La cote du premier ministre

 C ette cote, ou celle du président, du ministre de l'Intérieur, du président de tel parti, du candidat à ceci et cela, ou du gagnant de «la nouvelle star» ou de «Koh-Lanta», d'Ingrid Chauvin ou d'Anthony Delon, ou de… Bref, «la cote» a la cote. Précisément, la «cote de popularité», qui parfois est cote d'impopularité… Ces «cotations» me semblent un probléme pour la démocratie et surtout pour la gestion de la chose publique, qui requiert un travail à moyen ou long terme, «la cote» est un objet de court terme, et, remarquablement, dessert beaucoup ceux des gouvernants menant une politique de court terme basée sur la «communication» plutôt que l'action politique. Bien que j'apprécie peu ses opinions et ses déclarations à l'emporte-pièce, moins encore son action au gouvernement, je constate que la durée de Nicolas Sarkozy dans le classement des politiciens cotés est précisément liée à sa constance à ne pas adapter son discours aux modes du moment; inversement, messieurs Raffarin et Villepin sont, parmi les premiers ministres des trente dernières années, ceux qui auront vu leur «cote» connaître la chute la plus notable, sinon Alain Juppé mais dans ce cas ce fut sa trop grande constance à aller à contre-courant du mouvement de la société qui l'explique: on peut admirer les personnes constantes mais détester celles qui le sont dans l'erreur et le mépris des aspirations de leurs mandants. Là-dessus, je me pose depuis longtemps la question de l'intérêt que peut avoir cette cotation des «personnalités», au premier chef celles du président de la République et du premier ministre mais ce n'est pas le sujet de cette page, qui va s'intéresser à l'usage qu'on peut faire de cet objet. Le cas est une page que publia Le Monde sur son site Internet, qu'il présenta ainsi:

«Chronologie
Quand la popularité des premiers ministres chute
Sous la Ve République, lorsque leur cote de popularité chute, elle ne retrouve plus jamais son niveau initial.
Evolution de la cote de confiance, en pourcentage, de tous les chefs de gouvernement depuis 1978».

On va y faire un tour et, dès l'abord, le titre change:

«Quand la cote d'amour des premiers ministres est ébranlée».

“Popularité” et “cote d'amour” ne sont vraiment pas la même chose.

Vient ensuite un tableau tout en largeur qui contient ces données et commentaires:

Cote de popularité des premiers ministres, de 1978 à 2006

Raymond Barre,

septembre 1978 à mai 1981.
Violente campagne de la gauche et du RPR contre les trois ans du plan Barre.

Pierre Mauroy,

juin 1981 à septembre 1984.
Grèves dans l'automobile, les compagnies aériennes et certaines catégories de fonctionnaires contre le blocage des salaires.

Laurent Fabius,

septembre 1984 à mars 1985.
Le Rainbow-Warrior, navire de Greenpeace, est coulé à Auckland (Nouvelle-Zélande).

Jacques Chirac,

avril 1986 à mai 1988.
Deuxième vague de privatisations, dont TF1. Le chômage atteint 11%.

Michel Rocard,

juin 1988 à mai 1991.
Emeutes en banlieue (Vaux-en-Velin). Contestation de la CSG.

Edith Cresson,

juin 1991 à avril 1992.
Série de maladresses médiatiques. Critiques internes au gouvernement. Troubles dans les banlieues.

Pierre Bérégovoy,

mai 1992 à mars 1993.
Grèves des transports, affaires Urba et du sang contaminé, qui touchent le PS.

Edouard Balladur,

avril 1993 à mai 1995.
Contestation du projet de contrat d'insertion professionnelle (CIP). Le gouvernement doit le retirer.

Alain Juppé,

juin 1995 à mai 1997.
Le premier ministre doit déménager de son appartement loué à la Ville de Paris. Menant une politique de rigueur, il donne la priorité à la réduction des déficits. Réforme de la Sécurité sociale.

Lionel Jospin,

juin 1997 à mai 2002.
Grève et blocage des dépôts d'essence par les transporteurs routiers, mécontents de la hausse des prix des carburants.

Jean-Pierre Raffarin,

juin 2002 à mai 2005.
Mobilisation massive du secteur public contre la réforme des retraites.

Dominique de Villepin,

actuel (février 2006)
Contestation du contrat première embauche (CPE), fiasco du porte-avions Clemenceau, affaire Clearstream.

Donc, un joli tableau des douze derniers «premiers» où les «cotes d'amour» ont presque toutes en commun d'être nettement descendantes. Autre point, elles sont dans l'ensemble assez similaires, exception faite de celle d'Alain Juppé qui connaît une brusque rupture en octobre 1995 et de celle de Jacques Chirac qui, après des débuts erratiques, reste plutôt constante avec même une remontée sur la fin. La cote de Laurent Fabius est elle aussi atypique mais ça n'apparaît pas de prime abord. Et voilà justement la question qui motive cette page: c'est ou ça paraît, ou ça «apparaît» ?


