Réalisme sondagier

 S i je devais répondre in abstracto et sans que la chose soit vraiment à l'ordre du jour, et en outre dans un contexte où je me sens une petite culpabilité de n'en avoir pas assez fait pour les petits vieux ces temps derniers, à une question du genre: «Pour financer la prise en charge par la sécurité sociale du handicap et de la dépendance liés à l'âge, seriez-vous prêt à renoncer à un jour férié ou à une journée de RTT par an ?», je ne sais ce que je répondrais; peut-être oui; probablement oui. Eh ! c'est moral et solidaire, de faire un truc comme ça… Si maintenant je devais y répondre à un moment où la question est à l'ordre du jour, et où on m'a bien expliqué en quoi ça consistait, non pas sacrifier un jour de congé, mais travailler une journée de plus gratuitement, ça me donnerait déjà plus à réfléchir; il est assez probable que je tendrais moins à dire que je trouve ça une bonne idée. Si on me posait enfin cette question beaucoup plus précise: «Le gouvernement envisage de supprimer le lundi de pentecôte comme jour férié, pour aider à financer l'aide aux personnes âgées. Vous personnellement, y êtes-vous très favorable, plutôt favorable, plutôt défavorable ou très défavorable ?», savez-vous ? Je me tâterais, je pèserais le pour et le contre (Le lundi de pentecôte ? Et je ne serais même pas payé… Mais, ça me fait sauter un bon petit pont ! Si on commence comme ça, après, va savoir, on va aussi me faire sauter le vendredi après l'Ascension, et celui-là non plus on ne me le paiera pas !), et il y a au moins une chance sur deux que je dise que «personnellement pour moi» je ne suis pas d'accord; et en tout cas, à-peu-près aucune chance que je me dise très favorable à la mesure. Et bien, savez-vous ? C'est exactement ce qu'on a pu voir, entre fin juillet et fin octobre 2003; hors les cas de guerre, je crois qu'on aura rarement vu une opinion se modifier autant en à peine trois mois. Voici le tableau tel que nous le propose la Sofres sur son site:

Question: Pour financer la prise en charge par la sécurité sociale du handicap et de la dépendance liés à l'âge, seriez-vous prêt à renoncer à un jour férié ou à une journée de RTT par an ?

Rappel enquête TNS Sofres
juillet 2003 Octobre 2003
Serait prêt 81% 62%
Ne serait pas prêt 15% 35%
Sans opinion 4% 3%


Mais quand on en vient à la question in concreto (ça se dit ? On fera comme si — je n'ai rien contre le latin de cuisine), celle qui fâche, non sur «un jour» mais sur ce jour, on obtient ceci:

Question: Le gouvernement envisage de supprimer le lundi de pentecôte comme jour férié, pour aider à financer l'aide aux personnes âgées. Vous personnellement, y êtes-vous très favorable, plutôt favorable, plutôt défavorable ou très défavorable ?

Très favorable 13%
Plutôt favorable 36%
ST Favorable 49%

Plutôt défavorable

20%
Très défavorable 29%
ST Défavorable 49%

Sans opinion

2%


Il y a deux choses remarquables, qui fondamentalement n'en font qu'une: le premier de nos sondages (celui des 81%) est, nous dit la Sofres, une «enquête réalisée par téléphone les 23 et 24 juillet 2003», or les premières reprises de ce sondage se font entre le 27 et le 29 août 2003; on pourrait supposer que c'est dû au délai de mise à disposition de ses résultats par la TNS-Sofres; or, tant mon expérience que ce fait évident, le second sondage, une «étude réalisée par téléphone les 30 et 31 octobre 2003» est disponible depuis plusieurs jours à l'heure ou j'écris (le 09/11/2003), me donnent à penser avec une quasi certitude qu'il était disponible depuis au moins deux, probablement plus de trois semaines, au 27/08/2003; la première chose est justement qu'on pourra trouver — ou au moins, que je trouve — étonnant qu'il y ait eu un tel délai; la deuxième chose est, et bien… que le nouveau sondage n'a été repris par aucun médium important à cette heure, ni aucune agence de presse. Sauf peut-être par RTL, un des deux commanditaires avec Notre Temps[1]. On pourra me dire, il faut un peu de temps, ça ne fait jamais qu'une semaine, et autre billevesées insipides de ce genre: Le Matin du Maroc a publié le 08/11/2003 un article dont le titre est «Une majorité d'Allemands contre la suppression d'un jour férié», commençant ainsi:

