Outreau, l'éternel retour…

 U n bon sujet, ça ne se lâche pas, Coco ! Faut toujours y revenir ! Tu te rappelles «l'affaire Dominici» ? Même toi qui est né dix ans après, tu sais tout dessus. «L'affaire Grégory» et sa séquelle «l'affaire Vuillemin» ? Même aujourd'hui, on vend du papier en revenant dessus… Quant à «l'affaire Dutroux», c'est inépuisable: écrire “Dutroux” en couverture et en gros, c'est vendre 10% à 15% au-dessus de la normale. Tonton parlant de nous disait «les chiens», et ma foi, Coco, il n'avait pas tort: au moment de la curée nous chassons en meute; une fois la dépouille nettoyée nous rongeons l'os jusqu'à son usure dernière. Bon, là-dessus, tu sais que le procès d'Outreau en appel commence demain ? Bon alors, Coco, tu me mets le service «société» là-dessus: quelques portraits bien saignants des accusés, un petit historique sur les errements de la justice, puis une «critique» (tu vois ce que je veux dire, du croquant, du sordide, pas de la littérature…) des bouquins de Barret et Trapier, de Dawant et Huercano et d'Aubenas; pour l'édito, je m'en charge. J'ai déjà le titre: «Une catastrophe judiciaire». Ça pète, ça, Coco !


On se représente souvent ainsi les rédactions de périodiques de presse et aussi celles des médias audiovisuels, avec des variantes qui leurs sont propres quant aux méthodes: le “rédac' chef” avide de vendre (ou de «faire de l'audience») qui recherche plutôt le sentationnel que l'information pertinente, le «fait divers» gras et sordide, le «sujet de société» dessiné en noir et blanc, les «affaires» à base de sexe, d'argent ou de basses manœuvres politiciennes, si possible mêlant les trois, les sujets people, etc.

Je crains que ce soit à la fois moins caricatural et plus triste: un journaliste, puis son média, croient tenir un “scoop”, un gros truc, une affaire, une vraie, et commencent à publier quelques articles dessus; si les autres médias flairent aussi le gros truc ils prennent le relais et c'est parti, ça devient une «affaire médiatique», c'est-à-dire une affaire qui ne devient telle que parce que les médias en parlent. Comme «l'affaire (du petit) Grégory», «l'affaire Lewinsky», «l'affaire Dumas» (ex-«affaire Deviers-Joncour», ex-«affaire Le Floch-Prigent», ex-«affaire ELF»), «l'affaire Dutroux» et donc «l'affaire d'Outreau». Je parle ici des «affaires» de type «faits divers» ou «scandales», celles du type «sujets de société» ont leur rubrique propre. Si les deux dernières ont un lien avec un «sujet de société», “la pédophilie” (assez distant pour «l'affaire Dutroux», si on la considère objectivement, mais peu importe), comme «affaires médiatiques» elles ont pris leur autonomie d'avec “la pédophilie”, celle-ci n'étant plus qu'un des ingrédients qui font le sel et l'attrait de ces affaires, avec l'impéritie des «pouvoirs» – judiciaire, politique ou policier –, les théories des complots et des réseaux, bref, tout ce qui fait une «bonne» affaire.

Considérez le cas de «l'affaire Alègre-Baudis»: au départ, une «accroche» de Karl Zéro – du genre dont il a l'habitude – pour faire mousser son émission et qui, comme les précédentes et les suivantes, aurait du sombrer dans l'anonymat des coups de pub insanes; «l'affaire» en question eut du se limiter à la mise en cause du sensationnalisme vulgaire du bien nommé Zéro mais non, les médias dont au premier rang le «quotidien de référence» se lancèrent avec délectation sur ce morceau de choix, la mise en cause publique du président du CSA. On pourrait faire une analyse de «l'emballement», comme dirait Daniel Scheidermann, mais pour l'essentiel ça se résume à ceci: une fois lancée, la machine se nourrit de sa propre substance. Les médias ne sont pas, comme ceux qui y travaillent ont trop souvent tendance à le croire, des objets «hors société» qui observent et rendent compte: ils interagissent avec les autres objets sociaux. Voir le discours récurrent sur «nous ne faisons que dire (écrire, montrer) ce que “le public” veut voir tel qu'illustré dans Le Cauchemar médiatique de Daniel Schneidermann:

