Nouvel Observateur - N°1776
- 19-25 novembre 1998 - page 116 - 2545 mots.
Des dérapages racistes à l'Ined ?
URSULA GAUTHIER
La guerre des démographes.
Comment doit-on compter les Français ? Et
avec quels outils ? Faut-il vraiment distinguer les Français
"de souche" des autres ? Dans les couloirs de l'Institut national
d'Etudes démographiques et depuis peu devant les tribunaux, on
se livre sur ce thème à des joutes sanglantes
Le fait est sans précédent dans les
annales de la recherche : l'Ined, l'Institut national d'Etudes
démographiques, intente un procès en diffamation
à l'un de ses chercheurs les plus éminents,
Hervé Le Bras. C'est donc dans un prétoire, le 17
novembre - et non dans un colloque entre scientifiques -, qu'on a
débattu du bien-fondé de la thèse du
démographe dissident : « La démographie est en passe de
devenir en France un moyen d'expression du racisme ». L'accusation de
Le Bras est grave, la réaction de l'Ined aussi, qui attente
à la liberté de critique en recourant à la
sanction des tribunaux. Quel malaise a donc saisi les
spécialistes français de la population pour qu'ils ne
soient plus capables de discuter autrement que par avocats
interposés ? Publié cet été, le dernier
livre d'Hervé Le Bras, Le Démon des origines,
démographie et extrême-droite(1), a
déclenché l'escalade.
Dans un livre précédent(2),
Le Bras critiquait déjà l'Ined, coupable à ses yeux de
faire le lit du nationalisme par « obsession nataliste ». Cette
fois-ci, il passe à la loupe enquêtes et publications
récentes de l'institut pour aboutir à cette conviction
dérangeante : l'Ined serait en train de faire le lit de
l'extrême-droite. « On ne peut nier l'existence à l'Ined
d'une minorité très agissante appartenant à la droite dure »,
souffle un jeune démographe, qui insiste, comme
beaucoup de ses confrères, pour conserver l'anonymat. Il parle
aussitôt de Philippe Boursier de Carbon, le seul membre de
l'institut à avoir sa carte du Front national. Conseiller
scientifique de Le Pen, il n'occupe cependant qu'une place marginale
à l'Ined, ce que prouve assez la rareté de ses articles
scientifiques. La conversation tourne court avec le jeune
démographe : « Je n'ai pas le poids de Le Bras, avance-t-il
pour justifier son luxe de précautions, je ne suis pas capable
de protéger mes étudiants : si je prends trop
ouvertement parti, ils seront barrés dans leur
carrière ». Et de citer les exemples de jeunes thésards
injustement saqués.
Une prudence quasi paranoïaque s'est
installée dans les couloirs de l'Ined... Une prudence inconnue
du trublion Le Bras, qui, depuis dix ans, n'hésite pas
à monter au créneau pour dévoiler les non-dit de
la vénérable maison, quitte à y installer la
controverse. C'est carrément au sommet de l'Ined qu'il
débusque les connexions les plus voyantes avec
l'extrême-droite. Jean-Claude Barreau, président du
conseil d'administration ? « Ancien conseiller de Pasqua et de
Debré, il a écrit des livres inacceptables qui
brandissent l'épouvantail d'une "disparition" de la France
sous les vagues d'immigrés musulmans »(3), pointe Le
Bras. Jacques Dupâquier, vice-président du conseil
scientifique de l'Ined ? En août 1996, il participe à un
colloque organisé par Renaissance catholique, l'organisation
de Mgr Lefebvre, autour du thème : « Qui a peur du
baptême de Clovis ? ». A ses côtés, Bruno
Gollnisch, Serge de Beketch, chroniqueur à Radio-Courtoisie,
et Xavier Dor, condamné pour ses actions violentes contre
l'IVG. Dans son exposé intitulé « Naissance d'un
peuple, l'histoire démographique de la France », Jacques
Dupâquier s'emploie à saper les mythes « abominablement
tendancieux », présentés par de « pseudoscientifiques,
vrais partisans d'une France multiculturelle ». Il défend
l'idée d'un « vieux fond ethnique » bien français qui
n'aurait guère varié au fil du temps malgré toutes les invasions. Pour
lui, les immigrés n'ont jamais été aussi nombreux, ni aussi inassimilables
qu'aujourd'hui. Il parle d'« immigration-invasion » et
soupçonne ceux qui sont chargés de la comptabiliser de
« sous-estimation systématique ».
