Débat - Démographie et catégories ethniques

12 novembre 1998

La fausse querelle des catégories " ethniques " dans la statistique publique

I. - Comment la statistique publique distingue aujourd'hui les origines

Le Monde du 6 novembre 1998 a consacré une pleine page à la querelle des " catégories ethniques " engagée entre deux démographes de l'Institut national d'études démographiques, Hervé Le Bras et Michèle Tribalat. La revue Population a tenté cet été de reprendre le débat sur un mode plus serein, les syndicats de l'Insee ont cherché à l'élargir. Peine perdue : le débat s'embrouille en prenant des proportions démesurées. La majorité des soixante chercheurs de l'Ined assistent désarmés à ce spectacle affligeant qui ne fait pas reculer d'un millimètre le Front national. Il est urgent d'arrêter les frais et, d'abord, d'y voir clair. Anthropologue, mais aussi chercheur ayant eu l'occasion de diriger cinq enquêtes nationales à l'Ined comme à l'Insee, je tiens à dissiper de graves confusions et à rappeler quelques principes en vigueur en matière de statistique publique.

Depuis que la République existe...

Évitons d'abord d'évoquer hors de propos la " tradition républicaine " en ignorant l'histoire. Depuis quand le recensement de la population prend-il soin de distinguer Français de naissance et Français par naturalisation ou acquisition ? Depuis 1871, c'est-à-dire depuis que la République est République. Quoi de plus normal, en effet, que la France puisse avoir une idée du nombre de personnes qui bénéficient de ses lois ? Quant à la nationalité antérieure des personnes naturalisées, voilà plus de trente ans qu'elle figure dans tous les recensements sans exception (1962, 1968, 1975, 1982, 1990 et, bientôt, 1999). Là encore, c'est le seul moyen de savoir combien de Polonais, d'Italiens, de Portugais, d'Algériens, etc. ont finalement bénéficié de nos lois de naturalisation.

Il est donc erroné de croire que " jamais la statistique publique n'a distingué les origines pour compter les Français ". Si l'Insee a pu retracer l'évolution de la population immigrée en France depuis 90 ans, c'est bien que l'information était disponible dans tous les recensements du siècle (cf. F. Daguet et S. Thave, " La population immigrée : le résultat d'une longue histoire ", Insee-première n° 458, juin 1996).

Par un étrange abus de langage, certains appellent aujourd'hui " ethnique " la simple référence au pays de naissance des immigrés. C'est-à-dire non pas l'identification à une entité infra- ou transnationale (Basques, Kurdes, Haoussas...), mais le " pays de naissance " associé au fait d'être étranger ou naturalisé. Selon cette logique, qui dit origine " ethnique " dit origine " raciale ", ce qui donne in fine l'ahurissante équation : pays de naissance = race.

A ce compte-là, c'est toute la statistique publique sur les conditions de vie des ménages qui deviendrait " ethnique ", voire " raciale ", puisque la plupart des grandes enquêtes de l'Insee distinguent les immigrés selon le lieu de naissance. Ainsi l'enquête Emploi ou l'enquête Formation–qualification professionnelle. Du côté de l'Ined, nombreuses aussi sont les enquêtes qui incluent des questions sur les origines nationales. Tout cela est connu : la presse a salué sans réserves la sortie en février 1997 d'un recueil intitulé Les Immigrés, où l'Insee faisait la synthèse de ces données.

Alors, " ethnique " notre statistique ? Qui ne sent l'absurdité d'un tel détournement de langage ? Dira-t-on désormais que les immigrés venus du Portugal en France forment une " ethnie portugaise ", les immigrés de Turquie une " ethnie ", voire une " race turque " ? Et, réciproquement, par quel tour de passe-passe ceux d'entre nous qui passent plus d'un an à l'étranger deviendraient-ils les membres d'une " ethnie " ou d'une " race française " ? Laissons ces glissements de vocabulaire à nos voisins d'outre-Manche, dont la nomenclature des origines reste imprégnée des catégories coloniales. Si l'on défend une vision républicaine de la nation (comme le fait aussi bien Michèle Tribalat qu'Hervé Le Bras), il est parfaitement contradictoire de recourir au vocabulaire anglo-saxon de l'ethnie pour désigner le pays de naissance des Français.

Remonter aux parents ?

