Débat - Démographie et catégories ethniques

Projet de "billet" sur l’usage de statistiques "ethniques".

Maryse Tripier
Professeur de sociologie à l’Université Paris7 Denis-Diderot

Unité de recherche " migrations et Société " URMIS, CNRS.
(tripier@paris7.jussieu.fr)


La presse a rendu compte d’un colloque organisé par les syndicats CGT et CFDT de l’INSEE le 4 novembre sous le titre "statistique sans conscience n’est que ruine".( Libération du 4/1198, Le Monde, l’Humanité du 6/11/98). A cette occasion la polémique qui oppose Hervé le Bras (directeur d’etudes à l’EHESS) à Michèle Tribalat (chercheur à l’INED) et à Jacques Dupâquier (entre autres) depuis de nombreuses semaines, a été mieux connue du grand public.Tant mieux.

Le procès Papon, en révélant l'usage des fichiers de juifs nous montre que ce qui doit ou ne doit pas faire l’objet de statistique publique relève du débat citoyen et non d'un cénacle d’experts. Cependant, en tant que spécialiste, je voudrais rendre ce débat plus clair car je défie quiconque de pouvoir définir une position, au vu des termes de l’actuelle polémique.

Une des raisons de la confusion des débats tient au fait suivant: les impératifs de la recherche ne sont pas ceux de la statistique publique. Il nous paraît évident que le recensement général de la population ne doit en aucune manière introduire des comptages et des fichiers concernant des groupes "linguistisques", "religieux", ou du type des "Français ayant au moins deux grands-parents français", etc... D’une part, les catégories ainsi constituées prennent corps dans l’imaginaire collectif (redoublant parfois les catégories idéologiques de l’opinion) mais et surtout la statistique publique, le recensement en premier lieu, constitue une base de données officielles et la réponse à l’agent recenseur est obligatoire.

La constitution de ces bases de données sert la gestion publique: par exemple, le chiffre de la population légale contribue à un classement des communes et à un traitement particulier de celles-ci par l’Etat . Le nombre de chômeurs, différent selon les critères de l’INSEE , de l’ANPE, du BIT sert à la politique de l’emploi.. Tout milite donc en faveur de la position d’Hervé le Bras, pas de statistiques "ethniques" dans notre appareil institutionnel. Que ces catégories d’origine ou "ethniques" soient bonnes ou mauvaises du point de vue anthropologique, inventées par le fonctionnaire, le chercheur, les représentants reconnus de ces groupes, peu importe. Il n’en faut pas dans le recensement et plus généralement dans nos institutions publiques (Education Nationale, collectivités locales etc..), car qui peut dire l’usage qui en sera fait? Et que peut-on vraiment en tirer, sachant les difficultés de l’interprétation des "autoclassements" d’origine ou d’appartenance "ethnique" que proposent les recensements américains et anglais. Qu’apporterait cette importation de catégories qui n’ont pas le même poids historique dans les différentes sociétés?

Déjà sous l’impulsion du Haut Conseil à l’intégration,et sous l’influence des démographes de l’INED, l’INSEE publie depuis 1990, des tableaux concernant les immigrés et non les étrangers, insistant plus sur le processus de mobilité que sur l’appartenance juridique. Y avons nous beaucoup gagné, sauf à légitimer un peu plus cette catégorie "immigré" dans l’opinion?

On pourrait insister avec Hervé le Bras, non seulement sur la dérive "réactionnaire" qui sous-tend l’obssession des origines, au moment ou l’Allemagne enfin se rallie au droit du sol, mais également sur l’obssession du chiffrage. L’enjeu des chiffres sur l’immigration n’est pas neuf (cf l’usage qu’en fait le Pen) mais au delà, on sait que les régimes totalitaires falsifient les chiffres et que le contrôle démocratique de la production et de l’usage des données est et deviendra de plus en plus un défi à relever.

Les tenants de l’introduction de telles catégories dans nos statistiques d’Etat disent que cela permettrait de rompre l’ignorance et le silence sur les situations de discrimination qui affectent certains groupes que la nationalité ne suffit pas à décrire. On lutterait , en meilleure connaissance de cause contre les discriminations.

Personne ne peut assurer que le pouvoir politique voudra toujours lutter contre les discriminations ethniques et raciales. On peut imaginer l’effet produit par la publication de chiffres sur les "ethnies" à l’échelle des régions dont certaines paraissent prêtes à glisser de la "préférence régionale" à la "préférence nationale" puis "à la préférence aux vrais Français, de souche ?". La mobilisation contre les discriminations et les dispositions prises par Martine.Aubry (création d’un observatoire des discriminations) témoignent qu’on peut agir en ce domaine comme pour les "sans-papiers" sans avoir eu les chiffres de l’INSEE. L’argument de l’aide à des politiques publiques antidiscriminatoires n’est pas faux, mais on peut le retourner, ces statistiques peuvent servir à de mauvaises politiques.

