Les médias seraient-ils contre la démocratie ?

 J e me pose très sérieusement la question: nos médiateurs seraient-ils en majorité en délicatesse avec la démocratie ? Il ne faut pas faire de généralités, ça ne concerne ni tous les médiateurs ni tous les médias. Par exemple, pour le périodique Politis qui a en interne une pratique habituelle de la discussion démocratique, il en va autrement; de même, je puis citer quelques médiateurs ici et là qui n'ont pas ce problème; mais dans l'ensemble, même s'ils le font de manière «professionnelle», c.-à-d. en se conformant au «modèle d'analyse» habituel dans les médias, et non parce qu'ils adhèrent à ce type d'“analyse”, nos médiateurs me donnent l'apparence d'un problème réel à comprendre le processus démocratique en général, et en particulier dans les partis politiques. Le cas évident est leur rapport assez difficile avec le PS et les Verts: il semble que, pour nos médiateurs, le fait de pouvoir «se mettre en tendance» à l'intérieur du parti, et de discuter, parfois vertement (ce qui est logique chez les écolos…), les positions de telle ou telle autre tendance, est pour eux très anormal. Leur idée générale semble que si l'on est en désaccord avec les autres tendances, on devrait sortir du parti et en fonder un autre.

Je ne voudrais pas qu'ils le prennent mal mais nos médiateurs semblent assez en phase avec Sarkozy et son histoire de “la France, on l'aime ou on la quitte” (je ne certifie pas le mot à mot de la citation) dans leur idée “le parti, on l'aime ou on le quitte”. D'où leur plus grande aise avec les partis de droite: s'ils ne méconnaissent qu'il y a des oppositions internes ils le mettent sur le compte des confrontations entre personnes, bien que constatant, par exemple, que des membres de l'UMP ont des positions politiques assez différentes de «la ligne du parti», mais qui s'expriment “à l'extérieur”; et quand on vote en interne on a droit à des scores soviétiques ou irakiens (chiraquiens ?) sur la motion unique proposée. On peut penser que l'UMP est le dernier parti stalinien de France. Comment nos médiateurs envisagent-ils “la démocratie” ? Apparemment, ça consiste en ceci: de temps à autre on «consulte le peuple» (élections, référendums) et pour le reste le gouvernement gouverne, les partis grenouillent et l'État règle nos vies. L'exemple récent du référendum sur le projet de traité constitutionnel européen est symptomatique: au-delà du fait que la grande majorité des médiateurs était nettement (ou dois-je dire corporativement ?) favorable à l'une des options de vote, il y eut la manière de commenter son résultat. Selon leur idée, les médiateurs sont là pour analyser et comprendre les événements qu'ils rapportent: il y a ce pont-aux-ânes de «les faits» VS «le commentaire», mais un fait sans commentaire n'est pas une information et a priori les médiateurs sont là pour informer. Allons bon ! Encore une généralité inexacte ! Je ne parle bien sûr pas de ceux qui font dans le divertissement (quoique bien souvent ils informent aussi).

Parcourant les pages de cette rubrique sur les médias, vous aurez constaté que mon intérêt premier dans ce domaine est ce qu'on peut appeler «l'information», sous tous ses aspects. J'en parle dans un texte de présentation, une «Mise au point sur “les médias”» qui expose les limites de mes compétences critiques et celles de cette rubrique. Je n'ai jamais trop réfléchi à cela, bien qu'ayant commencé quelque chose dessus; disons que les médias ont plusieurs fonctions irrecouvrables, notamment les «médias de flux»[1]. Les plus évidentes, avec les médias de flux, sont «le divertissement», «le débat», «l'information» et, cette fois sans guillemets, la mise à disposition de spectacles et objets culturels, que ceux-ci soient ou non conçus pour eux au départ. On peut y ajouter la diffusion de la publicité (au sens restreint de «la réclame» ou à celui plus large de diffusion d'informations dans des «espaces loués», qui englobe les informations officielles ou émanant de groupes auxquels l'État réserve, au nom de la société, des espaces d'expression dans les médias (associations, partis politiques, églises, etc.) sur lesquelles le diffuseur n'a pas de droit de regard). On le peut ou non, car la publicité est aussi de l'information, dans le sens où les médias comprennent ce mot – car si on se réfère au sens que donnent les sémioticiens, cybernéticiens ou théoriciens de l'information au terme, tout ce que les médias diffusent est de l'information.