«“Ça existe”: telle est la réponse rituelle des journalistes de télévision, quand on leur fait remarquer que leurs journaux dépeignent un cauchemar quotidien. “Ça existe”. “On en parle parce que ça existe”. Prenez un journaliste, et demandez-lui si rien ne le choque dans le “conducteur” imaginaire cité plus haut. Il vous répondra une fois sur deux: “Mais les psychanalystes pour chiens existent ! Je ne les ai pas inventés !”. PPDA: “Ce n'est pas moi qui ai inventé le 11 septembre. Ce n'est pas moi qui ai fabriqué ces images de gendarmes et de policiers manifestants repoussés par les CRS. Ce n'est pas moi qui ai créé Richard Durn, ou ce père de famille assassiné à Évreux. Si on n'avait pas parlé de tout ça, je peux vous assurer que l'extrême droite n'aurait pas fait 20%, mais 35%”. Et les hommes politiques auraient bien tort de ne pas en tirer argument. Jacques Chirac: “Il aurait fallu être tout à fait sourd pour ne pas entendre ce que disaient les Français (...). Vous savez, je regarde aussi les journaux télévisés. Qu'est-ce que je vois depuis des mois, des mois et des mois: tous les jours ces actes de violence, de délinquance, de criminalité. C'est bien le reflet d'une certaine situation. Ce n'est pas moi qui ai choisi vos sujets”».

Les citations dans la citation illustrent la chose: le journaliste est un spectateur comme les autres, il ne «fabrique» pas les événements, il est fabriqué par eux, non parce qu'ils sont événements mais parce que sa pratique de journaliste est guidée par une hiérarchie de l'information mettant tout en haut le spectaculaire, le sensationnel, le «dramatique»; le spectateur non-journaliste s'invente à son tour une «réalité» qui se construit à partir de l'artefact médiatique; Certes Chirac n'est pas un spectateur «moyen», il se trouve à une place où il peut savoir que cette construction de la réalité produite par Poivre d'Arvor et consorts n'a rien de valide, mais il se met dans la position de l'électeur potentiel qu'il visait lorsque, en juillet 2001, encore une fois par l'intermédiaire de Poivre, il mit en place la fiction de «l'insécurité» dans le but de se mettre en bonne position pour la présidentielle à venir; en même temps, il nous indique qu'il n'est pas dupe: certes il développe sur «je regarde aussi les journaux télévisés», mais le fond de l'histoire est la première phrase: «Il aurait fallu être tout à fait sourd pour ne pas entendre ce que disaient les Français». Et que disaient “les Français” ? Scheidermann toujours: «Avec ce qu'on voit à la télé !…».

Dans «l'affaire Alègre-Baudis», se mêlent les intérêts de divers groupes ou individus à faire monter la sauce, pour se mettre en valeur, ou mettre en cause des personnalités toulousaines dans un but politique ou social, ou déstabiliser des institutions. Vient le moment le plus aigu, celui où Le Monde publie une série articles chaque fois plus sentationnels sur les supposées exactions de «notables», dont le plus marquant, le point d'orgue de cette saga, «Affaire Alègre: les enquêteurs reconstituent l'histoire de "la maison du lac de Noé"» de Jean-Paul Besset, Nicolas Fichot, dans Le Monde daté du 17 juin 2003, aux détails dont on ne sait s'ils sont savoureux ou sordides:

«derrière les tentures qu'ils ont arrachées, les gendarmes ont découvert dans les murs plusieurs fixations d'anneaux qui avaient été meulés. Ces anneaux étaient situés bas, à une cinquantaine de centimètres du sol, à hauteur d'enfant ou d'une personne devant se tenir accroupie ou à quatre pattes».

