La Quadrature du Web
Ou : La liberté ne se divise pas

 I l m'est arrivé d'écrire que je suis partisan du libéralisme, que je suis « libéral ». Bien sûr, ça ne signifie pas grand chose : posez la question à un humain, le plus souvent il se dira partisan de la liberté et des libertés. C'est probablement votre cas. Mais quoi ! On retombe toujours sur la même question, avec les concepts abstraits de grande extension : que dit une personne quand elle parle de liberté ? En général, elle parle de la partie de ce concept qui l'intéresse et la concerne. Pour ce qui est du libéralisme, notion moins étendue mais encore assez large, il en va de même : le mot désigne certaines attitudes envers la société, des doctrines politique, des écoles de pensée économistes, des philosophies. D'où deux problèmes : quand on se dit libéral, de quel sens parle-t-on et dans quels courants ? Pour mon compte j'envisage la chose plutôt du point de vue social et philosophique, laissanr les théories politiques et économiques dites libérales à d'autres, et du point de vue qui me concerne je penche vers les courants de pensée tendanciellement libertaires. Ce qui ne signifie pas que je me classe parmi les « libéraux libertaires », qui considèrent le libéralisme plutôt des points de vue économique et politique, même si certains tentent d'élaborer une sorte de philosophie du « libertarianisme », puisque “libertarien” est l'autre manière de désigner ces courants, en opposition à “libertaire”.


Donc, je me considère libéral. Ce qui ne signifie rien de plus que : je suis à la fois favorable à une certaine liberté des mœurs et défenseur des libertés publiques et privées dans le cadre de la société. Une autre manière de dire : je suis un démocrate républicain. Pour moi, les courants de pensée politiques et économistes sont secondaires et il ne me semble pas nécessaire d'en faire des doctrines : défendre les libertés publiques induit qu'on défend les libertés de commercer et d'entreprendre, mais que ces libertés ne sont pas premières, elles découlent de la liberté princeps, celle des personnes. Quant à l'idée d'un libéralisme politique, elle m'étonne : du moment qu'on est démocrate on est libéral, puisque le fondement même de la démocratie est la défense des libertés. D'où je considère que se poser d'abord comme « libéral » fait douter de la capacité de ceux qui se posent comme tels, à la fois à bien comprendre ce qu'est la démocratie et à la soutenir : bien qu'elle soit à son fondement, la liberté n'est pas antérieure à la démocratie, et à l'inverse de ce que postulent les libéraux politiques la liberté n'est pas une condition initiale nécessaire à l'établissement de la démocratie mais en découle.

De ce que j'en comprends, l'idée générale des personnes se réclamant de certains types de libéralisme est que si l'on décrète a priori que les individus et les personnes morales sont entièrement libres, avec le temps se créera un équilibre d'ordre contractuel entre membres de la société, équilibre tempéré ou validé par l'action jurisprudentielle des juges, Le « modèle anglo-saxon » (en réalité, britannique d'origine anglo-normande, les Saxons n'ayant pas grand chose à voir dans l'histoire…). Factuellement, un tel « modèle » n'a jamais existé à l'état pur, pour cette raison évidente que les institutions sociales ne sont pas des objets manufacturés qu'on élabore à partir d'un modèle mais tout au contraire ces « modèles » sont déduits d'institutions existantes qui se construisirent de manière empirique, progressive et souvent lente. On peut même affirmer que parler de modèle pour une institution sociale large est une vue de l'esprit jamais vérifiée par les faits, en ce sens qu'une institution sociale est un objet évolutif, puisque les sociétés elles-mêmes sont évolutives, puis les modèles que l'on propose partent d'une analyse abstraite et réductrice de la réalité, et ce n'est que rarement sinon jamais que l'on constate une institution correspondant effectivement à son modèle.

Cela posé, il est cependant clair qu'il existe bien une sorte de « modèle anglo-saxon », dont la particularité principale est de laisser une très large place à l'initiative des personnes physiques et morales dans l'élaboration des règles sociales, comme il est clair qu'existe un autre modèle qui à l'inverse privilégie la fixation des règles au niveau de la loi et un modèle mixte, ou plutôt deux modèles mixtes, dans lesquels une partie des règles est de l'ordre de la loi, l'autre de l'ordre de la jurisprudence ou du réglement, l'un de ces modèles faisant le partage selon les questions concernées, l'autre selon les compétences territoriales. Bien évidemment, ceci est factuellement inexact puisque, comme dit, une institution réelle ne correspond presque jamais à son modèle : comme le disait l'inventeur de la sémantique générale, « la carte n'est pas le territoire » – dans notre cas, le modèle n'est pas l'original.

Les modèles mixtes sont ceux qui répondent à la notion de « subsidiarité », développée en un premier temps par l'Église catholique, à la toute fin du XIX° siècle (encyclique Rerum novarum, 1891) et reprise, d'abord informellement puis formellement, avec la signature du traité instituant la Communauté européenne dit traité de Maastricht, par l'Union européenne (UE), mais dans une approche plus large et, bien sûr, plus politique. Le « principe de subsidiarité » fut défini comme suit :

« La Communauté agit dans les limites des compétences qui lui sont conférées et des objectifs qui lui sont assignés par le présent traité.« 
« Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n'intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres […].« 
« L'action de la Communauté n'excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du présent traité ».
Traité instituant la Communauté européenne, article 5

