup de me rendre compte un peu plus tard d'un no

Nous étions dans ma chambre pour une autre raison encore qui me permet de situer très exactement cette conversation. C'est que j'étais expulsé du reste de l'appartement parce que c'était le jour de maman. Malgré que ce fût son jour, et après avoir hésité, maman était allée déjeuner chez Mme Sazerat pensant que comme Mme Sazerat savait toujours vous inviter avec des gens ennuyeux, elle pourrait sans manquer aucun plaisir rentrer tôt. Elle était en effet revenue à temps et sans regrets, Mme Sazerat n'ayant eu chez elle que des gens assommants que glaçait déjà la voix particulière qu'elle prenait quand elle avait du monde, ce que maman appelait sa voix du mercredi. Ma mère du reste l'aimait bien, la plaignait de son infortune - suite des fredaines de son père ruiné par la duchesse de X... - infortune qui la forçait à vivre presque toute l'année à Combray, avec quelques semaines chez sa cousine à Paris et un grand "voyage d'agrément" tous les dix ans.

Je me rappelle que la veille, sur ma prière répétée

Or le lendemain, jour de ma mère, comme je l'ai dit, Andrée vint me voir. Elle n'avait pas grand temps, car elle devait aller chercher Gisèle avec qui elle tenait beaucoup à dîner. "Je connais ses défauts, mais c'est tout de même ma meilleure amie et l'être pour qui j'ai le plus d'affection" me dit-elle. Et elle parut même avoir quelque effroi à l'idée que je pourrais lui demander de dîner avec elles. Elle était avide des êtres, et un tiers qui la connaissait trop bien, comme moi, en l'empêchant de se livrer, l'empêchait du coup de goûter auprès d'eux un plaisir complet.

Le souvenir d'Albertine était devenu chez moi si fragmentaire qu'il ne me causait plus de tristesse et n'était plus qu'une transition à de nouveaux désirs, comme un accord qui prépa

Comme certains bonheurs, il y a certains malheurs qui viennent trop tard, ils ne prennent pas en nous toute la grandeur qu'ils auraient eue quelque temps plus tôt. Tel le malheur qu'était pour moi la terrible révélation d'Andrée. Sans doute, même quand de mauvaises nouvelles doivent nous attrister, il arrive que dans le divertissement, le jeu équilibré de la conversation, elles passent devant nous sans s'arrêter, et que nous, préoccupés de mille choses à répondre, transformés par le désir de plaire aux personnes présentes en quelqu'un d'autre protégé pour quelques instants dans ce cycle nouveau contre les affections, les souffrances qu'il a quittées pour y entrer et qu'il retrouvera quand le court enchantement sera brisé, nous n'ayons pas le temps de les accueillir. Pourtant si ces affections, ces souffrances sont trop prédominantes, nous n'entrons que distraits dans la zone d'un monde nouveau et momentané, où, trop fidèles à la souffrance, nous ne pouvons devenir autres, et alors les paroles se mettent immédiatement en rapport avec notre cœur qui n'est pas resté hors de jeu. Mais depuis quelque temps les paroles concernant Albertine, comme un poison évaporé, n'avaient plus leur pouvoir toxique. Elle m'était déjà trop lointaine.