Cité par Schneidermann, toujours dans Le Cauchemar médiatique. Il y adjoint ce commentaire:

«“A hauteur d'enfant”: le détail n'est pas indifférent. Quelques jours plus tôt, le 18 mai au “Vrai Journal”, une des anciennes prostituées à l'origine de la mise en cause de personnalités, “Fanny”, avait déclaré avoir vu dans ces soirées “des mineurs de douze ou treize ans”. Ainsi (sans que personne, au passage, se demande quel âge pourraient avoir des enfants que l'on attacherait à un anneau fixé à cinquante centimètres du sol) les détails révélés par Le Monde viennent-ils participer à la polyphonie de la révélation d'un volet “pédophile” dans l'affaire Alègre. Mais, le lendemain, les lecteurs du Monde prennent connaissance d'un communiqué du procureur de Toulouse, Michel Bréard, dans lequel il “dément formellement les prétendues constatations contenues dans cet article”, et “regrette le manque manifeste de recoupements ayant précédé une telle annonce”. Et puis ? Et puis rien, une fois encore. A nos lecteurs de se débrouiller avec le paquet cadeau des révélations cauchemardesques et de leur démenti. Maintenons-nous, ou retirons-nous des informations aussi sèchement démenties ? Les gendarmes ont-ils seulement pénétré dans la maison ? Nos lecteurs n'en sauront rien».

Ce “nous” parce qu'à l'époque Schneidermann était encore le chroniqueur vedette de notre dernier quotidien vespéral. Suite à ce livre il devint son licencié vedette…

On voit ici comment une «affaire» peut se constituer, la question pendante est bien sûr le pourquoi. J'ai esquissé le sujet plus haut, à propos de celle qui fait le titre de cette page et de sa matrice, «l'affaire Dutroux»: un événement ne deviendra une affaire que s'il contient certains éléments dont il faut constater qu'ils n'ont guère varié au cours des temps et se résument en six mots: violence, mort, sexualité, argent, corruption, pouvoir. Une «affaire» doit par nécessité mêler, les trois premiers éléments, ou les trois derniers, ou au moins l'un de chacun des deux groupes. Bien sûr, le type d'événement éligible variera de beaucoup selon les lieux et les époques.

Prenez le cas de «l'affaire Lewinsky-Clinton»: le même événement aurait, à la même époque et en France, causé au plus un scandale, plutôt fait jaser, et plus probablement encore seulement fait rire: l'alliance «sexualité et pouvoir» ne suffit pas à faire une affaire, dans ce pays, et il y faut au moins un des autres ingrédients. Le cas français qui l'illustre est celui de la «fille cachée» de Mitterrand, combinée à une situation de bigamie de fait: en soi cette histoire n'aurait pas constitué une «affaire» mais tout au plus un scandale, guère plus important que celui des sorties nocturnes et galantes de son prédecesseur, vingt ans avant; c'est l'association avec, selon l'optique qu'on en a, la violence ou la corruption – les écoutes téléphoniques illégales de l'Élysée – qui hissa la chose au rang d'affaire, considérant que les commentateurs n'ont généralement pas jugé cette double vie comme réellement scandaleuse. La sexualité n'est clairement pas un sujet suffisamment scandaleux en soi, en France, pour qu'on en fasse le cœur d'une «affaire» aussi facilement qu'aux États-Unis.

La spécificité des «affaires», relativement aux «scandales» et à ce que je nomme les «sujets de société», me semble double: contrairement aux premiers elles reposent le plus souvent sur des événements inexactement rapportés, ou exagérement amplifiés, ou parfois complètement inventés; contrairement aux seconds elles n'ont pas nécessité à se rattacher à des thèmes actuels «qui font sujet», justement. Non que la corruption, le pouvoir, la sexualité, etc., ne font pas sujet, mais c'est inactuel: ils «font sujet» en tout temps et en tout lieu.