Cette catégorisation est approximative: le divertissement est aussi une sorte de spectacle, les objets culturels sont souvent divertissants, enfin il y a une tendance, surtout à la télévision mais aussi dans les autres médias de flux, à “spectaculariser” l'information et le débat. Rnfin, et les médias en discutent beaucoup, depuis quelques lustres s'est développé, d'abord à la télévision puis dans les autres médias, un mode de communication qu'on dénomma aux États-Unis «infotainment», qui mélange information et divertisseement (“entertainment”) de diverses manières, qu'on n'élucidera pas ici; disons que l'«infotainment» porte sur le fond («information dans le divertissement» VS «divertissement dans l'information») ou la forme: présenter quelque chose qui ressort du divertissement selon les normes de “l'information” comme, pour partie, les émissions de “télé-réalité” et les “talk-shows”, ou au contraire donner une apparence divertissante à “l'information”, avec ce cas extrème de la télévision internet “nakednews.com”, dont on lira une analyse très pertinente (à mon jugé) dans la page «L’Internationale Situnaturiste»; ces aspects peuvent se mélanger dans une même émission, et se mélangent du fait même de ce qu'est un média de flux: un flux… Cela mis au point revenons à notre question, les rapports des médias à la démocratie, spécifiquement dans “l'information” et le débat.


“Information” et débat sont deux aspects d'une même activité: parler de «ce qui se passe» (dans le monde, la société, les organisations, etc.) sous un mode «objectif». On applique le terme “information” à la partie de cette activité concernant l'actualité, l'événement et la “nouvelle” ou dépêche. La nouvelle n'est pas strictement une actualité ou un événement, même si événements et actualité peuvent nous parvenir sous la forme de nouvelles; cas évident, “le cours de la bourse”: il ne s'agit pas d'une “actualité” car la quotation en bourse est une activité non divisible, un flux permanent qu'on arrête arbitrairement une ou plusieurs fois par jour pour donner l'état instantané des cours; ce n'est pas un événement car son caractère discontinu ne permet pas de déterminer une séquence événementielle objectivement déterminée qui divise ce flux en séquences significatives (en «informations» au sens large). On peut en dire autant de la prévision météorologique. Certes il y a des événements et actualités boursières ou météorologiques (interruptions des cours, «krachs», tempètes, tornades, pluies diluviennes, inondations), mais la majeure partie des dépêches dans ces domaines sont d'une haute prévisibilité «non informative».

Le débat est en théorie une autre forme d'approche de l'information, celle réflexive qu'on nomme dans les médias de presse le «commentaire», opposé au «fait». Bien sûr il y a aussi du «commentaire» dans l'information de flux, et le débat s'élabore à partir d'éléments provenant de l'information de flux, mais ce qui fait la particularité du débat est sa déconnexion formelle de «l'actualité»; on isole dans le flux un objet à partir duquel on construit un débat en l'appuyant d'éléments divers: «faits d'actualité», rappel de faits similaires ou inassimilables (lorsqu'on discute d'une évolution qui fait rupture avec des pratiques anciennes), exposition d'analyses sur l'objet du débat, etc.

Là encore, ma typologie n'est pas si évidente: plus un médium sera orienté «flux», moins l'écart entre “information” et débat sera significatif. Il y a d'abord la nature même du médium, la télévision généraliste étant “fluxissime”, même sur des antennes en théorie plus posées comme «La Cinquième» ou Arte on constate que les débats sont le plus souvent organisés sur des «questions d'actualité», et tout aussi généralement selon le modèle du “talk-show” où un animateur structure le débat par des interventions multiples et souvent incessantes et «organise le tour de parole» en conformité à un schéma assez rigide visant à aboutir à une conclusion très prédéterminée. Pour dire les choses, à la télé on n'apprécie guère les débats qui s'écartent de «l'opinion commune» sur l'objet du débat.

