Débat - Démographie et catégories ethniques
Communication de Hervé Le Bras
au colloque
INSEE: Statistique sans conscience n'est que ruine...
Paris, 4 Novembre 1998
La confusion des origines
En matière d'ascendance, on confond souvent trois niveaux de
réalité, politique, sociologique et statistique. En examinant ici les
contraintes de ces trois niveaux séparément, on comprendra mieux à
quelles erreurs et à quelles difficultés leur confusion peut conduire.
La philosophie politique des origines
Dans les régimes
démocratiques, les individus doivent naître libres et
surtout égaux. Trois lignes de raisonnements sont couramment
proposées:
- Puisque chacun doit
être considéré comme responsable de son projet de
vie, et plus encore des changements de son projet de vie, il faut que
tous puissent également concevoir tous les projets. C'est une
partie du second postulat de la théorie de la justice de J.
Rawls. Ceci fonde un principe de responsabilité individuelle
où chacun peut être tenu pour responsable et doit
répondre du déroulement de son existence. Nul ne
saurait être tenu pour responsable de ce qui s'est passé
avant sa naissance, par exemple de la nationalité ou du lieu
de naissance de ses parents.
- Une seconde
interprétation pose différemment cette
responsabilité en postulant que nul ne saurait être tenu
responsable de caractères qu'il ne peut pas contrôler.
Par exemple la couleur de sa peau ou de ses yeux, ou la texture de sa
chevelure. Cette interprétation a été
poussée assez loin par la Cour Suprême américaine
puisqu'elle a considéré que l'âge était
l'un de ces facteurs sur lesquels un individu n'a pas prise, ce qui a
empêché la fixation d'un âge légal à
la retraite.
- La troisième
interprétation remonte à Kant notamment à son
essai sur les différentes races humaines. Au lieu de partir
des individus, le philosophe considère les
caratéristiques ou qualités des individus en
décrètant que seules sont humaines celles que tout
homme reçoit à sa naissance -il les qualifie de
"germes"-, sachant qu'il en développera seulement certaines
qui représentent une infime partie de ses
potentialités. Dans ce cas, l'utilisation de l'âge en
redevenant une qualité humaine puisque nous vieillirons tous,
ne peut plus être récusé a priori comme
discriminatoire.
Comme on le voit, trois
thèmes profonds s'entrelacent, celui de la liberté de
l'individu pour choisir son projet de vie, celui de la
définition de l'homme par des qualités proprement
humaines, et celui de l'effacement radical des origines au sens de ce
qui précède votre naissance. Nul ne saurait être
tenu pour responsable de ce qui a précédé sa
naissance. Dans une philosophie politique démocratique,
problème des origines se réduit à celui de leur
effacement.
La sociologie des origines
La seconde justification
d'un recours aux caractères des ascendants est avancée
par des sociologues qui pensent y trouver une facteur important et
scientifiquement établi de différenciation des
individus. Bornons-nous à deux objections qu'ils signalent sur
le chemin du retour aux origines:
- un lointain
évènement a-t-il un sens pour interprèter des
conduites présentes? Prenons une personne de 72 ans dont le
père avait 35 ans à sa naissance. En quoi le fait que
107 (72+35) ans auparavant, ce père soit né en
Bessarabie, à Paris ou en Espagne renseigne-t-il sur la
situation de la personne considérée. En quoi cette
naissance paternelle aura-t-elle déclenché par une
chaîne inéluctable de causes et de conséquences
le destin de la personne considérée? En quoi deux
personnes qui ont en commun ce même évènement
peuvent elles être rangées dans une même
catégorie à laquelle on attribuera ensuite toute une
gamme d'attributs? La variabilité expliquée par ce
critère l'emportera-t-elle sur d'autre critères plus
classiques tels que la profession, le statut matrimonial, le sexe?
- La construction d'une
personnalité est une réécriture continue des
origines dans laquelle certains évènements sont retenus
et d'autres écartés au fur et à mesure. Les
origines appartiennent au domaine des représentations et non
à celui d'une réalité objective. Pour être
reconstruites par l'observateur elles doivent être
énoncées directement par l'individu et perçues
dans leur évolution dynamique. Une chercheuse de l'Ined, Mme
Tribalat a récusé récemment cette idée en
affirmant que "les affiliations changent au cours du temps
d'où un grand risque de biais". C'est la double illusion d'une
appartenance objective et figée à un groupe d'origine
et de l'existence de tels groupes d'origine. C'est aussi la double
illusion d'une science capable de délimiter de tels groupes et
de leur assigner objectivement les individus. Au contraire, du fait
de la diversité des ascendances, l'on est en droit de choisir
pour référence l'un quelconque de ses ancêtres
aussi éloigné soit il. Borgès pensait qu'il
était un vieux saxon et s'est fait enterrer en Suisse.
H. Arendt a exprimé
la même idée en écrivant: "Les cas où les
gens mentent délibérément et, pour poursuivre le
même exemple, font semblant de haïr les Juifs alors que en
réalité, ils cherchent à éliminer la
bourgeoisie, sont extrêmement rares et aisés à
détecter. Dans tous les autres cas, la compréhension
que les gens ont d'eux-mêmes et l'interprétation qu'ils
donnent à leur action constituent le fondement de toute
analyse et de toute compréhension."
