L e 10 décembre 1948 il se passa un grande
chose, toutes les Nations, pour l'occasion unies en leurs pénates à New York, décidèrent
de compléter leur Charte par une Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (DUDH pour
faire bref, qu'on pourra
lire ici). Un texte dense, à peine 30 articles, plus le préambule bien sûr. Avec
environ 1900 mots elle se situe un peu au-delà de la moyenne, les textes de ce genre
tournent plutôt vers 900 mots (déclaration française de 1789) à 1200 mots (déclaration
étatsunienne de 1776), préambules et considérants compris. Il faut dire que jusqu'à elle
les législateurs avaient moins d'ambitions et définissaient les limites de la Liberté,
de la Sécurité et des Buts de leur société; la DUDH a une visée plus large,
cadrer les fondamentaux universels valables pour toutes les sociétés actuelles et
à venir en matière, donc, de «droits de l'homme». Certes, aux États-Unis comme
en France il y avait une idée sous-jacente d'universalisme, mais d'un autre ordre,
celle de l'exemplarité; l'idée sous-jacente à la DUDH est de bâtir une base à partir
de laquelle toute société devrait articuler son droit positif. Mais il y a un «petit»
problème: elle est pratiquement inappliquable.
Cela tient à des causes intrinsèques, circonstancielles ou contextuelles. La cause
intrinsèque principale est que si l'on veut un texte d'une certaine durée, et même d'une
durée certaine, et valable dans des contextes très variés, il faut en rester à un niveau
de généralité si élevé qu'à la fin on en arrive à un texte de peu de portée. Deux causes
circonstancielles importantes découlent du contexte géopolitique: on sort tout juste de
la deuxième guerre mondiale et en même temps on est dans les prémisses de la guerre dite
«froide», qui fut pourtant assez chaude; de la première vient un certain irénisme, «il
faut être gentil avec tout le monde», correspondant rarement aux situations effectives;
la deuxième renforce la cause intrinsèque: quand des «alliés» aux idéologies divergentes
ou opposées doivent s'entendre sur un texte, fatalement il tendra plutôt au PPDC (plus
petit dénominateur commun) qu'au PGDC (plus grand diviseur commun). Autrement dit, on
s'entendra plutôt sur ce qui rapproche le plus que sur ce qui divise le moins, et comme
on ne se rapproche pas sur grand chose… La cause contextuelle principale est cette
évidence des intérêts divergents des nations qui participèrent à la rédaction de la DUDH,
que ce soit lié à leurs cultures propres, à leur position relativement aux autres nations
rédactrices ou à leurs anticipations sur les moyens de contourner tel article qui leur
convenait plus ou moins. Résultat: un texte sans réelle efficience, et surtout sans
définition claire des concepts employés.
Les problèmes commencent dès l'article premier:
«Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits.
Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans
un esprit de fraternité».
Donc, «les êtres humains naissent libres». Plusieurs questions: un être humain
qui naît esclave naît-il libre ? Un être humain qui naît dans une société où son
statut social est prédéterminé par celui de ses ascendants ou de son groupe, duquel il
n'a pas le droit de se détacher, et où sa future situation familiale est conditionnée par
des règles précises non dérogatoire naît-il libre ? Bien évidemment, dans le premier
cas, on se demandera si cet humain naît «égal en droit». Pour prendre un cas concret, on
sait qu'en Inde, cela malgré la volonté de Nehru de le faire disparaître, le système des
«castes» régit encore largement les rapports sociaux; or, un individu n'a pas la liberté
de «changer de caste», et même si cela arrive, ce n'est pas de manière libre, le groupe
décide pour lui. Dans sa caste même l'individu n'a pas la liberté de choisir son destin,
il ne pourra occuper une fonction sociale que si elle est accesssible aux membres de sa
caste. Contrairement à ce qu'on croit souvent, la contrainte, pèse autant sur les hautes
que sur les basses castes, mais d'autre manière. Bien que ça en diffère, ça ressemble
assez au système féodal, en ce sens que si les couches supérieures ont, comme groupe, une
plus grande liberté sociale que les autres couches, ses membres n'ont pas la même liberté
au sein même de leur groupe, notamment en ce qui concerne les questions d'alliances entre
familles, donc de mariages: d'autant vous êtes haut dans la hiérarchie socale, d'autant
moins vous aurez de choix en la matière, jusqu'au cas des «grandes familles» (royales) où
l'on «marie» les enfants avant même leur naissance…
Je prends le cas de l'Inde car il est parlant, mais dans bien d'autres États en 1948
(et encore en 2006) la liberté individuelle était une denrée rare. Les deux cas les plus
évidents, à l'époque, sont l'URSS et la Chine, pour celle-ci avant même 1949, la Chine
nationaliste ne différant guère de celle communiste sur question des «élites»: pour
occuper des postes importants il fallait aussi «avoir la carte du parti». Postuler que
«les êtres humains naissent libres» induit qu'ils sont libres de leur destin dans le
cadre de leur société, or pour ces deux «membres permanents du Conseil de sécurité» comme
pour beaucoup d'autres membres fondateurs de l'ONU cela fut rien moins qu'évident, et le
reste encore largement.
Autre limite du même article: «Ils sont doués de raison et de conscience». La
chose n'est pas simple: un handicapé mental lourd («débile profond», disait-on dans mon
jeune temps) est-il «doué de raison» ? Voire de conscience – au sens où on l'entend
habituellement pour les humains, et non la conscience de son environnement qu'a tout être
vivant, donc par contraste conscience de lui-même. Il arrive aussi à des êtres humains de
«perdre la conscience de soi» par accident ou maladie, ou du fait des atteintes de l'âge:
sont-ils encore classifiables «humains» donc protégés par les droits de l'homme ?
Il ne s'agit pas ici d'une discussion abstraite, de «philosophie de bureau»: dans de
nombreux pays ces questions se sont posées et se posent encore, et la réponse fut – et
reste dans certains États – que certains humains de fait ne sont pas, de par leur statut,
leur constitution ou leur état, des humains de droit. La définition de l'humanité n'étant
pas strictement d'ordre biologique
|