Débat - Démographie et catégories ethniques

Comment décrire les immigrés -
A propos de quelques recherches sur l'immigration

Alain BLUM (blum@ined.fr)

Article paru dans Population, 3, 1998
Reproduit avec l'aimable autorisation du Rédateur en Chef de Population

Comment décrire les immigrés - A propos de quelques recherches sur l'immigration * Que recouvre la dénomination " ethnique " * L'ethnie et la souche * Mouvement, mobilité, migrants * Des conséquences imprévues * Démographie et anthropologie * Un retour malheureux au naturalisme *

 

La question de la description des populations immigrées, de la recherche des critères qui peuvent ou doivent être utilisés pour identifier (au sens statistique) et caractériser les immigrants est redevenue centrale depuis quelques années en France, en particulier à la suite de la réalisation et de l'exploitation de l'enquête MGIS, réalisée à l'INED. Face à une insatisfaction quant aux moyens qu'offre le recensement de la population française pour saisir ces populations, et pour comprendre leur processus d'installation et leur changement de comportements, cette enquête a pour but d'offrir un nouveau cadre conceptuel, qui permette d'analyser en profondeur les parcours des immigrés, une fois sur le territoire français.

Cette enquête a donc conduit à développer une démarche qui veut enrichir les moyens de décrire et comprendre les parcours d'immigrés et leur devenir en France. Les publications qui en sont issues offrent une nouvelle grille d'analyse des populations immigrées, et propose de nouvelles catégories explicatives du processus d'intégration. Le premier ouvrage publié à partir de cette enquête, Faire France, offre ainsi de nombreuses analyses des caractéristiques et des pratiques de cette population ainsi que de leurs enfants.

Nous souhaitons, dans cet article, nous arrêter sur l'une des revendications de ce travail, l'utilisation de l'ethnicité comme concept fondamental de l'analyse de l'immigration. Cet ouvrage est en effet paru dans un contexte où se développe une critique de l'ignorance de l'ethnicité parmi les critères de cette analyse. Cette ignorance serait spécifique aux sciences sociales en France. Pour certains, " L'idéologie jacobine de notre République, au nom du dogme de l'unité de l'État Nation, a toujours nié la diversité ethnique de la population française. Une conséquence dans un pays où la recherche en sciences sociales dépend principalement d'un financement public, est que l'étude des relations inter-ethniques n'y a jamais tenu une place importante ". L'ouvrage objet de cet article retient cette critique. L'auteur affirme, dès l'introduction qu'" En France, l'abandon de la distinction étrangers/Français est une étape difficile à franchir pour des raisons d'ordre purement idéologique: distinguer les Français en fonction de leur origine nationale ou ethnique serait infamant en raison de la discrimination (politiquement incorrecte?) ainsi introduite ".

Le ton de l'argumentaire est ainsi donné: il dénonce un refus qui ne serait qu'une prise de position politique ou morale, mais qui n'aurait rien à faire avec la réflexion scientifique ou la prudence des sciences sociales à l'égard d'un concept discuté de longues dates. Il est vrai que la tradition censitaire française est spécifique, puisque les critères ethniques, présents de façon extrêmement variées et hétérogènes dans les recensements de nombreux pays, n'est pas introduite. S'agit-il d'un simple refus " idéologique ", comme le suggère ces auteurs ? S'agit-il d'une institutionnalisation autre des identifiants des individus, que l'on ne peut séparer d'une histoire politique ?

Les caractéristiques qui décrivent et identifient les individus d'une population sont en effet le produit d'une élaboration complexe. Elles sont le résultat de multiples représentations et des traditions statistiques et sociologiques. En France, une tradition apparue à la fin du XIXème siècle avait effectivement tenté de rejeter l'identification d'individus par des caractéristiques dites ethniques, c'est à dire faisant référence à un milieu culturel d'origine, des lieux de naissances, etc. dans le domaine de l'investigation d'enquêtes privées, et de l'exclure définitivement de l'usage dans les enquêtes publiques.

Dans la présente analyse nous posons la question de la signification et des conséquences de l'introduction de tels concepts, sans prendre en compte le caractère institutionnel particulier propre à un pays. Le développement de ces recherches, la dénonciation d'une éventuelle intolérance qui dominerait les sciences sociales en France, et cette affirmation de la nécessité d'utiliser ce concept en démographie ne suffit en effet pas à en justifier l'utilisation et la domination dans les études socio-démographiques. Elles ne suffisent pas à faire de l'introduction d'une telle dénomination " ethnicité " une nouvelle conception, bien définie et légitime, de l'identification des personnes.

Le développement de telles approches ne nous semble pas pouvoir se réfugier derrière l'argument de l'expérience scientifique, qui consiste à construire et éprouver certaines catégories. Les choix descriptifs conditionnent l'analyse ultérieure. On doit éviter que l'introduction de concepts descriptifs nouveaux procurent une légitimation des catégories floues du sens commun. En durcissant ces catégories par des affectations sans équivoque (puisque chacun est ramené à un groupe et un seul), les travaux ainsi réalisés donnent l'impression que les catégories ont été théorisées alors qu'il n'en n'est rien.

Nous avons choisi, dans cette analyse de nous fonder sur une argumentation précise et portant sur un texte identifié. Nous ne cherchons pas à faire une synthèse des débats portant sur l'ethnicité et sa signification. Notre objet est de discuter l'utilisation de ce critère, et ses conséquences, dans un travail qui porte précisément sur l'analyse des populations immigrés, et dans un pays dans lequel la notion d'ethnicité ne fait référence à aucune logique institutionnelle. Nous ne traiterons pas de l'ensemble de l'ouvrage, mais bien des conséquences directes de ce choix a-priori, qui n'apparaissent que dans certaines parties de ce travail.

Ce choix nous conduira à étendre notre analyse à un autre ouvrage traitant des populations immigrées, et qui suit une orientation analogue, Le destin des immigrés. L'objet peut en paraître bien différent, puisqu'il s'agit d'une tentative d'élaborer un modèle anthropologique général pour décrire les processus d'intégration et les parcours des populations immigrés dans divers pays. Mais les a-priori sont les mêmes, et la démarche qui part des structures familiales est une tentative analogue de construire une stratification des populations immigrées sur une base qui est fortement liées aux théories de l'ethnicité. Le but en est aussi de se dégager des cadres institutionnels et politiques, ainsi que de l'histoire des formes de spécification des populations, pour construire une forme unique, a-historique, qui explique les comportements différentiels. Cet ouvrage est donc un bon exemple des conséquences de ces a-priori théoriques, et montre au delà d'une simple volonté de description, à quoi ils peuvent conduire.