Y a-t-il maintenant dans la statistique publique des enquêtes qui poussent l'investigation plus loin en demandant le pays de naissance des parents, de façon à étudier la situation des enfants d'immigrés et non plus seulement des immigrés eux-mêmes ? C'est le cas de l'enquête prise aujourd'hui pour cible par H. Le Bras, à savoir MGIS (Mobilité géographique et insertion sociale des immigrés), conduite en 1992 par Michèle Tribalat au nom de l'Ined avec le concours de l'Insee. Mais c'était aussi le cas de l'enquête Peuplement de Paris, conçue en 1986 sous l'égide de Le Bras lui-même (outre le pays de naissance de l'intéressé et la distinction Français de naissance-Français par naturalisation, elle enregistrait les lieux de naissance des parents et des beaux-parents).

En réalité, que ce soit à l'Ined ou à l'Insee, ce type de questions figurent depuis près de vingt ans dans certaines enquêtes spécialisées de la statistique publique, ayant pour thème la mobilité professionnelle ou résidentielle, la mobilité sociale, les efforts éducatifs des parents, la démographie familiale. Il ne s'agit, bien sûr, ni du recensement ni de fichiers administratifs mais d'échantillons anonymes constitués uniquement à des fins d'étude.

Certaines de ces enquêtes comportent des questions sur l'évolution des langues parlées au cours de l'existence. L'enquête MGIS en fait partie. Michèle Tribalat a cru pouvoir en tirer des indications précises sur l'appartenance " ethnique ", qu'il s'agisse des Kabyles, des Kurdes ou des Mandés d'Afrique noire, à qui elle consacre quelques développements rapides. Il s'agit en réalité de groupes linguistiques ou de familles de langues (parler d'" ethnie mandé " est aussi vague et superficiel que de parler d'" ethnie romane "). Or, si la langue permet d'approcher une réalité historique extra-nationale, il s'en faut de beaucoup qu'elle coïncide avec l'ethnie : on trouve souvent plusieurs ethnies pour une même langue et plusieurs langues pour une même ethnie. La large diffusion de certains parlers comme langues administratives ou véhiculaires vient encore relâcher ce lien, spécialement en Afrique.

Droit de regard de la société civile

Sans rapport avec une prétendue ethnie, la langue parlée figure aussi dans les enquêtes de l'Insee sur l'Éducation (1992) et sur la Participation et les contacts sociaux (1996), sans compter plusieurs études régionales (Alsace, Bretagne, Corse, Pays basque...), qui ont permis une première description de la dynamique linguistique de la France. Données publiées, là encore, et dont la presse s'est déjà fait l'écho. L'Étude sur l'histoire familiale (qui portera sur un échantillon aléatoire anonyme associé au recensement de 1999) reviendra sur la transmission de l'ensemble des langues régionales et nationales parlées en France depuis le début du siècle – restitutant ainsi tout un pan de notre histoire.

Quelle est la légitimité de ces opérations ? Sur le plan juridique, toutes, sans exception, ont été présentées à la Commission nationale de l'informatique et des libertés qui leur a accordé un avis favorable. Agissant en amont, la Cnil dispose dans les faits de l'arme absolue, puisque aucune enquête publique ne peut passer outre ses avis, qui sont quasiment sans recours. Elle a toujours eu pour principe, s'agissant de l'Insee, d'examiner les projets de questionnaire sans recourir à la procédure simplifiée.

Outre le verdict de la Cnil, les enquêtes de la statistique publique se soumettent – on l'ignore trop souvent – au droit de regard préalable de la société civile, assuré par le Cnis (Conseil national de l'information statistique), où sont représentées les forces vives du pays : organisations syndicales et patronales, associations familiales, Conseil économique et social, Conseil d'État, sans oublier la Cnil elle-même. Le Cnis vérifie la pertinence scientifique des questions posées, avant d'accorder son " label d'intérêt général ". Les enquêtes publiques ayant recueilli depuis vingt ans une information sur le pays de naissance des personnes ou de leurs parents ont toutes reçu ce label.

Rien de nouveau sur les origines au recensement de 1999

Le recensement de la population de 1999 a lui-même déjà franchi ces étapes. L'Insee vient de publier un premier bilan de ses travaux de préparation (" Insee-Méthodes " 79, sept. 1998), où il apparaît que les questions relatives à la nationalité et au pays de naissance resteront inchangées par rapport à celles des cinq recensements précédents.

Il est donc faux de croire que les chercheurs de la statistique publique seraient " tentés " d'introduire en douce des " variables d'origine " ! Ils le font de longue date et au grand jour dans les enquêtes de mobilité sociale et géographique, sans esquiver aucune des instances de contrôle prévues par la loi. D'ores et déjà, ils ont les moyens d'étudier les phénomènes de discrimination.