Comme le remarque l'article « Principe de subsidiarité » de l'encyclopédie en ligne Wikipedia, ce principe joue en deux sens, la subsidiarité proprement dite et le « principe de suppléance » : dans l'encyclique citée, qui posait, disent les spécialiste, les bases formelles de la doctrine sociale de l'Église catholique, c'est la subsidiarité qui était vue, principalement sur la question des secours mutuels, le fait qu'autant que possible ces questions doivent se régler de manière horizontale (plutôt la solidarité entre les moins riches que la charité du riche au pauvre), la manière solidarité étant considérée évidente ; dans la version de l'UE, il y a plusieurs différences :

  • D'abord cela concerne tous les domaines, ce que développont par après les directives de la Commission européenne, notamment les domaines législatif, réglementaire et judiciaire.
  • Puis l'UE envisage la chose d'une manière plus neutre, la question centrale n'est pas le secours mutuel mais plus largement celle de l'adéquation des moyens aux fins ;
  • Ensuite ça joue en sens inverse de la manière dont l'envisage l'encyclique : au lieu que la société limite ses interventions vers les niveaux inférieurs (sociétés privées, échelons administratifs et politiques territoriaux, personnes physiques) ce sont ces niveaux inférieurs qui déterminent eux-mêmes quand et pour quels domaines ceux supérieurs seront concernés ;
  • Enfin, le « principe de suppléance », le fait que si « la Communauté agit dans les limites des compétences qui lui sont conférées », elle « intervient [si] les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres », est clairement établi.

On peut dire ainsi que la subsidiarité telle qu'envisagée par l'UE fonctionne dans les deux sens : l'UE n'intervient que si et quand nécessaire, mais de l'autre côté ses États membres concourent à la réalisation de ses objectifs si et quand nécessaire. La question n'est plus alors celle du recours du plus démuni au moins démuni mais du niveau et du sens de l'intervention de chaque acteur social, le niveau inférieur concourant autant à la réalisation des objectifs de celui supérieur que l'inverse. Ce qui, cela dit, est une meilleure manière d'apprécier la réalité sociale : dans la manière dont l'encyclique voit les choses, la solidarité joue toujours dans le même sens, du haut vers le bas ou de manière horizontale ; dans cette vision, « le patron » aide « l'ouvrier » en lui fournissant travail et rétribution, mais « l'ouvrier » semble ne pas aider « le patron » ; pourtant, sans ouvriers, que peut réaliser un patron ?

Plus largement, cet exemple montre sur un concept relativement simple que selon les personnes et les groupes une même notion peut avoir des acceptions très différentes : pour l'Église catholique, la « subsidiarité » c'est quelque chose de proche de la sentence bien connue « Aide toi, le ciel t'aidera » ; pour l'UE, ça ressemble plutôt à « Chacun chez soi et les vaches seront bien gardées ». Alors, pour des notions complexes comme celles de « liberté » et de « libéral », qui en outre ont des sens variés, on imaginera bien les difficultés de s'accorder sur des acceptions communes.


Je l'écrivais, de ce que j'en perçois par leurs discours il semble que les personnes qui s'affirment libérales, au sens de partisanes d'une politique publique s'articulant sur une doctrine et une idéologie dites libérales, du moins en France, ont pour principe de base que la liberté est un préalable à la démocratie. Cela du moins pour les courants libéraux qui affirment vouloir la démocratie, car il existe des libéralismes qui n'ont pas cette visée, de même que pour d'autres tendances (le socialisme, le républicanisme, le radicalisme par exemple) leurs courants n'ont pas tous pour but l'établissement ou le maintien de la démocratie. Remarquez bien que dans un pays comme la France, sauf quelques groupuscules résiduels ou périphériques tous les courants politiques s'affirment pour le maintien ou l'établissement d'une structure politique démocratique, y compris ceux qui, à l'extrême-gauche ou à l'extrême-droite, au mieux se désintéressaient de la question, très souvent y étaient défavorables, et encore récemment - au moins jusqu'à la décennie 1980.


Après ces aperçus et ces digressions, venons-en au thème de cette page : Internet et la liberté. Comme je le précise dans l'« info-bulle » de cette page, une grande partie des personnes qu'on estime, dans ma société, être des « responsables », que ce soit aux plans politique, économique ou social, ou dans les médias, se posent comme « libérales », avec bien sûr une infinité de nuances : à l'exclusion des sensibilités périphériques, dites extrêmes, les personnes se réclamant peu ou prou d'idéologies allant de la droite la plus conservatrice à la gauche la plus progressiste se disent souvent telles. Et parfois même certains « extrêmistes », quand le libéralisme est à la mode (on l'a vu par exemple avec le Front national dont le chef, exceptionnellement, se prétendit libéral lors de la campagne présidentielle de 2002 car c'était un thème accrocheur à l'époque. Depuis, il a oublié ce penchant improbable, le libéralisme se portant moins bien désormais…). Donc, nos responsables se disent massivement libéraux, mais avec certains sujets cette prétention est quelque peu mise à mal. C'est notamment le cas pour l'Internet.

La question, ou le problème, les voici : si l'on se prétend libéral, on n'a aucune raison particulière évidente de se méfier d'Internet, ou disons pas plus qu'en d'autres secteurs de la société. C'est un objet social comme les autres et donc ni plus ni moins inquiétant que les autres. Or vous n'aurez pas manqué de remarquer, que vous l'approuviez ou non, une grande partie des personnes publiques de la catégorie « responsables » développent un discours de défiance envers cet objet particulier, discours allant de la prudence envers lui à l'anathème radical.