Nous souhaitons donc ouvrir là un réel débat qui, nous semble-t-il, n'a pas encore eu lieu en France, alors qu'il est présent de longue date dans tous les pays qui traitent de ces questions. Nous voulons aussi suggérer que remettre en cause la construction de telles catégories pour analyser l'immigration n'est pas simplement une position " politiquement correcte " ou " idéologique ", comme le suggère, nous l'avons vu, le premier ouvrage, mais une position argumentée sur l'analyse de la signification de ces constructions. Le chercheur en sciences sociales doit questionner les catégories qu'il utilise et manipule, et pas seulement faire appel au bon sens, pour les justifier. Il doit en permanence rappeler .qu'une catégorie est par définition un choix particulier, non exclusif, et parfois peu pertinent.

Ce texte sera donc construit autour de trois questions, à nos yeux fondamentales.

La première interroge la possibilité d'ignorer les logiques institutionnelles et politiques de description des populations, ignorer l'histoire des catégories descriptives, l'histoire du lien entre l'individu et l'institution lorsque l'on caractérise une population ? Surtout, quelles sont les conséquences de la construction d'une stratification qui oriente le déroulement d'une enquête, sur l'analyse elle-même ? Le concept d'ethnicité ou d'origine est-il un concept qui peut être introduit par des références simples dans un tel cadre ? Pour répondre à cette question nous examinerons de façon précise ce que recouvre cette dénomination, telle qu'elle est utilisée dans ce travail.

La seconde tient plus particulièrement à l'étude de l'immigration. Est-il possible d'étudier les populations immigrées en réduisant, ne serait-ce que dans une partie des analyses, ces populations à leurs origines, lorsque ces origines font référence aux concepts précédents ? La réflexion ne doit-elle pas intégrer au contraire l'aspect profondément multidimensionnel de l'immigration, si l'on aborde les comportements cultures ou sociaux de ces populations. Le choix initial de l'enquête de construire l'échantillon à partir d'une stratification fondée sur l'origine a-t-il en particulier orienté l'analyse ?

Enfin, nous nous interrogerons sur les conséquences de tels a-priori, lorsque les recherches prennent une dimension qui se veut comparative et qui veut dépasser le seul cadre national ? Une démarche comparative peut-elle en particulier faire abstraction de la dimension politique et institutionnelle qui conduit à une variété de description et d'identification des individus ?

On le voit, notre but n'est pas d'approfondir la signification du concept d'ethnicité, mais bien d'analyser les conséquences de son utilisation dans un cadre peu défini et dans le cas particulier de l'étude de l'immigration.

 

Que recouvre la dénomination " ethnique "

Définir une " appartenance ethnique " n'est pas une opération extérieure aux traditions nationales. Une large littérature traite de ces questions, mettant l'accent sur les catégories utilisées en Grande-Bretagne, aux États-Unis, au Canada, en URSS avant 1991 ou ailleurs. Il est donc intéressant d'examiner plus en détail comment s'introduit une telle conception en France, à travers le premier ouvrage qui nous concerne, Faire France, où la dénomination " ethnie " est explicitement revendiquée, nous l'avons rappelé auparavant. L'individu y est défini par une caractéristique appelée ethnie, fondée sur ses origines, selon un choix préliminaire de critères effectué par l'auteur, critère le plus souvent unique. Le terme ethnie est rapidement défini en introduction: " Une grande originalité de cette enquête est de permettre la construction de catégories ethniques à partir de la langue maternelle: nous parlons alors d'appartenance ethnique. Un autre aspect, très nouveau aussi, réside dans la référence au pays de naissance des parents des enquêtés et de leur conjoint. [...]. nous usons d'une autre notion, celle de l'origine ethnique. Elle permet de désigner, en se fondant sur le lieu de naissance des individus et de leurs parents, une population que la simple référence au pays de naissance de suffit pas à repérer ". Ces définitions, qui ne précisent pas sur quels critères sont construites les catégories utilisées ultérieurement, n'en sont pas moins partiellement abandonnées, lorsque, pour l'Afrique noire, " la multiplicité des langues parlées [...] et le multilinguisme des personnes sont tels qu'une classification en grands groupes ethniques est un travail très difficile. " qui conduit l'auteur à effectuer des regroupements qui ne sont plus fondés sur la seule langue maternelle. Quoi qu'il en soit de l'arbitraire avec lequel ces définitions sont proposées, la catégorie ethnique qui renvoie à une dimension socioculturelle forte, à des conceptions de relations et de réseaux entre individus, donc d'appartenance à des groupes, est, dans ces travaux, réduit à une simplification extrême, combinaison fragile, car non définies extérieurement aux réponses données, de la langue maternelle, l'origine géographique voire la nationalité à la naissance.

Le caractère fluctuant et non cohérents des critères de spécifications rend ce concept étrange. Lorsque la langue maternelle est utilisée pour fonder une partie de la classification, On constate vite qu'elle ne permet d'aborder les groupes uniquement dans les pays où se parlent plusieurs langues. Qui plus est, cette notion ne peut en aucun cas renvoyer à une quelconque définition de l'ethnicité lorsqu'elle porte sur des populations immigrées, qui sont fortement rattachées à des espaces coloniaux, dans lesquels la pratique des langues renvoyaient parfois à des logiques de relations et d'interactions entre populations colonisées et colons.

L'hétérogénéité des formes de distinction utilisée est renforcée lorsqu'une série de dénominations sont introduites, qui caractérisent des groupes construits par l'auteur de cette recherche: " français de souche ", " ethnie arabe ", " arabes algériens " et " arabes marocains ", " berbères " ou " kabyles ", " mandés d'Afrique noire " ou " Wolofs et Peuhls d'Afrique noire ", sont des termes qui apparaissent dans ce travail, et qui juxtaposent des catégories juridiques, les nationalités, et des catégories aux interprétations floues.

Les discontinuités dans la construction des groupes sont particulièrement importantes. D'un côté certains groupes sont ethnicisés (les Africains en général, et les Turcs). D'autres restent nationaux (Espagnols, Portugais, Français). Pourquoi ne pas distinguer les Castillans des Catalans, les Bretons des Alsaciens ? Pour les français, la distinction juridique est accolée à une distinction qui se voudrait presque ethnique (" de souche "), même si pour cela le terme n'est pas employé. En quoi cette distinction se réfère-t-elle à l'existence d'un groupe cohérent, fondé sur des réseaux qui seraient plus denses que les groupes éclatés précédemment ?

Le caractère vague de telles catégories apparaît donc dans la juxtaposition de références hétérogènes. La complexité des raisonnements qui s'ensuivent s'observe particulièrement lorsque l'on traite de pratiques religieuses. Dans certains tableaux sont associés des pays d'origine et des groupes ethniques. Un tableau distingue ainsi les termes " Turquie ", " Algérie ", " Maroc ", " Wolofs et Peuhls d'Afrique noire ", et enfin " Mandés d'Afrique noire ". On se retrouve devant une liste curieuse qui met sur le même plan des définitions concernant l'appartenance à un État (l'État lui-même d'ailleurs), la nationalité, et d'autres concernant une langue maternelle utilisée pour caractériser un concept flou désigné par le terme " ethnie ", juxtaposé à un ensemble géographique large.