La réponse est: ça apparaît. Les graphiques proposés par Le Monde ont les mêmes dimensions en hauteur et en largeur, or c'est un effet: les trois plus courts mandats (Cresson, Bérégovoy et Villepin) ne font que onze mois (même s'il semble que celui de Villepin doive durer plus), le plus long (Jospin), exactement cinq ans (60 mois); en amplitude et échelle de cote aussi on a des écarts très importants: la moindre amplitude est de 31 points, la majeure est double, 59 points; le moindre écart est de 15 points, le majeur est quadruple, 58 points; la cote de départ la plus haute est de 73 points, la plus basse de 39 points; la cote de fin de mandat la plus haute est de 50 points, la plus basse de 22 points. Je ne compte pas celle actuelle de Dominique de Villepin, la plus basse jamais enregistrée pour un premier ministre avec 17 points, car son mandat est (encore) en cours. Il cumule deux autres records: la cote initiale la plus basse, 39 points, et la chute relative la plus spectatulaire, 31 points en 11 mois, de 48 à 17 points, une «décote» de près de 300% ! Remettant ces graphiques à l'échelle on obtient une tout autre représentation des choses:


Raymond Barre

Pierre Mauroy

Laurent Fabius

Jacques Chirac

Michel Rocard

Édith Cresson

Pierre Bérégovoy

Édouard Balladur

Alain Juppé

Lionel Jospin

Jean-Pierre Raffarin

Dominique de Villepin

Et pour une représentation synthétique, ce tableau:

                     
               
Enfin, pour une vision comparée des deux groupes de graphiques, celui-ci:













Prenons un cas notable, les courbes de popularité de MM. Balladur et Jospin, qui ont l'avantage de points de départ et d'arrivée relatifs assez proches (de 73% à 47% et de 63% à 40%). Dans les graphiques du Monde (qui au passage inclut une information inexacte en spécifiant «66%, avril 1993», information démentie par le point de départ de la courbe, au-dessus de 70%), sans être semblable les deux courbes sont assez similaires et donnent l'impression d'une «décote» très proche; comparant avec ceux basés sur une mise à l'échelle en niveau (de 0 à 100) et en durée (chaque mois a une distance au précédent égale dans tous les graphiques) on voit que dans le cas de Balladur cette décote est constante, assez linéaire et assez rapide (26 points en 26 mois, soit un point par mois en moyenne); dans le cas Jospin, on constate une courbe plus erratique, avec un net affaissement au début, une remontée puis une période de plateau suivie d'une longue et lente redescente: sur la durée, la décote est de 23 points en 60 mois, soit environ un point tous les trois mois, et considérant les trente derniers mois, elle est de 22 points «seulement». L'autre aspect, plus visible dans le tableau synthétique précédent, est que le choix fait par Le Monde de ne donner que l'échelle «significative» pour chaque premier ministre, ce qui donne donc la vision d'une décote assez similaire pour tous, sinon le cas déjà relevé de MM. Fabius et Chirac. Or, avec une une mise à l'échelle de toutes ces courbes on s'aperçoit qu'il n'en est rien, à divers points de vue: le niveau général de chaque cote; l'importance de chaque décote; l'étendue de la variation; enfin, le constat que la généralité selon laquelle «sous la Ve République, lorsque [la] cote de popularité [des premiers ministres] chute, elle ne retrouve plus jamais son niveau initial», si elle se vérifie, ne signifie pourtant pas que leur popularité en fin de mandat est systématiquement basse.

Deux cas sont particulièrement indicatifs, ceux de Fabius et Chirac: certes ils «ne retrouvent pas leur niveau initial de popularité», mais s'éloignent tout autant de leur niveau maximal de «non popularité» (et non d'impopularité, celle-ci étant évaluée en tant qu'elle-même, «ceux qui n'apprécient pas» tel premier ministre): au plus bas de sa courbe Chirac recueillait 41 «points de popularité» pour terminer à 48 points, à-peu-près à mi-chemin entre plus haut (58 points) et plus bas; le nadir «populaire» de Fabius fut de 38 points, son zénith de 59, sa cote finale de 44, après une forte reprise (6 points en trois mois, juste avant son départ anticipé) d'autant plus significative qu'elle suivit une chute symétrique de 11 points en trois mois. Et l'on pourrait plus et mieux étudier tout ça mais je crois que mes tableaux suffisent pour montrer que le postulat initial implicite mais très marqué selon lequel depuis 1978 au moins il y a une pente fatale pour «la cote d'amour des premiers ministres», laquelle donc «lorsqu['elle] chute […] ne retrouve plus jamais son niveau initial», n'est pas si simple, si linéaire, si fatal et si marqué. C'est vrai, je le disais, la «cote initiale» est toujours plus forte que la cote finale, mais c'est très logique: lors de son entrée en fonction un premier ministre relaie un prédécesseur parti pour cause de non réussite, générale ou sur un point particulier, donc sa «cote» est surévaluée; cela se combine à l'attrait de la nouveauté, et bien sûr à l'espoir d'une relance politique. Par la suite, ça varie: certains montrent une incapacité notable à gouverner et l'on voit leur cote chuter fortement pour ne pas se relever (Mauroy à partir de février 1982, Juppé tout de suite après sa nomination, Raffarin après un an de gouvernement).