Dans ces conditions, où est le débat ?

[fin de la première partie]

La fausse querelle des catégories " ethniques " dans la statistique publique

II. - Deux positions intenables

L'étude des " origines ", on l'a vu, a déjà sa place dans la statistique publique française, dans un cadre légal clairement défini. De quoi débattent donc les deux démographes de l'Ined ?

La position de Michèle Tribalat est singulière. La presse unanime avait applaudi en mars 1995 la sortie des premiers résultats de l'enquête que l'Ined et l'Insee avaient menée sous sa direction (on a peine à croire, en comparant ces commentaires à ceux d'Hervé Le Bras dans Le Démon des origines, qu'il s'agisse de la même enquête). On lui doit à l'évidence d'importants progrès dans la connaissance des mécanismes de l'intégration ; elle a validé sur de nombreux points les résultats que, non sans prescience, un observateur attentif comme Dominique Schnapper avait su présenter dès 1990 dans La France de l'intégration mais qui, souvent, reposaient encore sur des données partielles ou monographiques.

On pouvait s'attendre à ce que l'exploitation de l'enquête se poursuive dans le sens des intentions initiales : montrer qu'en matière d'intégration le critère juridique de la nationalité comptait moins que l'histoire des flux migratoires. Michèle Tribalat s'est engagée sur cette voie sans la poursuivre, car cela aurait exigé d'appliquer des modèles d'analyse appropriés, les " modèles de durée ". Elle a multiplié depuis les déclarations publiques sans grand rapport avec son enquête. À l'en croire, la démographie de l'immigration était entrée avec elle dans une ère nouvelle : elle avait brisé un " tabou idéologique " en osant recourir à des variables " ethniques " ; il incombait désormais aux chercheurs et aux institutions de la suivre sur ce terrain au nom du réalisme social.

La réalité est tout autre : non seulement les variables qu'elle a forgées n'ont rien d'ethnique (y compris quand elle isole au passage les locuteurs de langue kurde ou kabyle), mais elles ne constituent nullement une nouveauté dans la statistique publique, puisque en l'état actuel de la jusrisprudence rien n'interdit à un responsable d'enquête de poser des questions sur l'origine géographique des immigrés ou de leurs parents si ces questions répondent à un besoin et que la sécurité des données est assurée.

Et s'il est vrai qu'on ne peut éviter d'évoquer les origines géographiques, sociales et culturelles quand on veut décrire le fonctionnement du monde social tel qu'il est, nul besoin pour cela de graver dans le marbre de l'institution statistique une nomenclature des origines qu'il faudrait imposer dans toutes les études.

Aux racines de la " souche "

De façon non moins étrange, Hervé Le Bras a pris pour argent comptant les déclarations de sa collègue de l'Ined, en se contentant de les inverser. Comme elle, il s'est imaginé qu'elle avait violé le tabou des origines ; comme elle, il s'est convaincu que l'enjeu central était la reconnaissance des catégories dites ethniques dans la statistique officielle. Au " démon des origines " il oppose avec force le " mystère des origines ", qui n'est lui-même qu'une autre forme de la mystique des origines.

Les membres d'une même nation, écrit Le Bras au terme de son livre, doivent faire comme s'ils avaient même origine ". La phrase est belle mais ne vaut que dans la sphère juridique. Outre qu'elle est démentie par la tradition séculaire de la statistique française, elle est intenable dans le domaine scientifique : la science sociale ne peut raisonner comme si les choses étaient déjà ce qu'elles doivent être, comme si la pratique était conforme à la théorie, sauf à substituer une morale kantienne ou rawlsienne aux règles de la recherche scientifique.

Le voile d'ignorance jeté sur le " mystère des origines " est une position à ce point intenable sur le plan scientifique que Le Bras et son équipe n'ont jamais pu s'y tenir eux-mêmes. À preuve le débat faussement radical qui s'est cristallisé sur la locution " Français de souche ", par laquelle Michèle Tribalat veut désigner les personnes nées en France de parents nés en France. Si l'expression est à rejeter, c'est en raison de la métaphore naturaliste, qui tend à suggérer indûment une différence d'essence là où il n'y a qu'une différence de temps. Sur ce point précis, la critique de Le Bras est recevable. En revanche, il se fourvoie quand il prétend (L'Événement du jeudi du 5 novembre) que " l'expression ‘de souche' a été introduite dans la démographie en 1991 : auparavant, elle était utilisée en Allemagne et en Italie avant la guerre dans un contexte que je vous laisse imaginer ".