Lorsqu'il s'agit d'observer les interdits alimentaires, on trouve les " Arabes d'Algérie ", " Arabes du Maroc ", " Berbères d'Algérie et du Maroc ", " Turcs " et " Kurdes ". Ces distinctions, qui ne sont plus les mêmes que dans le tableau précédent, conduisent à la conclusion suivante:

Grosso Modo, il n'y a guère de différences entre Arabes d'Algérie et Arabes du Maroc. Pour les Berbères, on retrouve la forte opposition entre Kabyles d'Algérie et Berbères du Maroc, déjà notée sur le degré de pratique religieuse. [...] Ainsi les Kabyles sont-ils moins respectueux des interdits que les Arabes d'Algérie alors que la situation est exactement inverse pour les migrants du Maroc. ".

Sans parler du changement non justifié de dénomination (Kabyle - Berbère], on doit se demander si tout cela n'est pas la preuve de l'absence de pertinence de ce type de classification, plutôt que de trouver des raisons à toutes exceptions.

La distinction Turcs - Kurdes rend encore plus complexe le schéma explicatif:

" Comme les Turcs, généralement de rite sunnite, ils [les Kurdes] peuvent être aussi alaouites: dans les proportions de trois quart-un quart. La moindre observance des préceptes religieux par les Kurdes pourrait s'expliquer par une forte présence, en France, d'alaouites, dont les pratiques sont moins rigides que celles des sunnites. En outre, les Kurdes n'ont pas la réputation d'être très dévots; un proverbe turc ne dit-il pas: " Comparé au mécréant, le Kurde est un musulman  "?.

En définitive, les interdits alimentaires semblent autant suivis par les Turcs que par les Arabes. ".

Ce texte ici résume toute l'ambiguïté de cette démarche. Les Turcs, nationalité, sont ici comparés aux Arabes, eux-mêmes mal définis, mais les Kurdes, sont distingués et leur comportement fait référence à des pratiques " connues " d'un groupe d'origine, d'une distinction, et d'un sous-groupe. Sans parler d'une preuve qui se fonde alors sur un proverbe (turc à propos des Kurdes!), montrant à quel point la distinction ethnique fait vite appel à une dimension mythique, voire à des lieux communs. Non pas qu'une telle distinction entre Turc et Kurde ne soit pas pertinente. Mais, si elle est faite, elle doit renvoyer à des logiques d'auto reconnaissance, ou de réseaux d'appartenance, avant que d'être fondée sur de telles dimensions. Elle doit aussi montrer que les différences entre factions internes des Kurdes ou des Turcs, par exemple factions religieuses, sont beaucoup moins importantes que cette différence Turc/Kurde, ce qui n'est pas fait.

Le caractère particulier et peu convaincant d'utilisation de la dénomination ethnique apparaît dans toute sa clarté lors de l'étude des acquisitions de nationalités. Le cadre premier est national, l'auteur distinguant nettement entre Marocains, Algériens et Turcs, mais pour les premiers la distinction Arabe - Berbère, intra-nationale est faite. Or cette distinction est utilisée dans le cas des Marocains, c'est à dire dans un cadre national, pour séparer ceux-ci en deux sous-groupes. Le fait d'attribuer (et de revendiquer) une dénomination ethnique, renvoie pourtant ces groupes à des caractères qui ne devraient guère tenir à la nationalité. Ainsi, ce qui est en cause ici, n'est pas tant l'existence de sous-groupe au sein des Marocains, la démonstration est clairement indiquée dans l'ouvrage que nous examinons ici. Mais c'est de considérer ces sous-groupes comme des groupes ethniques dont la dénomination conduit à penser qu'ils dépassent le cadre national, en ne s'y superposant pas.

On retrouve les mêmes doutes, ailleurs:

" D'ailleurs, les différences de degré de pratique entre migrants algériens et migrants marocains sont relativement faibles dans l'ethnie arabe. La moindre pratique chez les migrants algériens s'expliquerait par les positions inverses des Berbères d'un pays à l'autre.

Si la réputation d'un certain détachement à l'égard de la religion des Kabyles n'est donc pas usurpée, elle ne saurait décrire la situation des Berbères en général, ceux du Maroc se distinguant par un fort attachement religieux, les femmes principalement ".

Un effet de différence entre origines nationales est ramené ici à une distinction structurelle (la composition ethnique) sans qu'aucune analyse approfondie n'ait été effectuée. Toute hétérogénéité est ici réduite à cette distinction, qui peut, qui plus est, tout expliquer, puisque les différences sont constatées a posteriori. Mais cette différenciation est fondée sur des critères qui ne sont pas homogènes selon le pays d'origine, rendant le concept inopérant.

L'ethnie et la souche

Cette volonté de parler en terme ethnique conduit l'auteur à introduire une dénomination Français de souche qui pousse encore plus loin l'ambiguïté. Ces mots apparaissent sans être définis avec précision dans cet ouvrage, comme s'ils étaient " naturels ". Il faut se reporter à d'autres travaux, pour comprendre qu'il s'agit des " personnes nées en France de parents eux-mêmes nés en France ". Ces termes mettent en parallèle une dénomination institutionnelle, juridique, faisant référence à un code de la nationalité, qui a changé dans le temps, mais qui, maintenant, définit le critère par une inscription individuelle de chacun, et le terme de souche, qui fait référence à l'ancienneté familiale (et non individuelle) d'une présence, qui de plus renvoie chacun à la naissance de ses " ancêtres ", donc à un point de départ que l'auteur de la recherche à tout loisir de définir (grands-parents, arrières grands-parents, etc.). Il n'y a plus de parcours. Il n'y a plus de migration. Il y a des distinctions originelles. On n'est guère loin alors de cette distinction dans les recensements coloniaux, qui séparaient nettement les " musulmans " et les " français " en Algérie, pour éviter une confusion entre colons et colonisés, pour ne pas considérer comme citoyens les habitants de ces territoires. Le sang devenait, dans cette logique, le critère fort. Il ne pouvait qu'être transmis.

Cette introduction montre bien l'une des conséquences de vouloir introduire une distinction qui est en faite fondée non pas sur l'observation, mais sur la construction même de cette enquête. Le terme " français de souche " est introduit uniquement car l'enquête a été réalisée en distinguant un échantillon témoin, défini par un critère précis (celui rappelé précédemment), et les populations immigrées et leurs enfants. Il ne s'agit au départ que d'une conséquence technique d'un choix a priori (qui d'ailleurs n'est pas indiqué explicitement comme tel dans l'ouvrage examiné). Mais l'auteur, en le dénommant ainsi, le réifie et fait prendre à cette catégorie une signification beaucoup plus importante. Au lieu d'essayer de remettre en cause la catégorisation initiale, elle semble prendre vie par ce simple artifice. Elle devient une classe homogène et pertinente, le terme est légitimé, malgré la contradiction intrinsèque à ce rapprochement entre deux mots de nature différente.

