Décrire les minorités ?


Deux des colloques organisés à l'occasion du Cinquantenaire de l'INED ont abordé la question délicate des minorités ethniques, religieuses, linguistiques ou autres. Le premier, tenu à Paris les 23 et 24 octobre était consacré plus généralement aux «enquêtes sur des sujets sensibles» . Le second, tenu à Lyon du 7 au 9 décembre dans le cadre des entretiens Jacques Cartier, s'intitulait précisément «Anciennes et nouvelles minorités». Les trois textes qui suivent sont inspirés par, ou extraits de ces débats, qui donneront lieu à publications ultérieures. dés le numéro 1/1996 de Population.

Dans toute statistique, l'ensemble étudié est divisé en sous-ensembles caractérisés chacun par une appellation, mot ou expression. Cet art de la classification, dit «taxinomie», peut s'appliquer à tous les domaines des sciences de la nature, par exemple les espèces animales ou végétales. Mais pour les populations humaines, il s'accompagne d'une difficulté particulière: celui qui classifie utilise des déclarations de celui qui est classifié[1].

La nécessité d'un assentiment réciproque dépasse en fait de beaucoup les besoins de la statistique. Elle est au cöur de la vie politique. L'art du gouvernement implique en effet l'institutionnalisation de certaines catégories agréées, dans lesquelles les «administrés» se reconnaissent et acceptent volontiers de s'inscrire, que ces catégories soient associées à des droits ou à des devoirs. Inversement les crises politiques s'analysent souvent comme des désaccords, plus ou moins violents, sur l'institutionnalisation de telle classification, ou son abandon.

En France, la construction de la laïcité a été nourrie des souvenirs douloureux des guerres de religion et de la persécution des Protestants. Elle a érigé en principe fondateur le refus des classifications religieuses dès la naissance. L'«état civil» a été ainsi appelé par opposition à l'«état religieux», en vigueur quand le registre des naissances était celui des baptêmes. L'appartenance religieuse n'était pas niée, mais devenait l'expression d'une opinion éclairée, donc émanant d'adultes, éventuellement sujette à révision et pouvant donner lieu à l'abstention. Au long du XIXe siècle, de l'échec de la Constitution civile du clergé à la création de l'enseignement laïc et à la séparation de l'Église et de l'État, les choses se sont radicalisées au point de faire un tabou de la question sur l'appartenance religieuse, supprimée en 1876 des recensements de population de la France métropolitaine. Seule l'armée continua à la poser à ses conscrits, pour pouvoir organiser les aumôneries militaires.

Au XXe siècle, les criminelles élucubrations raciales nazies et les coupables complaisances du régime de Vichy renforcèrent la méfiance française contre toute institutionnalisation de catégories non seulement religieuses mais aussi ethniques ou culturelles. L'étude de ces catégories (ou «communautés») reste sans doute possible, mais, dans la conception française, elle relève de la sociologie, dont les éventuelles enquêtes - de statut universitaire ou académique, mais non administratif - ont à s'accompagner de précautions et s'accommodent d'imprécision.

Par des chemins différents, les autres pays ont été également amenés, quels que soient leur conception de la laïcité, le degré de consistance et de reconnaissance de faits religieux, ethniques, linguistiques et leur organisation plus ou moins fédérale, à prendre des précautions analogues. Celles-ci consistent d'abord à bien distinguer les services administratifs, chargés de la fiscalité, de la conscription ou des prestations sociales des services statistiques, chargés du comptage de l'ensemble des populations et de leur description sommaire, ainsi que des institutions universitaires ou de recherche approfondissant et complétant ces descriptions. Par ailleurs, des garanties législatives interdisent que l'information recueillie à des fins statistiques soit détournée de cet objet et puisse en quelque façon attenter à la vie privée de qui que ce soit. En France, les règles du «secret statistique», posées par la loi de 1951 sont garanties par le Conseil national de l'Information statistique (CNIS) et celles de la loi Informatique et libertés de 1978 ont institué le contrôle de la Commission nationale Informatique et libertés (CNIL). A ces règles s'ajoute la pratique prudente des professionnels des enquêtes. Ceux-ci, sachant l'importance de l'acceptation des enquêtes pour la qualité des réponses, veillent à prévenir toute éventuelle inquiétude des personnes interrogées. C'est plutôt l'information considérable détenue sur ses clients par le secteur marchand - banques, compagnies d'assurance, sociétés de vente par correspondance - qui justifierait désormais la vigilance du public et des instances de contrôle.

Dans le passé récent, des enquêtes novatrices ont abordé dans de bonnes conditions deux sujets réputés délicats, les comportements sexuels[2] et l'insertion des immigrés[3] et [4]. Ces expériences encourageantes montrent que dès lors que sont scrupuleusement respectées la loi, les règles de l'art et la déontologie professionnelle, il n'y a pas de sujet tabou. Reste à en convaincre le public.

Michel Louis Lévy


RÉFÉRENCES

Population & Sociétés, INED
[1] Michel Louis LÉVY «Nommer pour compter», n° 202, mai 1986
[2] M. Bozon, H. Leridon, B. Riandey et groupe ACSF: «Les comportements sexuels en France», n°276, février 1993.
[3] Michèle Tribalat: «Les immigrés et leurs enfants», n° 300, avril 1995
[4] Michèle Tribalat (dir.) «Cent ans d'immigration. Étrangers d'hier, Français d'aujourd'hui», préface de Michel Louis Lévy, Travaux et Documents, INED, cahier n° 131, diffusion PUF, 1991.