Comme un promeneur v

Il n'y a pas une idée qui ne porte en elle sa réfutation possible, un mot, le mot contraire. En tous cas, si tout cela était vrai, quelle inutile vérité sur la vie d'une maîtresse qui n'est plus, remontant des profondeurs et apparaissant, une fois que nous ne pouvions plus rien en faire. Alors pensant sans doute à quelque autre que nous aimons maintenant et à l'égard de qui la même chose pourrait arriver, (car de celle qu'on a oubliée on ne se soucie plus) on se désole. On se dit: "Si elle vivait!" On se dit: "si celle qui vit, pouvait comprendre tout cela et que quand elle sera morte, je saurai tout ce qu'elle me cache." Mais c'est un cercle vicieux. Si j'avais pu faire qu'Albertine vécût, du même coup j'eusse fait qu'Andrée ne m'eût rien révélé. C'est la même chose que l'éternel: "Vous verrez quand je ne vous aimerai plus" qui est si vrai et si absurde, puisque en effet on obtiendrait beaucoup si on n'aimait plus, mais qu'on ne se soucierait pas d'obtenir. C'est tout à fait la même chose. Car la femme qu'on revoit quand on ne l'aime plus, si elle nous dit tout, c'est qu'en effet, ce n'est plus elle, ou que ce n'est plus vous: l'être qui aimait n'existe plus. Là aussi il y a la mort qui a passé, a rendu tout aisé et tout inutile. Je faisais ces réflexions, me plaçant dans l'hypothèse où Andrée était véridique - ce qui était possible - et amenée à la sincérité envers moi, précisément parce qu'elle avait maintenant des relations avec moi, par ce côté Saint-André-des-Champs qu'avait eu, au début, avec moi, Albertine. Elle y était aidée dans ce cas par le fait qu'elle ne craignait plus Albertine, car la réalité des êtres ne survit pour nous que peu de temps après leur mort, et au bout de quelques années ils sont comme ces dieux des religions abolies qu'on offense sans crainte parce qu'on a cessé de croire à leur existence. Mais qu'Andrée ne crût plus à la réalité d'Albertine pouvait avoir pour effet qu'elle ne redoutât plus (aussi bien que de trahir une vérité qu'elle avait promis de ne pas révéler), d'inventer un mensonge qui calomniait rétrospectivement sa prétendue complice. Cette absence de crainte lui permettait-elle de révéler enfin, en me disant cela, la vérité, ou bien d'inventer un mensonge, si, pour quelque raison, elle me croyait plein de bonheur et d'orgueil et voulait me peiner. Peut-être avait-elle de l'irritation contre moi (irritation suspendue tant qu'elle m'avait vu malheureux, inconsolé) parce que j'avais eu des relations avec Albertine et qu'elle m'enviait peut-être - croyant que je me jugeais à cause de cela plus favorisé qu'elle - un avantage qu'elle n'avait peut-être pas obtenu, ni même souhaité. C'est ainsi que je l'avais souvent vue dire qu'ils avaient l'air très malades à des gens dont la bonne mine, et surtout la conscience qu'ils avaient de leur bonne mine l'exaspérait, et dire dans l'espoir de les fâcher qu'elle-même allait très bien, ce qu'elle ne cessa de proclamer quand elle était le plus malade jusqu'au jour où, dans le détachement de la mort, il ne lui soucia plus que les heureux allassent bien et sussent qu'elle-même se mourait. Mais ce jour-là était encore loin. Peut-être était-elle contre moi, je ne savais pour quelle raison, dans une de ces rages, comme jadis elle en avait eu contre le jeune homme si savant dans les choses de sport, si ignorant du reste, que nous avions rencontré à Balbec et qui depuis vivait avec Rachel (Il s'agit d'Octave, voir A l'Ombre des jeunes filles en fleurs, t. IV, p. 161, dont le modèle est J. Cocteau; le ballet auquel il est fait allusion est "Parade": Cocteau en écrivit l'argument, Satie la musique et Picasso réalisa les costumes et les décors.) et sur le compte de qui Andrée se répandait en propos diffamatoires, souhaitant être poursuivie en dénonciation calomnieuse pour pouvoir articuler contre son père des faits déshonorants dont il n'aurait pu prouver la fausseté. Or peut-être cette rage contre moi la reprenait seulement, ayant sans doute cessé quand elle me voyait si triste. En effet, ceux-là mêmes qu'elle avait, les yeux étincelants de rage, souhaité déshonorer, tuer, faire condamner, fût-ce sur faux témoignages, si seulement elle les savait tristes, humiliés, elle ne leur voulait plus aucun mal, elle était prête à les combler de bienfaits. Car elle n'était pas foncièrement mauvaise et si sa nature non apparente, un peu profonde, n'était pas la gentillesse qu'on croyait d'abord d'après ses délicates attentions, mais plutôt l'envie et l'orgueil, sa troisième nature plus profonde encore, la vraie, mais pas entièrement réalisée, tendait vers la bonté et l'amour du prochain. Seulement comme tous les êtres qui, dans un certain état, en désirent un meilleur, mais ne le connaissant que par le désir, ne comprennent pas que la première condition est de rompre avec le premier - comme les neurasthéniques ou les morphinomanes qui voudraient bien être guéris, mais pourtant qu'on ne les privât pas de leurs manies ou de leur morphine, comme les cœurs religieux ou les esprits artistes attachés au monde qui souhaitent la solitude mais veulent se la représenter pourtant comme n'impliquant pas un renoncement absolu à leur vie antérieure - Andrée était prête à aimer toutes les créatures, mais à condition d'avoir réussi d'abord à ne pas se les représenter comme triomphantes, et pour cela de les avoir humiliées préalablement. Elle ne comprenait pas qu'il fallait aimer même les orgueilleux et vaincre leur orgueil par l'amour et non par un plus puissant orgueil. Mais c'est qu'elle était comme les malades qui veulent la guérison par les moyens mêmes, qui entretiennent la maladie, qu'ils aiment et qu'ils cesseraient aussitôt d'aimer s'ils les renonçaient. Mais on veut apprendre à nager et pourtant garder un pied à terre. En ce qui concerne le jeune sportif, neveu des Verdurin, que j'avais rencontré dans mes deux séjours à Balbec, il faut dire, accessoirement et par anticipation, que quelque temps après la visite d'Andrée, visite dont le récit va être repris dans un instant, il arriva des faits qui causèrent une assez grande impression. D'abord ce jeune homme (peut-être par souvenir d'Albertine que je ne savais pas alors qu'il avait aimée) se fiança avec Andrée et l'épousa, malgré le désespoir de Rachel dont il ne tint aucun compte. Andrée ne dit plus alors (c'est-à-dire quelques mois après la visite dont je parle) qu'il était un misérable, et je m'aperçus plus tard qu'elle n'avait dit qu'il l'était que parce qu'elle était folle de lui et qu'elle croyait qu'il ne voulait pas d'elle. Mais un autre fait me frappa davantage. Ce jeune homme fit représenter des petits sketchs, dans des décors et avec des costumes de lui, qui ont amené dans l'art contemporain une révolution au moins égale à celle accomplie par les Ballets russes. Bref les juges les plus autorisés considérèrent ses œuvres comme quelque chose de capital, presque des œuvres de génie et je pense d'ailleurs comme eux, ratifiant ainsi, à mon propre étonnement, l'ancienne opinion de Rachel. Les personnes qui l'avaient connu à Balbec attentif seulement à savoir si la coupe des vêtements des gens qu'il avait à fréquenter était élégante ou non, qui l'avaient vu passer tout son temps au baccara, aux courses, au golf ou au polo, qui savaient que dans ses classes il avait toujours été un cancre et s'était même fait renvoyer du lycée (pour ennuyer ses parents, il avait été habiter deux mois la grande maison de femmes où M. de Charlus avait cru surprendre Morel), pensèrent que peut-être ses œuvres étaient d'Andrée qui, par amour, voulait lui en laisser la gloire, ou que plus probablement il payait, avec sa grande fortune personnelle que ses folies avaient seulement ébréchée, quelque professionnel génial et besogneux pour les faire. Ce genre de société riche non décrassée par la fréquentation de l'aristocratie et n'ayant aucune idée de ce qu'est un artiste - lequel est seulement figuré pour eux soit par un acteur qu'ils font venir débiter des monologues pour les fiançailles de leur fille, en lui remettant tout de suite son cachet discrètement dans un salon voisin, soit par un peintre chez qui ils la font poser une fois qu'elle est mariée, avant les enfants et quand elle est encore à son avantage - croient volontiers que tous les gens du monde qui écrivent, composent ou peignent, font faire leurs œuvres et payent pour avoir une réputation d'auteur comme d'autres pour s'assurer un siège de député. Mais tout cela était faux et ce jeune homme était bien l'auteur de ces œuvres admirables. Quand je le sus, je fus obligé d'hésiter entre diverses suppositions. Ou bien il avait été en effet pendant de longues années la "brute épaisse" qu'il paraissait, et quelque cataclysme physiologique avait éveillé en lui le génie assoupi comme la belle au bois dormant, ou bien à cette époque de sa rhétorique orageuse, de ses recalages au bachot, de ses grosses pertes de jeu de Balbec, de sa crainte de monter dans le "tram" avec des fidèles de sa tante Verdurin à cause de leur vilain habillement, il était déjà un homme de génie, peut-être distrait de son génie, l'ayant laissé la clef sous la porte dans l'effervescence de passions juvéniles; ou bien même homme de génie déjà conscient, et dernier en classe, parce que, pendant que le professeur disait des banalités sur Cicéron, lui lisait Rimbaud ou Gœthe. Certes, rien ne laissait soupçonner cette hypothèse quand je le rencontrai à Balbec où ses préoccupations me parurent s'attacher uniquement à la correction des attelages et à la préparation des cocktails. Mais ce n'est pas encore une objection irréfutable. Il pouvait être très vaniteux, ce qui peut s'allier au génie, et chercher à briller de la manière qu'il savait propre à éblouir dans le monde où il vivait et qui n'était nullement de prouver une connaissance approfondie des affinités électives Les Affinités électives, roman de Gœthe., mais bien plutôt de conduire à quatre. D'ailleurs je ne suis pas sûr que plus tard, quand il fut devenu l'auteur de ces belles œuvres si originales, il eût beaucoup aimé, hors des théâtres où il était connu, à dire bonjour à quelqu'un qui n'aurait pas été en smoking, comme les fidèles dans leur première manière, ce qui prouverait chez lui non de la bêtise, mais de la vanité, et même un certain sens pratique, une certaine clairvoyance à adapter sa vanité à la mentalité des imbéciles, à l'estime de qui il tenait et pour lesquels le smoking brille peut-être d'un plus vif éclat que le regard d'un penseur. Qui sait si, vu du dehors, tel homme de talent, ou même un homme sans talent, mais aimant les choses de l'esprit, moi par exemple, n'eût pas fait, à qui l'eût rencontré à Rivebelle, à l'Hôtel de Balbec, ou sur la digue de Balbec, l'effet du plus parfait et prétentieux imbécile. Sans compter que pour Octave les choses de l'art devaient être quelque chose de si intime, de vivant tellement dans les plus secrets replis de lui-même qu'il n'eût sans doute pas eu l'idée d'en parler, comme eût fait Saint-Loup par exemple, pour qui les arts avaient le prestige que les attelages avaient pour Octave. Puis il pouvait avoir la passion du jeu et on dit qu'il l'a gardée. Tout de même si la piété qui fit revivre l'œuvre inconnue de Vinteuil est sortie du milieu si trouble de Montjouvain, je ne fus pas moins frappé de penser que les chefs-d'œuvre peut-être les plus extra-ordinaires de notre époque sont sortis non du concours général, d'une éducation modèle, académique, à la de Broglie, mais de la fréquentation des "pesages" et des grands bars. En tous cas à cette époque à Balbec, les raisons qui faisaient désirer à moi de le connaître, à Albertine et ses amies que je ne le connusse pas, étaient également étrangères à sa valeur, et auraient pu seulement mettre en lumière l'éternel malentendu d'un "intellectuel" (représenté en l'espèce par moi) et des gens du monde (représentés par la petite bande), au sujet d'une personne mondaine (le jeune joueur de golf). Je ne pressentais nullement son talent, et son prestige à mes yeux, du même genre qu'autrefois celui de Mme Blatin, était d'être - quoi qu'elles prétendissent - l'ami de mes amies, et plus de leur bande que moi. D'autre part Albertine et Andrée, symbolisant en cela l'incapacité des gens du monde à porter un jugement valable sur les choses de l'esprit et leur propension à s'attacher dans cet ordre à de faux-semblants, non seulement n'étaient pas loin de me trouver stupide parce que j'étais curieux d'un tel imbécile, mais s'étonnaient surtout que, joueur de golf pour joueur de golf, mon choix se fût justement porté sur le plus insignifiant. Si encore j'avais voulu me lier avec le jeune Gilbert de Bellœuvre; en dehors du golf c'était un garçon qui avait de la conversation, qui avait eu un accessit au concours général et faisait agréablement les vers (or il était en réalité plus bête qu'aucun). Ou alors si mon but était de "faire une étude pour un livre", Guy Saumoy qui était complètement fou, avait enlevé deux jeunes filles, était au moins un type curieux qui pouvait "m'intéresser". Ces deux-là, on me les eût "permis", mais l'autre, quel agrément pouvais-je lui trouver, c'était le type de la "grande brute", de la "brute épaisse". Pour revenir à la visite d'Andrée, après la révélation qu'elle venait de me faire sur ses relations avec Albertine, elle ajouta que la principale raison pour laquelle Albertine m'avait quitté, c'était à cause de ce que pouvaient penser ses amies de la petite bande, et d'autres encore de la voir ainsi habiter chez un jeune homme avec qui elle n'était pas mariée: "Je sais bien que c'était chez votre mère. Mais cela ne fait rien. Vous ne savez pas ce que c'est que tout ce monde de jeunes filles, ce qu'elles se cachent les unes des autres, comme elles craignent l'opinion des autres. J'en ai vu d'une sévérité terrible avec des jeunes gens simplement parce qu'ils connaissaient leurs amies et qu'elles craignaient que certaines choses ne fussent répétées, et celles-là même, le hasard me les a montrées tout autres, bien contre leur gré." Quelques mois plus tôt, ce savoir que paraissait posséder Andrée des mobiles auxquels obéissent les filles de la petite bande m'eût paru le plus précieux du monde. Peut-être ce qu'elle disait suffisait-il à expliquer qu'Albertine qui s'était donnée à moi ensuite à Paris, se fût refusée à Balbec où je voyais constamment ses amies, ce que j'avais l'absurdité de croire un tel avantage pour être au mieux avec elle. Peut-être même était-ce de voir quelques mouvements de confiance de moi avec Andrée ou que j'eusse imprudemment dit à celle-ci qu'Albertine allait coucher au Grand Hôtel qui faisait qu'Albertine qui peut-être, une heure avant, était prête à me laisser prendre certains plaisirs, comme la chose la plus simple, avait eu un revirement et avait menacé de sonner. Mais alors, elle avait dû être facile avec bien d'autres. Cette idée réveilla ma jalousie et je dis à Andrée qu'il y avait une chose que je voulais lui demander. "Vous faisiez cela dans l'appartement inhabité de votre grand'mère?" "Oh! non jamais, nous aurions été dérangées." "Tiens, je croyais, il me semblait..." "D'ailleurs Albertine aimait surtout faire cela à la campagne." "Où ça?" "Autrefois quand elle n'avait pas le temps d'aller très loin, nous allions aux Buttes-Chaumont. Elle connaissait là une maison. Ou bien sous les arbres, il n'y a personne; dans la grotte du petit Trianon aussi." "Vous voyez bien, comment vous croire? Vous m'aviez juré, il n'y a pas un an n'avoir rien fait aux Buttes-Chaumont." "J'avais peur de vous faire de la peine. "Comme je l'ai dit je pensai, beaucoup plus tard seulement, qu'au contraire, cette seconde fois, le jour des aveux, Andrée avait cherché à me faire de la peine. Et j'en aurais eu tout de suite, pendant qu'elle parlait, l'idée, parce que j'en aurais éprouvé le besoin, si j'avais encore autant aimé Albertine. Mais les paroles d'Andrée ne me faisaient pas assez mal pour qu'il me fût indispensable de les juger immédiatement mensongères. En somme si ce que disait Andrée était vrai, et je n'en doutai pas d'abord, l'Albertine réelle que je découvrais, après avoir connu tant d'apparences diverses d'Albertine, différait fort peu de la fille orgiaque surgie et devinée, le premier jour, sur la digue de Balbec et qui m'avait successivement offert tant d'aspects, comme modifie tour à tour la disposition de ses édifices jusqu'à écraser, à effacer le monument capital qu'on voyait seul dans le lointain, une ville dont on approche, mais dont finalement quand on la connaît bien et qu'on la juge exactement, les proportions vraies étaient celles que la perspective du premier coup d'œil avait indiquées, le reste, par où on a passé, n'étant que cette série successive de lignes de défense que tout être élève contre notre vision et qu'il faut franchir l'une après l'autre, au prix de combien de souffrances, avant d'arriver au cœur. D'ailleurs si je n'eus pas besoin de croire absolument à l'innocence d'Albertine parce que ma souffrance avait diminué, je peux dire que réciproquement si je ne souffris pas trop de cette révélation, c'est que depuis quelque temps, à la croyance que je m'étais forgée de l'innocence d'Albertine, s'était substituée peu à peu et sans que je m'en rendisse compte, la croyance toujours présente en moi, en sa culpabilité. Or si je ne croyais plus à l'innocence d'Albertine, c'est que je n'avais déjà plus le besoin, le désir passionné d'y croire. C'est le désir qui engendre la croyance et si nous ne nous en rendons pas compte d'habitude, c'est que la plupart des désirs créateurs de croyances, ne finissent - contrairement à celui qui m'avait persuadé qu'Albertine était innocente - qu'avec nous-mêmes. A tant de preuves qui corroboraient ma version première, j'avais stupidement préféré de simples affirmations d'Albertine. Pourquoi l'avoir crue? Le mensonge est essentiel à l'humanité. Il y joue peut-être un aussi grand rôle que la recherche du plaisir et d'ailleurs est commandé par cette recherche. On ment pour protéger son plaisir ou son honneur si la divulgation du plaisir est contraire à l'honneur. On ment toute sa vie, même surtout, peut-être seulement, à ceux qui nous aiment. Ceux-là seuls en effet nous font craindre pour notre plaisir et désirer leur estime. J'avais d'abord cru Albertine coupable, et seul mon désir employant à une œuvre de doute les forces de mon intelligence m'avait fait faire fausse route. Peut-être vivons-nous entourés d'indications électriques, sismiques, qu'il nous faut interpréter de bonne foi pour connaître la vérité des caractères. S'il faut le dire, si triste malgré tout que je fusse des paroles d'Andrée, je trouvais plus beau que la réalité se trouvât enfin concorder avec ce que mon instinct avait d'abord pressenti, plutôt qu'avec le misérable optimisme auquel j'avais lâchement cédé par la suite. J'aimais mieux que la vie fût à la hauteur de mes intuitions. Celles-ci du reste que j'avais eues le premier jour sur la plage, quand j'avais cru que ces jeunes filles incarnaient la frénésie du plaisir, le vice, et aussi le soir où j'avais vu l'institutrice d'Albertine faire rentrer cette fille passionnée dans la petite villa, comme on pousse dans sa cage un fauve que rien plus tard, malgré les apparences, ne pourra domestiquer, ne s'accordaient-elles pas à ce que m'avait dit Bloch quand il m'avait rendu la terre si belle en m'y montrant, me faisant frissonner dans toutes mes promenades, à chaque rencontre, l'universalité du désir. Peut-être malgré tout, ces intuitions premières, valait-il mieux que je ne les rencontrasse à nouveau vérifiées que maintenant. Tandis que durait tout mon amour pour Albertine, elles m'eussent trop fait souffrir et il eût été mieux qu'il n'eût subsisté d'elles qu'une trace, mon perpétuel soupçon de choses que je ne voyais pas et qui pourtant se passaient continuellement si près de moi, et peut-être une autre trace encore, antérieure, plus vaste, qui était mon amour lui-même.N'était-ce pas en effet malgré toutes les dénégations de ma raison, connaître dans toute sa hideur Albertine, que la choisir, l'aimer; et même dans les moments où la méfiance s'assoupit, l'amour n'en est-il pas la persistance et une transformation, n'est-il pas une preuve de clairvoyance (preuve inintelligible à l'amant lui-même) puisque le désir allant toujours vers ce qui nous est le plus opposé nous force d'aimer ce qui nous fera souffrir? Il entre certainement dans le charme d'un être, dans l'attrait de ses yeux, de sa bouche, de sa taille, les éléments inconnus de nous qui sont susceptibles de nous rendre le plus malheureux, si bien que nous sentir attiré vers cet être, commencer à l'aimer, c'est, si innocent que nous le prétendions, lire déjà, dans une version différente, toutes ses trahisons et ses fautes. Et ces charmes qui, pour m'attirer, matérialisaient ainsi les parties nocives, dangereuses, mortelles, d'un être, peut-être étaient-ils avec ces secrets poisons dans un rapport de cause à effet plus direct que ne le sont la luxuriance séductrice et le suc empoisonné de certaines fleurs vénéneuses? C'est peut-être, me disais-je, le vice lui-même d'Albertine, cause de mes souffrances futures, qui avait produit chez elle ces manières bonnes et franches donnant l'illusion qu'on avait avec elle la même camaraderie loyale et sans restriction qu'avec un homme, comme un vice parallèle avait produit chez M. de Charlus une finesse féminine de sensibilité et d'esprit. Au milieu du plus complet aveuglement, la perspicacité subsiste sous la forme même de la prédilection et de la tendresse. De sorte qu'on a tort de parler en amour de mauvais choix, puisque dès qu'il y a choix, il ne peut être que mauvais. "Est-ce que ces promenades aux Buttes-Chaumont eurent lieu quand vous veniez la chercher à la maison, dis-je à Andrée." "Oh! non, du jour où Albertine fut revenue de Balbec avec vous, sauf ce que je vous ai dit, elle ne fit plus jamais rien avec moi. Elle ne me permettait même plus de lui parler de ces choses." "Mais ma petite Andrée pourquoi mentir encore? Par le plus grand des hasards, car je ne cherche jamais à rien connaître, j'ai appris jusque dans les détails les plus précis, des choses de ce genre qu'Albertine faisait, je peux vous préciser, au bord de l'eau avec une blanchisseuse quelques jours à peine, avant sa mort." "Ah! peut-être après vous avoir quitté, cela je ne sais pas. Elle sentait qu'elle n'avait pu, ne pourrait plus jamais regagner votre confiance." Ces derniers mots m'accablèrent. Puis je repensai au soir de la branche de seringa, je me rappelai qu'environ quinze jours après, comme ma jalousie changeait successivement d'objet, j'avais demandé à Albertine si elle n'avait jamais eu de relations avec Andrée, et qu'elle m'avait répondu: "Oh! jamais, certes j'adore Andrée; j'ai pour elle une affection profonde, mais comme pour une sœur et même si j'avais les goûts que vous semblez croire, c'est la dernière personne à qui j'aurais pensé pour cela. Je peux vous le jurer sur tout ce que vous voudrez, sur ma tante, sur la tombe de ma pauvre mère." Je l'avais crue. Et pourtant même si je n'avais pas été mis en méfiance par la contradiction entre ses demi-aveux d'autrefois relativement à certaines choses et la netteté avec laquelle elle les avait niées ensuite dès qu'elle avait vu que cela ne m'était pas égal, j'aurais dû me rappeler Swann persuadé du platonisme des amitiés de M. de Charlus et me l'affirmant le soir même du jour où j'avais vu le giletier et le baron dans la cour. J'aurais dû penser qu'il y a l'un devant l'autre deux mondes, l'un constitué par les choses que les êtres les meilleurs, les plus sincères disent, et derrière lui le monde composé par la succession de ce que ces mêmes êtres font; si bien que quand une femme mariée vous dit d'un jeune homme: "Oh! c'est parfaitement vrai que j'ai une immense amitié pour lui, mais c'est quelque chose de très innocent, de très pur, je pourrais le jurer sur le souvenir de mes parents", on devrait soi-même, au lieu d'avoir une hésitation, se jurer qu'elle sort probablement du cabinet de toilette où, après chaque rendez-vous qu'elle a eu avec ce jeune homme, elle se précipite, pour n'avoir pas d'enfants. La branche de seringa me rendait mortellement triste, et aussi qu'Albertine m'eût cru, m'eût dit fourbe et la détestant; plus que tout peut-être, des mensonges si inattendus que j'avais peine à les assimiler à ma pensée. Un jour Albertine m'avait raconté qu'elle avait été à un camp d'aviation, qu'elle était amie de l'aviateur (sans doute pour détourner mon soupçon des femmes, pensant que j'étais moins jaloux des hommes), que c'était amusant de voir comme Andrée était émerveillée devant cet aviateur, devant tous les hommages qu'il rendait à Albertine, au point qu'Andrée avait voulu faire une promenade en avion avec lui. Or cela était inventé de toutes pièces, jamais Andrée n'était allée dans ce camp d'aviation.