La radio a un statut médian: les antennes les plus généralistes ou celles le plus orientées “information” tendent à produire des débats assez semblables à ceux qu'on voit à la télévision; celles plus confidentielles ou plus libres organisent au contraire de vrais débats, tels qu'on peut en voir dans des débats publics (réunions politiques ou syndicales, séminaires et colloques d'associations diverses, «débats publics» organisés par les collectivités nationales ou territoriales, le gouvernement, l'administration). On voit notamment la chose avec ma radio préférée, France Culture, où certaines émissions laissent les débattants développer d'assez longs discours parfois très éloignés de «l'opinion commune» sans que l'animateur se sente obligé de couper l'intervenant pour donner la parole à «la contradiction». La presse et Internet enfin donnent l'opportunité d'un véritable débat[2]. Dans ce cadre, la question de la démocratie subit un traitement très différent selon le contexte.


Le cas le plus courant est: pas de traitement. La majeure partie de “l'information” étant de l'information de flux, et celle-ci ayant la particularité de rarement interroger les catégories et concepts qu'elle utilise, «démocratie» désigne, dans ce contexte, à la fois une certaine forme d'organisation politique de la société, un certain nombre de règles formelles («les libertés» et «les droits» – mais rarement les devoirs…) et une certaine liste d'États conventionnellement reconnus comme démocratiques. Pour prendre un cas évident, la Russie d'avant et d'après «la chute du communisme» diffère assez peu, et d'autant moins depuis quatre ou cinq ans, Poutine étant beaucoup revenu sur certaines «avancées démocratiques» des années précédentes en se couvrant de la “nécessaire” «guerre contre le terrorisme». Or, avant 1990 la Russie soviétique était considérée, du moins en occident, «non démocratique»; après cette date, notablement à partir du second mandat de Boris Eltsine (ou Ieltsine, selon la graphie qu'on préfère), dans l'information de flux elle est réputée «démocratique», or la seule modification structurelle importante depuis lors est sa bascule «dans le camp occidental»: du point de vue de l'organisation formelle des pouvoirs il n'y a pas grand chose de nouveau d'une époque à l'autre, et pour ce qui est de son organisation réelle, avec Poutine justement la démocratie dans ce pays est redevenue quelque chose de très formel…

J'en discute ailleurs, il n'est pas simple de déterminer une démocratie. L'information de flux tendra donc à retenir l'aspect formel conjugué au «classement des pays». Prenons deux pays assez similaires pour leur organisation sociale et les pratiques réelles des groupes de pouvoir: la Tunisie et l'Iran. Pour le «journaliste de flux» habituel, la Tunisie est sinon un pays démocratique, du moins un pays «en voie de démocratisation», non l'Iran. Pourquoi ? Parce que la Tunisie «est dans le bon camp», celui des «pays démocratiques», non l'Iran. Déterminer si ces deux États sont ou non démocratiques n'importe pas ici, importe de savoir que leur classement ne repose pas sur des critères pensés, pesés, réfléchis, mais sur une nomenclature de convention à partir de laquelle un discours tout aussi convenu sera mis en œuvre.

