Débat - Démographie et catégories ethniques

Penser la diversité comme processus

Maurizio Gribaudi (EHESS)

gribaudi@ehess.fr

Dans le numéro de vendredi 6 novembre Philippe Bernard et Nicolas Weill relatent les termes du débat qui s'est ouvert parmi les chercheurs français sur le problème de l'utilisation des catégories ethniques pour la compréhension des sociétés contemporaines.

Ils rappellent que le débat s'est engagé, de manière éclatante et virulente, à la suite de la publication du dernier livre d'Hervé le Bras Le démon des origines dans lequel, avec les tonalités vigoureuses qu'on lui connaît, il essaye de montrer les ambiguïtés et les compromissions auxquelles pourrait amener l'utilisation peu réfléchie de ces catégories. Philippe Bernard et Nicolas Weill rappellent aussi qu'Hervé Le Bras vise plus particulièrement les travaux de certains de ces collègues qui revendiquent explicitement le caractère heuristique des catégories ethniques.

L'article, bien documenté et assez impartial, est important parce qu'il permet d'ouvrir au grand public un débat crucial pour la société contemporaine mais qui a risqué de ne pas se déployer sereinement justement parce que né et, jusqu'à maintenant, développé uniquement à l'intérieur d'une même institution. Mais pour ces mêmes raisons il est peut-être important de dissiper, dès le début, un malentendu qui me semble ressortir de ce numéro du Monde et qui porte plus particulièrement sur la nature du différend.

J'essaye de m'expliquer. Le compte rendu de Philippe Bernard et Nicolas Weill insiste surtout sur l'idée que s’opposeraient, ici, deux groupes retranchés derrière deux conceptions antagonistes d’un républicanisme de gauche. D'une part des chercheurs comme Michèle Tribalat revendiquant la possibilité de regarder et nommer les différenciations internes à la société pour pouvoir, notamment, mieux en saisir la nature et donc en guérir les dysfonctionnements. D'autre part des chercheurs comme Hervé Le Bras, qui préféreraient en souligner les caractères communs pour ne pas tomber dans les méandres des discours frontistes sur les pedigrees d'intégration.

L'impression que retient le lecteur est donc celle de l'opposition classique entre les deux approches républicaines qui agitent l'âme de la gauche française. D'une part une approche pragmatique qui s’efforce douloureusement d'observer et de rendre compte de la différence. D'autre part une approche qui, pour pouvoir la garantir, la nie paradoxalement à travers l'idée de l'intégration et de l'égalité.

Or je crois qu'il faut dire tout de suite et très clairement que ce n'est pas de ce débat qu'il s'agit ici. Il ne s’agit pas du débat clair et entamé depuis longtemps entre philosophes, historiens, sociologues et politologues sur la nature de l'espace publique. La question est par contre celle, non moins importante, de la nature des instruments théoriques et méthodologiques qui peuvent saisir et décrire la complexité et la richesse d'une société mouvante.

Or, les problèmes se posent précisément à ce niveau. Car s'il y a un acquis de la recherche en sciences sociales des dernières années, c’est bien que la diversification est l'essence de tout processus historique. Les historiens comme les sociologues, les anthropologues comme les économistes savent que, à chaque moment, une société se transforme. A chaque moment elle se diversifie à travers l'action incessante de l'ensemble de ses acteurs. A chaque moment, la France est profondément différente des Frances qui l'ont précédée et qui la suivent, tout simplement parce qu’à chaque moment, chacun d'entre nous est confronté à une situation nouvelle qui nous oblige à réactualiser nos images du réel, nos croyances, nos perspectives et… nos mémoires.

