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Société
Meurtre en cuisine après un arrosage malencontreux
Un villageois de *** avoue avoir tué une étudiante le 30 juin, puis se rétracte.

Par Thomas Calinon
LIBÉRATION - Vendredi 28 juillet 2006
***, envoyé spécial

 

Après un mois d'enquête, les gendarmes pensent avoir mis la main sur le meurtrier présumé de F… XXX, une étudiante de 20 ans poignardée dans un pavillon de *** (Bas-Rhin), le 30 juin. L'homme est un voisin, prénommé YYY et âgé de 36 ans. En garde à vue, il a avoué avoir tué F… parce qu'elle l'avait aspergé à deux reprises avec un tuyau d'arrosage, puis il s'est rétracté devant le juge d'instruction. Mis en examen pour meurtre mercredi, il est écroué à la maison d'arrêt de Strasbourg.

A ***, un bourg de 2 000 habitants sur les bords du Rhin, un peu au nord de Strasbourg, les villageois ont «entendu des échos de l'arrestation par le téléphone arabe» mercredi, et en ont eu confirmation hier, «aux infos de 13 heures à la télé». «On se demandait bien qui c'était qui avait fait ça, mais on ne se doutait pas que c'était quelqu'un du village», commente une retraitée, non loin du lotissement où s'est déroulé le crime. «C'est tout calme ici, et puis d'un seul coup il arrive une histoire pareille...»

Vieilles palettes. YYY, un ouvrier au chômage, marié et père de quatre enfants, s'était installé dans une maison de cette zone résidentielle écrasée de chaleur et vidée par les vacances, «il y a un an et demi, deux ans à tout casser», selon un voisin. Dans son jardin, une brouette et des morceaux de vieilles palettes. Les volets sont mi-clos, laissant juste l'espace nécessaire pour les bacs à fleurs suspendus aux fenêtres. Sur l'arrière, une terrasse abritée par un store à rayures donne sur la maison blanche au toit pentu où F… XXX a été tuée. Une simple haie sépare les deux propriétés.

Le 30 juin au matin, par-dessus la haie, YYY aurait été aspergé par un jet d'eau, puis un deuxième. Cela doit être la fille des voisins qui le fait exprès, aurait-il alors pensé. YYY est en mauvais termes avec ses voisins, a-t-il d'abord indiqué en garde à vue. Mais F… XXX n'habite pas ce pavillon: la jeune femme, étudiante en sociologie à Strasbourg, vient seulement y arroser les plantes et donner à manger aux chats, en l'absence des propriétaires.

«J'ai disjoncté». YYY se dirige vers leur maison, «dans un état d'irritation certain», selon le parquet de Strasbourg. A l'intérieur, il aurait porté à F… XXX un coup de poing. YYY se calme alors, propose des soins. Mais sa victime menace de déposer plainte. «C'est à ce moment, alors qu'elle progressait dans la cuisine, qu'il l'aurait saisie par-derrière et entrepris de l'étrangler, raconte le procureur Jacques Louvel. Alors qu'elle était au sol et qu'il la voyait toujours vivante, il se serait emparé d'un couteau et en aurait porté de nombreux coups». Quarante-sept, selon l'autopsie. «J'ai disjoncté», a dit YYY aux gendarmes, qui le décrivent comme «impulsif et irascible».

Le parquet indique disposer d'éléments dans la déposition du suspect connus du seul meurtrier et d'expertises génétiques. Me R… ZZZ, l'avocat de YYY, conteste: «Le dossier ne repose que sur les aveux de mon client, qui s'est rétracté en expliquant qu'il avait raconté un film afin que les gendarmes le laissent tranquille». Les enquêteurs se sont intéressés à YYY après «des vérifications vaines de ses premières allégations». Il avait notamment affirmé avoir aperçu dans la matinée du crime deux jeunes en VTT qui discutaient avec F…. Volubile, YYY avait répété cette version à la presse et raconté comment il était tombé sur le corps après avoir aidé le père de F… à pénétrer dans le pavillon en cassant un carreau. Il avait même précisé que depuis, pour dormir, il avait besoin des cachets donnés par une voisine.