Dans les années quatre-vingt, en effet, les démographes des migrations en usaient pour désigner commodément les familles installées sur place depuis au moins deux générations. Au sein de l'Ined, c'est dans le département dirigé par Le Bras qu'on l'employait le plus souvent, sans que personne y voie à mal. Ainsi l'enquête Peuplement de Paris incluait-elle cette question qui semblait relever du sens commun : " Êtes-vous Parisien de souche ? ". Un article de la revue Population rendant compte de cette enquête en 1987 reprenait cette notion comme si c'était d'emblée une catégorie scientifique et parlait indifféremment d'intégration et d'assimilation pour évoquer l'absorption des provinciaux par la capitale. On dira peut-être que l'enjeu était bien moindre que la question nationale. Mais tel n'était pas l'avis de Le Bras. Dans le chapeau introductif qu'il rédigea en tant que rédacteur en chef, il fit sans réserve l'éloge de cet article " remarquable pour cet angle d'analyse original – le passage du provincial au Parisien – qui pourrait servir de miroir pour le passage de l'étranger au Français ".

Sous l'uniforme des X

Lui-même, quelques années plus tôt, avait partagé en diverses catégories le corps des polytechniciens, dans une enquête remontant à quatre générations : " Parisiens de souche ", " Provinciaux purs ", " ayant un ascendant étranger " – sans trop s'interroger alors sur les origines mixtes qui le font conclure aujourd'hui à l'impossibilité radicale d'un tel découpage. Le Bras montrait ainsi qu'un corps de la République formellement homogène (les anciens élèves de l'X ont tous passé le même concours, porté le même uniforme) était encore traversé de profondes disparités dans les origines géographiques et sociales, au point que celles-ci pouvaient rendre compte de la divergence des destins par la suite (les familles " néophytes " n'ayant pas les mêmes chances d'accéder aux grands corps, par exemple).

Ce n'était là que l'application d'un principe général de la science sociale : pour étudier les chances d'accès aux biens ou aux positions de toute sorte, il ne faut pas prendre pour argent comptant les statuts juridiques mais étudier la diversité des atouts initiaux qui pèsent encore sur la suite des trajectoires. Nous savons tous aujourd'hui qu'un diplôme n'a pas le même " rendement " sur le marché du travail selon les origines des diplômés. Ce qui vaut pour les reçus d'un concours, les titulaires d'un diplôme, vaut a fortiori pour le corps de la nation, sans qu'il faille encourir le soupçon infamant de vouloir déposséder les nouveaux venus de leur titre ou de leur nationalité. Il est dommage que Le Bras ait oublié ces vérités premières de la science sociale à l'heure de tourner vers autrui des critiques maximalistes auxquelles ses propres travaux ne pouvaient guère résister.

Ni mystère ni tabou

Que dire enfin de l'argument selon lequel toute variable d'origine doit être récusée au motif qu'elle enfermerait les intéressés dans des qualités irrévocables dont ils ne sont pas " responsables " ? On pourrait opposer le même argument à l'origine sociale, au diplôme des parents, à la langue maternelle, au nombre de frères et sœurs, au sexe, à l'année de naissance ou à la génération, toutes données irréversibles... Et c'en serait fini – excusez du peu – des études de mobilité sociale, de la sociolinguistique, de la démographie, de la sociologie ! À ce niveau de généralité, la critique des catégories d'origine n'a plus rien de spécifique et, loin d'être radicale, devient sans objet.

Ni mystère à préserver ni tabou à lever, l'étude des origines peut remonter au lieu de naissance des parents à condition de s'effectuer dans le cadre d'une étude anonyme et spécialisée où sa pertinence scientifique et sociale est avérée. L'appréciation de cette pertinence ne dépend pas seulement des sociologues ou des démographes qui conçoivent l'enquête, elle doit émaner aussi d'institutions telles que le Cnis et la Cnil, qui représentent à leur manière l'ensemble du corps social. C'est ce que semblent oublier les chercheurs qui entrent en croisade pour terrasser les idéologies. Ni l'Ined ni l'Insee ne les ont attendus pour définir leurs missions. " Science et conscience " vont de pair. La statistique publique s'accroche à ce principe. Elle n'a aucune raison de s'en départir pour les années à venir.

François Héran
directeur de recherche à l'Ined