Quand Andrée fut partie l'heure du d

Sans être précisément de ceux-là j'allais peut-être, maintenant qu'Albertine était morte, savoir le secret de sa vie. Mais cela, ces indiscrétions qui ne se produisent qu'après que la vie terrestre d'une personne est finie, ne prouvent-elles pas que personne ne croit, au fond, à une vie future. Si ces indiscrétions sont vraies, on devrait redouter le ressentiment de celle dont on dévoile les actions autant pour le jour où on la rencontrera au ciel, qu'on le redoutait tant qu'elle vivait, lorsqu'on se croyait tenu à cacher son secret. Et si ces indiscrétions sont fausses, inventées parce qu'elle n'est plus là pour démentir, on devrait craindre plus encore la colère de la morte si on croyait au ciel. Mais personne n'y croit. De sorte qu'il était possible qu'un long drame se fût joué dans le cœur d'Albertine entre rester et me quitter, mais que me quitter fût à cause de sa tante, ou de ce jeune homme, et pas à cause de femmes auxquelles peut-être elle n'avait jamais pensé. Le plus grave pour moi fut qu'Andrée qui n'avait pourtant plus rien à me cacher sur les mœurs d'Albertine, me jura qu'il n'y avait pourtant rien eu de ce genre entre Albertine d'une part, Mlle Vinteuil et son amie d'autre part (Albertine ignorait elle-même ses propres goûts quand elle les avait connues, et celles-ci, par cette peur de se tromper dans le sens qu'on désire, qui engendre autant d'erreurs que le désir lui-même, la considéraient comme très hostile à ces choses. Peut-être bien plus tard avaient-elles appris sa conformité de goûts avec elle, mais alors elles connaissaient trop Albertine et Albertine les connaissait trop pour qu'elles pussent songer à faire cela ensemble). En somme je ne comprenais toujours pas davantage pourquoi Albertine m'avait quitté. Si la figure d'une femme est difficilement saisissable aux yeux qui ne peuvent s'appliquer à toute cette surface mouvante, aux lèvres, plus encore à la mémoire, si des nuages la modifient selon sa position sociale, selon la hauteur où l'on est situé, quel rideau plus épais encore est tiré entre les actions de celle que nous voyons et ses mobiles. Les mobiles sont dans un plan plus profond, que nous n'apercevons pas, et engendrent d'ailleurs d'autres actions que celles que nous connaissons et souvent en absolue contradiction avec elles. A quelle époque n'y a-t-il pas eu d'homme public, cru un saint par ses amis, et qui soit découvert avoir fait des faux, volé l'État, trahi sa patrie? Que de fois un grand seigneur est volé par un intendant qu'il a élevé, dont il eût juré qu'il était un brave homme et qui l'était peut-être. Or ce rideau tiré sur les mobiles d'autrui, combien devient-il plus impénétrable si nous avons de l'amour pour cette personne, car il obscurcit notre jugement et les actions aussi de celle qui, se sentant aimée, cesse tout d'un coup d'attacher du prix à ce qui en aurait eu sans cela pour elle, comme la fortune par exemple. Peut-être aussi est-elle poussée à feindre en partie ce dédain de la fortune dans l'espoir d'obtenir plus en faisant souffrir. Le marchandage peut aussi se mêler au reste. De même des faits positifs de sa vie, une intrigue qu'elle n'a confiée à personne de peur qu'elle ne nous fût révélée, que beaucoup malgré cela auraient peut-être connue s'ils avaient eu de la connaître le même désir passionné que nous, en gardant plus de liberté d'esprit, en éveillant chez l'intéressée moins de suspicions, une intrigue que certains n'ont pas ignorée - mais certains que nous ne connaissons pas et que nous ne saurions où trouver. Et parmi toutes les raisons d'avoir avec nous une attitude inexplicable, il faut faire entrer ces singularités du caractère qui poussent un être, soit par négligence de son intérêt, soit par haine, soit par amour de la liberté, soit par de brusques impulsions de colère, ou par crainte de ce que penseront certaines personnes, à faire le contraire de ce que nous pensions. Et puis il y a les différences de milieu, d'éducation, auxquelles on ne veut pas croire parce que, quand on cause tous les deux, on les efface par les paroles, mais qui se retrouvent quand on est seul pour diriger les actes de chacun d'un point de vue si opposé qu'il n'y a pas de véritable rencontre possible.

- "Mais ma petite Andrée vous mentez encore. Rappelez-vous, - vous-même me l'avez avoué, - je vous ai tél

Quant à la troisième fois où je me souviens d'avoir eu conscience que j'approchais de l'indifférence absolue à l'égard d'Albertine (et cette dernière fois jusqu'à sentir que j'y étais tout à fait arrivé), ce fut un jour, à Venise, assez longtemps après la dernière visite d'Andrée. CHAPITRE III

Séjour à Venise

Ma mère m'avait emmené passer quelques semaines à Venise et - comme il peut y avoir de la beauté aussi bien que dans les choses les plus humbles, dans les plus précieuses - j'y goûta

Et pour aller chercher maman qui avait quitté la fenêtre, j'avais bien en laissant la chaleur du plein air cette sensation de fraîcheur, jadis éprouvée à Combray quand je montais dans ma chambre, mais à Venise c'était un courant d'air marin qui l'entretenait non plus dans un petit escalier de bois aux marches rapprochées, mais sur les nobles surfaces de degrés de marbre, éclaboussées à tout moment d'un éclair de soleil glauque, et qui à l'utile leçon de Chardin (Dans un texte de jeunesse consacré à Chardin et Rembrandt, Proust dit que la leçon donnée par le peintre français est de voir la beauté d'objets apparemment dénués de valeur: il s'agit du "plaisir que donne le spectacle de la vie humble et de la nature morte" (Essais et articles, Paris, Folio-Essais, 1994, p. 69)). Chardin semble se rattacher à Combray, tandis que Véronèse est bien sûr lié à Venise, et à la beauté des palais qu'il peignit., reçue autrefois, ajoutaient celle de Véronèse. Et puisque à Venise ce sont des œuvres d'art, des choses magnifiques, qui sont chargées de nous donner les impressions familières de la vie, c'est esquiver le caractère de cette ville, sous prétexte que la Venise de certains peintres est froidement esthétique dans sa partie la plus célèbre, qu'en représenter seulement (exceptons les superbes études de Maxime Dethomas M. Dethomas (18767-1926), dessinateur et décorateur, auteur des illustrations des Esquisses vénitiennesd'Henri de Régnier et de l'article de Proust "A Venise" publié en 1919.) les aspects misérables, là où ce qui fait sa splendeur s'efface, et pour rendre Venise plus intime et plus vraie lui donner de la ressemblance avec Aubervilliers. Ce fut le tort de très grands artistes, par une réaction bien naturelle contre la Venise factice des mauvais peintres, de s'être attachés uniquement à la Venise, qu'ils trouvèrent plus réaliste, des humbles campi, des petits rii Les campi et les rii sont à Venise les petites places et les canaux secondaires. abandonnés. C'était elle que j'explorais souvent l'après-midi, si je ne sortais pas avec ma mère. J'y trouvais plus facilement en effet de ces femmes du peuple, les allumetières, les enfileuses de perles, les travailleuses du verre ou de la dentelle, les petites ouvrières aux grands châles noirs à franges. Ma gondole suivait les petits canaux; comme la main mystérieuse d'un génie qui m'aurait conduit dans les détours de cette ville d'Orient, ils semblaient au fur et à mesure que j'avançais, me pratiquer un chemin creusé en plein cœur d'un quartier qu'ils divisaient en écartant à peine d'un mince sillon arbitrairement tracé les hautes maisons aux petites fenêtres mauresques; et, comme si le guide magique avait tenu une bougie entre ses doigts et m'eût éclairé au passage, ils faisaient briller devant eux un rayon de soleil à qui ils frayaient sa route.

On sentait qu'entre les pauvres demeures que le petit canal venait de séparer et qui eussent sans cela formé un tout compact, aucune place n'avait été réservée. De sorte que le Campanile de l'église ou les treille

Parfois, apparaissait un monument plus beau qui se trouvait là, comme une surprise dans une boîte que nous viendrions d'ouvrir, un petit temple d'ivoire avec ses ordres corinthiens et sa statue allégorique au fronton un peu dépaysé parmi les choses usuelles au milieu desquelles il traînait, et le péristyle que lui réservait le canal gardait l'air d'un quai de débarquement pour maraîchers.

Le soleil était encore haut dans le ciel quand j'allais retrouver ma mère sur la Piazzetta. Nous remontions le g

Plusieurs des palais du Grand Canal étaient transformés en hôtels, et, par goût du changement ou par amabilité pour Mme Sazerat que nous avions retrouvée - la connaissance imprévue et inopportune qu'on rencontre chaque fois qu'on voyage - et que maman avait invitée, nous voulûmes un soir essayer de dîner dans un hôtel qui n'était pas le nôtre et où l'on prétendait que la cuisine était meilleure. Tandis que ma mère payait le gondolier et entrait avec Mme Sazerat dans le salon qu'elle avait retenu, je voulus jeter un coup d'œil sur la grande salle du restaurant aux beaux piliers de marbre et jadis couverte tout entière de fresques, depuis mal restaurées. Deux garçons causaient en un italien que je traduis:

"Est-ce que les vieux mangent dans leur chamb

Malgré son dédain, le garçon aurait voulu savoir ce qu'il devait décider relativement à la table, et il allait faire demander au liftier de monter s'informer à l'étage, quand, avant qu'il en eût le temps, la réponse lui fut donnée: il venait d'apercevoir la vieille dame qui entrait. Je n'eus pas de peine, malgré l'air de tristesse et de fatigue que donne l'appesantissement des années et malgré une sorte d'eczéma, de lèpre rouge qui couvrait sa figure, à reconnaître sous son bonnet, dans sa cotte noire faite chez W..., mais, pour les profanes, pareille à celle d'une vieille concierge, la marquise de Villeparisis. Le hasard fit que l'endroit où j'étais, debout, en train d'examiner les vestiges d'une fresque, se trouvait, le long des belles parois de marbre, exactement derrière la table où venait de s'asseoir Mme de Villeparisis.

