Drôles de questions.

1. Un exposé du problème.

 L e quotidien Aujourd'hui en France fait sa couverture du 25 janvier 2002 avec ce titre : « Présidentielle, les Français s'énervent », et “détaille” les raisons de ce supposé “énervement” : « 65% d'entre eux veulent que Chirac et Jospin déclarent rapidement leur candidature » ; « 60% ne souhaitent pas un duel Chirac-Jospin au second tour » ; « 54% ne sont pas satisfaits de la façon dont se déroule le débat ». Pages 2 et 3, le sujet est développé.

D'abord, les données objectives sur le sondage à la base des accroches de première page : « Sondage de l'institut CSA pour Le Parisien et Aujourd'hui en France réalisé les 23 et 24 janvier 2002 auprès d'un échantillon national représentatif de 1.000 personnes âgées de 18 ans et plus. Méthode des quotas », plus une comparaison avec un « sondage exclusif CSA/France 3/France Info réalisé les 11 et 12 septembre 2001 auprès d'un échantillon représentatif de 1.000 personnes âgées de 18 ans et plus ».

Dois-je le dire ? je suis toujours surpris de la manière dont les instituts font leurs sondages : 1.000 personnes, même avec la “méthode des quotas”[1], ça fait mince. Donc, 65% des français veulent que notre président et notre premier ministre « déclarent rapidement leur candidature ». Bon. Il y a un truc : le sondeur part de l'hypothèse que tant Chirac que Jospin vont se porter candidats, car la question est :

« Souhaitez-vous que Jacques Chirac et Lionel Jospin déclarent leur candidature et exposent leur projet
  • Le plus tôt possible ?
  • D'ici à un mois ?
  • Le plus tard possible ? »

Formidable ! Ça fait penser aux plaisanteries sur les QCM : quelle est la racine carrée de 4, répondez par oui ou par non. Leur candidature est certes probable, ce qui n'empêche que la question est douteuse.

Je vois au moins quatre questions dans cette “question” : souhaitez-vous que Jacques Chirac soit candidat ? Dans ce cas, pensez-vous qu'il doit (choix ci-dessus) ? Souhaitez-vous la candidature de Lionel Jospin ? Dans ce cas (etc.) ? Puisque, implicitement, Chirac et Jospin seront candidats, on ne demande pas réellement aux sondés s'ils veulent que ceux-ci se présentent, mais s'ils doivent le faire vite, et leur réponse est évidente ; un autre sondage m'intéresserait, avec des questions de ce genre : pensez-vous que Jacques Chirac est le meilleur candidat pour le RPR ? Si non, qui ? Pour la droite ? Si non, qui ? Pour la France ? Si non, qui ? Pensez-vous que Lionel Jospin soit le meilleur candidat pour le PS ? Si non, qui ? Pour la gauche ? Si non, qui ? Pour la France ? Si non, qui ? Etc. Puis, ce genre de question est insensé : selon le même institut, environ 52% des électeurs disent vouloir voter pour un autre candidat que Chirac ou Jospin, donc, peut-on considérer sérieusement la réponse de toutes les personnes qui, de toute manière, ne voteront pas pour ces deux-là ?

En outre, il se peut - dirais-je, il est probable - que certains veuillent que l'un des deux seulement se déclare, mais la formulation de la question les oblige à dire oui pour les deux. D'ailleurs, une autre accroche prouve que les 65% de personnes qui “veulent que Chirac et Jospin déclarent rapidement leur candidature” veulent en fait que l'un seul d'entre eux se déclare, puisque « 60% ne souhaitent pas un duel Chirac-Jospin au second tour » ; précisément, voici la, hem !, “question” : « Au second tour, souhaitez-vous un duel entre Jacques Chirac et Lionel Jospin ou un duel entre l'un de ces candidats et un “troisième homme” ? » Précis, non ? Puis, ce vocabulaire ! On nage entre western, avec le “duel”, et espionnage, avec le “troisième homme”... bête à dire : si 52% de gens se préparent à voter pour un “troisième homme”, on imagine bien que nombre d'entre eux veulent le voir au second tour, puis, assez d'électeurs putatifs de Chirac et Jospin préféreraient sans doute un adversaire de moindre pointure pour leur favori. D'où, cette question et sa réponse ne nous apprennent pas grand chose. Clairement, je n'ai pas besoin d'un tel sondage pour savoir que les 10% d'électeurs potentiels de Jean-Pierre Chevènement et Jean-Marie le Pen voient bien leur candidat présent contre l'un des deux candidats “phares”, que les électeurs d'extrême-gauche, 8% à 10%, ne veulent aucun des deux, qu'un bon tiers de ceux qui espèrent un de nos phares, environ 20% des électeurs, préférerait, comme dit, que l'adversaire de leur candidat soit moins dangereux que Chirac ou Jospin, ce qui nous amène déjà à 50% des électeurs favorables à autre chose que, comme dit CSA, « un duel entre Jacques Chirac et Lionel Jospin ». Cela déduit logiquement, sans nul besoin d'une “enquête d'opinion” - surtout de ce genre.