Par ailleurs le recensement est une opération civique qu’il faut préserver et garantir, elle suppose que les questions posées soient consensuelles. Insister sur les origines implique que l’on considère désormais les différences entre Français anciens et moins anciens comme essentielles, ce qui est très grave. Le recensement peut, de plus, être saboté s’il devient objet de défiance (cf la position en faveur du boycott des Verts allemands, en tout cas il y a quelques années, qui y voyaient une atteinte aux libertés individuelles)

En tant que chercheur nous ne pouvons cependant qu’être sensibles aux arguments de connaissance, mais il faut déplacer le lieu des enjeux. Pour avoir abordé les questions de la discrimination à l’embauche et avoir en vain tenté d’obtenir un financement pour étudier le devenir de cohortes d’étudiants de BTS selon leur origine, nous avons fait un triple constat.

1/Il faut des recherches quantitatives, indépendantes, non officielles, sans réponse obligatoire, sous la responsabilité scientifique des chercheurs, pour lesquelles rien n’est tabou. S’il s’avère que la discrimination à l’embauche, touche des jeunes que les employeurs perçoivent (vrai ou faux peu importe) comme d’origine maghrebine et africaine, par exemple à partir de leur nom, de leur photo ou de leur adresse, il faut pouvoir le dire et le montrer. Mais il n’y a pas d’ambiguité, ces recherches, une fois terminées doivent s’accompagner, comme le veut la CNIL de la destruction du fichier d’enquête, on ne peut utiliser les résultats de la recherche à d’autres fins, en tout cas pas plus, pas moins que dans d’autres domaines ou d’autres disciplines scientifiques.

On doit même pouvoir travailler sur les effets des apparences physiques extérieures dans la vie sociale, mais par des méthodes, avec des contraintes et des libertés qui n’ont rien à voir avec celles de l’INSEE.

2/De ce point de vue l’enquête MGIS((1)) conduite par Michèle Tribalat est "batârde". Elle a été conçue et menée sur le modèle des grandes recherches indépendantes anglo-saxonnes, avec un point de vue de recherche (qu’on aime ou non ce point de vue est un autre problème), mais elle a été soutenue et mise en oeuvre par l’INSEE, lui donnant ainsi un cachet officiel que l’appartenance de M.Tribalat à l’INED((2)) lui conférait déjà. Les résultats ont fait figure de constat officiel, alors qu’il aurait été plus sain qu’on s’en tienne à un débat scientifique.

3/L’existence de l’INSEE, le gisement incroyable de données que représentent le recensement et les enquêtes spécialisées, nous bouchent la vue. Une grande partie de la sociologie française utilise la qualité des données de l’INSEE pour en faire des analyses secondaires, et décrire la société française. Les autres, peu formés et mal dotés, apparaissent incapables d’organiser de grandes enquêtes et de les traiter. Ils se retournent donc vers les méthodes qualitatives, et cherchent à décrire des situations exemplaires à défaut de pouvoir faire aussi des constats chiffrés. Il existe cependant déjà des moyens de travailler avec les statistiques publiques (cf les travaux de L.A.Vallet sur les carrières scolaires des enfants de migrants, ou ceux de Jean-Luc Richard sur le devenir des enfants de migrants à partir de l’Echantillon Démographique Permanent , EDP)((3)).

La question est posée particulièrement quand les catégories utilisées par l’INSEE ne conviennent aux recherches. La tentation est alors grande de faire pression sur l’institution publique, pour qu’elle mette ses performances au service de recherches jugées utiles. Mais peut-on le faire si le prix civique et politique est trop lourd?

Il serait plus utile que les projets de recherche indépendants puissent être financés, car on ne peut , comme H Le Bras l’avait parfois laissé à croire, interdire ces concepts dans la recherche, s'ils correspondent à des réalités. Il faut étudier le racisme , même si les races n’existent pas. Dans la mesure où certains construisent des races dans leur tête, ils influent sur la vie de ceux qui sont ainsi "rassemblés" et c’est toute la société qui en est affectée.

On peut donc, en séparant les genres, être à la fois d’ardents défenseurs de l’éthique républicaine s’agissant de nos institutions publiques et soutenir la liberté de la recherche scientifique dans un Etat démocratique, on voit par là que le débat dépasse le strict domaine de l’immigration.


Notes:

((1)) M.TRIBALAT Faire France La Découverte 1995
((2)) Institut National d’Etudes Démographiques, autrefois rattaché directement au Premier Ministre, récemment transformé en Etablissement Public scientifique et Technologique, sous tutelle du Ministère des Affaires Sociales.
((3)) J.LRICHARD "Rester en France, devenir Français, voter : trois étapes de l’intégration des enfants d’immigrés" in Economie et Statistique , n° 316-317, 1998. L.A.VALLET "Les carrières scolaires au collège des élèves étrangers ou issus de l’immigration" in Education et Formation , n° 40, 1995.