Jacques Dupâquier reçoit dans les salons lambrissés
de l'Académie des Sciences morales et politiques,
dont il est membre. C'est un aimable grand-père qui aime
à rappeler son passé de communiste et de résistant, s'enorgueillit de
l'origine étrangère de ses belles-filles, exhibe une photo de ses
petits-enfants métis. Dupâquier reconnaît même que « le creuset
français ne fonctionne pas si mal ». Là s'arrête la cohérence
du personnage, qui mélange volontiers l'humanisme à l'extrémisme,
la bonhomie à l'alarmisme : « Mon grand souci, entonne-t-il,
c'est l'éclatement de la nation française ». Il va
jusqu'à ajouter : « Ce qui est arrivé au Liban peut
nous arriver ! ». « L'humaniste » réclame un contrôle
drastique de l'immigration, mêlant sa voix aux cris des
idéologues les plus haineux de France, avec lesquels il
n'hésite pas à s'afficher. « Il ne faut exclure
personne du dialogue », déclare-t-il d'un ton
pénétré. Pourquoi cette attitude qui ressemble
à une main tendue au FN ? La réponse de Dupâquier
se veut « chrétienne et républicaine »...
Au sein de l'Ined, la majorité des chercheurs refuse de se sentir
concernée par « les dérapages de dirigeants
nommés par les pouvoirs publics ». Pour ces pros de la
démographie, les techniques mathématiques de leur
science agiraient comme un bouclier efficace contre la compromission
politique et idéologique. Angélisme scientifique dont
Hervé Le Bras pense qu'il laisse la voie libre à la
dérive, pavant l'enfer de ses bonnes intentions. Pour le
démographe, la statistique n'est pas neutre. Il est utile, et
même essentiel, de se demander ce que l'on compte et de quelle
manière on le fait.
Dans son dernier livre, Le Bras s'attarde
sur une grande enquête de l'Ined sur les immigrés,
menée en 1992 par Michèle Tribalat. Il lui reproche
d'avoir introduit la notion d'« origine ethnique », sans se rendre
compte des dérives vers lesquelles elle pouvait conduire la
démographie française. Dans cette enquête,
Michèle Tribalat ne se contente plus de demander la
nationalité des enquêtés, comme dans les
recensements faits par l'Insee. Elle recourt à deux nouveaux
critères : « l'appartenance ethnique », fondée sur la
langue maternelle, et « l'origine ethnique », définie par le
lieu de naissance des parents. Elle finit par distinguer, d'après ses
origines étrangères, une minorité immigrée d'une catégorie majoritaire
qu'elle appelle « Français de souche ». « L'expression
"Français de souche", s'insurge Le Bras, était courante
dans la rhétorique du FN. Mais elle n'existait pas en
démographie ! En l'employant, Michèle Tribalat lui a
conféré un semblant de vérité scientifique ».
Michèle Tribalat ne ressent pas le besoin de
se justifier sur le choix de l'expression litigieuse :
« Français de souche, c'est une notion de facilité, dit-elle,
dans laquelle je ne fais entrer aucune hiérarchie de
valeurs. Faut-il cesser d'utiliser nos catégories parce que le
FN s'en sert ? ».
Michèle Tribalat - et Le Bras insiste sur le
fait - ne peut être soupçonnée de militer
sciemment pour l'extrême-droite. Mais pour Hervé Le
Bras, en cherchant à mettre en lumière les racines
« ethniques » non françaises des enfants d'immigrés,
Michèle Tribalat inaugure une catégorisation qui porte
en germe une classification des Français selon leur origine,
plus ou moins « assimilable », plus ou moins « conforme » aux
traditions et aux moeurs nationales. Pour lui, elle attente au
modèle républicain, qui ne reconnaît que la
nationalité, pour lequel on ne saurait être
« partiellement » français. Pourquoi Michèle Tribalat
s'est-elle lancée dans une enquête sur les
immigrés ? « Parce qu'il n'y en avait jamais eu,
répond-elle. Alors que l'immigration est un sujet majeur dans
le débat public. J'ai brisé un tabou »,
s'enorgueillit-elle. Et elle ajoute : « L'opinion publique voit comme
étrangers des gens qui sont de nationalité
française et met en doute la validité des statistiques.