Prenons un autre cas concernant encore l'Iran, sur une autre question, et en rapport avec un État assez clairement non démocratique même selon les critères les plus souples, le Pakistan. Il s'agit de la question, brûlante à l'heure où je reprends ce texte (le 16/07/2006), du nucléaire: avant que le Pakistan se classe «dans le bon camp» sa détention supposée ou réelle de l'arme nucléaire semblait une question problématique; puis, par circonstance, ce pays se trouva donc du “bon” côté, et cette question ne fit plus tant problème. En sens inverse, quand l'Iran était «dans le bon camp», aux temps heureux du Shah, il put se doter de l'infrastructure nécessaire à la réalisation de cette arme nucléaire sans problème; après il ne le put plus. Le régime du Shah était-il plus ou moins démocratique, plus ou moins dictatorial que celui qui le remplaça ? Il semble que les deux se valaient. Mais encore une fois, un des régimes était du “bon” côté, voilà ce qui fait la différence. Disons que tant que la menace était pointée vers l'est elle fut tolérable voire souhaitable, une fois pointée vers l'ouest elle ne le fut plus.

Ces considérations n'empêchent pas de considérer que même dans l'information de flux et même parmi les «journalistes de flux», on a parfois une approche plus nuancée des choses, mais par fatalité, ça se perd un peu et même beaucoup dans le flux… C'est fonctionnel.

Dans une texte parlant des fonctions politiques (et plus spécialement celle de chef d'État) je décrivais les politiciens comme des imbéciles fonctionnels, car la fonction le requiert, tout du moins dans les formes d'organisation politique du type de celle qu'on voit en France. Le monde est complexe, à chaque instant il s'y passe des millions, des milliards d'événements, parmi eux il y en a des milliers, des dizaines ou centaines de milliers qui ont un certain intérêt. Or, l'information de flux ne peut traiter qu'un nombre limité de ces événements. Un quotidien fourni comme Le Monde compte en moyenne une quarantaine de pages, dont au plus la moitié, en y incluant la gastronomie et les pages loisirs, sont consacrées à l'information (sauf si l'on considère que la météo, le cours de la bourse, les jeux et la publicité sont «de l'information»); même en considérant une moyenne de quinze informations par page ça en fait au mieux, toujours en moyenne, environ 300 par jour. Très souvent ce nombre est inférieur car quand il y a un «gros» événement une part importante de la pagination y est consacrée. Et il y en a souvent. Si on prend le cas récent de la deuxième guerre irako-étatsunienne, peut-on considérer, pendant la guerre même et pendant les deux à trois mois qui la précèdent et la suivent, que chacun les divers articles qu'un journal y consacre tel jour sont «une information» ou que l'ensemble en forme une seule ? Dans ce second cas on peut dire que pendant cette guerre Le Monde et les autres organes de presse équivalents divisaient le nombre des informations retenues par trois ou quatre et même dans le premier, a minima par deux.

Mais la presse permet de retenir un nombre relativement élevé d'informations si l'on compare à la radio et la télévision. C'est structurel: une antenne radio ou télé consacre au mieux quatre heures à l'information de flux, même pour celles «tout info» la double nécessité de laisser les frais de fonctionnement dans des limites raisonnables et de s'assurer que chacun des auditeurs ou spectateurs a une chance optimale d'entendre les informations «importantes» fait qu'au mieux elles diffusent des informations neuves huit heures par jour. Là encore en faisant une moyenne et là encore en étant optimiste, on ne peut guère exposer que trois informations toutes les deux minutes à la radio, l'inverse à la télé, donc ça en fera entre 150 et 300, et entre 100 et 200 à la télé. Un chiffre faux bien sûr, car si vous écoutez ou regardez les journaux de ces médias vous aurez constaté comme moi qu'en réalité, d'une session d'information l'autre plus de 60% des nouvelles diffusées sont les mêmes que lors de la précédente; le pompon revenant bien sûr dans ce domaine au antennes «tout info» déjà évoquées, où le niveau de redite approche et parfois (surtout la nuit) atteint les 100%. La structure du «flux secondaire» de l'information de flux (c.-à-d., le flux interne de circulation des nouvelles dans la séquence générale à sessions multiples des émissions d'information) est en gros celui-ci: sur une journée il y aura cinq ou six informations «primordiales» qui occuperont entre le tiers et la moitié du temps total; quinze à vingt informations «importantes» formeront la moitié du temps restant; au final un quart à un tiers du temps sera occupé par tout le reste, ce qui fait qu'avec chance une radio diffusera environ une centaine d'infos différentes chaque jour et une une télé, environ une cinquantaine. Avec chance…