"Alors M. de Villeparisis ne va pas tarder à descendre. Depuis un mois qu'ils sont ici ils n'ont mangé qu'une fois l'un sans l'autre, dit le garçon." Je me demandais quel étai

Son grand âge avait affaibli la sonorité de sa voix, mais donné en revanche à son langage, jadis si plein de réserve, une véritable intempérance. Peut-être fallait-il en chercher la cause dans des ambitions qu'il sentait ne plus avoir grand temps pour réaliser et qui le remplissaient d'autant plus de véhémence et de fougue, peut-être dans le fait que, laissé à l'écart d'une politique où il brûlait de rentrer, il croyait, dans la naïveté de son désir, faire mettre à la retraite par les sanglantes critiques qu'il dirigeait contre eux, ceux qu'il se faisait fort de remplacer. Ainsi voit-on des politiciens assurés que le cabinet dont ils ne font pas partie n'en a pas pour trois jours. Il serait d'ailleurs exagéré de croire que M. de Norpois avait perdu entièrement les traditions du langage diplomatique. Dès qu'il était question de "grandes affaires" il se retrouvait, on va le voir, l'homme que nous avons connu, mais le reste du temps il s'épanchait sur l'un et sur l'autre avec cette violence sénile de certains octogénaires qui les jette sur des femmes à qui ils ne peuvent plus faire grand mal.

Mme de Villeparisis garda, pendant quelques minutes, le silence d'une vieille femme à qui la fatigue de la vieillesse a rendu difficile de remonter du ressouvenir

"Etes-vous passé chez Salviati? Salviati, verrier vénitien.

- Oui.

- Enverront-ils demain?

- J'ai rapporté moi-même la coupe. Je vous la montrerai après le dîner. Voyons le menu.

- Avez-vous donné l'ordre de bourse pour mes Suez?

- Non,

- Moi, oui, mais vous cela vous est défendu. Demandez à la place du risotto. Mais ils ne savent pas le faire.

- Cela ne fait rien. Garçon, apportez-nous d'abord des rougets pour Madame et un risotto pour moi."

Un nouveau et long silence.

"Tene

Un monsieur qui finissait de dîner salua M. de Norpois.

"Ah! mais c'est le prince Foggi, dit le marquis.

- Ah! je ne sais pas au juste qui vous voulez dire, soupira Mme de Villeparisis.

- Mais parfaitement si. C'est le prince Odon. C'est le pr

- Ah! Odon, c'est celui qui faisait de la peinture?

- Mais pas du tout, c'est celui qui a épousé la sœur du grand-duc N..."

M. de Norpois disait tout cela sur le ton assez désagréable d'un professeur mécontent de son élève et, de ses yeux bleus,

Quand le prince eut fini son café et quitta sa table, M. de Norpois se leva, marcha avec empressement vers lui et d'un geste majestueux, il s'écarta, et, s'effaçant lui-même, le présenta à Mme de Villeparisis. Et pendant les quelques minutes que le prince demeura debout auprès d'eux, M. de Norpois ne cessa un instant de surveiller Mme de Villeparisis de sa pupille bleue, par complaisance ou sévérité de vieil amant, et surtout dans la crainte qu'elle ne se livrât à un des écarts de langage qu'il avait goûtés, mais qu'il redoutait. Dès qu'elle disait au prince quelque chose d'inexact il rectifiait le propos et fixait les yeux de la marquise accablée et docile, avec l'intensité continue d'un magnétiseur.

Un garçon vint me dire que ma mère m'attendait,

"Mme de Villeparisis, Mlle de Bouillon Mme de Villeparisis est en effet la fille de Cyrus le Bouillon.? me dit-elle.

- Oui.

- Est-ce que je ne pourrais pas l'apercevoir une seconde? C'est le rêve de ma vie.

- Alors ne perdez pas trop de temps,

- Mais Mme de Villeparisis, c'était en premières noces, la duchesse d'Havré, belle comme un ange, méchante comme un démon, qui a rendu fou mon père, l'a ruiné et abandonné aussitôt après. Eh bien! elle a beau avoir agi avec lui comme la dernière des filles, avoir été cause que j'ai dû, moi et les miens, vivre petitement à Combray, maintenant que mon père est mort, ma consolation c'est qu'il ait aimé la plus belle femme de son époque, et comme je ne l'ai jamais vue, malgré tout, ce sera une douceur..."

Mais comme les aveugles qui dirigent leurs yeux ailleurs qu'où il faut, Mme Sazerat n'arrêta pas ses regards à la table où dînait Mme de Villeparisis, et, cherchant un autre point de la salle:

- Mais elle doit être partie, je ne la vois pas où vous

Et elle cherchait toujours, poursuivant la vision détestée, adorée, qui habitait son imagination depuis si longtemps.

- Mais si, à la seconde table.

- C'est que nous ne comptons pas à partir du même point. Moi, comme je compte, la seconde table,

- C'est elle!

Cependant, Mme de Villeparisis ayant demandé à M. de Norpois de faire asseoir le prince Foggi, une aimable conversation suivit entre eux trois, on parla politique, le prince déclara qu'il était indifférent au sort du cabinet, et qu'il

Le prince, pour mettre le marquis à l'aise et lui montrer qu'il le considérait comme un compatriote, se mit à parler des successeurs possibles du président du Conseil actuel. Successeur dont la tâche serait difficile. Quand le prince Foggi eut cité plus de vingt noms d'hommes politiques qui lui semblaient ministrables, noms que l'ancien ambassadeur écouta les paupières à demi abaissées sur ses yeux bleus et sans faire un mouvement, M. de Norpois rompit enfin le silence pour prononcer ces mots qui devaient pendant vingt ans alimenter la conversation des chancelleries, et ensuite, quand on les eut oubliés, être exhumés par quelque personnalité signant "un Renseigné" ou "Testis" Testis: en latin, témoin. ou "Machiavel" dans un journal où l'oubli même où ils étaient tombés leur vaut le bénéfice de faire à nouveau sensation. Donc le prince Foggi venait de citer plus de vingt noms devant le diplomate aussi immobile et muet qu'un homme sourd quand M. de Norpois leva légèrement la tête, et, dans la forme où avaient été rédigées ses interventions diplomatiques les plus grosses de conséquence, quoique cette fois-ci avec une audace accrue et une brièveté moindre demanda finement: "Et est-ce que personne n'a prononcé le nom de M. Giolitti? (Giovanni Giolitti (1842-1928), socialiste, il fut Président du Conseil à cinq reprises entre 1892 et 1921.") A ces mots les écailles du prince Foggi tombèrent; il entendit un murmure céleste. Puis aussitôt M. de Norpois se mit à parler de choses et autres, ne craignit pas de faire quelque bruit, comme, lorsque la dernière note d'un sublime aria de Bach est terminée, on ne craint plus de parler à haute voix, d'aller chercher ses vêtements au vestiaire. Il rendit même la cassure plus nette en priant le prince de mettre ses hommages aux pieds de Leurs Majestés le Roi et la Reine quand il aurait l'occasion de les voir, phrase de départ qui correspondait à ce qu'est à la fin d'un concert: ces mots hurlés "Le cocher Auguste de la rue de Belloy." Nous ignorons quelles furent exactement les impressions du prince Foggi. Il était assurément ravi d'avoir entendu ce chef-d'œuvre: "Et M. Giolitti est-ce que personne n'a prononcé son nom?" Car M. de Norpois, chez qui l'âge avait éteint ou désordonné les qualités les plus belles, en revanche avait perfectionné en vieillissant les "airs de bravoure", comme certains musiciens âgés, en déclin pour tout le reste, acquièrent jusqu'au dernier jour, pour la musique de chambre, une virtuosité parfaite qu'ils ne possédaient pas jusque-là.

Toujours

Pourtant M. de Norpois avait à sa dévotion un très ancien journal français et qui même en 1870, quand il était ministre de France dans un pays allemand, lui avait rendu grand service. Ce journal était (surtout le premier article, non signé) admirablement rédigé. Mais il intéressait mille fois davantage quand ce premier article (dit premier-Paris dans ces temps lointains et appelé aujourd'hui on ne sait pourquoi "éditorial") était au contraire mal tourné, avec des répétitions de mots infinies. Chacun sentait alors avec émotion que l'article avait été "inspiré". Peut-être par M. de Norpois, peut-être par tel autre grand maître de l'heure. Pour donner une idée anticipée des événements d'Italie, montrons comment M. de Norpois se servit de ce journal en 1870, inutilement trouvera-t-on, puisque la guerre eut lieu tout de même, très efficacement, pensait M. de Norpois, dont l'axiome était qu'il faut avant tout préparer l'opinion. Ses articles où chaque mot était pesé, ressemblaient à ces notes optimistes que suit immédiatement la mort du malade. Par exemple, à la veille de la déclaration de guerre, en 1870, quand la mobilisation était presque achevée, M. de Norpois (restant dans l'ombre naturellement) avait cru devoir envoyer à ce journal fameux, l'éditorial suivant:

"L'opinion semble prévaloir dans les cercles autorisés, que depuis hier, dans le milieu de l'après-midi, la situation, sans avoir bien entendu un caractère alarmant, pourrait être envisagée comme sérieuse et même, par certains côtés, comme sus

Dernière heure: " On a appris avec satisfaction dans les cercles bien informés, qu'une légère détente semble s'être produite dans les rapports franco-prussiens. On attacherait une importance toute particulière au fait que M. de Norpois aurait rencontré "unter den Linden "Unter den Linden", à Berlin donc, cette avenue étant la plus célèbre de la capitale allemande." le ministre d'Angleterre avec qui il s'est entretenu une vingtaine de minutes. Cette nouvelle est considérée comme satisfaisante." (On avait ajouté entre parenthèse après satisfaisante le mot allemand équivalent: befriedigend). Et le lendemain on lisait dans l'éditorial: "Il semblerait, malgré toute la souplesse de M. de Norpois, à qui tout le monde se plaît à rendre hommage pour l'habile énergie avec laquelle il a su défendre les droits imprescriptibles de la France, qu'une rupture n'a plus pour ainsi dire presque aucune chance d'être évitée."

Le journal ne pouvait pas se dispenser de faire suivre un pareil éditorial de quelques commenta

"Jamais le public n'a fait preuve d'un calme aussi admirable" (M. de Norpois aurait bien voulu que ce fût vrai, mais craignait tout le contraire)."Il est las des agitations stériles et a appris avec satisfaction, que le gouvernement de Sa Majesté prendrait ses responsabilités selon les éventualités qui pourraient se produire. Le public n'en demande" (optatif) "pas davantage. A son beau sang-froid qui est déjà un indice de succès, nous ajouterons encore une nouvelle bien faite pour rassurer l'opinion publique, s'il en était besoin. On assure en effet que M. de Norpois qui pour raison de santé devait depuis longtemps venir faire à Paris une petite cure, aurait quitté Berlin où il ne jugeait plus sa présence utile. Dernière heure: Sa Majesté l'Empereur a quitté ce matin Compiègne pour Paris afin de conférer avec le marquis de Norpois, le ministre de la guerre et le maréchal Bazaine (Achille Bazaine (1811-1888), maréchal de France, il fut commandant en chef de l'armée en Lorraine en 1870) en qui l'opinion publique a une confiance particulière. S. M. l'Empereur a décommandé le dîner qu'il devait offrir à sa belle-sœur la duchesse d'Albe. Cette mesure a produit partout, dès qu'elle a été connue, une impression particulièrement favorable. L'empereur a passé en revue les troupes dont l'enthousiasme est indescriptible. Quelques corps, sur un ordre de mobilisation lancé dès l'arrivée des souverains à Paris, sont, à toute éventualité, prêts à partir dans la direction du Rhin."