Les deux “questions” les plus intéressantes sont celles liées à la troisième accroche, « 54% ne sont pas satisfaits de la façon dont se déroule le débat » ; d'abord la question même : « Le 21 avril prochain aura lieu le premier tour de l'élection présidentielle. Êtes-vous plutôt satisfait ou plutôt mécontent de la façon dont se déroule la campagne ? »[2] ; puis, s'adressant aux “plutôt mécontents”, une question subsidiaire, décomposée comme suit :

« Pour quelle raison n'êtes vous pas satistait ?
  • Les vrais problèmes ne sont pas abordés
  • Les candidats ne répondent pas à nos attentes
  • La non-candidature de Jacques Chirac et Lionel Jospin empêche le débat
  • Il n'y a pas assez de nouveaux candidats »

Je ne sais ce que vous imaginiez mais il y a tout de même 17% des 54% de “plutôt mécontents” à considérer qu'il n'y a pas assez de nouveaux candidats, alors que, non comptés MM. Jospin et Chirac, il y a actuellement 26 candidats déclarés, dont 15 en posture d'avoir les 500 signatures d'élus requises, et parmi ces 15 il y en a 8 quasi-inconnus - au moins en tant que politiciens.

La question de savoir à quoi servent exactement les sondages vous est-elle déjà venue à l'esprit ? Je veux dire : croyez-vous vraiment que ce sont des “enquêtes d'opinion” servant à savoir et déterminer ce que pensent “les gens”, “les Français”, “l'opinion publique”, quel est le “positionnement du corps social” sur ceci ou cela ? Si oui, je vous détrompe : actuellement la quasi-totalité des sondages se fait avec un “échantillon représentatif” de 1.000 personnes ou moins, donc ce ne sont pas des échantillons représentatifs. Ergo, un sondage n'est pas un objet en état de donner une bonne “image de l'opinion” ; de là à penser qu'un sondage est de moins en moins destiné à donner cette image, il n'y a qu'un pas, que je n'hésite pas à franchir. Lors des élections présidentielles de 1981 l'erreur d'anticipation à trois mois était de 2,8%, en 1988 de 3%, en 1995, de 5,4%. Ça fait, quand même. Le brusque saut de 1995 est, selon moi, la “désidéologisation” des Français - et cela s'étaye en outre du commentaire de Stéphane Rozès du CSA, déplorant dans Le Monde « qu'il est devenu impossible de faire des estimations fiables trois semaines avant le vote, parce que les électeurs changent d'avis jusqu'au dernier moment » - belle analyse tout de suite démentie par cette déclaration : « Les deux seuls enseignements des sondages actuels sont que le second tour opposera de toute évidence M. Chirac et M. Jospin et qu'il devrait être serré »[3]. J'ai l'habitude de dire que, contrairement à l'adage, les médias n'apprennent pas avec leurs erreurs, il faut croire que les “sondagiers” non plus : trois mois avant l'élection de 1995, les deux “enseignements” des sondages furent que le second tour opposerait MM. Balladur et Jospin, et que l'écart serait très important ; trois semaines avant les législatives de 1997, le “grand enseignement” des sondages fut que la droite se verrait confirmée dans sa majorité[4] - d'ailleurs, à l'époque comme aujourd'hui les divers instituts avaient des estimations très divergentes, les uns postulant un rapport de 48% à 45%, les autres, de 52% à 43%.

Que dire ? La “sondageologie” n'est pas une science exacte, pour le moins : ceci, à l'époque comme aujourd'hui car actuellement, selon les instituts M. Chirac se voit attribuer au second tour de la présidentielle 48%, 51%, 52% et 53%, ergo M. Jospin 52%, 49%, 48% et 47%. Quant au premier tour, ils se voient attribuer, M. Chirac 21%, 27% ou 28%, M. Jospin 24% ou 21%. Ou encore, d'un institut l'autre les “sans opinion” représente 12%, 26%, 33%, 34% et même 41% des personnes interrogées...

Donc, les sondages sont inexacts, divergent entre eux, et en outre ont pris l'habitude depuis 1995 de donner des estimations complètement fausses. Même pour des candidats à moindre potentiel, alentour de 10% et moins, il y a des écarts assez significatifs, MM. Chevènement et le Pen variant de 8% à 11%, soit une incertitude de 37,5%, excusez du peu, M. Mamère allant de 5% à 7%, soit 40% de variation. J'en reviens à ma question, à quoi servent exactement les sondages ?

2. Questions sur les questions.

Et surtout, sur leur présentation et leur interprétation.