Là-dessus il y a un autre phénomène qui accentue encore la tendance énoncée ci-dessus et qui, de ce fait, tend à réduire encore plus que ce que dit le «taux de nouveauté»: la nécessité pour un médium ordinaire de parler des mêmes choses que le voisin si possible de la même manière. Cela conjoint à l'autre phénomène indiqué, les «gros» événements qui occupent une place encore plus grande que ceux «primordiaux»[3] diminuent d'autant la variété des nouvelles.

Troisième phénomène réducteur de variété, les «sujets de société» et «d'actualité», qui sont parfois les mêmes et qui du moins convergent souvent. Trois cas récents, «le foulard», «l'insécurité» et «la révolte des banlieues», deux cas récurrrents, «la pédophilie» et «l'immigration». La différence entre les sujets «de société» et «d'actualité» vient de ce que les premiers peuvent intervenir dans l'information de flux même en l'absence de toute information, les seconds nécessitant au contraire, en bonne logique, «de l'actualité». Ce en quoi ils peuvent converger: le thème de l'insécurité est un sujet de société récurrent mais «l'insécurité» que j'évoquais est ce long feuilleton qui se déroula d'août 2001 à avril 2002, et dont on se rappellera quel «gros» événement l'interrompit, feuilleton qui pour persister devait se nourrir de faits actuels avérés; selon moi, «le foulard» ressortait plutôt du «sujet de société» en ce sens que la longue polémique autour de ce sujet ne nécessitait pas qu'il y ait des cas effectifs d'élèves voilées pour qu'il se maintienne dans l'information de flux.

Où les deux types de sujets se croisent, c'est quand un événement fait surgir un «sujet de société» normalement relégué au débat ou à cette classe particulière d'information, le «reportage de fond», dans l'information de flux. Si le sujet de la pédophilie est récurrent, il n'entre dans le flux qu'à l'occasion d'affaires avérées ou supposées. Il peut bien sûr y entrer pour un temps très ou assez long et occuper beaucoup d'espace (cf «Outreau» et «Outreau bis»), mais c'est somme toute plus rare qu'il n'en peut sembler; en sens inverse, l'immigration n'est pas un fait social donnant lieu à beaucoup d'informations factuelles, du moins en France et plus largement en Europe (le cas est différent aux frontières de l'Europe, mais en un sens on peut dire qu'il s'agit de «non immigration» puisque les informations qui viennent de là concernent plutôt ceux qui ont échoué à entrer en Europe…), par contre elle est un thème récurrent assez constant de l'information de flux.

La conclusion de tout ça est que dans les rares jours qui ne sont pas encombrés par des événements «gros» ou «primordiaux» et par des sujets d'actualité et de société, on peut espérer au mieux ce que dit plus haut, des informations qui se comptent par dizaines, et dans les autres cas ça peut se compter parfois en unités, et jusqu'à l'unicité (cf «les attentats du 11» (septembre ou mars) ou «le tsunami»). Je précise que je mets ces noms de thèmes entre guillemets non parce que je doute de leur réalité mais parce que je les mentionne comme thèmes, indépendamment de leur factualité.

Cette discussion pour expliquer quelle est la position du sujet “démocratie” dans le cadre de l'information de flux: factuellement, un non sujet. De loin en loin il arrive qu'une personne intervenant dans ce cadre aborde, d'elle-même ou sur sollicitation d'un journaliste, le sujet, et développe un discours non normé, mais c'est rare et en tous les cas, c'est bref. Une brièveté à étage: toujours ou presque très bref à la télévision, de temps à autres un peu plus étendu à la radio, et parfois presque long dans la presse. Le cas le plus récent en ce domaine, pour la France, est celui d'un autre long feuilleton, celui qui précéda et suivit le référendum qui s'y déroula le 29 mai 2005 et concernait le projet de traité constitutionnel européen (abusivement nommé «Constitution européenne»).