***

Parfois au crépusc

Ainsi par exemple un soir une lettre de mon coulissier rouvrit un instant pour moi les portes de la prison où Albertine était en moi vivante, mais si loin, si profondément qu'elle me restait inaccessible. Depuis sa mort je ne m'étais plus occupé des spéculations que j'avais faites afin d'avoir plus d'argent pour elle. Or le temps avait passé; de grandes sagesses de l'époque précédente étaient démenties par celle-ci, comme il était arrivé autrefois de M. Thiers (Adolphe Thiers (1797-1877), homme politique qui fut notamment Président de la République après la Commune.) disant que les chemins de fer ne pourraient jamais réussir. Les titres dont M. de Norpois nous avait dit: "Leur revenu n'est pas très élevé sans doute, mais du moins le capital ne sera jamais déprécié", étaient le plus souvent ceux qui avaient le plus baissé. Il me fallait payer des différences considérables et d'un coup de tête je me décidai à tout vendre et me trouvai ne plus posséder que le cinquième à peine de ce que j'avais du vivant d'Albertine. On le sut à Combray dans ce qui restait de notre famille et de nos relations, et, comme on savait que je fréquentais le marquis de Saint-Loup et les Guermantes on se dit: "Voilà où mènent les idées de grandeur." On y eût été bien étonné d'apprendre que c'était pour une jeune fille de condition aussi modeste qu'Albertine que j'avais fait ces spéculations. D'ailleurs dans cette vie de Combray où chacun est à jamais classé suivant les revenus qu'on lui connaît, comme dans une caste indienne, on n'eût pu se faire une idée de cette grande liberté qui régnait dans le monde des Guermantes où on n'attachait aucune importance à la fortune, et où la pauvreté était considérée comme aussi désagréable, mais nullement plus diminuante et n'affectant pas plus la situation sociale qu'une maladie d'estomac. Sans doute se figurait-on au contraire à Combray que Saint-Loup et M. de Guermantes devaient être des nobles ruinés, aux châteaux hypothéqués, à qui je prêtais de l'argent, tandis que si j'avais été ruiné ils eussent été les premiers à m'offrir vraiment de me venir en aide. Quant à ma ruine relative, j'en étais d'autant plus ennuyé que mes curiosités vénitiennes s'étaient concentrées depuis peu sur une jeune marchande de verrerie à la carnation de fleur qui fournissait aux yeux ravis toute une gamme de tons orangés et me donnait un tel désir de la revoir chaque jour que, sentant que nous quitterions bientôt Venise, ma mère et moi, j'étais résolu à tâcher de lui faire à Paris une situation quelconque qui me permît de ne pas me séparer d'elle. La beauté de ses dix-sept ans était si noble, si radieuse, que c'était un vrai Titien à acquérir avant de s'en aller. Et le peu qui me restait de fortune suffirait-il à la tenter assez pour qu'elle quittât son pays et vînt vivre à Paris pour moi seul? Mais comme je finissais la lettre du coulissier, une phrase où il disait: "Je soignerai vos reports" me rappela une expression presque aussi hypocritement professionnelle que la baigneuse de Balbec avait employée en parlant à Aimé d'Albertine: "C'est moi qui la soignais" avait-elle dit, et ces mots qui ne m'étaient jamais revenus à l'esprit firent jouer comme un Sésame les gonds du cachot. Mais au bout d'un instant ils se refermèrent sur l'emmurée - que je n'étais pas coupable de ne pas vouloir rejoindre, puisque je ne parvenais plus à la voir, à me la rappeler, et que les êtres n'existent pour nous que par l'idée que nous avons d'eux - que m'avait un instant rendue si touchante le délaissement que pourtant elle ignorait, que j'avais l'espace d'un éclair envié le temps déjà lointain où je souffrais nuit et jour du compagnonnage de son souvenir. Une autre fois à San Giorgio dei Schiavoni San Giorgio dei Schiavoni: Saint Georges des Esclavons. un aigle auprès d'un des apôtres et stylisé de la même façon réveilla de souvenir et presque la souffrance causée par les deux bagues dont Françoise m'avait découvert la similitude et dont je n'avais jamais su qui les avait données à Albertine. Un soir enfin une circonstance telle se produisit qu'il sembla que mon amour aurait dû renaître. Au moment où notre gondole s'arrêtait aux marches de l'hôtel, le portier me remit une dépêche que l'employé du télégraphe était déjà venu trois fois pour m'apporter, car à cause de l'inexactitude du nom du destinataire (que je compris pourtant à travers les déformations des employés italiens être le mien), on demandait un accusé de réception certifiant que le télégramme était bien pour moi. Je l'ouvris dès que je fus dans ma chambre, et, jetant un coup d'œil sur ce libellé rempli de mots mal transmis, je pus lire néanmoins: "Mon ami, vous me croyez morte, pardonnez-moi, je suis très vivante, je voudrais vous voir, vous parler mariage, quand revenez-vous? Tendrement. Albertine." Alors il se passa d'une façon inverse la même chose que pour ma grand'mère: quand j'avais appris en fait que ma grand'mère était morte, je n'avais d'abord eu aucun chagrin. Et je n'avais souffert effectivement de sa mort que quand des souvenirs involontaires l'avaient rendue vivante pour moi. Maintenant qu'Albertine dans ma pensée ne vivait plus pour moi, la nouvelle qu'elle était vivante ne me causa pas la joie que j'aurais cru. Albertine n'avait été pour moi qu'un faisceau de pensées, elle avait survécu à sa mort matérielle tant que ces pensées vivaient en moi; en revanche maintenant que ces pensées étaient mortes, Albertine ne ressuscitait nullement pour moi, avec son corps. Et en m'apercevant que je n'avais pas de joie qu'elle fût vivante, que je ne l'aimais plus, j'aurais dû être plus bouleversé que quelqu'un qui se regardant dans une glace, après des mois de voyage, ou de maladie, s'aperçoit qu'il a les cheveux blancs et une figure nouvelle d'homme mûr ou de vieillard. Cela bouleverse parce que cela veut dire: l'homme que j'étais, le jeune homme blond n'existe plus, je suis un autre. Or l'impression que j'éprouvais ne prouvait-elle pas un changement aussi profond, une mort aussi totale du moi ancien et la substitution aussi complète d'un moi nouveau à ce moi ancien, que la vue d'un visage ridé surmonté d'une perruque blanche remplaçant le visage de jadis? Mais on ne s'afflige pas plus d'être devenu un autre, les années ayant passé et dans l'ordre de la succession des temps, qu'on ne s'afflige à une même époque d'être tour à tour les êtres contradictoires, le méchant, le sensible, le délicat, le mufle, le désintéressé, l'ambitieux qu'on est tour à tour chaque journée. Et la raison pour laquelle on ne s'en afflige pas est la même, c'est que le moi éclipsé - momentanément dans le dernier cas et quand il s'agit du caractère, pour toujours dans le premier cas et quand il s'agit des passions - n'est pas là pour déplorer l'autre, l'autre qui est à ce moment-là, ou désormais, tout vous; le mufle sourit de sa muflerie, car il est le mufle et l'oublieux ne s'attriste pas de son manque de mémoire, précisément parce qu'il a oublié.

J'aurais été incapable de ressusciter Albertine parce que je l'étais de me ressusciter moi-même, de ressusciter mon moi d'alors. La vie selon son hab

Mais alors je songeai: je tenais à Albertine plus qu'à moi-même; je ne tiens plus à elle maintenant parce que pendant un certain temps j'ai cessé de la voir. Mais mon désir de ne pas être séparé de moi-même par la mort, de ressusciter après la mort, ce désir-là n'était pas comme le désir de ne jamais être séparé d'Albertine, il durait toujours. Cela tenait-il à ce que je me croyais plus précieux qu'elle, à ce que quand je l'aimais je m'aimais davantage? Non, cela tenait à ce que cessant de la voir j'avais cessé de l'aimer, et que je n'avais pas cessé de m'aimer parce que mes liens quotidiens avec moi-même n'avaient pas été rompus comme l'avaient été ceux avec Albertine. Mais si ceux avec mon corps, avec moi-même l'étaient aussi...? Certes il en serait de même. Notre amour de la vie n'est qu'une vieille liaison dont nous ne savons pas nous débarrasser. Sa force est dans sa permanence. Mais la mort qui la rompt nous guérira du désir de l'immortalité.

Après le déjeuner, quand je n'allais pas errer seul

Le soir, je sortais seul, au milieu de la ville enchantée où je me trouvais au milieu de quartiers nouveaux comme un personnage des Mille et une Nuits. Il était bien rare que je ne découvrisse pas au hasard de mes promenades quelque place inconnue et spacieuse dont aucun guide, aucun voyageur ne m'avait parlé.

Je m'étais engagé dans un réseau de petites ruelles, de calli divisant en tous sens, de leurs rainures, le morceau de Venise découpé entre un canal et la lagune, comme s'il avait cristallisé s

Le lendemain je partais à la recherche de ma belle place nocturne, je suivais des calli qui se ressemblaient toutes et se refusaient à me donner le moindre renseignement, sauf pour m'égarer mieux. Parfois un vague indice que je croyais reconnaître me faisait supposer que j'allais voir apparaître, dans sa claustration, sa solitude et son silence, la belle place exilée. A ce moment, quelque mauvais génie qui avait pris l'apparence d'une nouvelle calle Calle, nom de plantes des marais. me faisait rebrousser chemin malgré moi, et je me trouvais brusquement ramené au Grand Canal. Et comme il n'y a pas, entre le souvenir d'un rêve et le souvenir d'une réalité de grandes différences, je finissais par me demander si ce n'était pas pendant mon sommeil que s'était produit dans un sombre morceau de cristallisation vénitienne cet étrange flottement qui offrait une vaste place, entourée de palais romantiques, à la méditation du clair de lune.

La veille de notre départ, nous voulûmes pousser jusqu'à Padoue où se

Quand j'appris, le jour même où nous allions rentrer à Paris, que Mme Putbus et par conséquent sa femme de chambre, venaient d'arriver à Venise, je demandai à ma mère de remettre notre départ de quelques jours; l'air qu'elle eut de ne pas prendre ma prière en considération ni même au sérieux, réveilla dans mes nerfs excités par le printemps vénitien ce vieux désir de résistance à un complot imaginaire tramé contre moi par mes parents (qui se figuraient que je serais bien forcé d'obéir), cette volonté de lutte, ce désir qui me poussait jadis à imposer brusquement ma volonté à ceux que j'aimais le plus, quitte à me conformer à la leur, après que j'avais réussi à les faire céder. Je dis à ma mère que je ne partirais pas, mais elle, croyant plus habile de ne pas avoir l'air de penser que je disais cela sérieusement ne me répondit même pas. Je repris qu'elle verrait bien si c'était sérieux ou non. Et quand fut venue l'heure où, suivie de toutes mes affaires, elle partit pour la gare, je me fis apporter une consommation sur la terrasse, devant le canal et m'y installai, regardant se coucher le soleil tandis que sur une barque arrêtée en face de l'hôtel un musicien chantait "sole mio".

Le soleil continuait de descendre. Ma mère ne devait pas être loin de l

Ma pensée, sans doute pour ne pas envisager une résolution à prendre, s'occupait tout entière à suivre le déroulement des phrases successives de "sole mio" en chantant mentalement avec le chanteur, à prévoir pour chacune d'elles l'élan qui allait l'emporter, à m'y laisser aller avec elle, avec elle aussi à retomber ensuite.

Sans doute ce chant insignifiant entendu cent fois ne m'intéressait nullement. Je ne pouvais faire plaisir à personne ni à moi-même en l'écoutant aussi religieusement jusqu'au bo

Ma mère devait être arrivée à la gare. Bientôt elle serait partie. J'étais étreint par l'angoisse que me causait, avec la vue du canal devenu tout petit depuis que l'âme de Venise s'en était échappée, de ce Rialto banal qui n'était plus le Rialto, ce chant de désespoir que devenait "sole mio" et qui, ainsi clamé devant les palais inconsistants, achevait de les mettre en miettes et consommait la ruine de Venise; j'assistais à la lente réalisation de mon malheur construit artistement, sans hâte, note par note, par le chanteur que regardait avec étonnement le soleil arrêté derrière Saint-Georges-le-Majeur, si bien que cette lumière crépusculaire devait faire à jamais dans ma mémoire avec le frisson de mon émotion et la voix de bronze du chanteur, un alliage équivoque, immuable et poignant.