Incidente: je ne l'avais pas encore relevé sinon pour le «66%, avril 1993» du graphique balladurien, certaines données du Monde sont erronées ou donnent des indications bizarres. Les sources, sont censées être les mêmes que pour moi, des données venant du «baromètre politique» mensuel publié par la Sofres, consultable ici: (http://www.php.sofres.com/cote2/), et la seule chose remarquable pour Raffarin après juin 2003 est l'absence de données en avril 2004 (pas de sondage publié) et non pas la remontée spectaculaire qu'indique le graphique du monde, alentour de cette date. Autre erreur, l'indication de la date «Juillet 1979» sur le graphique Mauroy. Probablement il y en a d'autres, mais ça importe peu. Je me suis de suite posé une question: pourquoi la date intermédiaire ? Dans certains cas on peut comprendre: certes en juillet 1985 le Rainbow Warrior coule; certes en mars 1994 Balladur retire le CIP; certes les histoires d'appartements de la famille Juppé commencent en octobre 1995 (mais non le déménagement, plus tardif); certes en septembre et octobre 2000 les routiers bloquent un peu tout; mais pour le reste ? Les campagnes anti-Barre, les grèves sous le gouvernement Mauroy, les privatisations sous celui Chirac, les contestations et émeutes sous celui Rocard, les (supposées) maladresses médiatiques d'Édith Cresson, les «affaires» qui apparaissent sous le gouvernement Bérégovoy, n'ont pas une date spéciale. Mais l'approximation principale vient des textes accompagnant les graphiques: en quoi un événement ou une série de faits datés seraient-ils le principe explicatif du théorème de base, «lorsque [la] cote de popularité [des premiers ministres] chute, elle ne retrouve plus jamais son niveau initial» ? Question sur laquelle je reviendrai peut-être.

La question que je me pose est: à quoi sert cette page pleine de graphiques que Le Monde nous propose ? Ma réponse est: habiller un lieu commun des apparences du fait «établi par la science», ici la science des sondages, si du moins elle existe. Le lieu commun est évidemment «l'usure du pouvoir», qui n'attendit pas les sondages pour se faire connaître. Ce n'est pas le lieu ici de développer la question, néammoins il faut un peu élucider le mécanisme de cette usure.


La société est un objet complexe, à la fois «corps» (le “corps social”), «esprit» (l'ensemble des productions intellectuelles qui ne sont possibles que dans le cadre d'une société), «âme» (les textes fondamentaux et législatifs qui définissent ce qu'elle est et comment elle doit agir et qu'on peut nommer la morale publique), un ensemble, un groupe et une collection d'individus; c'est aussi un territoire, des institutions, des objets plus ou moins complexes, des réseaux physiques (voies navigables ou aériennes, routes, voies ferrées, réseaux câblés pour l'électricité et les télécommunications, etc.) et logiques (médias, systèmes d'échange de communications et d'informations, réseaux culturels et artistiques, etc.). C'est encore une entité temporelle et évolutive, un être vivant. Enfin c'est un concept et qui, comme tout concept, tend à la polysémie: si en majorité les gens s'entendent à dire que les sociétés existent, chacun à sa manière de la définir, et a donc des attentes différentes envers elle et la manière dont elle doit agir et évoluer. Parmi les membres de la société certains ont en charge de la gérer et de la diriger, ce qui se fait de diverses manières. Celle en vigueur en France est mixte: en partie sous la forme d'une république démocratique, en partie sous celle d'une oligarchie et en partie sous celle d'une aristocratie.

La France n'est pas strictement une démocratie (pas plus que la quasi totalité voire la totalité des démocraties supposées) et même, par les temps qui courent, de moins en moins, mais c'est une autre histoire, toujours est-il qu'on ne peut strictement parler de la France comme d'une démocratie et plus encore, on peut constater que des trois éléments fondant sa superstructure c'est la moins forte. L'aristocratie dont je parle n'est pas ce corps de «politiciens professionnels» faisant la particularité du pays, mais de ce corps de hauts fonctionnaires et de membres d'institutions comme le Conseil d'État, qui ont la caractéristique commune de provenir de quelques rares institutions précisément conçues pour ça, ou qui si elles ne le furent pas évoluèrent en ce sens: l'ENA, les facultés et écoles de sciences politiques, l'école polytechnique et quelques autres qui se comptent sur les doigts des deux mains. Quant à l'oligarchie, ce sont les 1% de Français détenant environ 15% de la richesse nationale appuyés sur les 9% qui en détiennent environ 25%.