Bien entendu, la langue maternelle, le pays d'origine, la région d'origine, la pratique religieuse, sont des déterminants dont les conséquences sur la pratique des populations immigrées doivent être examinées. Mais quelle nécessité de désigner un mélange hétérogène de ces descriptifs comme fondant une appartenance ethnique, au risque de construire des catégories qui n'ont plus de sens, ou qui ne sont que l'expression floue d'un " sens commun ". Le risque est grand à travers cette démarche de donner l'illusion d'une cohérence, et de privilégier cette stratification, qui a d'ailleurs fondée la construction de l'enquête, au détriment d'une confrontation réelle entre divers déterminants. On ne peut ainsi faire croire à l'existence de groupes cohérents, alors que ce sont des déterminants qui sont examinés. Rien ne sert de parler d'ethnie, lorsque, pour l'essentiel, l'origine nationale est examinée.

Enfin et surtout, La notion de sociétés locales d'origine devient inabordable par ce biais, les parcours suivis par les individus depuis leur naissance disparaissent tout autant. Il est évident que l'on peut regrouper chacun selon un critère ou un autre. En faire un critère premier revient à supposer que ces groupes constituent des groupes sociaux, c'est à dire ont l'occasion de développer des pratiques sociales communes. Or cette étape, souvent étudiée en ce qui concerne les origines locales (tel village ou telle région devient un centre d'émigration en raison de la constitution de logiques de réseaux), n'a jamais été distinguée quant à la langue maternelle, ni les structures familiales.

Mouvement, mobilité, migrants

La conséquence de ce choix privilégié, de ce postulat d'agrégation et surtout de l'introduction méthodologique d'un " nouveau concept " pour regrouper et désigner les populations immigrées est de placer au second plan ce qui, pourtant, caractérise l'objet de l'étude : l'immigration.Il aurait en effet été possible de considérer de façon continue des parcours de mobilité. Il aurait alors été possible de rattacher à chacun des durées de présences sur un territoire donné, sur un lieu de résidence, durée qui aurait même pu intégrer les ascendants, par exemple. L'auteur a préféré distinguer de façon irréductible quelques groupes.

es recherches sont pourtant consacrées à l'immigration, avant tout processus dynamique et sélectif. Le rôle du réseau local, des migrants primaires dans le déclenchement des flux de mobilité, de la durée de présence sur le lieu de résidence ou sur le territoire national, sont des facteurs essentiels et étudiés depuis longtemps. Si le démographe s'empare du concept ethnique en oubliant cette variable fondamentale, il est tenté d'en faire un déterminant central. Rien ne laisse pourtant supposer que des analyses qui auraient été exclusivement fondées sur la durée de présence sur le lieu, sur l'ancienneté de l'immigration, etc. n'auraient pas donné des descriptions aussi discriminantes. Elles n'auraient pas été plus pertinentes, mais une approche beaucoup plus riche et variée aurait fourni une conclusion plus nuancée et moins objectiviste.

Le déroulement de Faire France montre donc l'ambiguïté de la démarche, d'autant plus que, paradoxalement, le questionnaire que l'auteur de ce livre a élaboré permettait de prendre en compte cette dimension. Dans une première étape l'auteur dénonce une intolérance (voir une censure : " Nous avons dû gommer des expressions considérées comme " politiquement incorrectes " : " ethnie ", " commerce ethnique ", " marché matrimonial ethnique " ") qui serait l'expression d'une attitude politiquement correcte, et condamne ainsi toute approche critique des catégories qu'elle emploie comme " idéologique ". Par là elle veut signifier que les catégories qu'elle a construit ont une réalité intangible, alors que l'on sait bien que toute grille est une construction produit des rapports sociaux et politiques au cours de l'histoire.

Elle affirme en second lieu qu'elle étudie bien un processus migratoire, mais plusieurs analyses oublie ensuite cette dimension alors qu'elle serait peut-être l'un des facteurs fondamentaux. La dimension temporelle est réduite à sa plus simple expression, lorsqu'elle n'est pas totalement absente. Le temps a pourrant cet intérêt qu'il peut être traité comme variable continue, et donc bien représenter le phénomène migratoire, alternance de mouvement (et donc déplacement à un moment donné) et d'immobilité dans l'espace géographique, durant une période déterminée. La démographie a eu cet atout considérable de bien comprendre ce caractère et de le prendre en compte avec beaucoup de finesse. Or ici, les rares fois où cette variable semble prise en compte, c'est dans la distinction de deux périodes d'arrivée (immigrants arrivés avant et après 1975), et donc dans l'introduction d'une dichotomie là où la durée pourrait être mesurée avec précision.

Le phénomène central, la migration, est alors oublié. Un travail préliminaire aurait pu tenté de saisir le phénomène de la migration comme un tout, avant de l'éclater. Rien n'est fait pour estimer ce qu'apporte la mobilité elle-même. Il aurait été pertinent, en poussant à l'extrême contraire l'analyse, de voir dans tout individu un migrant éventuel, quelle que soit son origine, d'imaginer que migrer au delà d'une frontière où à l'intérieur d'un même pays peut avoir des conséquences semblables, et donc de distinguer, dans les processus analyser, cet effet de mobilité, des autres effets. Il aurait été intéressant de hiérarchiser de façon systématique les effets: celui de bouger, celui de passer une frontière, celui de rester en un lieu durant une certaine durée, et enfin celui de migrer en provenance d'un pays ou un autre. Une telle hiérarchisation, ou un tel emboîtement, permet de confronter les divers cercles dans lesquels un individu vit, est inséré. Une fois ces effets distingués, peut-être fallait-il alors examiner l'hétérogénéité résiduelle, celle qui peut être due à une appartenance à des groupes plus réduits, que l'on pourrait caractériser par la langue maternelle, mais par d'autres critères aussi.

Cette démarche préliminaire n'a pas été suivie. Le groupe ethnique devient une clé par défaut, un principe explicatif simplement parce que tous les autres événements qui caractérisent les migrants ont été gommés. La dimension démographique est paradoxalement totalement oubliée au profit d'une caractérisation simple et construite par l'auteur de cette recherche, la dimension ethnique, puissamment évocatrice mais ni construite, ni maîtrisées par l'auteur.