Je suis Italien travaillant en France depuis bientôt vingt ans. Je me sens et j'aime me déclarer Italien. Pour autant est-ce que Michèle Tribala aurait saisi la nature de mon insertion dans la société parisienne, francilienne et française dans laquelle je vis maintenant en me classant comme "étranger"? Ce dont les travaux comme le sien ne rendent pas compte, c'est justement le sens du temps, de l'évolution historique. Je suis né en Italie et il faut effectivement le savoir pour comprendre ma manière de me positionner dans mon milieu actuel, pour comprendre mes perceptions de la société, mes attentes, etc. Mais je ne suis pas non plus Italien, dans la mesure où, tout au long des ces dernières vingt années, à chaque moment j'ai dû, j'ai voulu, ou tout simplement je me suis trouvé en situation d’interagir avec d'autres personnes, plus ou moins françaises, plus ou moins parisiennes, plus ou moins européennes, plus ou moins universitaires comme moi, etc.

Bref. Le pari actuel de la recherche est d'arriver à saisir la diversité et la complexité dans le mouvement. Toute personne a un passé. Je dirai même plus : toute personne peut se penser à travers plusieurs passés et plusieurs racines, comme le savent très bien les sociologues et les anthropologues. L'intéressant est donc de voir comment ces multiples racines, ces multiples mémoires, et ces réactualisations incessantes se jouent et s'incarnent concrètement au cours du temps.

Comprendre la différence, aujourd'hui, signifie donc comprendre les dynamiques d'une société. Certes il faut pouvoir penser et nommer les catégories ethniques. Et d'ailleurs, à ce niveau, il faut rendre hommage à Michèle Tribalat pour avoir su poser le problème quand de nombreux chercheurs s'y refusaient. Elle l'a fait, je crois, honnêtement et en déployant un réel effort de compréhension. Mais poser le problème ne signifie pas pour autant le résoudre. Car, pour ce faire, il faut aussi pouvoir penser les origines comme des éléments du bagage individuel, qui peuvent être utilisés dans l'interaction sociale. Surtout, il est évident qu'il faut penser ces bagages, et donc aussi les identités qu'ils contribuent à construire, en termes de processus.

Or c'est surtout à ce niveau qu'il est nécessaire de critiquer des approches comme celle de Michèle Tribalat. Car, au lieu de saisir ces dynamiques de mise à jour et de réactualisation des mémoires dont sont porteurs tous les citoyens français (et les étrangers comme moi), elle les fixe comme des poids que chacun porterait toute sa vie sur son dos. Voilà donc comment, tout en voulant saisir la différence, on parvient de fait à la nier et à construire des proximités dont le statut scientifique est bien faible.

C'est donc effectivement à ce niveau que les critiques d'Hervé Le Bras doivent et peuvent être utilement positionnées. Car penser les catégories ethniques comme des variables stables ne peut que traduire et renforcer les stéréotypes du langage commun qui voudraient qu'un étranger restera toujours étranger selon les modalités inscrites dans les catégories qu'on lui a affectées. Et c'est bien à ce niveau que le danger de dérive frontiste existe réellement car, évidemment, le poids fixé au dos de chaque citoyen sera d'autant plus lourd que l'étiquette d'origine est " exotique ". Par ailleurs, il faut aussi remarquer que cette approche implique que l'on efface tous les éléments autrement plus "lourds" qui pèsent dans les bagages de nombreux citoyens qui tout en ayant "un bon pedigree" ne sont pas pour autant moins marginalisés.

Poursuivons donc le débat sur lequel Philippe Bernard et Nicolas Weill ont attiré notre attention. Mais essayons de le faire avec une réelle envie de comprendre ses vrais enjeux Essayons de discuter sur les modalités pour parvenir à mettre à point des instruments efficaces pour rendre compte de la société complexe dans laquelle nous vivons.

A ce niveau nous pouvons compter sur la contribution d'une foule de chercheurs. A l'étranger mais aussi, et surtout, en France. Car c'est bien chez nous (ou devrais-je dire chez vous ?) que l'on pense et l'on travaille depuis quelques années très efficacement sur les processus dynamiques. Comme le savent d'ailleurs les nombreux chercheurs de l'INED qui travaillent depuis longtemps et avec succès sur des modèles très complexes et efficaces d'analyse dynamique. Des modèles qui intègrent notamment les dimensions de la différenciation à travers les cheminements biographiques.