Ainsi restais-je immobile avec une volonté dissoute, sans décision apparente; sans doute à ces moments-là elle est déjà prise: nos amis eux-mêmes peuvent souvent la prévoir. Mais nous, nous ne le pouvons pas, sans q

Mais enfin, d'antres plus obscurs que ceux d'où s'élance la comète qu'on peut prédire, - grâce à l'insoupçonnable puissance défensive de l'habitude invétérée, grâce aux réserves cachées que par une impulsion subite elle jette au dernier moment dans la mêlée, - mon action surgit enfin: je pris mes jambes à mon cou et j'arrivai, les portières déjà fermées, mais à temps pour retrouver ma mère rouge d'émotion, se retenant pour ne pas pleurer, car elle croyait que je ne viendrais plus. Puis le train partit et nous vîmes Padoue et Vérone venir au-devant de nous, nous dire adieu presque jusqu'à la gare et, quand nous nous fûmes éloignés, regagner, - elles qui ne partaient pas et allaient reprendre leur vie, - l'une sa plaine, l'autre sa colline. Les heures passaient. Ma mère ne se pressait pas de lire deux lettres qu'elle tenait à la main et avait seulement ouvertes et tâchait que moi-même je ne tirasse pas tout de suite mon porte-feuille pour y prendre celle que le concierge de l'hôtel m'avait remise. Ma mère craignait toujours que je ne trouvasse les voyages trop longs, trop fatigants, et reculait le plus tard possible, pour m'occuper pendant les dernières heures, le moment où elle chercherait pour moi de nouvelles distractions, déballerait les œufs durs, me passerait les journaux, déferait le paquet de livres qu'elle avait achetés sans me le dire. Nous avions traversé Milan depuis longtemps lorsqu'elle se décida à lire la première des deux lettres. Je regardai d'abord ma mère qui la lisait avec étonnement, puis levait la tête, et ses yeux semblaient se poser tour à tour sur des souvenirs distincts, incompatibles, et qu'elle ne pouvait parvenir à rapprocher. Cependant j'avais reconnu l'écriture de Gilberte sur l'enveloppe que je venais de prendre dans mon portefeuille. Je l'ouvris. Gilberte m'annonçait son mariage avec Robert de Saint-Loup. Elle me disait qu'elle m'avait télégraphié à ce sujet à Venise et n'avait pas eu de réponse. Je me rappelai comme on m'avait dit que le service des télégraphes y était mal fait. Je n'avais jamais eu sa dépêche. Peut-être, ne voudrait-elle pas le croire. Tout d'un coup, je sentis dans mon cerveau un fait qui y était installé à l'état de souvenir, quitter sa place et la céder à un autre. La dépêche que j'avais reçue dernièrement et que j'avais cru d'Albertine était de Gilberte. Comme l'originalité assez factice de l'écriture de Gilberte consistait principalement, quand elle écrivait une ligne, à faire figurer dans la ligne supérieure les barres de T qui avaient l'air de souligner les mots, ou les points sur les I qui avaient l'air d'interrompre les phrases de la ligne d'au-dessus, et en revanche à intercaler dans la ligne d'au-dessous les queues et arabesques des mots qui leur étaient superposés, il était tout naturel que l'employé du télégraphe eût lu les boucles d'sou de zde la ligne supérieure comme un "ine" finissant le mot de Gilberte. Le point sur l'ide Gilberte était monté au-dessus faire point de suspension. Quant à son G, il avait l'air d'un Agothique. Qu'en dehors de cela deux ou trois mots eussent été mal lus, pris les uns dans les autres (certains d'ailleurs m'avaient paru incompréhensibles) cela était suffisant pour expliquer les détails de mon erreur et n'était même pas nécessaire. Combien de lettres lit dans un mot une personne distraite et surtout prévenue, qui part de l'idée que la lettre est d'une certaine personne, combien de mots dans la phrase? On devine en lisant, on crée; tout part d'une erreur initiale; celles qui suivent (et ce n'est pas seulement dans la lecture des lettres et des télégrammes, pas seulement dans toute lecture) si extraordinaires qu'elles puissent paraître à celui qui n'a pas le même point de départ, sont toutes naturelles. Une bonne partie de ce que nous croyons (et jusque dans les conclusions dernières c'est ainsi) avec un entêtement et une bonne foi égales, vient d'une première méprise sur les prémisses. CHAPITRE IV

Nouvel aspect de Robert de Saint-Loup

"Oh! c'est inouï, me dit ma mère. Écoute, on ne s'étonne plus

Le train entrait en gare de Paris que nous parlions encore avec ma mère de ces deux nouvelles que, pour que la route ne me parût pas trop longue, elle eût voulu réserver pour la seconde partie du voyage et ne m'avait laissé apprendre qu'après Milan. Et ma mère continuait quand nous fûmes rentrés à la maison: "Crois-tu, ce pauvre Swann qui désirait tant que sa Gilberte fût reçue chez les Guermantes, serait-il assez heureux s'il pouvait voir sa fille devenir une Guermantes!" "Sous un autre nom que le sien, conduite à l'autel comme Mlle de Forcheville, crois-tu qu'il en serait si heureux?" "Ah! c'est vrai, je n'y pensais pas. C'est ce qui fait que je ne peux pas me réjouir pour cette petite "rosse", cette pensée qu'elle a eu le cœur de quitter le nom de son père qui était si bon pour elle. - Oui, tu as raison, tout compte fait, il est peut-être mieux qu'il ne l'ait pas su." Tant pour les morts que pour les vivants, on ne peut savoir si une chose leur ferait plus de joie ou plus de peine. "Il paraît que les Saint-Loup vivront à Tansonville. Le père Swann qui désirait tant montrer son étang à ton pauvre grand-père aurait-il jamais pu supposer que le duc de Guermantes le verrait souvent, surtout s'il avait su le mariage de son fils? Enfin toi qui as tant parlé à Saint-Loup des épines roses, des lilas et des iris de Tansonville, il te comprendra mieux. C'est lui qui les possèdera." Ainsi se déroulait dans notre salle à manger, sous la lumière de la lampe dont elles sont amies, une de ces causeries où la sagesse non des nations mais des familles, s'emparant de quelque événement, mort, fiançailles, héritage, ruine, et le glissant sous le verre grossissant de la mémoire, lui donne tout son relief, dissocie, recule une surface, et situe en perspective à différents points de l'espace et du temps ce qui, pour ceux qui n'ont pas vécu cette époque, semble amalgamé sur une même surface, les noms des décédés, les adresses successives, les origines de la fortune et ses changements, les mutations de propriété. Cette sagesse-là n'est-elle pas inspirée par la Muse qu'il convient de méconnaître le plus longtemps possible, si l'on veut garder quelque fraîcheur d'impressions et quelque vertu créatrice, mais que ceux-là même qui l'ont ignorée rencontrent au soir de leur vie dans la nef de la vieille église provinciale, à l'heure où tout à coup ils se sentent moins sensibles à la beauté éternelle exprimée par les sculptures de l'autel qu'à la conception des fortunes diverses qu'elles subirent, passant dans une illustre collection particulière, dans une chapelle, de là dans un musée, puis ayant fait retour à l'église, ou qu'à sentir, quand ils y foulent un pavé presque pensant, qu'il recouvre la dernière poussière d'Arnault Antoine Arnauld (1612-1694), théologien janséniste qui connut Pascal. ou de Pascal, ou tout simplement qu'à déchiffrer, imaginant peut-être l'image d'une fraîche paroissienne, sur la plaque de cuivre du prie-Dieu de bois, les noms des filles du hobereau ou du notable. La Muse qui a recueilli tout ce que les muses plus hautes de la philosophie et de l'art ont rejeté, tout ce qui n'est pas fondé en vérité, tout ce qui n'est que contingent, mais révèle aussi d'autres lois, c'est l'Histoire.

Ce que je devais apprendre par la suite - car je n'avais pu assister

D'autres amies de ma mère qui avaient vu Saint-Loup à la maison vinrent à son "jour" et s'informèrent si le fiancé était bien celui qui était mon ami. Certaines personnes allaient jusqu'à prétendre, en ce qui concernait l'autre mariage, qu'il ne s'agissait pas des Cambremer Legrandin. On le tenait de bonne source, car la marquise, née Legrandin, l'avait démenti la veille même du jour où les fiançailles furent publiées. Je me demandais de mon côté pourquoi M. de Charlus d'une part, Saint-Loup de l'autre, lesquels avaient eu l'occasion de m'écrire peu auparavant, m'avaient parlé de projets amicaux et de voyages, dont la réalisation eût dû exclure la possibilité de ces cérémonies, et ne m'avaient rien dit. J'en concluais, sans songer au secret que l'on garde jusqu'à la fin sur ces sortes de choses, que j'étais moins leur ami que je n'avais cru, ce qui, pour ce qui concernait Saint-Loup, me peinait. Aussi pourquoi, ayant remarqué que l'amabilité, le côté plain-pied, "pair à compagnon" de l'aristocratie était une comédie, m'étonnais-je d'en être excepté? Dans la maison de femmes - où on procurait de plus en plus des hommes - où M. de Charlus avait surpris Morel, et où la "sous-maîtresse", grande lectrice du Gaulois, commentait les nouvelles mondaines, cette patronne parlant d'un gros Monsieur qui venait chez elle, sans arrêter, boire du champagne avec des jeunes gens, parce que déjà très gros il voulait devenir assez obèse pour être certain de ne pas être "pris" si jamais il y avait une guerre, déclara: "Il paraît que le petit Saint-Loup est "comme ça" et le petit Cambremer aussi. Pauvres épouses! - En tous cas si vous connaissez ces fiancés, il faut nous les envoyer, ils trouveront ici tout ce qu'ils voudront, et il y a beaucoup d'argent à gagner avec eux." Sur quoi le gros Monsieur, bien qu'il fût lui-même comme "ça" se récria, répliqua, étant un peu snob, qu'il rencontrait souvent Cambremer et Saint-Loup chez ses cousins d'Ardouvillers, et qu'ils étaient grands amateurs de femmes et tout le contraire de "ça". "Ah!" conclu la sous-maîtresse d'un ton sceptique, mais ne possédant aucune preuve, et persuadée qu'en notre siècle la perversité des mœurs le disputait à l'absurdité calomniatrice des cancans. Certaines personnes que je ne vis pas m'écrivirent et me demandèrent "ce que je pensais" de ces deux mariages, absolument comme si elles eussent ouvert une enquête sur la hauteur des chapeaux des femmes au théâtre ou sur le roman psychologique. Je n'eus pas le courage de répondre à ces lettres. De ces deux mariages, je ne pensais rien, mais j'éprouvais une immense tristesse, comme quand deux parties de votre existence passée, amarrées auprès de vous, et sur lesquelles on fonde peut-être paresseusement au jour le jour, quelque espoir inavoué, s'éloignent définitivement, avec un claquement joyeux de flammes, pour des destinations étrangères comme deux vaisseaux. Pour les intéressés eux-mêmes, ils eurent à l'égard de leur propre mariage une opinion bien naturelle, puisqu'il s'agissait non des autres mais d'eux. Ils n'avaient jamais eu assez de railleries pour ces "grands mariages" fondés sur une tare secrète. Et même les Cambremer, de maison si ancienne et de prétentions si modestes, eussent été les premiers à oublier Jupien et à se souvenir seulement des grandeurs inouïes de la maison d'Oloron, si une exception ne s'était produite en la personne qui eût dû être le plus flattée de ce mariage, la marquise de Cambremer-Legrandin. Mais, méchante de nature, elle faisait passer le plaisir d'humilier les siens avant celui de se glorifier elle-même. Aussi, n'aimant pas son fils, et ayant tôt fait de prendre en grippe sa future belle-fille, déclara-t-elle qu'il était malheureux pour un Cambremer d'épouser une personne qui sortait on ne savait d'où, en somme, et avait des dents si mal rangées. Quant au jeune Cambremer qui avait déjà une certaine propension à fréquenter des gens de lettres, on pense bien qu'une si brillante alliance n'eut pas pour effet de le rendre plus snob, mais que se sentant maintenant le successeur des ducs d'Oloron - "princes souverains" comme disaient les journaux - il était suffisamment persuadé de sa grandeur, pour pouvoir frayer avec n'importe qui. Et il délaissa la petite noblesse pour la bourgeoisie intelligente les jours où il ne se consacrait pas aux altesses. Les notes des journaux, surtout en ce qui concernait Saint-Loup, donnèrent à mon ami, dont les ancêtres royaux étaient énumérés, une grandeur nouvelle mais qui ne fit que m'attrister - comme s'il était devenu quelqu'un d'autre, le descendant de Robert le Fort, plutôt que l'ami qui s'était mis si peu de temps auparavant sur le strapontin de la voiture afin que je fusse mieux au fond; le fait de n'avoir pas soupçonné d'avance son mariage avec Gilberte dont la réalité m'était apparue soudain dans une lettre, si différente de ce que je pouvais penser de chacun d'eux la veille, et qu'il ne m'eût pas averti me faisait souffrir, alors que j'eusse dû penser qu'il avait eu beaucoup à faire et que d'ailleurs dans le monde les mariages se font souvent ainsi tout d'un coup, fréquemment pour se substituer à une combinaison différente qui a échoué - inopinément - comme un précipité chimique. Et la tristesse, morne comme un déménagement, amère comme une jalousie, que me causèrent par la brusquerie, par l'accident de leur choc, ces deux mariages, fut si profonde, que plus tard on me la rappela, en m'en faisant absurdement gloire, comme ayant été tout le contraire de ce qu'elle fut au moment même, un double et même triple et quadruple pressentiment.<