Arrivé à ce
stade, on voit que la notion d'origine n'a pas le même sens du
point de vue politique et du point de vue sociologique. La confusion
de ces deux niveaux mèle leurs exigences contradictoires de
dangereuse façon. De manière comparable, l'historien
Hans Mommsen a montré dans ses travaux récemment
traduits en France, comment dans le troisième Reich, la
confusion entre idéologie et politique créait une
dynamique de surenchère réciproque.
Les catégories statistiques des origines
En supposant que les deux
étapes précédentes n'aient pas
découragé la recherche des origines. Comment s'y
prendre concrètement? Je vais me borner ici à discuter
deux méthodes recommandées par l'Ined pour
suggérer que la question est sans doute sans solution.
- Les origines ethniques
sont définies dans l'enquête MGIS de l'Ined sur
l'assimilation par la langue maternelle. Si plusieurs langues
maternelles sont indiquées par la personne
enquêtée, la plus rare est retenue tel un
caractère génétique dominant. Cette
méthode suppose que des groupes linguistiques soient bien
définis, comme autant d'atomes autour desquels on peut
graviter. Or, dans la pratique, cette hypothèse est
insoutenable car l'humanité ne peut pas être
partitionnée en un nombre fini de langues du fait du
recouvrement des aires linguistiques et de la division des langues en
variantes et patois presqu'à l'infini. Plus gravement,
l'enquête MGIS nie la possibilité pour les
Européens d'appartenir à une autre ethnie que leur
nation. Dédaignant la forte remarque d'E. Balibar selon
laquelle aucune nation ne coïncide avec une ethnie,
l'enquête de l'Ined parle d'ethnie portugaise ou espagnole mais
ignore les Basques ou les Catalans. Les Français
eux-mêmes ne comprennent aucun Alsacien, Breton, Occitan,
Flamand, pourtant souvent éduqués dans une langue moins
répandue que le Français.
Inversement, des langues
africaines sont regroupées comme si les proximités
linguistiques étaient un fait scientifique. Méfiez-vous
du démon des origines écrivait pourtant F. de Saussure
en préface de son révolutionnaire traité de
linguistique. Y-a-t-il une plus forte ressemblance entre les langues
africaines fondues par l'Ined dans l'anrique groupe Mandé,
qu'entre les langues romanes laissées séparées.
Et tous ces Mandé additionnés ne changent-ils pas une
langue minoritaire en majoritaire. Je pourrais continuer longtemps
à montrer l'inconsistance logique et factuelle de cette
ethnologie de pacotille. Dès la fin du 19ème
siècle, les statisticiens avaient reconnu dans leurs
congrès internationaux l'impossibilité de
définir les nationalités par les langues. C'est a
fortiori vrai pour ces "ethnies" que l'Ined nous propose.
- Les Français de
souche. J'ai raconté dans un récent ouvrage comment
l'Ined avait inventé cette catégorie comme
résidu d'un apport étranger, calculé de curieuse
manière. D'abord constituée par les résidents
français qui n'appartenaient à aucune des quatre
générations d'origine étrangère issues de
migrations postérieures à 1901, puis définie
comme les personnes nées en France de parents nés en
France, cette catégorie des Français de souche est
aussi arbitraire et illogique que les groupes d'origine ethnique
précédents. Remarquons en vrac que:
- il suffit d'un parent
né à l'étranger, par exemple expatrié
pour empêcher pendant deux générations la
qualification de souche.
- Les enfants nés hors
mariage et non reconnus par leur père ne peuvent pas
être de souche
- Les enfants nés en
France de deux parents nés en France mais qui n'étaient
pas de souche sont de souche.
- Inversement un enfant
né à l'étranger de deux Français de
souche n'est pas de souche. `
- Que dire des naissances
dans les anciennes colonies, ou dans l'Algérie
départementalisée, ou dans les DOM-TOM sur lesquels les
enquêtes du type MGIS restent très
discrètes?
- Remarquons enfin que la
définition de la souche est incompatible avec les
découpages ethniques discutés plus haut.
La catégorie des
Français de souche devient un bric à brac sans aucune
unité. L'instrumental ou le statistique a été
ici confondu avec le sociologique. En revanche quand on la nomme
"Français de souche", on lui donne une signification politique
précise, puisque le terme a été revivifié
par l'extrême-droite. Ainsi, après le travail de l'Ined,
les Français de souche, jusqu'ici invoqués par le Pen
et Mégret deviennent-ils présentables et figurent-ils
dans un nombre croissant de tableaux statistiques.
Ce qui est à l'oeuvre
inlassablement dans les populations humaines, c'est la mixité
des unions qui brouille sans cesse les origines et permet à
chacun de se construire un parcours généalogique. La
définition d'ethnies, l'affectation des individus à ces
ethnies selon des critères prétenduement objectifs, la
solidification des origines dans une souche, tout cela exprime mezzo
voce une nostalgie de la race et fait un pas vers elle.