La question, celle qui intéresse en premier le périodique, est celle qu'il présente en page de couverture comme : « 65% [des Français] veulent que Chirac et Jospin déclarent rapidement leur candidature » ; il s'avère dans les pages intérieures que la question est tout autre, ou plus exactement, telle que formulée cette question ne peut qu'appeler la réponse donnée ; telles que sont les choses, les partisans de Chirac sont alentour de 25%, ceux de Jospin au-dessus de 20%, que les uns et les autres désirent voir leur “champion” se prononcer ne surprendra pas (ils sont 70%) ; que les futurs électeurs communistes aspirent à 75%, comme leur candidat, à ce que ces deux candidats potentiels se déclarent n'étonnera pas ; de même pour ceux qui se destinent à voter pour MM. Chevènement et le Pen ; avec ce corps, on a déjà 50% des électeurs dont, sans sondage, on peut savoir qu'ils désirent que ces deux hommes se déclarent ; d'où, à peine 35% des électeurs d'autres candidats et des “ne se prononce pas” veulent que soit Chirac, soit Jospin, soit les deux se portent candidats au 25 janvier 2002. Bon. Formidable découverte...

J'admire surtout les commentaires :

« Une forte majorité (65%) des mille français interrogés par l'institut CSA souhaite donc que Jacques Chirac et Lionel Jospin déclarent “le plus tôt possible” leur candidature à la présidentielle. Surprise ? Parmi les sondés, les plus impatients figurent parmi les sympathisants du RPR (71%) et ceux du PS (69%), les formations d'origine des deux candidats que tout le monde attend... »

Un exemple de la vacuité des sondages et de leurs commentaires. J'y insiste, aucune majorité ne souhaite la candidature de Chirac et Jospin, par contre une forte majorité répond « Le plus tôt possible » à une question qui pose comme évidence que ces deux personnes seront candidates.


Reprise au 28/02/2006

Au fait, il peut vous intéresser de consulter les détails de ce sondage. Vous les trouverez en cliquant sur ce lien. Non que ce soit si intéressant, mais je me dois de le faire par honnêteté.

Avant cette reprise le texte se concluait par « [À suivre…] ». Trois ans après je me demande ce qui aurait du « suivre ». Certes on peu en ajouter, mais il me semble qu'il se suffit ainsi. Donc, pas de suite…


[1]surtout ne me demandez pas ce que c'est !
[2] Remarquez l'incohérence : le problème qui a motivé ce sondage est que la non-déclaration des deux principaux candidats, qui “empêche la campagne de démarrer” - mais qui n'empêche pas le sondeur de demander si les sondés sont satisfaits de cette campagne...
[3] Ce qui dément d'ailleurs les multiples déclarations du même Stéphane Rozès après le 21 avril 2001, concernant le fait qu'il avait fait l'hypothèse d'une présence de J.-M. le Pen au second tour. En fait, jusqu'au 18 avril compris, l'institut CSA n'a fait qu'une et une seule hypothèse, un “duel Chirac-Jospin”. Allez sur leur site, vous le verrez.
[4] A posteriori, on peut constater que pour la cinquième fois de suite, les sondeurs se sont complètement trompés sur la configuration du premier tour d'une élection... Et pas qu'un peu. Le même institut CSA donnait, le 18 avril 2002, Laguiller, Glückstein, Besancenot, Hue, Chevènement, Jospin, Taubira, Mamère, Lepage, Saint-Josse, Bayrou, Madelin, Chirac, Boutin, Mégret, Le Pen, et “abstention, blanc ou nul” à 7%, 0,5%, 3%, 5%, 6,5%, 18%, 2,5%, 5%, 1,5%, 4%, 6%, 3,5%, 19,5%, 1,5%, 2,5%, 14% et 31%, pour un résultat effectif de 5,82%, 0,47%, 4,32%, 3,44%, 5,39%, 15,85%, 2,08%, 5,31%, 1,9%, 4,32%, 6,94%, 3,96%, 19,41%, 1,2%, 2,38%, 17,19% et 30,39%.
Remarque incidente, l'erreur générale des sondeurs n'est pas due, comme ils s'évertuent, ainsi que les “analystes” et autres “spécialistes”, à l'expliquer, par le fait qu'un certain nombre de personnes aurait décidé en dernière minute de ne pas voter “utile”, face au résultat “prévisible”, puisque leur estimation de l'abstention et du vote blanc était juste. M'est avis que c'est plutôt un problème récurrent de méthode et d'échantillonnage, puisque qu'une analyse sérieuse de leur travail prouve des erreurs constantes dans leurs estimations.
Deuxième remarque, il y a pire que le CSA, les estimations de la Sofres au 19 avril étant respectivement de 8%, 0,5%, 2,5%, 6%, 6%, 18%, 1%, 5%, 1,5%, 3,5%, 6%, 5%, 20%, 1,5%, 2,5%, 13% et 30%. Une paille...