"Il paraît que c'est la princesse de Parme qui a fait le mariage du petit Cambremer", me dit maman. Et c'était vrai. La princesse de Parme connaissait depuis longtemps par les œuvres d'une part Legrandin qu'elle trouvait un homme distingué, de l'autre Mme de Cambremer qui changeait la conversation quand la princesse lui demandait si elle était bien la sœur de Legrandin. La princesse savait le regret qu'avait Mme de Cambremer d'être restée à la porte de la haute société aristocratique où personne ne la recevait. Quand la princesse de Parme, qui s'était chargée de trouver un parti pour Mlle d'Oloron, demanda à M. de Charlus s'il savait qui était un homme aimable et instruit qui s'appelait Legrandin de Méséglise (c'était ainsi que se faisait appeler maintenant Legrandin), le baron répondit d'abord que non, puis tout d'un coup un souvenir lui revint d'un voyageur avec qui il avait fait connaissance en wagon, une nuit, et qui lui avait laissé sa carte. Il eut un vague sourire. "C'est peut-être le même", se dit-il. Quand il apprit qu'il s'agissait du fils de la sœur de Legrandin, il dit: "Tiens, ce serait vraiment extraordinaire! S'il tenait de son oncle, après tout, ce ne serait pas pour m'effrayer, j'ai toujours dit qu'ils faisaient les meilleurs maris." "Qui ils?" demanda la princesse. "Oh! Madame, je vous expliquerais bien si nous nous voyions plus souvent. Avec vous on peut causer. Votre Altesse est si intelligente", dit Charlus pris d'un besoin de confidence qui pourtant n'alla pas plus loin. Le nom de Cambremer lui plut, bien qu'il n'aimât pas les parents, mais il savait que c'était une des quatre baronnies de Bretagne et tout ce qu'il pouvait espérer de mieux pour sa fille adoptive; c'était un nom vieux, respecté, avec de solides alliances dans sa province. Un prince eût été impossible et d'ailleurs peu désirable. C'était ce qu'il fallait. La princesse fit ensuite venir Legrandin. Il avait physiquement passablement changé, et assez à son avantage depuis quelque temps. Comme les femmes qui sacrifient résolument leur visage à la sveltesse de leur taille et ne quittent plus Marienbad Marienbad, ville d'eaux à la mode., Legrandin avait pris l'aspect désinvolte d'un officier de cavalerie. Au fur et à mesure que M. de Charlus s'était alourdi et abruti, Legrandin était devenu plus élancé et rapide, effet contraire d'une même cause. Cette vélocité avait d'ailleurs des raisons psychologiques. Il avait l'habitude d'aller dans certains mauvais lieux où il aimait qu'on ne le vît ni entrer, ni sortir: il s'y engouffrait. Legrandin s'était mis au tennis à cinquante-cinq ans. Quand la princesse de Parme lui parla des Guermantes, de Saint-Loup, il déclara qu'il les avait toujours connus, faisant une espèce de mélange entre le fait d'avoir toujours connu de nom les châtelains de Guermantes et d'avoir rencontré, chez ma tante, Swann, le père de la future Mme de Saint-Loup, Swann dont Legrandin d'ailleurs ne voulait à Combray fréquenter ni la femme ni la fille. "J'ai même voyagé dernièrement avec le frère du duc de Guermantes, M. de Charlus. Il a spontanément engagé la conversation, ce qui est toujours bon signe, car cela prouve que ce n'est ni un sot gourmé, ni un prétentieux. Oh! je sais tout ce qu'on dit de lui. Mais je ne crois jamais ces choses-là. D'ailleurs la vie privée des autres ne me regarde pas. Il m'a fait l'effet d'un cœur sensible, d'un homme bien cultivé." Alors la princesse de Parme parla de Mlle d'Oloron. Dans le milieu des Guermantes on s'attendrissait sur la noblesse de cœur de M. de Charlus qui, bon comme il avait toujours été, faisait le bonheur d'une jeune fille pauvre et charmante. Et le duc de Guermantes souffrant de la réputation de son frère laissait entendre que si beau que cela fût, c'était fort naturel. "Je ne sais si je me fais bien entendre, tout est naturel dans l'affaire", disait-il maladroitement à force d'habileté. Mais son but était d'indiquer que la jeune fille était une enfant de son frère qu'il reconnaissait. Du même coup cela expliquait Jupien. La princesse de Parme insinua cette version pour montrer à Legrandin qu'en somme le jeune Cambremer épouserait quelque chose comme Mlle de Nantes Mlle de Nantes était l'une des filles légitimées de Louis XIV et Mme de Montespan; elle épousa le petit-fils du Grand Condé. Marie-Anne, fille légitimée de Mlle de La Vallière; elle épousa le prince de Conti . Françoise-Marie, fille légitimée de Mme de Montespan, elle épousa Philippe II d'Orléans, duc d'Orléans., une de ces bâtardes de Louis XIV qui ne furent dédaignées ni par le duc d'Orléans, ni par le prince de Conti.

Ces deux mariages dont nous parlions déjà avec ma mère dans le train qui nous ramenait à Paris eurent sur certains des personnages qui ont figuré jusqu'ici dans ce récit des effets assez remarquables. D'abord sur Legrandin;

La personne qui profita le moins de ces deux unions fut la jeune Mademoiselle d'Oloron qui, déjà atteinte de la fièvre typhoïde le jour du mariage religieux, se traîna péniblement à l'église et mourut quelques semaines après. La lettre de faire-part qui fut envoyée quelque temps après sa mort, mêlait à des noms comme celui de Jupien, presque tous les plus grands de l'Europe, comme ceux du vicomte et de la vicomtesse de Montmorency, de S. A. R. la comtesse de Bourbon-Soissons, du prince de Modène-Este, de la vicomtesse d'Edumea, de lady Essex, etc. etc. Sans doute, même pour qui savait que la défunte était la nièce de Jupien, le nombre de toutes ces grandes alliances ne pouvait surprendre. Le tout en effet est d'avoir une grande alliance. Alors le "casus fœderis" venant à jouer, la mort de la petite roturière met en deuil toutes les familles princières de l'Europe. Mais bien des jeunes gens des nouvelles générations et qui ne connaissaient pas les situations réelles, outre qu'ils pouvaient prendre Marie-Antoinette d'Oloron, marquise de Cambremer, pour une dame de la plus haute naissance, auraient pu commettre bien d'autres erreurs, en lisant cette lettre de faire-part. Ainsi, pour peu que leurs randonnées à travers la France leur eussent fait connaître un peu le pays de Combray, en voyant que le comte de Méséglise faisait part dans les premiers, et tout près du duc de Guermantes, ils auraient pu n'éprouver aucun étonnement. Le côté de Méséglise et le côté de Guermantes se touchent, vieille noblesse de la même région peut-être alliée depuis des générations, eussent-ils pu se dire. "Qui sait? c'est peut-être une branche des Guermantes qui porte le nom de comtes de Méséglise." Or le comte de Méséglise n'avait rien à voir avec les Guermantes et ne faisait même pas part du côté Guermantes, mais du côté Cambremer, puisque le comte de Méséglise, qui par un avancement rapide n'était resté que deux ans Legrandin de Méséglise, c'était notre vieil ami Legrandin. Sans doute faux titre pour faux titre, il en était peu qui eussent pu être aussi désagréables aux Guermantes que celui-là. Ils avaient été alliés autrefois avec les vrais comtes de Méséglise desquels il ne restait plus qu'une femme, fille de gens obscurs et dégradés, mariée elle-même à un gros fermier enrichi de ma tante nommé Ménager, qui lui avait acheté Mirougrain et se faisait appeler maintenant Ménager de Mirougrain, de sorte que quand on disait que sa femme était née de Méséglise, on pensait qu'elle devait être plutôt née à Méséglise et qu'elle était de Méséglise comme son mari de Mirougrain.

Tout autre titre faux eut donné moins d'ennuis aux Guermantes. Mais l'aristocratie sait les assumer, et bien d'autres encore, du moment qu'un mariage jugé utile, à quelque point de vue que ce soit, est en jeu

Une autre erreur encore que tout jeune lecteur peu au courant eût été porté à faire eût été de croire que le baron et la baronne de Forcheville faisaient part en tant que parents et beaux-parents du marquis de Saint-Loup, c'est-à-dire du côté Guermantes. Or de ce côté, ils n'avaient pas à figurer puisque c'était Robert qui était parent des Guermantes et non Gilberte. Non, le baron et la baronne de Forcheville, malgré cette fausse apparence, figuraient du côté de la mariée, il est vrai, et non du côté Cambremer, à cause non pas des Guermantes, mais de Jupien dont notre lecteur doit savoir qu'Odette était la cousine.

Toute la faveur de M. de Charlus s'était porté dès le mariage de sa fille adoptive sur le jeune marquis de Cambremer; les goûts de celui

Je vis pas mal à cette époque Gilberte avec laquelle je m'étais de nouveau lié: car notre vie, dans sa longueur, n'est pas calculée sur la vie de nos amitiés. Qu'une certaine période de temps s'écoule et l'on voit reparaître (de même qu'en politique d'anciens ministères, au théâtre des pièces oubliées qu'on reprend) des relations d'amitié renouées entre les mêmes personnes qu'autrefois après de longues années d'interruption, et renouées avec plaisir. Au bout de dix ans les raisons que l'un avait de trop aimer, l'autre de ne pouvoir supporter un trop exigeant despotisme, ces raisons n'existent plus. La convenance seule subsiste, et tout ce que Gilberte m'eût refusé autrefois, ce qui lui avait semblé intolérable, impossible, elle me l'accordait aisément - sans doute parce que je ne le désirais plus. Sans que nous nous fussions jamais dit la raison du changement, si elle était toujours prête à venir à moi, jamais pressée de me quitter, c'est que l'obstacle avait disparu: mon amour.

J'allai d'ailleurs p

J'avais appris que Gilberte était malheureuse, trompée par Robert, mais pas de la manière que tout le monde croyait, que peut-être elle-même croyait encore, qu'en tous cas elle disait. Opinion que justifiait l'amour-propre, le désir de tromper les autres, de se tromper soi-même, la connaissance d'ailleurs imparfaite des trahisons qui est celle de tous les êtres trompés, d'autant plus que Robert, en vrai neveu de M. de Charlus, s'affichait avec des femmes qu'il compromettait, que le monde croyait et qu'en somme Gilberte supposait être ses maîtresses. On trouvait même dans le monde qu'il ne se gênait pas assez, ne lâchant pas d'une semelle, dans les soirées, telle femme qu'il ramenait ensuite, laissant Mme de Saint-Loup rentrer comme elle pouvait. Qui eût dit que l'autre femme qu'il compromettait ainsi, n'était pas en réalité sa maîtresse eût passé pour un naïf, aveugle devant l'évidence, mais j'avais été malheureusement aiguillé vers la vérité, vers la vérité qui me fit une peine infinie, par quelques mots échappés à Jupien. Quelle n'avait pas été ma stupéfaction quand, étant allé quelques mois avant mon départ pour Tansonville prendre des nouvelles de M. de Charlus, chez lequel certains troubles cardiaques s'étaient manifestés non sans causer de grandes inquiétudes, et parlant à Jupien que j'avais trouvé seul d'une correspondance amoureuse adressée à Robert et signée Bobette que Mme de Saint-Loup avait surprise, j'avais appris par l'ancien factotum du baron, que la personne qui signait Bobette n'était autre que le violoniste qui avait joué un si grand rôle dans la vie de M. de Charlus. Jupien n'en parlait pas sans indignation: "Ce garçon pouvait agir comme bon lui semblait, il était libre. Mais s'il y a un côté où il n'aurait pas dû regarder, c'est le côté du neveu du baron. D'autant plus que le baron aimait son neveu comme son fils. Il a cherché à désunir le ménage, c'est honteux. Et il a fallu qu'il y mette des ruses diaboliques, car personne n'était plus opposé de nature à ces choses-là que le marquis de Saint-Loup. A-t-il fait assez de folies pour ses maîtresses! Non, que ce misérable musicien ait quitté le baron comme il l'a quitté, salement, on peut bien le dire, c'était son affaire. Mais se tourner vers le neveu, il y a des choses qui ne se font pas." Jupien était sincère dans son indignation; chez les personnes dites immorales, les indignations morales sont tout aussi fortes que chez les autres et changent seulement un peu d'objet. De plus les gens dont le cœur n'est pas directement en cause, jugeant toujours les liaisons à éviter, les mauvais mariages, comme si on était libre de choisir ce qu'on aime, ne tiennent pas compte du mirage délicieux que l'amour projette et qui enveloppe si entièrement et si uniquement la personne dont on est amoureux que la "sottise" que fait un homme en épousant une cuisinière ou la maîtresse de son meilleur ami est en général le seul acte poétique qu'il accomplisse au cours de son existence.