Selon le dogme en vigueur dans ce milieu, le journaliste est «neutre»: il présente des faits et n'a pas pour fonction de les analyser. Problème, un journaliste est aussi un être social, et comme tel a une analyse préalable de la société qui va le conduire à «interpréter les faits», que l'on interprète (à notre tour) ce terme comme signifiant qu'il va leur donner un sens dépendant de sa conception de la société ou qu'il va les donner en représentation, «faire du théâtre» (ou du cinéma, ou de la littérature). En général il fera des choses ressortant de ces deux sens.

Avant d'en revenir à mon objet, considérons cette question. Le journaliste, et plus largement le médiateur, est donc une personne comme vous et moi (surtout si vous exercez le métier de journaliste ou de médiateur – et je ne parle pas des médiateurs de La Poste, de la SNCF ou des «quartiers»), pour dire la chose, une personne ordinaire. Bien sûr, dans ces métiers comme ailleurs il y a des personnes extraordinaires, mais dans ces métiers les individus sont assez similaires à ceux du reste de la population, on y trouve des gens brillants et des imbéciles, des braves personnes et des salauds, etc. Et dans ces métiers comme ailleurs, le cas le plus commun est qu'on n'y remet pas en cause l'ordre social général, même si on peut y remettre en cause celui circonstanciel; dit autrement, on n'y met pas en cause l'organisation actuelle de la société même quand on en conteste la prééminence de tels groupes dans tels secteurs. Je dirai même que chez les journalistes on remet encore moins l'ordre social qu'ailleurs. Ceci ne signifie pas qu'en tant que citoyens ils soient tendanciellement plus conservateurs (non pas politiquement mais socialement), je le disais, cette tendance est fonctionnelle. Il est possible et même assez vraisemblable cependant que les journalistes soient effectivement plus conservateurs que la moyenne de la population, ou le deviennent quand ils restent longtemps dans la carrière, pour la raison évidente que si l'on veut entrer dans la carrière ou y persister, mieux vaut en admettre les dogmes, parmi lesquels «ne pas mêler les faits, l'analyse et le commentaire».

Étant un être social ordinaire, il a donc une certaine conception de la société qui induit sa compréhension des faits, ce qui implique une analyse préalable implicite des faits exposés, laquelle ne peut manquer d'influer sur sa manière de les décrire, tant dans le fond que pour la forme. Par exemple, quand un journaliste dit quelque chose comme «dans les pays démocratiques on (etc.)» ou «l'ensemble des pays démocratiques disent / pensent / croient / expriment (etc.)» (et non pas «dit / pense / croit / exprime», qu'on attendrait, considérant les règles d'accord entre sujet et verbe en français), il a une appréciation préformée de ce qu'est cet ensemble. Autre exemple, ce que j'entendais ce matin (du 17/07/2006) sur France Culture dans la revue de presse de Cécile de Kervasdoué citant le périodique soviétique (pardon; russe…) Komersant, dit: «Les 7 ont le culot de placer au centre de ce sommet du G8 les problèmes de démocratie en Russsie (etc.)». L'idée étant donc que la russie actuelle est substantiellement démocratique, circonstanciellement en défaut de démocratie. Certes il s'agit ici d'une citation et je n'attribue pas le propos à notre revuiste, mais il est évident qu'avant 1990 nul revuiste n'aurait repris une information venant de Russie sans mettre en doute le concept de démocratie qu'on y aurait appliqué. Il est même évident qu'aucun revuiste n'aurait «sourcé» ses informations d'un journal d'URSS.

