Débat - Démographie et catégories ethniques

Démographie et catégories ethniques – la nécessité d'un débat de fond ?

Alain Blum (INED) (blum@ined.fr)

Remarque : Mon article intitulé " Comment décrire les immigrés ? A propos de quelques recherches sur l'immigration ", Population, 3, 1998, développe le texte ci-dessous

Je souhaite, ici, offrir une contribution au débat concernant l'utilisation des catégories ethniques.

L'utilisation du lieu de naissance ou de la langue maternelle dans une étude démographique n'est pas la question centrale. Ces indications figurent dans de nombreuses enquêtes, depuis de longues années. En revanche, construire à partir de ces données factuelles des concepts dénommés " catégories ethniques " ou " français de souche ", est infondé et dangereux, comme l'est l'attention portée au lieu de naissance ou à la langue maternelle au détriment de spécifications plus complexes des individus et de leur parcours.

Les groupes ethniques sont multiformes et mouvants ; ils ne sont pas identifiables par le simple lieu de naissance ou la langue maternelle. Ils se définissent davantage par une communauté de pratiques culturelles et sociales, par l'existence de réseaux locaux de sociabilité, etc. Ils se définissent aussi par l'auto-déclaration des personnes, qui se reconnaissent appartenir à tel ou tel groupe. Faire croire que l'on peut diviser " statistiquement " et " scientifiquement " une population en groupes ethniques fait preuve d'un scientisme illusoire. Un individu peut se reconnaître dans un groupe à un moment de sa vie, puis en changer. Il peut aussi s'y reconnaître dans certaines conditions (lorsqu'il cherche du travail, un logement, etc.), et se reconnaître appartenir à une autre communauté dans d'autres conditions.

La discrimination, dont il est beaucoup question dans ce débat, fonctionne différemment. L'individu est alors reconnu par " l'autre " comme appartenant à un certain groupe, qui peut-être très différent des groupes dans lesquels lui-même se reconnaît. On est face à des sens communs disparates et changeants, fonction d'un moment de la vie de chacun, des conditions dans lesquelles on se situe au moment où l'on est identifié ou l'on s'identifie.

Rechercher des critères simples et uniques, permettant d'identifier l'appartenance ethnique, s'apparente alors aux opérations suivies par les anthropologues et autres anthropomètres du 19ème siècle ; ils partaient d'un sens commun de distinction des races et ont recherché des critères " scientifiques " qui permettent de classer chaque individu dans un groupe donné, défini, qui plus est, par le chercheur et non par l'individu concerné lui-même. Aujourd'hui la définition du lieu de naissance et de la langue maternelle et non plus ces critères anthropométriques servent à cela, mais le principe reste le même : classer de façon univoque, définir de l'extérieur la classification, nier la mobilité, nier l'existence de représentations souples et changeantes, au profit d'une définition qui, partant du sens commun, construit des catégories " scientifiques ".

Cette définition du groupe ethnique, extérieure aux individus eux-mêmes, apparaît bien dans l'enquête réalisée par Michèle Tribalat. Les catégories qu'elle définit sont de plus en plus détaillées plus l'on s'éloigne de l'Europe. Les Français et les Espagnols forment chacun un groupe, mais les Auvergnats ou les Castillans ne sont pas distingués. En revanche, les Algériens ou les Marocains sont souvent divisés en Berbères et Arabes ; les Kurdes et les Turcs sont distingués ; enfin, pour les populations sub-sahariennes, sont distingués les Mandés, les Peuls, etc. On voit bien que ces classifications ne proviennent pas des individus eux-mêmes, mais que l'auteur de l'étude projette ses propres représentations.

L'utilisation du terme " français de souche " est tout aussi sans fondement. Elle associe ainsi un terme juridique (une citoyenneté, définie par un code de la nationalité) et un terme qui veut renvoyer à une certaine anthropologie. Elle oppose une réalité complexe de l'immigration, à une réalité qui serait unique et unifiée dès que l'on naît français de parents français. On ne peut de plus faire abstraction, lorsque l'on dénomme une catégorie statistique, de l'usage publique qui peut en être fait ; or cet usage renvoie à toute une idéologie politique ; prétendre que définir de façon précise un terme suffit à en retirer le contenu idéologique est faire abstraction de toutes les recherches en sciences sociales et en histoire de la statistique qui ont montré l'importance de la manière de nommer dans l'usage et l'interprétation des catégories.

Un autre aspect du débat est important : on prend très souvent, pour défendre l'usage de ces catégories, l'exemple anglo-saxon. Cet exemple est de fait intéressant ; mais il ne faut pas oublier que de nombreux débats contradictoires ont aussi lieu aux Etats-Unis ou au Canada sur l'usage de ces concepts. Qui plus est, ces pays ont une tradition politique et sociale qui rend l'usage de ce type de catégories plus naturel. Or, une représentation ne peut pas faire abstraction du contexte institutionnel et politique, qui est très différent en France. Une classification statistique n'est pas une abstraction scientifique indépendante de l'organisation sociale et des structures institutionnelles sur lesquelles elle s'applique.

Enfin, la question n'est pas de savoir si l'on doit distinguer pour agir contre la discrimination. La question est de savoir si une distinction est pertinente, si la statistique est le seul moyen de définir des politiques qui évitent la discrimination. Lorsque le Ministère de l'Éducation Nationale a mis en place les ZEP et les zones sensibles, il n'a pas eu besoin de quelconques quantifications de soi-disant groupes ethniques parmi les élèves. Il a agi en négociant avec les collectivités locales les critères, il a pu modifier ses catégories sans pour autant les figer. Et il n'a pas associé exclusivement immigration et zones sensibles. Il a utilisé un critère géographique, et non une identification des personnes, ce qui change considérablement la forme de la représentation. Sans doute, la connaissance qu'ont les enseignants de leur terrain leur a permis une véritable compréhension de la complexité des facteurs en jeu, en offrant ainsi un outil efficace de lutte contre les discriminations.