«Cinquante-neuf pourcent des 1.025 personnes interrogées entre le 4 et le 6 novembre par l'institut de sondage Infratest Dimap ont répondu "non" à la question "le lundi de Pentecôte devrait-il, comme en France, devenir un jour travaillé pour des raisons économiques ?", contre seulement 37% de oui»

On imaginera que si un journal marocain est en état de réagir du jour au lendemain à un sondage allemand, un journal français peut en faire autant avec un sondage français. Puis, vous devez je pense avoir l'habitude de lire dans votre quotidien favori — ou si vous ne lisez pas la presse quotidienne, d'entendre sur votre radio ou télé préférée — que tel autre organe a publié, ou publie ce jour, voire — c'est courant — publiera le lendemain ou dans quelques jours un sondage où… Les médias sont avides de ces «enquêtes d'opinion», et savent très bien s'en faire l'écho, cela pour autant que les résultats, soit vont dans leur sens, soit sont en état de «choquer le public», dit autrement, d'attirer le chaland. Or, le sondage des 62% (ou 49%, selon qu'on s'attache à l'abstrait ou au concret) a plusieurs défauts: pour les «libéraux»[2] ou du moins ceux qui se prétendent tels, et pour les conservateurs et réactionnaires, ça va à l'encontre de leur dogme du jour, «réhabiliter le travail» (un slogan qui me fait rire: depuis quand le travail est-il déprécié ? Je ne connais pratiquement personne, travailleur ou chômeur, qui ait quelque chose contre le travail); pour les, que dire ? «sociaux» ? Cette inflexion ne leur va pas non plus, car allant contre l'autre dogme de l'heure, «la solidarité» — ici, «la solidarité entre les générations» —; resterait l'aspect gros titre alléchant; or, ça n'aurait rien d'attirant, parce que, il faut bien le dire, ce tassement net du «désir de partage» d'une part n'est pas ce qu'on pourrait appeler un scoop — je crois qu'il est évident depuis déjà quelques semaines que «les Français», une fois la crise passée, ont un peu réfléchi à la situation, et considèrent que c'est plutôt au gouvernement ou aux détenteurs de capitaux de faire un effort de solidarité —, de l'autre, risque bien de ne pas tellement choquer (et donc d'assez peu intéresser) le public. Ça ne signifie pas qu'à l'occasion, par exemple, si la semaine prochaine l'Institut Louis-Harris sort une enquête où les sondés se déclarent à 62% contre la «défériérisation» du lundi de Pentecôte — et de tout autre jour férié —, qu'à l'occasion donc, on n'évoque, au détour d'une phrase, «la précédente enquête de la Sofres où 62% des Français (etc)».

C'est assez vraisemblable, même: le délai entre la publication du sondage des 81% et sa reprise dans les médias est de cet ordre. Il faut resituer la chose: lorsque l'enquête est faite, avec cette étrange question, on est bien loin de toute idée de cet ordre à un niveau gouvernemental — ou du moins, pas publiquement. Et surtout, on est avant «la catastrophe de la canicule». Comme bien souvent, cette question sort dans les médias complètement isolée de son contexte. Lequel est, non un sondage avec une seule question sur «la solidarité entre générations» suite à «la catastrophe», mais une enquête comportant sept questions, celle-ci en avant-dernier, la dernière étant «Faites-vous tout à fait, assez, peu ou pas du tout confiance au Gouvernement de Jean-Pierre Raffarin pour mener à bien la réforme de la Sécurité sociale et de l’assurance maladie ?» Pour vous faire une idée de l'objet, je vous le donne en annexe sur mon site.