Veuillez je vous prie m'excuser de cette nouvelle mise au point, je tiens à préciser qu'il ne s'agit pas pour moi ici (du moins à ce stade) de savoir si la Russie actuelle est une fédération démocratique ou non, mais de constater que la manière de rendre compte des choses de ce monde et, plus encore, des informations secondes provenant d'un média tiers dépend pour un médiateur de sa perception de la situation de sa source relativement à lui: citant un périodique iranien, la même Cécile de Kervasdoué ne manquerait d'y aller de sa petite explication de texte pour «traduire ce que veut vraiment dire» le rédacteur cité, ce qu'elle ne fait pas dans ce cas. Parce que dans sa représentation du monde, Komersant est un journal «indépendant» dans un pays «démocratique», donc cela lui suffit pour rapporter le discours sans révoquer en doute sa sacro-sainte «objectivité». Mais au-delà de cette catégorisation non explicite induisant un certain rapport aux faits ou discours évoqués, il y a ce dont je parlais, l'écart significatif entre la quantité d'événements se déroulant dans un certain laps de temps et le nombre d'informations qu'un média peut diffuser, doublé de ce fait plus complexe, la référence circulaire, le fait qu'un média donné tendra à s'aligner sur les autres médias pour faire ses choix.


Ces développements pour expliquer mon assertion selon laquelle la notion de démocratie ne donne pas lieu à traitement dans les médias, du moins dans les dernières décennies: il semble que pour le médiateur moyen, c'est une notion d'évidence, un concepts qu'il n'y a pas lieu de questionner; ce n'est pas un concept positif avec une acception particulière mais un concept «en creux» ou «en contraste». L'hypothèse implicite est quelque chose de cet ordre: la France est un pays démocratique; tout État qui à la fois a une structure politique similaire et participe du même ensemble géopolitique («l'Occident», pour faire bref) est, par proximité, démocratique; tout État avec une structure politique différente mais participe du même ensemble géopolitique est «en voie de démocratisation»; tout État qui participe d'un autre ensemble géopolitique et a une structure politique similaire est une «démocratie formelle» dont le caractère démocratique sera mis en doute; tout État qui participe d'un autre ensemble géopolitique et a une structure politique différente sera réputé non démocratique.


[1] La radio et la télévision et une partie d'Internet, les sites à contenu «glissant», tels les sites en relation avec des quotidiens et dont les pages, en relation à «l'actualité», sont retirées du libre accès après quelques jours.
[2] Mais pas toujours utilisée, notamment pour les questions critiques: guerres, «débats de société» comme celui récent sur les droits d'auteur et droits dérivés, «sujets de société», tels «le voile» ou «la pédophilie», et bien sûr «sujets sensibles», avec le cas notable de ce qui a un lien réel ou supposé avec «les juifs». J'essaie d'ailleurs d'étudier ces objets médiatiques, les «sujets de société», dans leur propre rubrique; je crois qu'il serait très utile d'en faire une socio-anthropologie critique et historique: comment se forme un «sujet de société», à quoi répond-il dans l'économie générale des valeurs sociales d'une époque donnée ou à travers les époques, pourquoi tels «sujets» perdurent, tels sont-ils transitoires, tels encore cycliques, comment un «même» sujet évolue-t-il dans le temps, quel rôle ont les institutions (les médias étant une de ces institutions) dans la formation et l'expansion d'un «sujet de société», etc.
[3] Un «gros» événement est rarement primordial, ergo un événement «primordial» rarement gros. On peut considérer que le feuilleton Lewinsky-Clinton-Starr fut un «gros» événement, mais il n'avait rien de primordial, en quelque sens qu'on l'entende (et sa fin ridicule le prouva); de même, le décès accidentel de Diana Spencer fut un «gros» événément sans qu'on puisse dire quelques années après qu'il changea en rien la marche du monde; on peut à l'inverse considérer (ce que font les journalistes de flux) que les rituelles conférences de presse des chefs d'États et de gouvernements, les réunions annuelles de mondialistes et alter-mondialistes ou celles du G8 sont «primordiales», mais ce sont rarement de gros événements (sinon par la population ou par les ressources financières qu'ils déplacent), je veux dire, de ceux qui resteront dans l'histoire événementielle. Ne serait-ce que trois ou quatre ans…