Je compris qu'une séparation avait failli se produire entre Robert et

Ce n'était pas seulement la méchanceté, la rancune de l'ancien pauvre contre le maître qui l'a enrichi et lui a d'ailleurs (c'était dans le caractère, et plus encore dans le vocabulaire de M. de Charlus) fait sentir la différence de leurs conditions, qui avait poussé Charlie vers Saint-Loup afin de faire souffrir davantage le baron. C'était peut-être aussi l'intérêt. J'eus l'impression que Robert devait lui donner beaucoup d'argent. Dans une soirée où j'avais rencontré Robert avant que je ne partisse pour Combray, et où la façon dont il s'exhibait à côté d'une femme élégante qui passait pour être sa maîtresse, où il s'attachait à elle, ne faisant qu'un avec elle, enveloppé en public dans sa jupe, mais faisait penser avec quelque chose de plus nerveux, de plus tressautant, à une sorte de répétition involontaire d'un geste ancestral que j'avais pu observez chez M. de Charlus, comme enrobé dans les atours de Mme Molé, ou d'une autre, bannière d'une cause gynophile qui n'était pas la sienne, mais qu'il aimait, bien que sans droit à l'arborer ainsi, soit qu'il la trouvât protectrice, ou esthétique, j'avais été frappé au retour de voir combien ce garçon, si généreux quand il était bien moins riche, était devenu économe. Qu'on ne tienne qu'à ce qu'on possède, et que tel qui semait l'or qu'il avait si rarement jadis, thésaurise maintenant celui dont il est pourvu, c'est sans doute un phénomène assez général, mais qui pourtant me parut prendre là une forme plus particulière. Saint-Loup refusa de prendre un fiacre, et je vis qu'il avait gardé une correspondance de tramway. Sans doute en ceci Saint-Loup déployait-il, pour des fins différentes, des talents qu'il avait acquis au cours de sa liaison avec Rachel. Un jeune homme qui a longtemps vécu avec une femme n'est pas aussi inexpérimenté que le puceau pour qui celle qu'il épouse est la première. Pareillement ayant eu à s'occuper dans les plus minutieux détails du ménage de Rachel, d'une part parce que celle-ci n'y entendait rien, ensuite parce qu'à cause de sa jalousie, il voulait garder la haute main sur la domesticité, il put dans l'administration des biens de sa femme et l'entretien du ménage, continuer ce rôle habile et entendu que peut-être Gilberte n'eût pas su tenir et qu'elle lui abandonnait volontiers. Mais sans doute le faisait-il surtout pour faire bénéficier Charlie des moindres économies de bouts de chandelle, l'entretenant en somme richement sans que Gilberte s'en aperçût ni en souffrît. Je pleurais en pensant que j'avais eu autrefois pour un Saint-Loup différent une affection si grande et que je sentais bien, à ses nouvelles manières froides et évasives, qu'il ne me rendait plus, les hommes dès qu'ils étaient devenus susceptibles de lui donner des désirs, ne pouvant plus lui inspirer d'amitié. Comment cela avait-il pu naître chez un garçon qui avait tellement aimé les femmes que je l'avais vu désespéré jusqu'à craindre qu'il se tuât parce que "Rachel quand du Seigneur" avait voulu le quitter? La ressemblance entre Charlie et Rachel - invisible pour moi - avait-elle été la planche qui avait permis à Robert de passer des goûts de son père à ceux de son oncle, afin d'accomplir l'évolution physiologique qui même chez ce dernier s'était produite assez tard? Parfois pourtant les paroles d'Aimé revenaient m'inquiéter; je me rappelais Robert cette année-là à Balbec; il avait en parlant au liftier une façon de ne pas faire attention à lui qui rappelait beaucoup celle de M. de Charlus quand il adressait la parole à certains hommes. Mais Robert pouvait très bien tenir cela de M. de Charlus, d'une certaine hauteur et d'une certaine attitude physique des Guermantes et nullement des goûts spéciaux au baron. C'est ainsi que le duc de Guermantes qui n'avait aucunement ces goûts avait la même manière nerveuse que M. de Charlus de tourner son poignet, comme s'il crispait autour de celui-ci une manchette de dentelles, et aussi dans la voix des intonations pointues et affectées, toutes manières auxquelles chez M. de Charlus on eût été tenté de donner une autre signification, auxquelles il en avait donné une autre lui-même, l'individu exprimant ses particularités à l'aide de traits impersonnels et ataviques qui ne sont peut-être d'ailleurs que des particularités anciennes fixées dans le geste et dans la voix. Dans cette dernière hypothèse, qui confine à l'histoire naturelle, ce ne serait pas M. de Charlus qu'on pourrait appeler un Guermantes affecté d'une tare et l'exprimant en partie à l'aide des traits de la race des Guermantes, mais le duc de Guermantes qui serait dans une famille pervertie l'être d'exception, que le mal héréditaire a si bien épargné que les stigmates extérieurs qu'il a laissés sur lui y perdent tout sens. Je me rappelai que le premier jour où j'avais aperçu Saint-Loup à Balbec, si blond, d'une matière si précieuse et si rare, contourner les tables, faisant voler son monocle devant lui, je lui avais trouvé l'air efféminé qui n'était certes pas un effet de ce que j'apprenais de lui maintenant, mais de la grâce particulière aux Guermantes, de la finesse de cette porcelaine de Saxe en laquelle la duchesse était modelée aussi. Je me rappelais son affection pour moi, sa manière tendre, sentimentale de l'exprimer et je me disais que cela non plus, qui eût pu tromper quelque autre, signifiait alors tout autre chose, même tout le contraire de ce que j'apprenais aujourd'hui. Mais de quand cela datait-il? Si c'était de l'année où j'étais retourné à Balbec, comment n'était-il pas venu une seule fois voir le lift, ne m'avait-il jamais parlé de lui? Et quant à la première année, comment eût-il pu faire attention à lui, passionnément amoureux de Rachel comme il était alors? Cette première année-là, j'avais trouvé Saint-Loup particulier, comme étaient les vrais Guermantes. Or il était encore plus spécial que je ne l'avais cru. Mais ce dont nous n'avons pas eu l'intuition directe, ce que nous avons appris seulement par d'autres, nous n'avons plus aucun moyen, l'heure est passée de le faire savoir à notre âme; ses communications avec le réel sont fermées; aussi ne pouvons-nous jouir de la découverte, il est trop tard. Du reste de toutes façons, pour que j'en pusse jouir spirituellement, celle-là me faisait trop de peine. Sans doute depuis ce que m'avait dit M. de Charlus chez Mme Verdurin à Paris, je ne doutais plus que le cas de Robert ne fût celui d'une foule d'honnêtes gens, et même pris parmi les plus intelligents et les meilleurs. L'apprendre de n'importe qui m'eût été indifférent, de n'importe qui excepté de Robert. Le doute que me laissaient les paroles d'Aimé ternissait toute notre amitié de Balbec et de Doncières, et bien que je ne crusse pas à l'amitié, ni en avoir jamais véritablement éprouvé pour Robert, en repensant à ces histoires du lift et du restaurant où j'avais déjeuné avec Saint-Loup et Rachel, j'étais obligé de faire un effort pour ne pas pleurer.

Je n'aurais d'ailleurs pas à m'arrêter sur ce séjour que je fis à côté de Combray, et qui fut peut-être le moment de ma vie où je pensai le moins à Combray, si, justement par là, il n'avait apporté

"Et la seconde fois, reprit Gilberte, c'est bien des années après quand je vous ai rencontré sous votre porte, l'avant-veille du jour où je vous ai retrouvé chez ma tante Oriane, je ne vous ai pas reconnu tout de suite ou plutôt je vous reconnaissais sans le savoir puisque j'avais la même envie qu'à Tansonville." "Dans l'intervalle il y avait eu pourtant les Champs-Élysées." "Oui, mais là vous m'aimiez trop, je sentais une inquisition sur tout ce que je faisais." Je ne lui demandai pas alors quel était ce jeune homme avec lequel elle descendait l'avenue des Champs-Élysées, le jour où j'étais parti pour la revoir, où je me fusse réconcilié avec elle pendant qu'il en était temps encore, ce jour qui aurait peut-être changé toute ma vie, si je n'avais rencontré les deux ombres s'avançant côte à côte dans le crépuscule. Si je le lui avais demandé, me dis-je, elle m'eût peut-être avoué la vérité, comme Albertine si elle eût ressuscité. Et en effet, les femmes qu'on n'aime plus et qu'on rencontre après des années, n'y a-t-il pas entre elles et vous la mort, tout aussi bien que si elles n'étaient plus de ce monde, puisque le fait que notre amour n'existe plus fait de celles qu'elles étaient alors, ou de celui que nous étions des morts? Je pensai que peut-être aussi elle ne se fût pas rappelé, ou eût menti. En tout cas cela n'offrait plus d'intérêt pour moi de le savoir, parce que mon cœur avait encore plus changé que le visage de Gilberte. Celui-ci ne me plaisait plus guère, mais surtout je n'étais plus malheureux, je n'aurais pas pu concevoir, si j'y eusse repensé, que j'eusse pu l'être autant de rencontrer Gilberte marchant à petit pas à côté d'un jeune homme, et de me dire: "C'est fini, je renonce à jamais la voir." De l'état d'âme qui, cette lointaine année-là, n'avait été pour moi qu'une longue torture, rien ne subsistait. Car il y a dans ce monde où tout s'use, où tout périt, une chose qui tombe en ruines, qui se détruit encore plus complètement, en laissant encore moins de vestiges que la Beauté: c'est le Chagrin.

Je ne suis donc pas surpris de ne pas lui avoir demandé alors avec qui elle descendait les Champs-Élysées, car j'ai déjà vu trop d'exemples de cette incuriosité amenée par le temps, mais je le suis un peu de ne pas avoir raconté à Gilberte

Bien longtemps après cette conversation, je demandai à Gilberte avec qui elle se promenait avenue des Champs-Élysées le soir où j'avais vendu les potiches: c'était Léa habillée en homme (Voir A L'Ombre des jeunes filles en fleurs, t. IV, p. 178-190.). Gilberte savait qu'elle connaissait Albertine, mais ne pouvait dire plus. Ainsi certaines personnes se retrouvent toujours dans notre vie pour préparer nos plaisirs ou nos douleurs.

Ce qu'il y avait eu de réel sous l'apparence d'alors m'était devenu t

Aussi me fallait-il, à tant d'années de distance, faire subir une retouche à une image que je me rappelais si bien, opération qui me rendit assez heureux en me montrant que l'abîme infranchissable que j'avais cru alors exister entre moi et un certain genre de petites filles aux cheveux dorés était aussi imaginaire que l'abîme de Pascal (Cet abîme est notamment évoqué par Baudelaire, "Le Gouffre", Les Fleurs du mal, Paris G.F., 194, p. 201. "Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant".), et que je trouvai poétique à cause de la longue série d'années au fond de laquelle il me fallut l'accomplir. J'eus un sursaut de désir et de regret en pensant aux souterrains de Roussainville. Pourtant j'étais heureux de me dire que ce bonheur vers lequel se tendaient toutes mes forces alors, et que rien ne pouvait plus me rendre eût existé ailleurs que dans ma pensée, en réalité si près de moi, dans ce Roussainville dont je parlais si souvent, que j'apercevais du cabinet sentant l'iris. Et je n'avais rien su! En somme Gilberte résumait tout ce que j'avais désiré dans mes promenades, jusqu'à ne pas pouvoir me décider à rentrer, croyant voir s'entr'ouvrir, s'animer les arbres. Ce que je souhaitais si fiévreusement alors, elle avait failli, si j'eusse seulement su le comprendre et la retrouver, me le faire goûter dès mon adolescence. Plus complètement encore que je n'avais cru, Gilberte était à cette époque-là vraiment du côté de Méséglise. Et même ce jour où je l'avais rencontrée sous une porte, bien qu'elle ne fut pas Mlle de l'Orgeville, celle que Robert avait connue dans les maisons de passe (et quelle drôle de chose que ce fût précisément à son futur mari que j'en eusse demandé l'éclaircissement! ) je ne m'étais pas tout à fait trompé sur la signification de son regard, ni sur l'espèce de femme qu'elle était et m'avouait maintenant avoir été. "Tout cela est bien loin, me dit-elle, je n'ai jamais plus songé qu'à Robert depuis le jour où je lui ai été fiancée. Et, voyez-vous, ce n'est même pas ce caprice d'enfant que je me reproche le plus."