Suite à l'article, les habitants de Strasbourg et des bourgs au nord de cette ville, pour peu qu'ils n'aient rien prévu ce weekend-là, avaient un but de promenade tout trouvé, aller au village de ***, chercher une maison avec «dans son jardin, une brouette et des morceaux de vieilles palettes [et], sur l'arrière, une terrasse abritée par un store à rayures [qui] donne sur [une] maison blanche au toit pentu», pour admirer «la maison de l'assasin», et associer son prénom à un nom de famille… Cela mis à part, l'auteur de l'article écrit avec les pieds: avez-vous noté les «éléments dans la déposition du suspect connus du seul meurtrier et d'expertises génétiques» ? Des éléments connus d'expertises génétiques… Passons.

Il y a un bout de temps que je m'interroge sur l'intérêt et l'opportunité pour les médias de nous proposer de tels «faits divers». Et je n'ai pas de réponse. Cependant, je crois qu'il n'y a pas vraiment lieu d'en traiter: qu'est-ce que ça m'apporte, du point de vue de mon information, de savoir que le dénommé Jean Dupont de Trou-sur-Mer, 44 rue du Vinatier, a tué la dénommée Jeanne Durand de cent-vingt-sept coups de couteaux ? Pas grand chose, et même rien, rien du tout. Par contre, je me demande quelle impression ça peut faire aux quatre enfants de YYY de voir des «touristes du crime» venir admirer «la maison de l'assassin» avec «son jardin, [sa] brouette et [ses] morceaux de vieilles palettes». Et aux voisins, et à tout le village, «le village du crime». S'il y a un bistrotier dans le village, ce sera peut-être le seul à trouver ça intéressant, sauf s'il est un ami de YYY ou de XXX, bien sûr. Certes l'auteur de l'article respecte la lettre de la loi, et n'indique pas le nom du présumé assassin, mais son prénom est à-peu-près aussi anodin que Giuseppe, sa situation de famille bien exposée, le nom de la victime explicite, le nom du village indiqué, la maison du présumé assassin très bien décrite, de même celle du crime, bref, si la lettre de la «présomption d'innocence» est respectée l'esprit en est plus qu'écorné.

Vous l'aurez compris, la question n'est pas celle de la présomption d'innocence ou du secret de l'instruction, mais le fait que l'auteur de cet article semble inconscient du tort qu'il peut porter à tout un tas de gens, ou pire, peut-être en a-t-il conscience, mais «l'Information», Coco, «l'Information» prime ! En son temps on reprocha («on» étant ici les journalistes et éditorialistes) à Mitterrand cette philippique:

«Toutes les explications du monde ne justifieront pas que l'on ait pu livrer aux chiens l'honneur d'un homme et finalement sa vie au prix d'un double manquement de ses accusateurs aux lois fondamentales de notre République, celles qui protègent la dignité et la liberté de chacun d'entre nous
L'émotion, la tristesse, la douleur qui vont loin dans la conscience populaire depuis l'annonce de ce qui s'est passé samedi, en fin de journée, près de Nevers, sa ville, notre ville, au bord d'un canal où il était souvent venu goûter la paix et la beauté des choses, lanceront-elles le signal à partir duquel de nouvelles façons de s’affronter tout en se respectant donneront un autre sens à la vie politique ? Je le souhaite, je le demande et je rends juges les Français du grave avertissement que porte en elle la mort voulue de Pierre Bérégovoy».

Avait-il tort ? Je ne crois pas. Je crois au contraire que les médias, en cela bien épaulés par les politiques (et parfois ceux «du même camp» que Bérégovoy), ont bel et bien «jeté aux chiens» l'honneur de Bérégovoy (incidemment, nos journalistes et nos éditorialistes prirent pour eux, de manière erronée, le terme de «chiens», prouvant là leur inculture crasse et leur ignorance des sentences les plus communes, mais prouvant aussi leur malaise, puisqu'ils semblent avoir trouvé quasi normal qu'on les traitât de chiens, même s'ils s'en choquèrent… Mais comme le dit une autre sentence, «qui se sent morveux, qu'il se mouche»). Qu'ils aient prévu l'issue fatale, ou même, que le suicide de “Béré” soit directement lié à cela, n'est pas évident; le contraire ne l'est pas plus.