Des conséquences imprévues

Les conséquences de cette attention portée à ce simple critère sont importantes. En effet en déplaçant la réflexion analytique de la durée d'immigration vers l'ethnicité, l'essentiel de ce qui fait la caractéristique d'une population immigrée, le fait qu'elle migre, est souvent oublié. Trois exemples permettent de montrer ce type de confusion. L'analyse de M. Tribalat repose sur de nombreux tableaux, croisant origine (nationale, ethnique, etc.) à des critères considérés comme indicateurs d'assimilation. Or ces analyses oublient le plus souvent de faire intervenir la dimension migratoire de l'objet d'étude! Le fait qu'un migrant ait avant tout pour caractéristique un parcours, et non un seul point d'origine est omis:

Dans le tableau intitulé " Proportion d'immigrés sachant lire et écrire le français, la langue maternelle ", l'auteur croise le pays (ou la région ...) d'origine et la langue (français ou langue maternelle). Ce tableau est établi à partir du décompte des immigrés arrivés après l'âge de 15 ans. Qu'observe-t-on dans ce tableau? La proportion d'immigrés sachant lire et écrire le français est particulièrement faible chez les originaires de Turquie. Ce tableau a, à n'en pas douter, un grand intérêt. Mais, lorsque l'auteur interprète cette faible proportion comme la preuve que, " dans leur cas, l'illetrisme en français ne reflète pas un défaut d'alphabétisation, mais un repli identitaire ", on a un premier exemple d'analyse directe des origines, sans qu'aucune utilisation de la spécificité migratoire ne soit présentée. Rien ne démontre lorsqu'un tel tableau est construit, que la durée de résidence n'est pas une variable aussi fondamentale, voire plus fondamentale, que le pays d'origine. Une corrélation ne signifie pas causalité. La statistique a développé de nombreuses méthodes et suggestions pour bien distinguer ces deux mesures, et pour se méfier des corrélations qui ne portent pas en elles la signification d'une relation causale. Il n'est en réalité rigoureusement pas possible de conclure sur la simple présentation d'un tel tableau. La prise en compte, nous y revenons ci-dessous, du phénomène de l'immigration, c'est à dire du parcours, reste indispensable.

Le second exemple est fourni par une série de tableaux indiquant la proportion de mariages entre apparentés - selon les catégorie " Immigrés d'Algérie et du Maroc ", " Immigrés de Turquie " et " Migrants turcs selon la période d'arrivée ", selon qu'ils sont entrés mariés ou entrés avant 16 ans. Constatant une proportion plus grande de tels mariages chez les immigrés de Turquie entrés avant 16 ans que chez ceux qui sont entrés mariés, alors que la situation est inversée chez les immigrés d'Algérie et du Maroc, l'auteur en conclue que " Les migrants turcs élevés dans leur famille en France ont été plus souvent mariés à un cousin que ceux déjà mariés à leur venue en France... Cette pratique semble même plus intense en France qu'en Turquie: la proportion d'unions entre membres de la même famille est ainsi tout à fait comparable à celle caractérisant les familles étendues en milieu rural en Turquie il y a 20 ans.

Les pratiques du mariage préférentiel se sont d'ailleurs accentuées avec le temps: elles sont d'autant plus intenses que l'arrivée en France est récente. "

Cette conclusion, à nouveau, est-elle légitime? Un tableau croisé, montrant une corrélation, signifie-t-il à nouveau causalité? L'appartenance à un des groupes définis est-il la preuve que le critère est effectivement l'origine de la différenciation? A nouveau la dynamique des arrivées est primordiale, et il est impossible d'en conclure quoi que ce soit sans corriger tous ces indicateurs des durées de présence. Les migrants arrivés les plus récemment peuvent peut-être se marier le plus entre apparentés car ce sont ceux qui se marient le plus tôt sans avoir développé de nouveaux liens que ceux de leur famille à l'arrivée. Il n'y a peut-être ici qu'un effet de durée et non un quelconque contrôle communautaire plus profond qu'ailleurs, dans les mêmes circonstances. Qui plus est l'ancienneté même du flux est importante comme variable explicative, puisqu'elle fournit beaucoup d'indication..

Enfin, dernier exemple tiré d'une courte publication antérieure à Faire France: un tableau publié dans Population et sociétés est particulièrement révélateur de cette ambiguïté. Il s'agit de la répartition des immigrés selon leur âge d'arrivée. Comme le souligne M. Tribalat, ce tableau porte sur " les adultes présents aujourd'hui en France ". Elle n'en déduit pas moins que " l'image stéréotypée de l'immigré, celle d'un adulte venu travailler, doit être entièrement corrigée ". Le tableau montre en effet que les Espagnols aujourd'hui adultes, sont arrivés plus jeunes que les Marocains ou les Algériens. En fait peut-être nous montre-t-il uniquement que les Espagnols sont arrivés avant les autres. Pourquoi? Seuls les plus jeunes peuvent faire partie de l'enquête (qui n'interroge que les personnes de plus de 59 ans). De plus les personnes arrivées depuis longtemps ont d'autant moins de chance de survivre jusqu'à l'enquête qu'ils sont arrivés âgés. La sélection par l'âge n'est donc pas la même dans les trois groupes cités. Ce tableau, malgré les précautions de l'auteur, aurait mérité une analyse plus différenciée. En tirer une analyse comparative entre proportions soulignent son ambiguïté. On ne peut nier l'intérêt de connaître, à un moment donnée, l'âge à l'arrivée d'une population. Mais, on ne peut pas rapprocher " l'image stéréotypée de l'immigré ", qui porte sur le processus d'immigration lui-même, et donc de l'observation de l'immigré lorsqu'il arrive, de ces comparaisons. Il aurait sans doute été souhaitable d'introduire concurremment une analyse qui aurait, dans la tradition démographique classique, standardisé la population selon l'ancienneté, ou corrigé de ces survies différentielles, aurait permis d'avancer un peu.

Rien ne dit donc que tous ces tableaux n'auraient pas pu être faits, avec les mêmes conclusions en ne prenant comme variable explicative que la durée de présence, et en oubliant tout critère d'origine nationale ou ethnique, comme le définit l'auteur. Une confrontation entre les pouvoirs explicatifs de diverses variables, lieu d'origine, langue maternelle, etc., durée de présence, parcours de mobilité, aurait permis de répondre à ces questions. Mais cette confrontation est difficile à mener si l'on regroupe les premières en affirmant qu'existent des groupes ethniques a priori.

La dimension nationale n'est bien sûr pas à oublier. Mais il faut noter qu'elle a une pertinence en tant que vague migratoire, arrivée en un moment donné, dans des conditions politiques données. Désigner un individu comme Portugais, Espagnol ou Algérien a une pertinence en tant qu'appartenant à un groupe national car les mouvements ont effectivement, souvent pris une importance par rapport à une situation politique du pays, par rapport à des relations particulières entre États. Il est utile, indispensables, de considérer les Polonais entre-deux guerres, car l'immigration s'est fondée sur des politiques clairement définies de recrutement de main d'œuvre. La notion ethnique n'a plus cette dimension. Que la langue maternelle puisse avoir des conséquences sur le devenir migratoire, peut-être; mais dénommer une telle variable " ethnique " lui donne un sens tout différent, rattachement d'un individu à un groupe, à une communauté dont on ne sait pas l'existence. Que l'appartenance à des groupes particuliers de départ ait une importance, peut-être. Ces groupes peuvent être par exemple des régions, des groupes de villages. Il y a là référence à une origine géographique qui signifie existence d'une communauté de lien. Derrière les Berbères ou les Arabes, les Peuls ou les Mandés, dispersés sur de vastes étendues et dans toutes les couches de la société, que trouver ?