Précisément, ça sort au moment où, empêtré dans la polémique née, non tant de leur inaction pendant les événements, que de leurs déclarations quelque peu méprisantes en un premier temps, nettement cafouilleuses par après, les membres du gouvernement concernés par «la catastrophe de la canicule», parmi lesquels figurent certains de ceux qui furent le plus médiatisés (Mattéi, Fillon, Raffarin), sont très malmenés par les médias, les médecins libéraux et urgentistes, et l'opposition; un peu auparavant, vers le 20 août, se dessine la «stratégie de communication» du gouvernement: mettre en cause les divers services de veille sanitaire, affirmer (contre l'évidence) que les ministres mis en cause «ont fait au mieux dans les circonstances», enfin développer un discours sur la «responsabilité collective des Français»; l'idée du «jour dé-férié» semble venir d'une initiative allemande antérieure, mais probablement les services du premier ministre ont dû avoir vent de ce sondage et se dire, voilà une idée très consensuelle et qui vient impeccablement dans le contexte: si on lançait ça dans les médias, ça va leur donner un os à ronger, pendant qu'ils parleront de ça ils ne parleront plus d'autre chose (ou au moins ils en parleront moins), et si en plus on leur balance le sondage, alors là, il ne pourront rien dire contre, sauf à se mettre à dos leur public…

J'entendais hier même, samedi 8 novembre 2003, Daniel Schneidermann expliquer qu'une des raisons qui l'ont amené à écrire certaines choses à propos de son ancien employeur, le journal Le Monde, était qu'il ne représentait plus le «journal de référence» que ce quotidien lui paraissait, au moment où il y entra, il y a 24 ans. Ce que lui entendait par «journal de référence» — et je donne à cette expression le même sens — était: un journal dont on avait l'assurance que,

  • quand il reçoit une information, il la vérifie du mieux possible;
  • quand il la publie, il s'est assuré qu'elle est vraie et intéressante,
  • autant que faire se peut, il donne tous les points de vues sur l'information,
  • enfin, si par hasard il a publié un information fausse ou ayant créé un dol à une personne, il publie un démenti ou un droit de réponse à proportion de l'importance qu'il donna à l'information initiale.

Il ne s'agit pas de se poser en «référence morale», mais d'avoir une morale journalistique qui vous pose comme référence. Comme disait son hôte, Finkielkraut, alors tous les journaux devraient être de référence, comme répondit Schneidermann, oui, mais bien peu l'étaient à l'époque où je suis entré au Monde, et l'on peut dire qu'aujourd'hui, aucun quotidien français ne l'est.

Pourquoi vous raconter ça ? Voici: nous avons donc au moins trois sondages sur «les Français et le jour férié»: celui réalisé fin juillet, où «les Français» sont plutôt pour à 81%; un dont je n'ai pas encore parlé, réalisé fin août par le CSA pour Le Parisien, où ça chutait déjà à 70% et le plus récent, celui à 62% in abstracto et 49% in vivo. Et bien, vous ne le croirez pas: j'ai relevé un et un seul article, parmi ceux des quotidiens nationaux, qui reprenne les données de deux des sondages; les autres reprennent soit l'un, soit l'autre; en outre, une bonne part reprend ou l'un, ou l'autre — je veux dire, Libération par exemple ne reprend que le sondage à 81%, et Le Parisien, on le devinera, que celui à 70%. Puis, pour l'instant, aucun n'a repris celui à 62%. Autre trait intéressant: le premier sondage en date comporte donc sept questions, parmi lesquelles certaines qui pourraient sembler assez intéressantes pour l'information du public; par exemple, il n'est pas inintéressant, à une époque où le gouvernement, la majorité, une partie de l'opposition, le patronat, une partie des syndicats de travailleurs, et tout un tas de think tanks d'obédiences diverses tentent de persuader le bon peuple que “la Sécu” est foutue, qu'elle marche mal et qu'elle défavorise les défavorisés, d'une part que près de deux sondés sur trois (63%) jugent que c'est un système juste, et un bon trois quarts (76%) la trouvent «efficace pour la protection sociale», ensuite que pour la première question il y a une progression de sept points par rapport à 1995 et pour le second, une progression d'un point. Et très intéressant de savoir que si une courte majorité de sondés estime la Sécu un système «trop coûteux pour la société» (53%), cette proportion est de six points inférieure au résultat de 1995, alors que dans le même temps la proportion de ceux qui le jugent «d’un prix raisonnable» a progressé de neuf points. Mais l'époque n'était pas à la glorification de la Sécu, on avait juste besoin, comme indiqué plus haut, pour les «solidaires» de prouver que la France était solidaire, pour les «réhabiliteurs» que la France voulait travailler plus, pour les uns et les autres d'avoir un nombre simple pour développer un discours simple.