Au lieu de mettre en doute l'opinion publique, il faut s'interroger
sur la pertinence de nos catégories pour décrire les
étrangers ». Les statistiques sont-elles destinées
à flatter les sentiments de l'opinion publique ? Pour
« décrire le réel au mieux » - c'est l'ambition de
Michèle Tribalat -, fallait-il changer la définition du
Français ou de l'étranger en la liant à son
origine ? En procédant de cette façon, Michèle
Tribalat ne craint-elle pas de rendre la science démographique
triviale, populiste ? « Notre société n'a pas attendu
que nous forgions nos outils d'analyse pour être fortement
ethnicisée », récuse-t-elle. Par le recours à
l'ethnie, Michèle Tribalat pense, au contraire, avoir
forgé des armes pour mieux lutter contre les discriminations
raciales : « Savoir que le taux de chômage s'envole à
40% chez les Maghrébins de 20-29 ans, c'est une information
capitale sur les phénomènes d'exclusion
socio-économiques ».
Chez Tribalat, les Européens sont
classés par nationalité, qu'elle appelle « ethnie » par
commodité : elle invente une « ethnie portugaise »,
« une ethnie italienne », etc. Dès qu'on traverse la
Méditerranée, le détail s'affine, les nations
s'effacent : les Algériens, par exemple, sont soit kabyles,
soit arabes... Quand on parvient en Afrique noire, le souci du
détail devient plus extrême encore, et moins pertinent...
« Pour cette enquête-là, reconnaît
précautionneusement Henri Leridon, l'Ined n'a pas eu une
politique de constitution d'équipe suffisante. Aucun travail
de cette envergure ne devrait être fait par une personne seule,
quelle qu'elle soit ». Façon, pour le responsable de
Population, la revue de l'Ined, d'en admettre les insuffisances
scientifiques. Apparemment, Jacques Dupâquier ne partage pas
cet avis puisqu'il a invité Michèle Tribalat au colloque
« Morales et politiques de l'immigration », qu'il a
organisé. Publiés en juin de cette année, les actes du
colloque(4) portent en
couverture des empreintes digitales, comme un fichier de police !
Le contenu est au diapason. Abrité derrière des chiffres
et des considérations scientifiques, le docte auditoire -
l'inévitable Boursier de Carbon, mais aussi Alain Madelin,
Pierre Bernard, le maire de Montfermeil, Henri de Lequen,
président du Club de l'Horloge, Alain Griotteray, comparse de
Charles Millon... - agite les risques que l'immigration fait courir
à la France. Un des intervenants va même jusqu'à
déclarer : « Ce n'est pas l'immigration qui est à
craindre. En réalité, nous sommes menacés par
des citoyens français ex-immigrés ! » Pour
Michèle Tribalat, Hervé Le Bras fait partie de
l'« »élite savante » qu'elle a décriée pendant son
intervention à ce colloque. Dans la presse, elle l'accuse
d'« allégations mensongères, amalgames et falsifications
diverses ». « Sous le masque du justicier,
écrit-elle, se cache l'imposteur scientifique, le "régleur
de comptes" ».
Contre Le Bras, les coups peuvent voler bas à l'Ined. On lui fait
grief pêle-mêle d'être « un indécrottable gauchiste »,
le fils d'un « mandarin grand bourgeois et catholique »,
l'ami de Claude Allègre, l'habitant d'un beau quartier... Les plus mesurés
de ses critiques lui reprochent son « infidélité », voire
son « ingratitude » vis-à-vis de la « maison mère »,
où il a longtemps occupé des postes de responsabilité, à
laquelle il reste statutairement rattaché, et qui continue
à lui verser un salaire pour ses recherches. Pour Alain Blum,
un des rares « inédiens » à garder la tête
froide, « l'affaire Le Bras » révèle la crise de la
science démographique dans la France d'aujourd'hui. « L'Ined
se trouve à une période charnière de son
histoire, explique-t-il. Il est agité d'un conflit
intérieur entre deux conceptions du métier de
démographe ». D'un côté les
« démographes-statistiques », plus techniciens, plus
portés sur le comptage pur. De l'autre les
« démographes-sciences humaines », enclins à mettre
l'accent sur la nature complexe des phénomènes
démographiques. Les premiers, dont fait partie Michèle
Tribalat, se contentent souvent d'appliquer des instruments
mathématiques à des catégories de populations
sans se poser de question sur la pertinence scientifique de ces
catégories. Les seconds estiment indispensable de justifier
leur méthode, de se poser des questions « existentielles » sur
leur objet, sur leurs concepts, voire sur la notion même de
« catégories de population ». Entre ces deux « cultures »,
le fossé est désormais béant.