Bien entendu, les périodes d'arrivée sont peut-être trop disjointes pour permettre une standardisation. Mais des méthodes statistiques simples auraient permis de corriger de cet effet durée, méthode du type modèle de durée, maintenant couramment utilisée en démographie, domaine privilégié pour leur application. L'absence de développement de tels modèles tient-elle simplement au caractère synthétique de l'ouvrage analysé ? Nous ne le pensons pas. Il s'agit plutôt de l'a priori méthodologique initial, qui privilégie l'origine, qui construit ensuite une variable unique qui cherche à la caractériser, sans essayer de percevoir l'existence même de ces groupes communautaires ainsi définis.

En réalité, il faut bien comprendre que l'enquête, présentée ainsi, n'analyse pas les parcours, mais la population à un moment donné. Il ne s'agit pas de la population à l'arrivée, mais après un certain séjour, et donc parcours, en France, plus ou moins long. Il est donc exclu de ne pas tenir compte, de ces durées. Pourrait-on analyser la descendance d'un couple en fonction de son lieu de naissance, sans tenir compte de l'âge des conjoints?

Ces recherches s'appuient donc sur des groupes fondés par une origine commune, mais dont on oublie la dimension temporelle et la variabilité interne. En appelant berbères ceux de langues maternelles berbères on confond un groupe d'origine et des migrants, qui, par ce caractère même d'être partis, sont en dehors de ce groupe. On semble démontrer l'existence du groupe alors qu'il n'est que construit comme catégorie. On dérive donc vers une définition des individus à partir d'une caractéristique originelle, attachée à l'individu depuis sa naissance, et transmise à ce moment ou durant sa petite enfance.

Démographie et anthropologie

Poussé à l'extrême, ce type de construction renvoie à une sociologie naturaliste qui rend l'homme prisonnier de déterminations définies une fois pour toute à sa naissance, comme sa langue de naissance, sa langue maternelle, la structure de son groupe familial.

Ce dernier critère est utilisé comme déterminant essentiel du comportement des immigrants et des sociétés d'accueil dans le second ouvrage que nous analysons ici, Le Destin des immigrés - assimilation et ségrégation dans les démocraties occidentales. E. Todd fait de la structure familiale des groupes nationaux (ethniques?) le déterminant essentiel des comportements d'assimilation et d'intégration. Le principe est le même que dans l'ouvrage analysé précédemment, puisqu'à une configuration (ou structure) familiale donnée est attaché un ensemble de réactions face aux sociétés de départ ou d'arrivée. La confrontation entre deux types de structures familiales conduit à des comportements, à des intégrations, bien caractérisés. Les individus ont conservé ces structures, à la manière de caractères biologiques, de génération en génération. Le critère purement démographique, autour des configurations familiales, revient à donner au groupe un caractère immuable, qui explique tout. Il n'y a plus d'institution autonome, il n'y a plus de modification des groupes, de ruptures, le migrant n'est plus différent du sédentaire, il porte en lui la structure de son groupe, il n'y a plus de variabilité au sein du groupe.

L'auteur de ce dernier ouvrage introduit une caractérisation des structures familiales (famille souche autoritaire, famille nucléaire différentialiste ou universaliste) qui ne sont jamais, ici, définies avec précision. Il aboutit à des caractérisations nationales de toutes les sociétés que l'on doit admettre sans qu'il ne donne les moyens de le vérifier (il justifie en général sa classification par simple référence à des travaux antérieurs ou à certains ouvrages). Parallèlement, il construit des groupes nationaux dont les comportements sont " justifiés ", " analysés " à partir du seul critère de la structure familiale qui apparaît comme déterminante inéluctable et inamovible des rapports entre individus.

L'explication donnée dans cet ouvrage de l'extermination des juifs montre les conséquences d'une telle démarche. Peut-on ainsi ignorer toute l'histoire politique et sociale de l'Europe, pour expliquer cette extermination par la seule forme anthropologique des familles allemandes ? " Peuple de seigneurs ", le peuple allemand a pu comme simple conséquence de la famille souche acquérir une vision différentialiste et ségrégationniste extrême pour arriver à cette solution. " Dans le contexte culturel allemand, la fixation sur le peuple du différentialisme traditionnel est presque naturelle. [...] L'Allemagne nazie cherchera son homogénéité dans l'expulsion puis dans l'extermination plutôt que dans l'assimilation silencieuse ". Lorsque la comparaison va jusqu'à suggérer que Basques et Allemands, car leur structure souche sont comparables, auraient presque pu arriver aux mêmes conséquences, on reste quelque peu édifié: " Ils [tous les Basques] sont, bien avant les Allemands de l'époque nazie, un peuple de seigneur ".

Ainsi la Shoah dépend d'une spécification de l'organisation familiale des Allemands. Mais, par là, les Allemands deviennent une réalité intangible et inamovible, définis une fois pour toute par ces structures. Ce n'est plus le modèle institutionnel français qui est comparé et privilégié par rapport à tous les autres modèles nationaux, c'est le modèle institutionnel des français, produits par une certaine forme de structures familiales, que l'on oppose au modèle des Allemands ou des Anglais, chacun de ces groupes devenant un groupe qui se reproduit de génération en génération. Chacun garde collé à soi une caractérisation qui ne diffère plus des caractérisations raciales.

L'analyse de l'intégration des Maghrébins ou des Turcs en France est aussi particulièrement éclairante d'une telle approche. Un Algérien, un Marocain ou un Tunisien ne peut subsister que par éclatement des familles et séparation des destins, par désintégration du système maghrébin, et par " l'ouverture aux individus de la société qui mène à la désintégration de la culture arabo-musulmane ". Ainsi " Désintégration à la française, plutôt qu'intégration, serait l'expression exacte pour décrire le processus d'adaptation des populations venues d'Algérie... Dans le cas des Algériens, l'ouverture de la société d'accueil induit un processus de désintégration. "

Que signifie une telle analyse, dont aucun élément démonstratif n'est indiqué, si ce n'est cette succession d'affirmations? Elle exprime l'apport presque indélébile par le migrant d'un modèle qui se heurte au modèle de la société d'accueil, et la disparition (désintégration) de l'individu dans cette société. On ne distingue pas le migrant du sédentaire, qu'il provienne d'un territoire autre que le territoire français, où qu'il soit né en France. On construit des groupes sur la base d'une origine, et on associe chacun des immigrés à un de ces groupes, souvent subdivisés pour les besoins de l'analyse.