Mais, même le sondage à 70%, avec sa question unique, n'est pas aussi simple que ce 70% brut de décoffrage. Voici comment le CSA nous la détaille:

QUESTION: Seriez-vous prêt à travailler un jour férié pour que vos cotisations sociales de cette journée permettent le financement d'un fonds en faveur des personnes âgées ?

(*) En raison de la faiblesse des effectifs, les résultats sont à interpréter avec prudence
Oui
[Total]
Oui,
certai-
nement
Oui,
proba-
blement
Non
[Total]
Non,
proba-
blement
pas
Non,
certai-
nement
pas
NSPP
%%%% %%%%
ENSEMBLE1007043 27289192
Sexe
- Homme1006946 23299202
- Femme1007341 31269172
Age
- 18 à 24 ans1008041 39181622
- 25 à 34 ans1006840 28329221
- 35 à 49 ans1006737 29338251
- 50 à 64 ans1006544 21338252
- 65 ans et plus10078 5721175125
Profession du chef de famille
- Chef d'entreprise et indépendant (*)10066 5792813156
- Cadre, profession libérale1007544 31248161
- Profession intermédiaire1007140 312910190
- Employé1006536 29346281
- Ouvrier100643232 3511241
- Retraité/Inactif1007755 22195144
Proximité politique
- Gauche100714328 289191
Dont : P.S.100704327 308220
Dont : Les Verts1007140 312811171
- Droite100785226 208122
Dont : U.D.F. (*)1007557 19238151
Dont : U.M.P.1008455 2914862
Dont : R.P.F./M.P.F. (*)1005731 26409313
- Front National/M.N.R. (*)10064 38253615220
- Sans préférence partisane/
ne se prononcent pas
100613625 348265

On voit que la profession du chef de famille a une certaine importance: le chef d'entreprise, l'employé et l'ouvrier se rejoignent vers le bas, car l'un voit «plus de taxes à payer», les deux autres voient «travailler pour des prunes»; tout en haut, on retrouve les cadres et libéraux, et évidemment les inactifs, toutes catégories qui ne seront guère concernées par la mesure; on voit aussi, par tranches d'âge, les inactifs d'en haut et d'en bas (moins de 25 et plus de 65) se rejoindre vers 80% de favorables, les actifs, cela d'autant qu'ils sont actifs depuis plus de temps, étant nettement moins partisans de la chose; enfin, dans le classement par préférence partisane, il est remarquable de constater qu'hormis les partisans peu significatifs en nombre de l'extrême droite ou de «la droite de la droite», la rupture est plutôt entre les «avec opinion» et les «sans opinion»: pour les premiers, ça se situe à ou au-dessus de la moyenne (avec bien sûr une crête à l'UMP), pour les autre, dix points sous la moyenne. Ce qui donne une indication elle aussi intéressante: ça signifie qu'environ la moitié des personnes interrogées déclarent n'avoir pas de préférence partisane. Ce qui est d'ailleurs assez convénient avec les plus récentes élections.

Conclusion sur ce point: malgré les apparences, même à 70% la mesure n'était pas si populaire qu'il en paraissait, et en outre on aurait dû, en toute cohérence, interroger non pas tous «les Français», mais la population directement concernée par la question: les salariés et entrepreneur en activité. Car je ne voudrais pas dire, mais demander à un retraité, «Seriez-vous prêt à travailler un jour férié ?», d'un point de vue méthodologique, c'est assez douteux.



[1] Note au 25/11/2003: près d'un mois après la publication de ce sondage, le croirez-vous ? Mon moteur de recherche n'a toujours pas réussi à me trouver une page évoquant ce sondage, excepté bien sûr celui de la Sofres — c'est bien le moins… Tiens, je m'en vas écrire un mot à Libé et au Monde pour leur demander comment ça se fait. Je ferai un complément à cette note si j'ai une explication sur la chose.
NOTE AU 15/02/2004. Pour dire que je n'ai pas eu de réponse…
[2] Entre guillemets, parce qu'en France, il n'y a pas de libéraux — ni d'ailleurs dans la plupart des pays d'Europe. Le libéralisme est une doctrine politique qui ne convient qu'à certaines cultures, sans préjuger de ses qualités ou défauts; notamment, les pays où de longue date les institutions centrales ont des fonctions très étendues, telles la France, l'Allemagne ou l'Italie, sont assez peu compatibles avec des doctrines prônant que l'État doit autant que possible se limiter à ses fonctions dites «régaliennes». C'est ainsi.