Créée dans l'après-guerre, par l'Etat et pour l'Etat, l'institution
a vieilli. Elle semble désormais incapable de provoquer un
débat interne et serein. Qu'est-ce que la démographie
aujourd'hui ? A quoi sert-elle ? Quels buts poursuit-elle ? Faute de
cette clarté qu'il ne trouve plus à l'Ined, Alain Blum
vient d'ouvrir une tribune de discussion sur Internet,
consacrée au thème « démographie et
catégories ethniques ». Ce qui refait surface aujourd'hui,
explique l'historien de la démographie Patrice Bourdelais,
c'est une vieille notion inventée en 1928 par Alfred Sauvy -
qui deviendra après la guerre le père fondateur de
l'Ined -, la notion de « vieillissement de la population ».
« Depuis, elle est utilisée par tous les lobbys natalistes comme
pédagogie de l'angoisse, poursuit l'historien. C'est ainsi
qu'on passe d'un populationnisme qui accepte toute l'immigration,
à un autre populationnisme qui prétend choisir ses immigrés
sous prétexte que la race blanche - ou l'Europe, ou l'ethnie
française... - serait en danger de mort ».
Dans Le Crépuscule de l'Occident(5),
Jean-Claude Chesnais, directeur de département à l'Ined, dresse un
tableau apocalyptique de l'avenir européen. « Nous assistons
en direct à un suicide collectif par dénatalité »,
dit-il. Dans le même temps, poursuit-il, l'Afrique
accroît sa population. Elle représente
déjà 50% de l'immigration française. En 2015, le
Maghreb pèsera plus lourd que l'Europe des Quinze. Un tel
« basculement démographique » obligera le Nord à
« »renoncer à ses prérogatives », au profit du monde
arabo-musulman. « Je ne voudrais pas que nos civilisations meurent »,
insiste Jean-Claude Chesnais. Voilà pourquoi il assortit son
natalisme d'une nécessaire politique de « quotas » et aussi de
« ventilation » : il faudrait en quelque sorte assigner les
émigrés à résidence pour éviter ce qu'il appelle les « grumeaux
d'étrangers ».
« Le problème de la migration est devenu le centre du débat
démographique dans le monde entier », remarque
l'historien et démographe britannique de Cambridge, Jay Winter. Depuis les
années 70, explique-t-il, on fait moins d'enfants et on meurt de plus en
plus vieux. Du coup, le fécondité et la mortalité, autrefois sujets
d'élection de la démographie, sont passés à l'arrière-plan
des préoccupations des démographes. La migration est
devenue la variable la plus importante, la plus instable, donc la
plus intéressante. « Mais on est en train de s'apercevoir que
la migration, ce nouveau sujet de la démographie, n'est pas
à la portée des démographes ! poursuit Jay
Winter. Ils s'entêtent à lui appliquer les instruments
qu'ils utilisaient pour travailler sur la fécondité et
la mortalité. Et cela ne peut pas marcher : la migration n'est
pas un système fermé qui se prête à une
approche mathématique ». « La démographie doit
aujourd'hui redéfinir ses enjeux et ses moyens, si elle veut
encore prétendre à un statut de science », poursuit
Winter. En France, explique ce fin connaisseur de la
réalité hexagonale, la question est d'autant plus
explosive que la démographie y confine à la religion.
Elle est le langage par lequel s'exprime l'idée qu'on a de
l'identité française. « D'où les extraordinaires
polémiques qui agitent les démographes français !
Hervé Le Bras, conclut Winter, est peut-être en train
de rendre un service à la démographie française,
qui a vraiment besoin d'assainir les relations entre science et
idéologie ». La polémique peut avoir du bon...
(1) Editions de l'Aube, 1998.
(2) Marianne et les lapins, l'obsession
démographique, Olivier Orban, 1991.
(3) La France va-t-elle disparaître ?, Grasset, 1997.
(4) PUF, 1998.
(5) Robert Laffont, 1995.
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