Ces groupes seraient-ils malgré tout pertinents. E. Todd réussit-il à démontrer l'action de la structure familiale sur les comportements et les logiques migratoires? Tout cet ouvrage est en effet orienté vers une telle démonstration. Mais, si l'on cherche à préciser la démarche, on s'aperçoit vite qu'elle consiste à construire des sous-classifications pour chaque catégorie construite, la démonstration devenant alors tautologique, issues de la construction même des catégories, et non de la mise en relation de catégories construites abstraitement et d'un objet d'étude. Quelques exemples, parmi de nombreux autres, le démontrent. Les dénominations " système maghrébin " et " désintégration de ce système en France " sont utilisées dans cet ouvrage. Mais, devant l'évidence de parcours hétérogènes, E. Todd construit trois sous-types familiaux, propre à chaque nationalité. La Tunisie, " plus franchement endogame ", le Maroc, " avec des résidus de bilatéralité et d'exogamie... ", l'Algérie, " moyennement arabisée sur le plan anthropologique et moyennement développée ". Plus loin, on peut lire " le système anthropologique tunisien représente, malgré son relatif féminisme, une variante solide du système familial arabe patrilinéaire et endogame ". Ainsi, divisant en trois ces populations, l'association entre un groupe défini comme national, et un comportement particulier est justifiée par des écarts à des systèmes anthropologiques particuliers. Alors que tout le chapitre était une construction destinée à montrer la conséquence d'un système très défini sur les logiques d'immigration. L'emploi d'une terminologie peu définie facilite d'ailleurs ces glissements. En introduisant des termes tels " moyennement ", " relatif ", " variante solide ", " plus franchement ", toutes les démonstrations sont possibles, puisque l'on ne nie pas le modèle originel, tout en s'en écartant autant que l'on veut. La contradiction est impossible puisque aucun critère, statistique en particulier, ne définit ces qualificatifs même si des chiffres sont fournis par endroit.

Suivons ainsi pas à pas une de ces " démonstrations " qui tend à justifier une catégorisation. Cherchant à différencier Marocains, Algériens et Tunisiens, E. Todd part d'abord des taux d'endogamie, dont le mode de calcul précis n'est d'ailleurs pas donné :

" Au Maroc, c'est à dire dans la partie du monde arabe qui touche l'Atlantique, le taux global d'endogamie de 25% est encore légèrement inférieur à celui de l'Algérie [on lit plus haut qu'il est de 29 %]. La coutume endogame est plus fragile qu'ailleurs : dans les trois pays du Maghreb la fréquence du mariage entre cousins baisse à mesure que l'on s'élève dans l'échelle sociale, mais la chute est particulièrement importante au Maroc [25%, alors que 15% en Algérie et Tunisie] "

Ainsi un glissement progressif est accompli. Deux chiffres sont comparés. Ils sont peu différents, et estimés sans que l'on sache comment, ce qui rend en réalité impossible toute comparaison fine. Cela conduit malgré tout à une conclusion (" légèrement inférieur "), renforcée par un tout autre exemple, conclusion qui devient alors définitive (" la coutume endogame est plus fragile qu'ailleurs "). Puis, la suite du texte comprend une série d'exemple très particuliers, comme :

" Certaines tribus, au cœur des montagnes du Rif, ont gardé jusqu'à très récemment des traits de bilatéralité et d'exogamie, s'exprimant par des coutumes pittoresques comme la foire au mariage tenue annuellement près d'Imilshil ".

Ici l'exemple n'est là que pour renforcer la différence, mais rien n'indique qu'il soit particulier au Maroc. Par cet effet d'accumulation, le Maroc s'éloigne donc peu à peu de l'Algérie et de la Tunisie, condition indispensable, nous l'avons vu, pour rendre cohérent toute la démonstration de l'ouvrage. Cependant pour proposer une forme " scientifique " à la démonstration quelques chiffres sont introduits:

" Le résidu bilatéral de certains systèmes de parenté marocains permet sans doute d'expliquer [...] que les femmes du Maroc sont beaucoup plus engagées que celles d'Algérie dans les activités professionnelles non agricoles [...] Mais le Maroc dévie ici nettement de la norme patrilinéaire : son taux d'activité féminine non agricole est proche de celui de l'Allemagne en 1907, [...] dans un tout autre contexte industriel il est vrai. [...]Un taux de 26% ne met cependant pas le Maroc au niveau de féminisation économique de la France au début du siècle puisque les femmes tenaient à cette date dans l'Hexagone 36% des emplois secondaires et tertiaires ".

Ici des comparaisons de chiffres, pris dans des contextes totalement différents, permettent une association partielle (le Maroc serait plus proche de l'Europe, car des chiffres européens et marocains sont rapprochés dans une même phrase). Les rapprochements sont réalisés à partir de données partielles et prises à des dates choisies on ne sait pourquoi (l'Allemagne en 1907, la France au début du siècle), introduisant sans doute une volonté de marquer un rapprochement mais aussi un archaïsme. De plus, ces rapprochements non plus ne permettent pas une comparaison précise, les proportions indiquées correspondant à des calculs très partiels: 36% d'emplois secondaires et tertiaires tenus par les femmes ne donne ainsi guère d'indication sur la participation des femmes à l'activité, au sens défini plus haut dans le paragraphe cité (taux d'activité des femmes), puisque cette dernière tient compte de la part de ces emplois dans l'activité en générale.

Viennent ensuite les contradictions qui pourraient surgir, mais qui sont vite balayées :

" Il [le système marocain] n'ignore pas la polygamie [...]La polygamie, cependant, n'est pas la patrilinéarité ou l'endogamie et son interprétation s'avère délicate lorsque l'on cherche à comprendre le statut de la femme. L'ensemble des données sur les types familiaux maghrébins suggère que seules les populations algérienne et tunisienne, placées à l'est et au centre du Maghreb, doivent être considérées comme classiquement arabes sur le plan anthropologique, combinant franchement patrilinéarité et endogamie ".

Une " interprétation délicate " permet de se dégager d'une éventuelle contradiction et les termes " classiquement ", " franchement " permettent une différenciation définitive.

Lorsque, même au niveau national du pays d'immigration (ici en l'occurence la France), on trouve des différences, le modèle est subdivisé de façon identique, mais pour le pays d'accueil. Ainsi, " La région lyonnaise appartient au système anthropologique périphérique souche, catholique et différentialiste de tempérament. Nous avions déjà vu comment l'environnement différentialiste encourageait l'émergence d'un islam fondamentaliste chez les Pakistanais d'Angleterre et les Turcs d'Allemagne. Nous saisissons ici, à l'intérieur de l'espace français, un phénomène de stimulation de l'islam (beaucoup moins important) dans un environnement régional différentialiste ". Ici, ce n'est pas les populations immigrantes, mais les populations résidentes qui sont subdivisées, tout ceci étant introduit car G. Kepel note des signes de réislamisation dans la région lyonnaise!

Enfin, les turcs présentent un modèle d'intégration différents, mais qui ne peut s'expliquer par leur propre structure anthropologique. Il faut donc appeler au secours l'Allemagne, décidément peu appréciée par l'auteur, pour justifier que:

" ce mouvement de diffusion partant du Rhin signifie que le groupe turc de France ne provient pas, sur le plan idéologique et anthropologique, de Turquie mais d'Allemagne, et qu'il véhicule inconsciemment les valeurs différentialistes du monde germanique, qui continuent de s'imposer à lui dans un environnement français ... L'installation prédominante dans des régions périphériques à substrat différentialiste facilite d'ailleurs la perpétuation du différentialisme acquis en Allemagne. ... L'immigration turque porte le différentialisme allemand à l'intérieur des frontières françaises...". Ainsi si les Turcs ne s'intègrent pas en Allemagne, c'est que ce pays est différentialiste parce que fondé sur des familles souches. mais s'ils ne s'intègrent pas en France, c'est parce qu'ils sont passés par l'Allemagne, qui les a différentialisés, ce qui les fait se heurter à l'universalisme français. Même si cet universalisme accepte l'universalisme algérien sur son territoire, en désintégrant les structures communautaires algériennes, etc.

Ces exemples sont caractéristiques d'une approche ethnique, autrefois raciale, qui consiste à partir de catégories du sens commun (ici ethniques, c'est à dire au sens de l'auteur rattaché aux cultures et structures anthropologiques du monde où l'on est né), et a en démontrer la pertinence en les subdivisant jusqu'à avoir une vérité pour chaque sous-groupe qui réponde au critère ainsi construit. La structure familiale est ainsi attachée à chacun, le système anthropologique est immuable, c'est à dire la forme des mariages, le rapport entre parents et enfants, les rapports entre enfants dans la fratrie.

Cette explication anthropologique essentielle nie le politique, le groupe en tant qu'ensemble d'individus non apparentés, l'histoire en tant que changement, formation des peuples, formation d'une diversité. On ne sait plus comme expliquer le phénomène même de l'émigration dans un tel cadre puisque l'émigré ne se distingue pas de celui qui n'est pas parti.

Ce système de description du monde devient explicatif par mise en parallèle d'une multitude de classifications extraites de la classification pertinente. L'exception devient nouvelle sous-catégorie, ou combinaison entre deux catégories, combinaison inexistante dans les étapes précédentes de la démonstration. La démarche démonstrative n'est donc pas la construction d'une typologie initiale que l'on confronte avec les comportements que l'on étudie, mais l'élaboration d'une typologie qui sert à la fois de cause et de conséquence de la démonstration, rendant celle-ci circulaire.

La réintroduction de catégories ethniques en France balaye les précautions et les discussions si nombreuses dans les pays anglo-saxons, pour en faire un filtre unique de l'analyse. La question n'est pas, bien entendu, de refuser de parler d'ethnie, mais de construire des outils plus riches et plus complexes, qui ne soient pas univoques. Les deux démarches que nous avons présentées ici, bien que parvenant à des conclusions différentes, sont de même nature. Elles caractérisent chacun non par sa trajectoire individuelle mais par son seul point de départ, voire son origine plus ou moins mythique. Tout contexte externe, notamment politique, est nié, puisque seul un déterminant originel fait fonction de grille d'analyse.

Lorsque l'on étudie un phénomène comme l'immigration, où la dynamique individuelle est fondamentale, il faut au contraire pouvoir jouer avec les catégories, les coupures entre groupes, il faut pouvoir faire preuve d'imagination, pour valider ou au contraire contester des évidences qui tiennent trop à des représentations rigides de l'homme. Nous l'avons signalé auparavant, on peut se jouer de la distinction national/international, en prenant la mobilité comme un continuum. On peut se jouer de la distinction migrant/non migrant, en prenant le déplacement comme une durée de présence et d'absence. Ce jeu est nécessaire pour conclure. Il a fait la richesse de la démographie, depuis ses origines, et s'est renouvelé récemment, en intégrant de nouvelles approches statistiques. L'ignorer conduit à renvoyer une image figée d'un processus dynamique et progressif.

Un retour malheureux au naturalisme

Le naturalisme qui ressort des deux ouvrages examinés dans ce texte, et en particulier du dernier ouvrage, est surprenant à plus d'un titre. Cette attitude, qui a pris de l'importance dans la seconde moitié du XIXème siècle, avait peu à peu figé les recherches dans une démarche qui niait l'individu, l'action quotidienne de chacun, la multitude des parcours et l'importance des bifurcations. Elle s'était construite sur une statistique orientée vers la construction de catégories univoques, qui se voulaient un reflet fidèle de la réalité. Chacun se voyait alors défini par quelques critères, qui l'inséraient inexorablement dans une classe, un groupe, une catégorie et une seule. L'analyse portait alors non sur les individus mais sur les groupes, non sur les parcours, mais sur les synthèses de caractéristiques.

Aujourd'hui les sciences sociales et l'histoire mènent une réflexion approfondie qui les éloignent d'un tel déterminisme. Un regard renouvelé se construit, qui cherche au contraire à percevoir l'individu dans une complexité plus grande, en observant les parcours, les intéractions, qui ne se résument plus à des oppositions ou relations entre grands groupes, entre classes. L'analyse critique des catégories, et de leur construction, en a été la première étape, et continue à se développer aujourd'hui. Elle a été rejointe par de nouvelles démarches d'analyses, la micro-histoire, fascinée par la richesse de l'observation locale, les diverses approches fondée sur la prosopographie, d'autres recherches sur l'importance des réseaux sociaux locaux, etc.

La démographie participe de ce renouvellement. Elle fut pionnière dans les démarches longitudinales, qui observaient les générations dans leur durée. Elle est pionnière dans le développement d'analyses biographiques, qui se dégagent de ces contraintes structurelles fortes pour examiner les interactions individuelles et pour mieux comprendre la double dimension, temporelle et biographique, d'une population. La migration, qu'elle soit interne ou internationale, est un des lieux privilégiés qui permet ce renouvellement de notre regard. Il est dommage de constater qu'en voulant se rapprocher d'un " sens commun " imaginé, les deux ouvrages précédents font l'impasse sur ce renouvellement. Les auteurs de ces travaux veulent nous faire croire qu'ils vont à contre-courant d'une pensée dominante, exclusive et " politiquement correcte ", qu'ils secouent des tabous pour découvrir " La " description pertinente d'une société de migrants. Nous pensons avoir montré, dans le développement précédent, qu'ils se saisissent au contraire du sens commun et lui donnent une couverture scientifique.

La variété des parcours, la spécificité des migrants par rapport au groupe de départ, les questions sur la multiplicité des facteurs qui orientent et définissent de tels parcours sont absents de ces études. Une autre dimension est aussi ignorée : le facteur politique. Or, s'il ne peut tout expliquer ce facteur est aussi, aujourd'hui, réexaminer en sciences sociales, comme facteur de changement des sociétés. Sans doute l'analyse strictement politique avait montré ses limites et étaient incapables d'expliquer des permanences fortes observées dans de nombreuses sociétés. Mais la nier totalement rend inintelligible le changement, les conflits, les dynamiques. Cela revient, en quelque sorte, à nier l'histoire.